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Introduction

En vue de résoudre les problématiques en éducation, les organismes gouvernementaux et privés canadiens tendent de plus en plus à solliciter et à financer des projets de recherches dites participatives pour favoriser le maillage des expertises des chercheurs et des acteurs de terrain (Anadón, 2011 ; Lenoir, 2012). L’intention déclarée étant ici de mettre la science au service de la pratique dans une perspective de développement des connaissances, mais aussi de formation des professionnels de l’éducation.

À partir de l’expérience de chercheurs impliqués dans la réalisation de deux recherches participatives au Québec, nous interrogeons les rapports établis avec les professionnels impliqués en vue de réaliser des projets axés sur la recherche, l’action et la formation en éducation. L’analyse porte précisément sur la phase initiale de ces recherches, c’est-à-dire l’étape de la définition du problème. Nous examinons comment les partenaires ont négocié l’objet de la recherche/formation de même que les activités à conduire, dans le contexte des exigences posées par les commanditaires de ces projets et des enjeux liés à l’engagement des uns et des autres. Cette analyse met en relief l’important travail de médiation assumé par les chercheurs en vue de favoriser un rapprochement entre la communauté scientifique et la communauté professionnelle.

Pour cette réflexion, nous exposerons quelques informations méthodologiques et présenterons les deux cas de recherche participative qui soutiendront notre illustration. Nous analyserons ensuite comment s’est négociée l’étape initiale de ces recherches par un examen comparatif, nous appuyant sur des travaux dans le domaine pour conduire une discussion sur la marge de manoeuvre et l’engagement des partenaires. Mais avant tout, nous exposons quelques clarifications conceptuelles concernant la recherche participative à partir de l’exploration de caractéristiques qui fédèrent les divers modèles qui en relèvent, et ce, pour mieux saisir les questions d’analyse.

1. Cadre de référence et questions traitées

Pour bien saisir la perspective adoptée dans cette contribution, nous mettons en relief les présupposés théoriques/épistémologiques et les implications méthodologiques qui constituent les fondements communs des différents modèles de recherche participative, afin de pouvoir situer les perspectives qui sous-tendent les deux recherches qui sont convoquées à titre illustratif dans notre propos. Ensuite, nous décrivons la nature des activités de collaboration réalisées par les chercheurs et les acteurs de terrain à la phase initiale d’une recherche participative. Enfin, nous précisons les principales questions ici analysées pour éclairer les négociations au coeur de l’établissement de la collaboration lors de la phase initiale des deux recherches.

1.1 La recherche participative : quelques idées fédératrices

De manière générale, l’idée de recherche participative renvoie à toute une constellation d’initiatives qui comportent habituellement un volet recherche et un volet formation impliquant que des chercheurs et des professionnels établissent une collaboration dont la nature et l’ampleur peuvent être très variables (Landry, 2013). Retraçant l’origine et l’évolution de la recherche participative en Amérique du Nord, Lenoir (2012) fait valoir qu’elle s’est développée comme une alternative aux recherches quantitatives à prédominance positiviste. Durant les années 1960 et 1970, elle a progressivement été privilégiée par un nombre croissant de chercheurs s’investissant dans la résolution de problèmes de terrain. Aujourd’hui, au Québec, dans les facultés des sciences de l’éducation qui ont une vocation professionnelle, la recherche participative trouve un terreau fertile, car le souci que le développement de la recherche se fasse en lien étroit avec les milieux de pratique est accru.

Depuis quelques années, certains modèles de recherche participative sont formalisés et décrits par des auteurs qui en relèvent les caractéristiques stabilisées pour une partie de la communauté scientifique. Par exemple, dans le monde anglophone, la recherche-action semble constituer un modèle spécifique, tel qu’en témoigne la parution d’un Handbook (Reason & Bradbury, 2008) ; dans le monde francophone, certains auteurs distinguent des modèles de recherche participative, dont Lenoir (2012) ou Vinatier et Morrissette (2015) qui voient se développer la tendance à définir la recherche-action de manière distincte par rapport à la recherche collaborative. Mais pour les besoins de notre contribution, nous allons insister plutôt sur les caractéristiques communes des recherches participatives, dont certaines hypothèses théoriques/épistémologiques et les implications méthodologiques, au fondement des deux recherches qui seront présentées plus loin.

Ainsi, la recherche participative renvoie généralement à une stratégie d’intervention définie sur mesure pour accompagner un groupe de professionnels, ayant pour buts le changement, la compréhension des pratiques, l’évaluation, la formation, la résolution des problèmes, la production de connaissances ou l’amélioration d’une situation donnée (Lavoie, Marquis & Laurin, 2008 ; Savoie-Zajc, 2007). Pour atteindre ces buts, différents dispositifs sont mis en oeuvre, impliquant habituellement une spirale de cycles d’observation, de réflexion et d’action suivie par le groupe et guidée par le chercheur. Dans certaines recherches, un accompagnement individuel intervient au travers de cette démarche de groupe (par ex. : Morrissette, 2010).

L’idée de faire de la recherche « avec » les professionnels plutôt que « sur » eux (Lieberman, 1986) renvoie à une collaboration à degrés variables en fonction de la forme et de l’intensité de leur participation au projet (Desgagné & Bednarz, 2005). Néanmoins, elle remet en question la position que les chercheurs et professionnels occupent traditionnellement les uns par rapport aux autres. En effet, elle valorise un mode de cogestion qui incite à des rapports plus égalitaires, considérant les acteurs de terrain comme des « acteurs compétents » (Giddens, 1987) devant le savoir à produire, aptes à partager en tout ou en partie les responsabilités et à prendre part aux décisions qui ponctuent les différentes étapes de réalisation de la recherche. En fait, c’est un rapprochement entre les communautés universitaire et professionnelle qui est visé, en vue de « la co-construction d’un savoir professionnel qui soit le produit combiné et inédit des logiques, intérêts et enjeux des uns et des autres » (Morrissette & Desgagné, 2009, p. 119). Au plan épistémologique, cette perspective se démarque par rapport au modèle scientifique traditionnel qui tend à subordonner les savoirs d’expérience des professionnels aux savoirs des chercheurs.

