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Cet article vise à approfondir un thème de recherche sur lequel nous avons déjà travaillé[i] en documentant un type d’épreuve de professionnalité que nous proposons de nommer « épreuve de solidarisation ». Cette épreuve est spécifiquement traversée par des professionnels adoptant le paradigme du rétablissement et impliqués dans le réseau des entendeurs de voix Un nouveau terrain d’investigation sur le site marseillais du programme « Un chez-soi d’abord »[ii] nous donne cette opportunité.

Nous choisissons de porter la focale sur la manière dont des professionnels soignants (psychiatres et infirmiers particulièrement) orientés vers une pratique qui se recommande du « rétablissement », sollicitent les ressources du réseau des entendeurs de voix. En proposant un renversement de catégorie qui substitue à l’hallucination auditive celle de l’entente de voix, le problème public sous-jacent à ce renversement renouvelle une question récurrente dans le champ de la psychiatrie : celle de la valeur et du statut de la parole des personnes réputées « psychiatriques ». Le modèle du rétablissement autant que le réseau des entendeurs de voix requalifient la parole des usagers (dont les « voix entendues ») comme devant être prise en compte par les soignants. Cette intrusion des usagers, dans l’expertise du sens à donner à leur voix, entre en tension avec une pratique inédite des soignants et particulièrement des psychiatres alliés à ce réseau. Sur le terrain de la rencontre, cette alliance est une épreuve. Elle renvoie à une redistribution des pouvoirs/savoirs des professionnels de santé mentale car elle les emmène, en construisant une relation plus symétrique avec les usagers, à reconsidérer leur place historiquement hégémonique en santé mentale.

Les entendeurs de voix ont besoin, pour se constituer comme collectif autonome, de professionnels qui soutiennent leur cause, alors que ce soutien les gêne dans leur recherche d’émancipation. Ces professionnels à la fois solidarisés et mis à distance rencontrent dans leurs pratiques toute une série de désagréments (sentiment d’injustice, peur de perte du métier, mise en sourdine de leur expertise clinique, confrontation aux témoignages publics des entendeurs) dont la somme constitue une forme d’épreuve de professionnalité spécifique mais peu documentée jusqu’alors.

Cet article est composé de deux parties. Une première partie présente, dans une perspective historiciste, une courte généalogie des fondamentaux du rétablissement et du réseau des entendeurs de voix et leur introduction récente dans le contexte hexagonal. Il s’agit de montrer que ce transfert en contexte français bouscule les repères des soignants lorsque ceux-ci tentent d’aller à l’encontre du déni de reconnaissance des entendeurs de voix. Une seconde partie documente le nouveau cadrage de la pratique des professionnels de santé mentale solidaires des entendeurs sur le site marseillais. La perspective adoptée est plus descriptive et rend compte de situations paradoxales au sein desquelles évoluent les acteurs.

L’auteur a occupé durant quatre ans (de 2011 à 2015) la place de coordonnateur national du volet qualitatif de la recherche évaluative de cette expérimentation « Un chez-soi d’abord » sur un mi-temps et a enquêté, sur un autre mi-temps, sur le site de Marseille. Cette présence a facilité l’accès au mouvement des entendeurs de voix alors que ce thème était une préoccupation a priori secondaire aux objectifs du programme d’intervention qui visait principalement une problématique d’habitat pour des personnes psychiquement vulnérables. La question des entendeurs de voix, alors que ceux-ci ne représentent qu’une petite partie des bénéficiaires du programme, est devenue, au fil des ans, un enjeu théorico-pratique pour les intervenants car le mouvement des entendeurs de voix se revendique de la philosophie du rétablissement, second principe structurant du programme après celui du Housing first.

Le matériau d’investigation de l’enquête repose sur 3 sources : une source documentaire (l’histoire de la philosophie du rétablissement et des entendeurs de voix) et deux sources qualitatives (entretiens et observations). Les entretiens (individuels et focus groupes) avec les professionnels de l’équipe d’ « Un chez-soi d’abord » ont eu lieu régulièrement durant trois ans dans le cadre d’un des objectifs de la recherche évaluative du programme portant sur les transformations de la culture professionnelle.