En somme, les différentes initiatives de recherche participative ont en commun de privilégier une recherche axée sur la pratique qui profite d’un croisement possible entre les connaissances issues des deux communautés concernées et d’engager une double démarche, assurant un volet recherche et formation. En éducation, elles sont actuellement le choix privilégié par des organismes publics et privés qui financent des projets axés sur la résolution de problèmes. Puisque ces problèmes sont définis par différents acteurs politiques, économiques et sociaux, et, plus largement que les orientations scientifiques sont aussi prédéfinies et contractualisées[1] (Landry, 2013 ; Lenoir, 2012), la marge de manoeuvre des chercheurs, responsables de ces projets, est fortement contrainte. Dans ce contexte, il est important d’examiner comment ces derniers parviennent à concilier leurs propres intérêts avec ceux des commanditaires et des professionnels concernés, et de s’attarder sur la façon dont leur collaboration se négocie, dès le début d’une recherche participative.

1.2 Le travail de collaboration à la phase initiale de la recherche : la définition du problème

Les modèles de recherche participative suivent généralement quatre étapes dans l’actualisation de la démarche qu’ils mettent en oeuvre : la définition du problème, la planification de l’action, la réalisation et l’évaluation (Lavoie, Marquis & Laurin, 2008). Chaque étape renvoie à l’accomplissent d’une série d’activités dans lesquelles sont mises à l’épreuve la capacité des chercheurs et des professionnels à travailler ensemble. Bien que ce défi se pose tout au long de la démarche, il s’exprime de manière plus vive à la première étape de la recherche, puisque c’est à ce moment que s’amorce leur collaboration. À cette étape, ils s’engagent dans un processus de clarification de l’objet de recherche/formation pour parvenir à une compréhension commune de la problématique traitée et des finalités du projet (Dolbec & Prud’homme, 2009).

Deux activités principales sont liées à la réalisation de cette étape. La première consiste à concevoir un projet avec un groupe restreint de collaborateurs en vue d’obtenir un soutien logistique pour réaliser la recherche. Souvent, cette démarche s’inscrit dans une procédure de soumission de projets à des organismes publics ou privés offrant des programmes de financement de recherche de différentes natures. La seconde activité renvoie à l’amorce de la recherche elle-même qui s’enclenche véritablement lorsque les promoteurs du projet obtiennent l’approbation des instances administratives concernées (organismes subventionnaires et partenaires). À ce moment, le chercheur est amené à interagir avec une plus grande équipe composée de divers types d’acteurs (chercheurs, professionnels, assistants de recherche, administrateurs, parents d’élèves, représentants du bailleur de fonds, éthiciens, etc.).

Tel que le relève Desgagné (1997), le chercheur, qui est souvent l’initiateur du projet, est appelé à jouer un rôle de médiateur dans le cadre de ces activités, c’est-à-dire à tenter de concilier les intérêts et enjeux du monde de la recherche comme ceux de la pratique professionnelle, en vue d’assurer la « double vraisemblance » (Dubet, 1994) de la production commune. Il s’agit, comme le dit l’auteur, d’un rapprochement à favoriser entre deux cultures de travail dans une perspective de co-construction de connaissances où chacun accepte d’être influencé par l’autre et d’interagir selon des rapports symétriques (Morrissette & Desgagné, 2009). Cette entreprise de conciliation des intérêts de chacun, que Desgagné et Berdnaz (2005) désignent comme un « dispositif médiateur », renvoie à un ensemble de moyens mis en oeuvre pour établir une communication continue entre les partenaires et coordonner leurs activités. Par exemple, ce dispositif peut reposer sur une entente formelle entre les parties qui précise les responsabilités de chacun, les modes de fonctionnement de l’équipe de recherche et les procédures de prise de décision.

À titre de responsable de la recherche, le chercheur est le premier impliqué dans la mise en place du dispositif, dans la négociation des rôles et le partage d’expertises entre les partenaires. Son rôle de médiateur est donc très important, crucial à l’étape de définition du problème où la collaboration doit s’installer dans la perspective de créer un espace de dialogue entre les partenaires (Dolbec & Prud’homme, 2009 ; Landry, 2013).

1.3 Questions d’analyse

À partir d’une perspective descriptive et explicative, cette contribution porte sur l’expérience de chercheurs et de professionnels impliqués dans deux recherches participatives en éducation, à l’étape de la définition du problème. Elle vise à examiner comment les conditions de démarrage des projets de recherche et les dispositifs médiateurs mis en oeuvre par les chercheurs, à cette étape, concourent au rapprochement entre les communautés scientifique et professionnelle. À cet effet, nous analysons d’abord les conditions de négociation de l’objet de recherche/formation entre les commanditaires, les chercheurs et les professionnels. Ensuite, nous mettons en relief les enjeux liés à l’engagement des deux principaux partenaires. Par la suite, les dispositifs médiateurs mis en oeuvre sont examinés pour rendre compte du travail réalisé en vue de créer cet espace de dialogue nécessaire à leur collaboration. Finalement, nous cherchons à savoir si la réalisation de ces recherches, à la phase de la conception et du démarrage, a favorisé un rapprochement entre les deux communautés.

2. Méthodologie et présentation des cas

Pour les fins de notre démarche, nous avons effectué une analyse de contenu de plusieurs types de documents produits dans le cadre de ces deux recherches. Ces artéfacts témoignent de la dynamique des échanges entre les chercheurs et les professionnels, des processus de prise de décision et des productions communes réalisées en cours de projet (propositions soumises aux organismes subventionnaires, comptes rendus de réunions, sondages par questionnaire et entrevue auprès des partenaires, bilans annuels, rapports de recherche et communications à des forums scientifiques et professionnels). Avant de présenter les résultats de cette analyse, nous fournissons ici une brève description de ces deux recherches menées dans le réseau scolaire de l’ile de Montréal.

2.1 L’initiative Comprendre la petite enfance

Au cours de l’année 1999, le ministère Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC) créait le programme Comprendre la petite enfance (CPE) et lançait un appel de propositions de projets pour en assurer la réalisation. Entre les années 1999 et 2007, 12 projets ont été mis en oeuvre dans différentes localités canadiennes et 36 nouveaux projets ont été réalisés dans d’autres communautés jusqu’à la fin du programme en 2011 (RHDCC, 2011). En 2000, l’organisme 1,2, 3 Go ! formait un partenariat avec des représentants du monde communautaire, municipal et universitaire et soumettait une proposition pour établir un site CPE à Montréal (Lapointe, 2013). Selon les termes de l’appel de propositions, cette initiative visait à établir un portrait de la situation sociale, économique, familiale et scolaire des enfants de maternelle (5 ans) dans les quartiers visés, à assurer un transfert de ces connaissances auprès des citoyens et des organismes responsables des services à la petite enfance et, enfin, à mobiliser les communautés dans la révision de leurs plans d’action en petite enfance. Une fois le financement obtenu, cette recherche a été réalisée sur le territoire de cinq centres locaux de services communautaires (CLSC) dont le rôle est de rendre accessibles à la population des services socio-sanitaires.

Entre les années 2001 et 2007, l’initiative CPE Montréal a coordonné l’évaluation par des enseignants de la préparation scolaire de 5 335 enfants de la maternelle répartis dans trois cohortes annuelles (Lapointe, 2014). Le protocole d’évaluation incluait aussi la passation d’un questionnaire auprès des parents sur le développement des enfants, l’établissement d’un inventaire des ressources et des programmes dédiés aux jeunes enfants et le recueil de données d’observation sur la qualité de l’environnement physique du territoire visé. Ces différentes sources de données fournissaient des renseignements complémentaires sur l’état du développement des enfants et leurs conditions de vie. Dans ce projet, la fonction du chercheur consistait à animer les rencontres du comité de coordination, superviser les collectes de données, rédiger les rapports de recherche et en présenter les conclusions aux représentants des organismes communautaires pour les aider à réviser leurs plans d’action en petite enfance.

2.2 Programme de formation continue des directions d’établissement scolaire

Le deuxième cas à l’examen se rapporte à une recherche réalisée dans le cadre du Programme de soutien à la formation continue du personnel scolaire (Ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, MEER, 2012). Initié par le MEER en 2009, ce programme, communément appelé Chantier 7, vise à soutenir les universités dans la conception, le déploiement et l’évaluation de projets de formation réalisés en partenariat avec le milieu scolaire, en vue d’assurer le développement des compétences du personnel scolaire. Selon les termes de l’appel de projets, les propositions soumises peuvent prendre la forme d’une recherche participative visant à accompagner les professionnels dans une démarche leur permettant de mieux comprendre leurs pratiques et les problématiques afférentes dans leur contexte et/ou de les améliorer. Parmi les retombées attendues, la réalisation de ces projets devait permettre le transfert des connaissances entre chercheurs et professionnels.

Sous le titre Conception, expérimentation et évaluation d’un programme de formation des personnels d’encadrement à la gestion axée sur les résultats, ce projet a été réalisé entre les années 2013 et 2015 par deux chercheurs, en collaboration avec l’administration d’une commission scolaire de la région de Montréal. Présenté sous la forme d’un programme de formation, il avait trois visées : améliorer les connaissances des directions d’établissement (DE) sur les fondements de la gestion axée sur les résultats (GAR)[2] ; accroitre les compétences des DE dans l’utilisation des outils de la GAR ; accompagner et soutenir les DE dans la réalisation des tâches liées à la mise en oeuvre des outils de la GAR (projet éducatif, plan de réussite et convention de gestion et de réussite éducative). Le programme des activités de formation comportait deux volets réalisés concurremment. Le premier consistait à expérimenter, durant 18 mois, une formule d’accompagnement d’une quarantaine de DE réparties dans des petits groupes de pairs, sous la supervision de formateurs chevronnés. Le second était destiné à la fois aux DE et au personnel du centre administratif de la commission scolaire ; il incluait une série de trois ateliers animés par des scientifiques et des professionnels pour discuter des enjeux associés à la GAR dans le système québécois. Même si, du point de vue du commanditaire, l’accent devait être surtout mis sur le volet formation, dans les faits, les chercheurs ont pu documenter la démarche de collaboration et réaliser l’évaluation du projet, à partir de données recueillies auprès des participants aux formations, des formateurs et des membres du comité de coordination (sondages, entrevues, comptes rendus de réunions), assurant ainsi la réalisation du volet recherche.

En somme, ces deux cas s’inscrivent parmi les initiatives de recherche participative, visant une meilleure compréhension des pratiques professionnelles et des savoir-faire sous-jacents, et le soutien des acteurs de terrain à une révision de leurs manières de faire.

3. Analyse des cas et discussion

Cette partie est consacrée à l’analyse comparative de la dynamique entre les partenaires à l’étape de la définition du problème dans les deux recherches précitées. Elle comporte quatre sections dont chacune traite une question principale de cette contribution : la négociation de l’objet de recherche/formation, les enjeux liés à l’engagement des chercheurs et des professionnels, les dispositifs médiateurs mis en oeuvre par les chercheurs et, enfin, le rapprochement entre les deux communautés. Tout au long de cette analyse, les observations rapportées sont discutées en référence aux travaux menés dans ce champ de recherche.