Cette méthodologie d’analyse de discours a ouvert à d’autres espaces de pratique et réseaux d’acteurs qui ont permis d’observer plus ethnographiquement les acteurs et la dynamique intrinsèque au site marseillais. Le chercheur ici s’inscrit dans une posture entre engagement et dégagement4. Ces discours recueillis, transportés, interprétés parmi d’autres discours en multipliant les perspectives et les points de vue, sont partie prenante et documentent, selon un processus réflexif, l’épreuve de solidarisation.

1. Le paradigme du rétablissement et ses conséquences sur les pratiques professionnelles

En Amérique du Nord, le rétablissement (recovery) a d’abord été un mouvement d’usagers en lutte contre les institutions asilaires. Sa genèse se situe dans la filiation du mouvement des droits civiques américains des années 1960. Les « survivants de la psychiatrie » et « anciens psychiatrisés » se sont inscrits dans une histoire sociale qui affirmait déjà la possibilité et le droit pour une personne de reprendre sa vie en main dans des dispositifs en rupture avec le modèle médical de la chronicité (cf. les alcooliques anonymes). En se diffusant, le rétablissement est devenu un « chantier » multidimensionnel dont la connaissance et la validation ne sont pas détachées des processus d’appropriation, de discussion et de controverse entre usagers, chercheurs, professionnels et politiques dans un même pays ou d’un pays à l’autre. Les pratiques qui s’en réclament reconnaissent que les usagers ont des capacités leur permettant de retrouver un sens à leur vie, de se sentir à nouveau appartenir à un groupe, bref, d’être membres à part entière de la société. En outre, elles s’appuient aussi sur des peer support worker, des pairs, qui, ayant eu l’expérience de la psychiatrie, sont susceptibles de soutenir d’autres usagers. Ces pairs aidants jouent un rôle indispensable dans la définition des aspirations des personnes, et facilitent ainsi le pouvoir et le choix des usagers. Cette philosophie nécessite que les professionnels accompagnants, s’appuient sur les capacités et le choix des personnes pour fonder leurs actions.

En France, le rétablissement est encore une notion étrangère à la psychiatrie dite « de secteur ». Les professionnels dont la pratique est orientée vers le rétablissement sont minoritaires et peu légitimés par le monde psychiatrique. Ce contexte hexagonal, peu porteur, les met dans une situation de travail incertaine et expérimentale. Elle les contraint d’une part à mobiliser ou élaborer d’autres savoir-faire que ceux qui ont été historiquement stabilisés comme compétences de métiers, et d’autre part à entretenir un rapport critique avec la culture psychiatrique. Leurs compétences se désajustent. Ils traversent une perte de pertinence de leur position d’expert et donc du couple savoir/pouvoir. En pratique, notre observation sur le terrain marseillais s’est portée sur la pratique de professionnels du soin psychique en vis-à-vis des « entendeurs de voix ».

1.1 Le mouvement des entendeurs de voix, une pratique publique de rétablissement

Levons d’emblée ici un possible malentendu : l’entente des voix n’est pas documentée ici selon le vécu singulier, voix par voix, des personnes, mais est considérée comme un problème public qui propose que l’entente de voix ne soit pas identifiée à un symptôme médical. Dit autrement, être entendeur de voix est ici envisagé comme une catégorie plus politique que clinique, plus collective qu’individuelle.

L’émergence d’une préoccupation concernant les entendeurs de voix à Marseille s’inscrit elle-même dans un mouvement international qui a déjà 28 ans d’existence. Le mouvement des entendeurs de voix Hearing voices est né en 1987 aux Pays-Bas sous l’impulsion du Pr Marius Romme, psychiatre, de Patsy Hage, une de ses patientes, et de Sandra Escher journaliste scientifique[iii]. Ils fondent alors un premier réseau d’entraide pour les entendeurs de voix intitulé The resonance association. Suite à un colloque à Maastricht en 1997 est constitué l’International network for training education and research with hearing voices (Inter Voice), réseau qui a pour objectif premier de fédérer les expériences qui se sont développées dans une trentaine de pays en une décennie. Son second objectif est de promouvoir une approche des voix et des autres perceptions, expériences ou vécus inhabituels, respectueux des personnes et de leur expertise.