3.1 Négociation de l’objet de recherche/formation

Les deux recherches ont une caractéristique commune : elles ont été réalisées dans le cadre de programmes de financement administrés par des ministères sous la forme de commandites ou de contrats de recherche. Généralement, ce type de programme est établi en vue d’examiner ou de résoudre des problèmes ciblés par le commanditaire qui concernent la mission de son organisation. Par définition, ces programmes touchent des domaines spécifiques d’intervention, leurs objectifs sont prédéfinis et ils imposent des conditions à la réalisation des projets soumis (Lenoir, 2012). En fait, le commanditaire est partie prenante dans la négociation de l’objet de recherche/formation et son engagement est souvent lié à des enjeux d’ordre politique. Dans une certaine mesure, ces règles de fonctionnement limitent les marges de manoeuvre des chercheurs et acteurs de terrain à l’étape de la définition du problème. À partir des exemples discutés ici, examinons maintenant comment ces partenaires ont pu négocier l’objet de recherche/formation en tenant compte des conditions imposées par les organismes subventionnaires.

Le programme CPE constituait un volet de la politique canadienne d’aide au développement des enfants et de lutte contre la pauvreté chez eux. Il mettait de l’avant les orientations gouvernementales en matière d’investissement dans les services à la petite enfance (Bureau du Conseil privé du Canada, 1997) et il entérinait des recommandations d’experts, notamment celle de soutenir le développement des jeunes enfants pour qu’ils soient bien préparés à leur entrée à l’école (Doherty, 1997). Aux yeux des professionnels impliqués dans la soumission du projet CPE-Montréal, ce programme représentait une occasion d’enrichir leurs connaissances sur l’état du développement des enfants dans leur communauté et de mobiliser les intervenants par rapport à cette problématique. Cependant, ils devaient accepter de satisfaire certaines exigences du commanditaire comme celle de réaliser une enquête d’envergure, selon une méthodologie préétablie (mode de sélection des participants, outils d’évaluation communs, production de rapports d’étape, etc.). Par contre, le commanditaire leur accordait une grande latitude dans le choix des modalités de diffusion et d’utilisation des résultats de cette enquête dans leur communauté. De la sorte, à la phase initiale de cette recherche, les chercheurs et les professionnels avaient une certaine marge de manoeuvre.

Le programme Chantier 7 est une autre initiative gouvernementale, celle-ci vise à soutenir les universités québécoises dans la réalisation de projets de formation continue du personnel oeuvrant dans le milieu de l’éducation (MEER, 2012). Comme le précédent, ce programme distingue des domaines prioritaires d’intervention, il définit des objectifs et il précise des conditions de réalisation des projets, notamment l’obligation pour les universités de concevoir, de déployer et d’évaluer des projets de formation réalisés en partenariat avec le milieu scolaire. Toutefois, à la différence du premier, ce programme vise un large éventail de domaines d’intervention (par ex., l’amélioration du français, la lutte pour contrer la violence et l’intimidation à l’école et l’insertion professionnelle). De plus, il laisse aux chercheurs et aux professionnels la responsabilité de choisir les moyens les plus appropriés pour réaliser et évaluer leur projet de formation, tout comme de décider d’intégrer celui-ci dans une démarche de recherche participative. De cette manière, comparativement à l’initiative CPE, à la phase initiale de la recherche dans ce programme, les chercheurs et les professionnels disposaient d’une plus grande marge de manoeuvre pour définir l’objet de leur travail commun et les modalités de leur collaboration. Ainsi, d’un commun accord, ils ont proposé au bailleur de fonds d’expérimenter un programme de formation sur la gestion axée sur les résultats, à l’intention des directions d’établissement, et de réaliser ce projet dans le cadre d’une recherche participative.

L’examen comparatif de ces deux cas montre que ces programmes de recherche, à l’instar de plusieurs autres, portent sur des thèmes spécifiques (ici, les services à la petite enfance et la formation continue du personnel scolaire), mais aussi des problématiques prédéfinies, en fonction de politiques ou d’orientations gouvernementales (ici, la pauvreté chez les enfants et le rôle des universités). En outre, il illustre bien comment dans les recherches commanditées par l’État, l’identification des problématiques est liée à une prise de position des décideurs (Knoepfel, Larrue, Varone & Savard, 2015). Notons que dans le cas de l’initiative CPE, l’influence des décideurs politiques sur le déroulement de la recherche était manifeste. Par exemple, les coordonnateurs des projets communautaires ont dû présenter leur projet à un comité du gouvernement canadien et tenir compte de son avis sur le protocole d’évaluation de la préparation scolaire des enfants.

En somme, les conditions de négociation de l’objet de recherche/formation dans les deux cas montrent que les chercheurs et les acteurs de terrain disposaient d’une marge de manoeuvre variable lors de la phase initiale, en raison des exigences des commanditaires. Pour obtenir du financement, les conditions d’admissibilité à ces programmes constituent des balises qui doivent nécessairement être prises en compte dans la conception de ces projets, tout comme dans la phase de démarrage. Lors de cette phase, ils font également face au défi de concilier ces balises avec les intérêts des communautés scientifique et professionnelle, alors que se (re) négocie l’objet de recherche/formation, maintenant le cap sur l’idée du rapprochement souhaité. Examinons maintenant les enjeux liés à l’engagement de ces partenaires en début de projet, en vue d’apprécier ultérieurement la dynamique des rapports établis.

3.2 Enjeux liés à l’engagement des professionnels et des chercheurs

L’analyse précédente a montré l’importance de tenir compte de la nature du programme de financement dans lequel s’inscrit le projet de recherche pour juger de la marge de manoeuvre des chercheurs et des professionnels à la phase de la définition du problème de recherche/formation. Dans cette section, nous comparons les principaux enjeux liés à l’engagement de ces partenaires à l’étape de la conception et du démarrage du projet dans les deux cas précités.