Il faut attendre encore une décennie pour que ce réseau pénètre l’espace hexagonal, à l’initiative de professionnels du centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour la recherche et la formation en santé mentale (EPSM Lille-métropole) qui mettent en place une journée de sensibilisation en direction de professionnels et d’usagers, en octobre 2010, sur le thème de l’approche expérientielle de l’entente de voix. Le réseau français sur l’entente des voix se crée en 2011 (REV) sous forme associative. Il se donne comme objectif de « promouvoir une approche des voix et des autres perceptions ou vécus inhabituels, respectueuses des personnes et de leur expertise. (…) Pour ce faire, nous soutenons les initiatives locales destinées à sensibiliser les personnes à une approche ouverte des voix et à offrir aux entendeurs des espaces d’expression ou les personnes parlent de leurs expériences sans être jugées ni enfermées dans une identité de malade »[iv]. Cette double perspective de promotion d’une approche des voix respectueuses des personnes et d’autosupport des personnes entendeuses de voix pose le réseau des entendeurs de voix comme partie prenante du paradigme du rétablissement, ce qui explique que lorsque l’équipe marseillaise du programme « Un chez soi d’abord » apprend l’existence de REV, elle la sollicite pour animer une formation sur site en mars 2013.

1.2 Le réseau des acteurs marseillais : des professionnels et des collectifs d’usagers en interdépendances

Au milieu des années 2000, un collectif « logement/santé » composé de professionnels de santé mentale, de militants impliqués dans la lutte contre le sans-abrisme et l’accompagnement de personnes ayant connu la rue ainsi que la psychiatrie, aboutit à l’expérience d’un squat thérapeutique pour personnes « sans chez soi ». Cette constellation militante porte une voix critique sur la façon dont la société traite les personnes sans-abris et psychiatrisées. Elle est adossée à des dispositifs aux missions certes différentes (soin, entraide mutuelle, travail social, réduction des risques), mais qui commencent à reconsidérer le problème public associant sans-abrisme et santé mentale en mobilisant les concepts de rétablissement et de pair-aidance. Une dynamique est née qui va se concrétiser par l’émergence de dispositifs porteurs. Il s’agit plus particulièrement :

  • d’une équipe mobile psychiatrie/précarité de Marseille (équipe intégrant des pairs aidants en son sein), dont le responsable est un psychiatre ayant participé au squat ;

  • du groupe d’entraide mutuelle (GEM) des « Nomades Célestes » (dont le président vient aussi du collectif logement/santé) ;

  • du Programme « Un chez soi d’abord » (initié en 2011) dont l’équipe dédiée est composée de différents corps professionnels (psychiatre, éducateur, infirmier, pairs aidants).

Ces dispositifs ont expérimenté une pratique orientée par la philosophie du « rétablissement » et intégré dans leur fonctionnement la présence d’un ou plusieurs pairs aidants définis comme des personnes intervenant auprès d’autres usagers à partir de leur expérience personnelle en tant qu’usager. Si outre-Atlantique, le peer support worker et le rétablissement sont institutionnalisés, en France, ces deux concepts s’incarnent dans des pratiques plus alternatives qui s’annoncent en décalage avec les pratiques en vigueur, que ce soit dans les registres du soin, de la réinsertion sociale, des politiques de l’urgence ou de la « veille sociale ». Alors que l’association « Les Nomades Célestes » revendique depuis sa naissance une autonomisation par rapport aux institutions de soin et de travail social, son essor est étroitement lié à la manière dont le programme « Un chez soi d’abord » « orienté » rétablissement, porté par le milieu professionnel, gagne un droit d’expérimentation dans la ville. De fait, ses activités sont interdépendantes de celles des institutions d’aide et de soin présentes autour des thématiques concernant le sans-abrisme, l’hébergement, la réduction des risques, la santé mentale et même la Politique de la Ville. Que ce soit au niveau des acteurs engagés dans le conseil d’administration[v] ou comme animateur du Groupe d’entraide mutuelle (GEM) ou encore du public qui fréquente les activités, l’interconnexion, mais aussi l’interdépendance, entre le GEM, l’équipe « Un chez soi d’abord » et l’équipe mobile de psychiatrie, est une donnée de base de la pratique.

En ce sens on peut parler de laboratoire social[vi] marseillais. Il n’est donc pas étonnant de constater que les premiers groupes d’entendeurs de voix marseillais soient soutenus par des professionnels et fréquentés par des personnes gravitant dans la constellation formée par ce « laboratoire » engagé dans des pratiques de rétablissement et gravitant dans la constellation formée par cette expérimentation in vivo.