Selon Lenoir (2012), la recherche participative repose sur la définition de buts communs, mais cela n’exclut pas la possibilité qu’en fonction de leurs attentes, les catégories d’acteurs poursuivent des finalités distinctes. De fait, les exigences et intérêts des acteurs du milieu professionnel ne sont pas les mêmes que ceux des chercheurs. Ces acteurs sont confrontés à des exigences d’action efficace, économique ; ils ont par conséquent des attentes de retombées rapides d’une démarche ayant un volet affirmé de formation. Or, le temps, les exigences, les conditions de légitimité, etc., de la recherche sont différents de ceux de l’action professionnelle, ce qui est susceptible d’affecter l’engagement de chacun dans ce type de projet. Autrement dit, chaque acteur est confronté à la question suivante : quels sont les avantages et les inconvénients de ma participation ou de celle de mon organisation à ce projet ?

Dans les cas examinés ici, les enjeux liés à l’engagement des professionnels à l’étape de la définition du problème ont été évalués par des administrateurs et des membres des organisations visées par le projet de recherche. Dans la recherche CPE, les chercheurs ont d’abord établi des contacts avec les directions de ces organisations pour les inviter à s’engager dans la conception du projet et à soutenir la demande de financement. À la suite de l’octroi du financement, un comité de coordination de la recherche a été formé pour superviser le démarrage du projet, formé de représentants des six organismes partenaires, dont le centre de recherche universitaire auquel était associé le chercheur impliqué dans la recherche. Dans l’expérimentation du Chantier 7, les chercheurs ont entamé une démarche similaire auprès de la direction générale de la commission scolaire qui avait préalablement manifesté de l’intérêt par rapport au programme, afin de concevoir et soumettre conjointement un projet au commanditaire. À l’obtention du financement, un comité de coordination a été formé avec deux représentants des directions d’établissement, deux cadres responsables de la formation du personnel, un représentant de la direction générale et deux chercheurs.

Pour les acteurs des milieux professionnels, les enjeux liés à leur engagement dans ces deux projets de recherche variaient en fonction du statut et du rôle de chacun. Du point de vue des administrateurs, ces projets étaient compatibles avec la mission et les orientations stratégiques de leur organisation. De même, ils étaient susceptibles de contribuer au développement de l’expertise de leurs membres, à l’amélioration de leurs programmes et au rayonnement de leur institution dans les milieux professionnels. Au plan économique, le financement des projets par des commanditaires externes constituait un avantage indéniable. De même, l’accès à l’expertise des chercheurs et à des données de recherche inédites (par ex., sur l’état du développement des enfants ou sur les profils de compétences des directions d’établissement) pouvait aussi les inciter à engager leur organisation dans la réalisation de ces projets. Ce projet offrait aussi une occasion pour favoriser des échanges d’expertises entre les professionnels et les chercheurs. Par contre, cette participation les obligeait à consentir à ce que des membres de leur personnel consacrent des heures de travail à de nouvelles tâches et, parfois, à réviser leur emploi du temps. De même, le travail de collaboration avec les chercheurs les contraignait à partager avec des agents externes des informations, souvent sensibles, sur le fonctionnement interne de leur organisation.

Les autres acteurs du terrain impliqués dans ces projets étaient des professionnels ou des cadres intermédiaires, responsables de dossiers plus ou moins liés à la problématique traitée. Pour eux, dépendamment de leurs responsabilités et de leurs priorités de travail, l’évaluation des avantages et des inconvénients liés à leur participation à ces recherches correspondait en partie à celle des administrateurs de leur organisation : elle constituait une tâche supplémentaire et les obligeait à allouer du temps à la préparation et à la participation aux réunions de coordination. En revanche, pour certains, l’engagement dans ces recherches était vu comme une occasion de faire valoir leur expertise, d’influencer les orientations de leur organisation en cette matière et d’élargir leur réseau professionnel. Par exemple, des professionnels impliqués dans l’initiative CPE ont pu faire la promotion de programmes d’intervention en petite enfance pilotés par leur organisation, un facteur déterminant de leur engagement.

En ce qui concerne les chercheurs, les enjeux liés à leur engagement dans les projets discutés ici étaient très similaires à ceux relevés dans plusieurs écrits sur la recherche participative (par ex., Anadón, 2007 ; Bourassa & Boudjaoui, 2012 ; Lavoie, Marquis & Laurin, 2008). Comparativement aux professionnels, ils jouissent d’une plus grande autonomie dans le choix de leurs activités et l’organisation de leur travail. En conséquence, ils s’y engagent volontairement et en sont les initiateurs. Dans les cas présentés ici, leur participation était entre autres motivée par l’intérêt que pouvait représenter l’établissement de collaborations à long terme avec des acteurs du milieu professionnel, dans le contexte où, au Québec, l’accès à des terrains de recherche est saturé. En contrepartie, ils devaient accepter de conduire des recherches participatives dans le cadre desquelles le volet formation — et transfert de connaissances — était nettement prédominant. En général, les promoteurs de ce type de recherche tendent à accorder plus d’importance à la pertinence sociale des projets qu’à leur pertinence scientifique. En conséquence, ces initiatives sont souvent peu valorisées dans le monde universitaire, notamment pour l’avancement en carrière (Bourassa & Mazalon, 1999 ; Lenoir, 2012). Dans ce contexte, le défi est de réussir à intégrer dans ces projets des activités dédiées à la production de nouvelles connaissances. Pour atteindre ce but, et parce que le programme le permettait, les chercheurs impliqués dans le Chantier 7 ont convaincu les partenaires du milieu d’ajouter un volet recherche à ce qui ne devait être qu’un projet de formation. De la sorte, à la phase initiale de cette recherche, ils ont mis en place un dispositif méthodologique (questionnaires et entrevues) pour être en mesure de documenter la conception, l’expérimentation et l’évaluation du programme. Dans le cas de l’initiative CPE, comme le projet permettait de constituer une importante base de données sur le développement des enfants, le chercheur responsable a pu l’utiliser aux fins d’une production à caractère scientifique. Par exemple, la réalisation de ce projet a permis de poser la question de la pertinence de l’évaluation précoce des enfants et de son impact sur l’intervention éducative en milieu scolaire (Lapointe, 2014).