Je choisis de mettre la focale sur deux évènements car ils sont la résultante du processus collectif à l’oeuvre dans cette constellation marseillaise.

1. Un an après l’ouverture du programme « Un chez soi d’abord », les professionnels de l’équipe dédiée du programme marseillais rencontrent les acteurs associatifs du REV lors d’une formation à Lille (voir supra). Dès leur retour, ils décident d’organiser des journées de rencontre et de réflexion sur la thématique des entendeurs de voix en mars 2013. La première journée associe un groupe mixte de personnes entendeuses et non entendeuses. Une quarantaine de personnes issues du territoire marseillais sont présentes. La dernière journée est ouverte uniquement aux entendeurs de voix et aux personnes dites « facilitatrices » (terme endogène) qui se proposent pour animer un groupe régulier d’entendeurs de voix. L’objectif est d’organiser les premiers groupes d’entendeurs de voix sur le site de Marseille.

2. « Les Nomades célestes », groupe d’entraide mutuelle qui s’inscrit dans la philosophie du rétablissement, se coordonne avec le REV pour organiser les secondes rencontres nationales des entendeurs de voix. Ces journées ont lieu le 26 et 27 juin 2014. Elles se présentent à la fois comme un rassemblement – le premier jour « réservé aux entendeurs de voix et aux personnes déjà impliquées dans le REV » – et par un colloque organisé, le second jour, à l’hôpital de la Timone à Marseille. Le choix de la Timone n’est pas anodin. Il est lié à la présence, dans le projet, de professionnels soignants qui facilitent l’ouverture des portes de la « faculté » pour des raisons financières (prêt gratuit de la salle) mais aussi pour donner plus d’impact à cette initiative dans le monde médical. La seconde journée est ouverte aux professionnels de la santé mentale et à toute personne intéressée pour connaître l’approche des groupes d’entendeurs de voix et inciter au démarrage « d’initiatives locales »[vii].

Lors de ces évènements, les nouvelles formes de relation engagées entre professionnels et usagers marseillais déjà en cours dans les espaces d’accompagnement social et thérapeutique depuis plusieurs années se poursuivent. Toutefois, à l’occasion de ces évènements « publics » on peut se demander pourquoi, dans un contexte difficile d’écart de positions, où ils savent qu’ils risquent d’être critiqués par leurs confrères, certains psychiatres s’exposent ouvertement en facilitant la tenue des groupes d’entendeurs de voix, en cautionnant le sérieux des initiatives auprès de leurs collègues et des institutions qui les emploient ou en facilitant la logistique des manifestations publiques organisées par le mouvement des entendeurs. Pourquoi et comment, pour des soignants, se rendre solidaire d’un mouvement qui interroge, bouscule et critique leur qualification et leur savoir ?

2. L’épreuve de solidarisation en tensions

2.1 Sentiment indigné d’injustice versus sentiment de perte de pouvoir du métier

Certes, l’épreuve de solidarisation ne concerne pas que les psychiatres. Comme nous l’avons noté, elle est indissociable de celle du travail de symétrisation opéré par toutes les figures facilitatrices que sont les infirmiers, les travailleurs sociaux, les pairs aidants, les entendeurs et les chercheurs. Pour autant le contenu des épreuves de solidarisation pose des « problèmes » spécifiques aux soignants psychiatriques. La pratique de rétablissement les met particulièrement en porte à faux par rapport à leur expérience professionnelle préalable (formation initiale, postes professionnels antérieurs). Lorsqu’ils tentent de dire pourquoi ils se sont solidarisés avec le mouvement des entendeurs de voix, le triple thème de la critique, de l’indignation et de l’injustice apparait. Il concerne prioritairement la manière dont sont traitées les personnes psychiatrisées.