En résumé, cette analyse montre que les enjeux liés à l’engagement des acteurs dans ces recherches diffèrent de manière substantielle en fonction du statut de chacun. Pour les administrateurs et les membres de leur organisation, la participation était une occasion pour réaliser leurs mandats avec des ressources humaines et financières supplémentaires. Par contre, elle impliquait de faire preuve de transparence dans leurs échanges d’informations [parfois sensibles] avec les chercheurs. Pour les chercheurs, bien que ce type de recherche soit moins valorisé dans la communauté universitaire, surtout en ce qui concerne le Chantier 7, leur implication dans ces recherches leur permettait de partager leur expertise avec les professionnels et de se faire connaitre dans les réseaux locaux en éducation. De même, à la phase de la définition du problème, ils ont su négocier pour intégrer dans ces deux projets, très axés sur le transfert des connaissances et la formation, des activités de production de connaissances scientifiques.

En tenant compte des conditions de négociation de leur objet et des enjeux liés à l’engagement des partenaires dans ces projets de recherche/formation, examinons maintenant les dispositifs médiateurs mis en oeuvre par les chercheurs à l’étape de la définition du problème pour assurer la collaboration avec les acteurs de terrain.

3.3 Les dispositifs médiateurs mis en oeuvre par les chercheurs

Pour assurer le succès d’une recherche participative, selon Bourassa, Leclerc et Fournier (2012), les chercheurs se positionnent par rapport à trois sphères d’intervention : la structuration, l’accompagnement et la production de connaissances. Nous nous servons de ce modèle pour analyser rétrospectivement les dispositifs médiateurs mis en oeuvre par les chercheurs dans les deux recherches en référence afin de créer un espace de dialogue au service de la collaboration. Cet examen porte sur deux activités principales réalisées à cette phase d’une recherche : la soumission d’un projet aux commanditaires et le démarrage de la recherche.

La sphère de la structuration correspond à des interventions de planification et de cadrage qui permettront l’atteinte des objectifs du projet. Bien que le déploiement de ce type d’intervention soit sollicité en continu, il prend une place importante à l’étape de la définition du problème, lorsque les partenaires doivent collaborer pour concevoir et démarrer le projet. La sphère de l’accompagnement renvoie à quatre types d’intervention mis en oeuvre par les chercheurs susceptibles de permettre à chacun de participer pleinement au projet commun, types qui correspondent à des rôles : animateur, médiateur, formateur et conseiller. Enfin, la sphère d’intervention liée à la production de connaissances renvoie aux actions des chercheurs visant à concilier les finalités des deux volets d’une recherche participative, dans une démarche de co-construction qui soit reconnue comme légitime de la part des deux communautés. Pour rendre compte des dispositifs médiateurs mis en oeuvre dans les deux recherches précitées à l’étape de la définition du problème, nous nous attardons sur les interventions menées par les chercheurs dans les sphères de la structuration et de l’accompagnement.

3.3.1 Soumission du projet de recherche

Dans les deux cas en référence, ce sont les chercheurs qui ont pris l’initiative de contacter des acteurs des milieux professionnels pour leur proposer de participer à des projets de recherche/formation. Dans ce contexte, l’une de leurs premières tâches aura été de les convaincre de s’y engager, notamment en leur faisant valoir les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer à titre individuel et collectif. Comme mentionné précédemment, dans ces deux recherches, les chercheurs ont d’abord établi des contacts avec un nombre restreint d’administrateurs et de professionnels pour concevoir les projets. Pour réaliser cette série d’activités, leurs interventions reliées à la sphère de la structuration ont principalement consisté à assurer une correspondance régulière avec les professionnels, à organiser et à animer des rencontres avec eux pour clarifier les conditions de participation au programme de financement, à favoriser une entente sur le contenu du projet à soumettre et à obtenir leur engagement à réaliser le projet. Au cours de ces activités, ils ont accompagné les professionnels à titre de conseiller ou d’expert par rapport à la problématique traitée, mais aussi comme médiateur pour aplanir les divergences entre leurs vis-à-vis et eux quant à la définition du problème et la nature du projet à soumettre. Par exemple, selon le devis initial de l’initiative CPE, les résultats de l’évaluation des enfants à la maternelle devaient être publiés en identifiant l’école d’appartenance pour localiser les populations vulnérables sur le territoire. L’adoption de cette procédure a été contestée par les responsables de réseau scolaire qui craignaient que ces informations soient utilisées à mauvais escient et servent à discréditer leur administration. Après discussion, cette réserve a été prise en compte, il a été décidé de faire une mise en garde aux lecteurs dans les publications des conclusions de l’enquête quant à la portée et l’interprétation de ces résultats. De la sorte, au terme de cette étape, les propositions des chercheurs ont été enrichies et modulées en fonction des avis des praticiens et de leurs analyses de l’objet de la recherche.

3.3.2 Démarrage de la recherche

À la suite de l’acceptation du projet par les commanditaires, les discussions sur la définition du problème se sont poursuivies en équipes de travail, formées des personnes impliquées dans la soumission des projets et de nouveaux représentants des milieux professionnels. C’est avec les membres de ces comités de coordination que les chercheurs ont mis en oeuvre un dispositif médiateur permanent pour assurer le démarrage des projets et notamment, l’élaboration et la planification des activités de recherche/formation.