« Moi, sur la clinique c’est vraiment le côté prédictif qui m’a vraiment choqué. Je pense aussi par rapport à des histoires de famille qui m’ont choqué. Ensuite j’ai toujours été hyper mal à l’aise avec la notion de contrôle, je ne suis jamais arrivé à comprendre le lien entre ce que j’ai appris et le pouvoir que j’ai sur les gens. Je ne le comprends pas, je ne vois pas du tout le lien. Fondamentalement c’est de l’ennui et le costume je n’arrivais pas à le porter »

Psychiatre, « Un chez soi d’abord »

Cette posture critique n’est pas limitée à cette seule question. L’incompréhension ressentie, concernant la condition des personnes psychiatrisées, converge vers une analyse politique du sens de leur mission. Ils portent un point de vue impliqué, soit sur l’institution psychiatrique, soit sur les failles des politiques sociales, soit encore sur des formes de participation des patients qu’ils dénoncent comme trop formelles. Le terme même de patient est discuté. Ils défendent le soin ambulatoire dans la Cité pour les personnes sans-abris, et condamnent le fait même de classifier des souffrances psychiques en pathologie, au nom du fort pouvoir de nuisance de la stigmatisation associée à une activité diagnostic. Cependant si les cibles de la critique sont variables d’un psychiatre à l’autre, tous se disent indignés surtout parce qu’ils sont saisis par les récits des entendeurs de voix auxquels ils ont eu accès, récits qui font écho a des observations antérieures en tant que stagiaire ou interne. Ils se disent aussi affectés en retour par des discours professionnels distanciés de certains de leurs collègues qui, selon eux, dégradent l’idée qu’ils se font de leur métier. La question du comment se rapprocher des entendeurs se pose alors à eux comme une exigence pratique de devoir rompre avec le principe de « neutralité bienveillante ». Franchir cette étape donne lieu à des réagencements sensibles dont le but est d’accommoder autrement, dans des espaces/temps ad hoc, les écarts entre « eux » et nous »[viii]. La philosophie du rétablissement, dont ces professionnels se revendiquent, introduit une difficile opportunité dans leur pratique qui doit simultanément rester soignante tout en devenant solidaire du choix des entendeurs.

Lors des premières journées organisées sur le thème des entendeurs de voix, un moment fort est atteint lorsqu’un entendeur, suite à la proposition faite par l’animateur de mettre en place un groupe régulier d’entendeur de voix, fait remarquer qu’« il est injuste que nous ne puissions pas partager et essayer de comprendre ce qui nous arrive ; il est injuste que notre expérience soit disqualifiée par le regard des autres et notamment des professionnels » Ainsi, ce qui réunit entendeurs et professionnels est un sentiment indigné d’injustice. Les premiers dénoncent les maltraitances institutionnelles qu’ils ont traversées en tant que « patient ». Les seconds s’indignent de la perte de valeur qu’ils accordent à leur profession et non plus comme leurs « pères » à une critique exclusive de l’asile. Il nous faut rappeler ici que la psychiatrie a été régulièrement traversée par des expériences collectives d’injustice. Historiquement, celles-ci se sont rapportées aux expériences morales vécues par des psychiatres militants qui ont émis les critiques bien connues aujourd’hui, notamment sur le contrôle social des malades mentaux et sur la dérive asilaire de l’institution psychiatrique. Ces dilemmes moraux, à l’orée des années 1960-70[ix], ont contribué à ouvrir une séquence de politisation ouvrant sur la désinstitutionnalisation et l’invention des alternatives dans la psychiatrie voire à la psychiatrie. La reconnaissance des sentiments d’injustice des professionnels marseillais, corrélée à l’expérience de vie des usagers tout en s’inscrivant dans cette histoire, est de nature différente. Leur critique n’est plus tant adossée à la dénonciation d’un système asilaire qu’à une perception d’injustice faite à ceux qui entendent des voix d’autant plus que, comme le précise l’un d’eux, dans la prise en charge psychiatrique académique : « Il ne se passe rien au final, il n’y a pas d’intérêt sur ce que la personne vit ». Bref ce n’est plus l’institution qui est au centre de leur préoccupation mais la vie ordinaire de la personne. Paradoxalement, cette décentration que les psychiatres cautionnent est à l’origine d’un sentiment de perte de pouvoir du métier.

2.2 Des professionnels confrontés à l’entre soi et aux témoignages des usagers

Comment les professionnels composent-ils avec les groupes d’entendeurs ? En pratique, deux types de dispositions relationnelles sont expérimentés dans différents espaces : des espaces de l’entre soi dévolus aux seuls entendeurs et des espaces mixtes (entendeurs et non entendeurs dont les professionnels). Nos observations montrent que les agencements relationnels spécifiques à ces deux types d’espaces sont interdépendants, liés et rétroagissent les uns sur les autres. Documentons-les ci-dessous.

Entre soi : Les entendeurs experts d’eux-mêmes

La philosophie du rétablissement, posant le savoir expérientiel comme une ressource pour agir ouvre, par là-même, une interrogation concernant la place et les rôles à donner à ceux qui n’ont pas traversé tel ou tel type d’expérience. La question de savoir qui peut participer à l’élaboration de réponses (échange de parole, soutien, accompagnement) se pose en relation avec les expériences communes antérieurement vécues. De ce point de vue, les groupes d’entendeurs de voix s’organisent selon des principes déjà expérimentés dans les débuts des mouvements féministes et homosexuels. Un groupe d’entendeurs de voix se réunit régulièrement. Animées par des « facilitateurs », les rencontres ont lieu dans un GEM ou un lieu de soin en ambulatoire, entre « soi ».

Il demeure que cette tendance à maitriser les entrées au sein du groupe se heurte à des critiques internes récurrentes, certains entendeurs faisant valoir, qu’au sein même de leur organisation, certains professionnels sont présents. D’autres pointent l’intérêt qu’il peut y avoir, pour les entendeurs, à mieux profiter des connaissances des personnes non entendeuses de voix (dont les soignants mais aussi certaines personnes ayant des troubles psychiques sans entendre de voix ou qui occupent une place de pair aidant au sein d’une équipe de soin ou au sein d’un GEM par exemple). Le cadre, considéré idéalement comme étant non mixte, est en réalité relativement perméable car les groupes sont fréquentés par des non entendeurs dont des professionnels connus pour être solidaires de la « cause ». Cet état de fait donne lieu à une interrogation récurrente sur ce que devrait être le « bon » profil des « facilitateurs » en position d’animation d’un groupe d’entendeurs de voix. Entre un professionnel du soin qui n’entend pas de voix, un pair aidant entendeur de voix, un pair aidant non entendeur de voix, la palette de l’attribution des profils est large. Un autre débat qui recoupe le premier s’intéresse au type de professions susceptibles d’animer un groupe. La possibilité qu’un psychiatre puisse animer un groupe est discutée. Selon un entendeur : « les psychiatres sont ignorants sur ce qui nous aide vraiment, il faut les former ». Ceci dit, quelques mois après ces journées, un des groupes d’entendeurs de voix est « facilité » par un psychiatre et un pair aidant.

In fine, des ouvertures se dégagent en déplaçant le problème de la distribution des places non du côté des qualités professionnelles ou personnelles, des savoirs (experts ou profanes), mais du côté des capacités à faire face aux affects d’autrui et de l’appétence du postulant quel que soit son statut. Comme le précise un animateur/facilitateur de groupes d’entendeurs, « il ne faut pas avoir peur d’être au contact des entendeurs et d’être contaminé par ce phénomène ».

Comment dans ce régime d’action, une disposition des rôles aussi incertaine, peut-elle se maintenir dans la durée ? Après deux années d’expérience dans une équipe « orientée » rétablissement, le doute s’installe parfois sur le rôle et les missions à tenir en tant que psychiatre.

« Je suis psychiatre, qu’est-ce qu’on nous demande et c’est quoi ma mission ? Il y a des périodes où je commence un peu à abdiquer. Je suis plutôt dans une phase ou je me dis « on va faire sans eux » mais je sais qu’au final ce n’est pas bon parce qu’il y a quand même des choses qui existent et qu’il faut soutenir. Je pense qu’il faut qu’il y ait des va et viens et expliquer comment le système agit sur les personnes avec des réponses très violentes. Ce sont des réponses du système. J’oscille entre des moments ou les personnes m’épuisent ou je n’ai plus rien envie de faire avec elles et des moments où je me dis c’est aussi par-là que ça va changer. Ce sont des moments importants »

Psychiatre, travaillant dans l’équipe « Un chez soi d’abord »

La solidarité des professionnels à l’épreuve du témoignage public

Un second type de support investi par les entendeurs de voix prend la figure du témoignage public dans des espaces mixtes, composés essentiellement d’usagers et professionnels : colloques, revues spécialisées ou grand public, réunions institutionnelles (type comité de gestion du programme « Un chez soi d’abord » ou conseil d’administration du Groupe d’entraide mutuelle). Lors du colloque organisé à Marseille en juin 2014, l’espace de l’entre soi spécifique au premier jour s’est mué le second jour en espace public de récits[x] de personnes entendeuses de voix ayant reçu un diagnostic psychiatrique sévère et dont la trajectoire est traversée de séquences de maltraitance institutionnelle et qui sont maintenant « rétablies » et engagés dans des groupes d’auto support.