Dans le cas de l’initiative CPE, les interventions du chercheur liées à la structuration de la démarche ont consisté à établir un calendrier de rencontres avec les représentants des organismes communautaires, à soumettre des ordres du jour et à fournir des comptes rendus des réunions. De même, il a assuré l’administration générale des activités de la recherche et la reddition de comptes auprès du bailleur de fonds. À l’étape de la définition du problème, son accompagnement a consisté à animer les réunions du comité de coordination pour que les membres de ce groupe parviennent à une compréhension commune de la problématique traitée et des finalités de la recherche. Comme la problématique et les objectifs de la recherche étaient prédéfinis par les concepteurs de ce programme de financement, les membres du comité de coordination ont dû prendre position par rapport à la définition du problème retenue par le bailleur de fonds. Notamment, ils se sont posé la question à savoir si l’état du développement des jeunes enfants et des services à la petite enfance à Montréal différait ou non de celui observé dans les autres communautés canadiennes. De la sorte, ils ont pu discuter de la pertinence des objectifs définis par le commanditaire et de leur engagement à les réaliser, mais aussi déterminer leurs propres objectifs en fonction de leur compréhension de la problématique à l’échelle locale. Par exemple, à la différence des autres provinces canadiennes, le Québec avait déjà un programme universel de service de garde. En conséquence, pour les intervenants en dehors du Québec, l’accessibilité à ces services représentait un enjeu majeur tandis que leurs collègues québécois étaient davantage préoccupés par la qualité des services offerts dans le réseau. Enfin, les partenaires associés à ce projet ont évalué la faisabilité des activités de cueillette de données et de transfert des connaissances auprès des organismes visés dans leur communauté.

En ce qui concerne le Chantier 7, à la suite de l’acceptation du projet par le bailleur de fonds, la phase de la définition du problème s’est poursuivie sous la responsabilité d’un comité de coordination formé d’administrateurs et de professionnels du milieu, incluant des directions d’établissement. Ici, le dispositif médiateur visait à amener les professionnels et les chercheurs à identifier les difficultés rencontrées par les directions dans la mise en application des dispositifs de planification stratégique et à concevoir un programme de formation adapté à leurs besoins. Plusieurs interventions des chercheurs liées à la structuration de ces activités étaient similaires à celles déployées dans le premier cas (par ex., tenue de réunions et production de comptes rendus). Les activités de ce comité favorisaient le maillage des expertises des professionnels et des chercheurs. Par exemple, les membres de ce groupe ont conçu un sondage sur les profils de compétences des directions d’établissement, à partir du référentiel de compétences utilisées dans la commission scolaire. De même, il a constitué une base documentaire sur l’objet de la recherche, incluant des textes institutionnels et scientifiques. Par rapport à la sphère d’accompagnement, les chercheurs ont assumé un rôle d’animateur dans les réunions du comité de coordination, ils ont aussi agi à titre de formateurs dans le transfert des connaissances liées à ce domaine de recherche et comme conseillers auprès de la direction générale de cette commission scolaire. Après une année entière de travail, les membres du comité de coordination sont parvenus à définir le contenu de ce programme de formation et à le présenter aux directions d’établissement de ce réseau d’enseignement.

La comparaison des dispositifs médiateurs mis en oeuvre dans ces deux recherches montre les similitudes entre les types d’intervention de structuration et d’accompagnement privilégiés par les chercheurs en vue de créer un espace de dialogue avec les acteurs de terrain, à l’étape de la définition du problème. Par rapport à la sphère de la structuration, la réalisation de plusieurs réunions en comité de coordination aura permis de développer des relations de confiance entre les membres du groupe, de reconnaitre les expertises de chacun et de déterminer des buts communs. Au regard de la sphère de l’accompagnement, les chercheurs ont surtout joué le rôle de coordonnateur de recherche et d’expert-conseil sur le développement des enfants (CPE-Montréal) et la formation des directions d’établissement (Chantier 7). Pour leur part, les professionnels étaient surtout investis dans un processus de réflexion critique sur leurs pratiques, de transmission de leurs savoirs aux chercheurs et de clarification de leurs attentes par rapport à la démarche de recherche. De la sorte, ils se sont engagés avec les chercheurs dans une démarche de coconstruction de connaissances en vue de concilier les finalités pratiques et scientifiques de ces recherches participatives. Avant de conclure cette analyse, tentons à présent d’évaluer l’étendue du rapprochement opéré entre les chercheurs et les professionnels à la phase initiale de ces deux recherches.

3.4 Vers un rapprochement entre les communautés scientifique et professionnelle

Selon les écrits dans ce domaine, la principale finalité de la recherche participative est d’établir un rapprochement entre les communautés scientifique et professionnelle, afin de concilier la recherche du savoir et l’amélioration des pratiques (par ex., Desgagné, 1997 ; Van der Maren, 2015). Or, l’entreprise de rapprochement devient possible lorsque des chercheurs et des professionnels manifestent un intérêt commun par rapport à une même problématique. À l’évidence, cette première condition a été remplie à la phase initiale des deux recherches, les partenaires ayant manifesté formellement leur volonté à s’engager dans la réalisation de ces projets dont la pertinence était ancrée dans des problématiques de terrain même s’ils étaient commandités[3]. Mais jusqu’à quel point les autres conditions de réalisation des recherches précitées étaient-elles bien celles de recherches participatives, c’est-à-dire une participation de tous les acteurs, une communication continue, une direction collégiale et un dépassement des rapports traditionnels entre chercheurs et professionnels ?

Pour apprécier le degré de rapprochement atteint, il convient d’examiner la forme et l’intensité de la collaboration entre les deux communautés. Dans cette perspective, Landry (2013) propose une typologie des formes de collaboration qui peut se révéler utile : l’auteure distingue trois processus de régulation des rapports des partenaires et des organisations — distinction, recomposition et intégration —, associés à huit formes de collaboration, la première correspondant à des rapports de faible intensité entre eux et la dernière à des rapports d’intensité très élevée : information mutuelle, consultation, concertation, coordination, coopération, partenariat, cogestion et fusion.

Le processus de régulation axé sur la distinction est relié à la réalisation d’activités d’information, de consultation et de concertation. Dans ce cadre, les acteurs de différentes organisations établissent des rapports dans le but d’examiner ou de comprendre un problème commun, une condition remplie dans les deux recherches. De fait, les acteurs des organisations impliquées dans ces deux projets convenaient d’associer leurs ressources pour évaluer et soutenir le développement des jeunes enfants dans leurs communautés ou pour offrir de la formation continue à des directions d’établissement. À cette fin, les partenaires ont échangé des informations (connaissance des programmes de financement) et se sont concertés pour déterminer leurs besoins et leurs attentes (enjeux liés à l’engagement) en vue de soumettre un projet commun.