À ces témoignages présentés comme exemplaires, s’adjoignent en complément des interventions de professionnels (psychiatres, psychologues et infirmiers) qui, d’une manière ou d’une autre, sont impliqués, au titre de facilitateur de groupe d’entendeur ou intervenant dans des services orientés vers le rétablissement. C’est à une reconsidération des frontières entre activisme et professionnalisation que convie leur intervention : en faisant grand cas de savoirs profanes des entendeurs de voix, ils interrogent les limites des savoirs de métiers, entre qualification professionnelle et expérience personnelle9. Le pair aidant – figure de celui qui aurait déjà fait le chemin[xi] – est hissé au niveau d’une balise significative autant pour les entendeurs que pour les soignants. Lors d’un atelier composé de soignants et d’usagers, un entendeur témoigne : « si on maitrise son corps et son âme sans prendre de psychotropes et de drogues on peut gérer ses voix… Je mens à mon psychiatre : si je parle de mes voix mon traitement augmente si je n’en parle pas, le traitement diminue… » Lors d’un autre atelier mixant professionnels et usagers, un interne co-animateur d’un groupe d’entendeur, comme en écho, se remet en question : « c’est une vraie remise en question car pour nos confrères, cela est comparé avec de l’antipsychiatrie. Lorsqu’une personne est diagnostiquée schizophrène, pour les psychiatres, elle est finie ». Un cadre infirmier, animateur et facilitateur d’un groupe mis en place dans un GEM, s’interroge quant à lui, lors d’un atelier d’échange sur les pratiques de rétablissement, sur la manière de sensibiliser ses collègues à l’entente des voix : « je sors de cette expérience de facilitateur avec une position très humble. Comment ne pas écraser les patients avec des traitements énormes ? On s’est heurté avec des collègues qui disent : « nous on traite ». Il nous a fallu trouver un lieu neutre, non soignant, [il s’agit d’un GEM] où le postulat est que les gens viennent que s’ils le souhaitent mais ce postulat il faut le faire entendre à l’institution psychiatrique qui fonctionne selon une logique de file active ».

Dans ce régime d’action caractérisé par la publicisation de l’expérience de « soi », toute personne « embarquée », qu’elle soit usager ou professionnel, est soumise au risque d’être confrontée à une norme tacitement partagée de dire le vrai sur son propre rapport subjectif aux troubles psychiques. La connaissance sensible de « troubles » pour soi ou dans son entourage (parfois jusqu’au dévoilement comme geste public valeureux de ceux qui en ont fait l’expérience) devient une question partagée qui importe et qui compte. Ainsi un intervenant, maître de conférences, introduira son propos par une incise expérientielle, faisant état publiquement du suicide de son père suite à des troubles mentaux. Pour autant, intervenir pour autrui dans des situations où le savoir expérientiel de la personne destinataire de soins définit un bien « valeureux » pour elle-même, peut aussi la mettre en situation critique pour elle ou pour son entourage. À une nouvelle hiérarchie des biens (et donc des choix) correspond une nouvelle composition des savoirs professionnels. La question qui se pose aux professionnels est alors celle de savoir jusqu’où ne pas intervenir pour autrui11 ? Jusqu’où suivre le discours des entendeurs ? Jusqu’où se solidariser ? Une infirmière psychiatrique facilitatrice d’un groupe d’entendeur pose la contradiction dans laquelle elle se trouve prise : « le but est de se retirer. À terme, le groupe d’entendeurs [qu’elle a contribué à mettre en place] devrait tourner qu’avec des entendeurs de voix mais ils disent qu’ils ont encore besoin de nous ». Bref, pour les professionnels, s’il s’agit encore de « faire avec » même parfois de « faire pour », c’est après que les entendeurs aient donné de la voix et « pu et su » poser leur propre savoir sur eux-mêmes.

2.3 L’autorité clinique mise en question par la philosophie du rétablissement

« Le problème central est un problème de mentalité. Ce qu’on apprend aux professionnels depuis des décennies c’est qu’une personne qui entend des voix, il ne faut surtout pas communiquer avec elle. Il y a pourtant un tiers des gens qui prennent des médocs qui continuent à entendre des voix ».

Un entendeur de voix

À ce stade de l’analyse, nous comprenons que « communiquer avec les entendeurs » n’est pas qu’un supplément citoyen qu’il conviendrait, à l’âge de la démocratie sanitaire, d’ajouter à la mallette des professionnels. Sur le terrain, parce qu’elle se veut réciproque et solidaire, l’exigence de parole avec les entendeurs engage une véritable épreuve de solidarisation. Nous avons montré que l’engagement des professionnels et l’expérience vécue des entendeurs étaient au coeur de la reconfiguration du rapport savoir/pouvoir. Pour autant, cette tension, si elle perméabilise les rôles des uns et des autres, ne dissout pas la place des professionnels. Institutionnellement, les frontières demeurent. Seulement, elles deviennent plus dures à circonscrire. Pour les soignants, il semble que le prix à payer à cette solidarisation soit en lien avec une posture plus humble (selon le mot de l’infirmière suscitée) concernant leur expertise clinique. Tout semble se passer comme si se solidariser avec les entendeurs et plus largement à tenter de faire vivre le modèle du rétablissement, s’accompagnait d’une mise en sourdine de toute compétence ou sens clinique.

À ce propos, une réflexion récurrente pointe la place quasi clandestine que doit se construire le professionnel clinicien :

« En fait ce sont des dynamiques individuelles mais aussi des dynamiques de groupe. Dans le groupe d’entendeur, c’est hyper intéressant de voir comment les facilitateurs ont notion de ce qui est dit dans le groupe et ont aussi notion de ce qui est dit ailleurs. De toute façon, cela ne peut être amené que de manière assez hypothétique, toujours formulé comme tel dans le groupe. Tout en essayant de ne pas être à une place de psychiatre mais plus à une place de personne cultivée dans le domaine. Ça, c’est une chose qui fonctionne très bien. On a pu énormément parler de choses dans ces groupes-là, notamment du lien entre les voix et la violence, la violence qu’on subit et la violence que l’on fait. »

Psychiatre ayant une expérience d’animateur/facilitateur d’un groupe d’entendeur

Cette clinique discrète, alors qu’elle garde le souci des situations personnelles, se déploie, sans faire autorité, dans l’espace public de témoignage. Pour autant, parce qu’elle vise à susciter une expression collective de « la violence qu’on subit et de la violence que l’on fait », elle contribue à faire émerger un sens politique à l’épreuve de solidarisation.

Conclusion : des professionnels entre attention et conflictualisation

Le problème public de la solidarisation avec les entendeurs de voix met les professionnels du soin psychique en tension, selon deux postures d’intervention apparemment opposables. La première participe d’une politique de l’attention, qui conjugue accompagnement et diplomatie[xii]. Cette posture de préoccupation pour autrui ne facilite cependant pas l’inscription des revendications subjectives des entendeurs de voix – au-delà du colloque singulier – dans un processus collectif et sociétal de reconnaissance et de capacitation. Une seconde posture prend alors le relais que l’on définit provisoirement par le terme de conflictualisation : pas au sens où celle-ci mobilise nécessairement un registre discursif revendicatif ou contestataire mais au sens où l’intervention des professionnels porte la reconnaissance des entendeurs de voix à la hauteur d’une lutte12. Il ne s’agit plus alors simplement de concilier les écarts entre savoirs d’expérience et savoirs d’expertise sur le terrain de la rencontre (d’aide, de soin ou d’accompagnement) mais de les faire s’exprimer publiquement et de les inscrire dans un jeu de controverse scientifique (cf. l’opposition posée entre hallucination auditive et entente de voix) et ce faisant, de faire valoir l’expérience de l’injustice sur une scène politique. L’action professionnelle porte hic et nunc non seulement sur une clarification des écarts d’interprétation entre différents types d’acteurs (dont les usagers) en position dissymétrique sur ce qu’ils pensent être « la réalité » diagnostique, clinique, humaine des situations. Mais aussi et « simultanément », il s’agit de mettre en tension publiquement ces écarts dans le but d’inventer de nouvelles issues au problème posé collectivement. Un problème redéfini par l’expérience publique de la prise de parole des entendeurs de voix.