Comparativement au précédent, le processus de régulation axé sur la recomposition inclut des formes de collaboration plus intenses dans lesquelles les acteurs réalisent des activités de coordination, de coopération et de partenariat. À notre avis, la nature des rapports établis entre les acteurs et les organisations dans les deux cas analysés ici correspondait surtout à ce niveau de collaboration et elle a pu même s’élever à un niveau supérieur (régulation axée sur l’intégration), dans le cas du Chantier 7, par l’instauration de modes de cogestion des ressources humaines (recrutement et supervision des formateurs par les deux organismes partenaires).

Dans ces recherches, les activités conjointes étaient très structurées ; elles impliquaient souvent un partage des ressources et un engagement tangible dans la réalisation du projet commun (partenariat). Par exemple, à la phase initiale de la recherche CPE, les responsables du réseau scolaire ont fourni tous les renseignements nécessaires dans la soumission du projet pour identifier l’échantillon d’enfants visés par l’enquête. De plus, dans les deux recherches précitées, les activités de collaboration étaient encadrées par des ententes formelles entre les organisations respectives (par ex., lettre d’engagement des administrateurs, constitution de comités de coordination, etc.). Enfin, la direction des recherches était collégiale, ce qui a favorisé l’instauration de rapports d’égalité dans la prise de décisions au démarrage des projets. Selon Landry (2013), comparativement aux autres formes de collaboration, le partenariat s’articule autour de l’interaction et la mobilisation des acteurs (confiance, reconnaissance, fréquence et intensité). À cet effet, les dispositifs médiateurs initiés par les chercheurs auront permis de formaliser davantage les rapports entre les acteurs engagés dans les recherches, d’assurer une continuité dans les communications entre eux, d’établir des relations de confiance et de reconnaitre l’expertise de chacun. Ces conclusions sont corroborées par les professionnels invités à évaluer les retombées de ces recherches dans leur milieu à la fin de ces projets (Centre 1,2, 3 GO !, 2008).

Finalement, examinons si les conditions de réalisation, toujours à la phase initiale, ont entrainé une remise en cause et un dépassement des rapports traditionnels entre chercheurs et professionnels. D’emblée, il est indéniable qu’en participant aux activités liées à la définition du problème dans ces projets, les professionnels ont pu réfléchir sur leurs pratiques et à leurs enjeux, discuter des assises théoriques de leurs actions et de leurs conceptions au regard du développement de l’enfant (projet CPE) ou de la fonction des gestionnaires dans la mise en oeuvre des politiques en éducation (Chantier 7). Dans ce dernier cas, des professionnels ont accepté de consacrer du temps pour concevoir, avec les chercheurs, un programme de formation original et collaborer à une cueillette de données pour rendre compte de la conception, de l’expérimentation et de l’évaluation du programme (par ex., sondages auprès des directions et entrevues avec les administrateurs et les formateurs). Ainsi, dans une certaine mesure, ils ont pu jouer un rôle actif dans la détermination des finalités scientifiques de ces recherches. Pendant la réalisation des étapes ultérieures de ces recherches collaboratives (réalisation et évaluation), cet apport des professionnels, à la phase de la définition du problème, aura favorisé leur engagement dans la démarche scientifique proposée, la mise en valeur de leurs savoirs pratiques et le dépassement des rapports traditionnels avec les chercheurs. Par exemple, lors d’un congrès réunissant des chercheurs et des professionnels, un formateur et une direction d’établissement, engagés dans le programme de formation du Chantier 7, ont pu faire part de leur expérience et des leçons à tirer de la réalisation de ce projet (Lapointe, Boucher et Vallée, 2016).

En somme, il apparait fondé d’affirmer qu’à la phase de la définition du problème, les conditions de réalisation des projets examinés ici ont promu la participation des différents acteurs concernés, une communication continue, une direction collégiale et un certain dépassement des rapports traditionnels entre chercheurs et professionnels. En cela, ces projets s’inscrivent en continuité avec le modèle de la recherche participative qui vise à rapprocher les communautés scientifique et professionnelle en vue d’assurer la double vraisemblance de productions communes (Dubet, 1994).

En guise de conclusion

À partir d’exemples tirés d’expériences transposables, ce texte visait à réfléchir sur le travail de médiation des chercheurs auprès de professionnels dans des recherches participatives, à la phase de la définition du problème. L’analyse de la négociation de l’objet de la recherche/formation et des enjeux respectifs des partenaires a permis d’apprécier les marges de manoeuvre et les motivations des acteurs des deux communautés, à l’étape de la conception et du démarrage de recherches commanditées. Enfin, l’examen du dispositif médiateur établi par les chercheurs a montré l’importance de leurs responsabilités et de leurs tâches dans l’entreprise de rapprochement avec le milieu professionnel, mais aussi des difficultés à concilier des finalités scientifiques et pratiques — en termes d’exigence d’action immédiate — dans une recherche participative, tout en tenant compte du cadre imposé par les organismes subventionnaires.

À l’instar de Landry (2013), nous souscrivons à l’idée que la recherche participative est à la fois une stratégie consensuelle imposée par l’État qui est « dans l’air du temps » au Canada et une nouvelle façon de travailler ensemble et de produire des connaissances. En cela, notre analyse montre comment les recherches commanditées de ce type offrent aux chercheurs des occasions inédites pour traiter des problématiques vécues par les professionnels, en collaboration avec eux. Toutefois, ces programmes de financement sont souvent définis en fonction d’enjeux politiques et idéologiques (Van Zanten, 2013), et cela a des répercussions sur la participation des professionnels et des chercheurs en termes de liberté d’action. Néanmoins, notre analyse montre que ceux-ci peuvent réussir à concilier les exigences de ces programmes et leurs propres besoins dans une perspective de développement professionnel et scientifique.