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Introduction et problématique

La résilience est la faculté de rebondir à la suite d’un traumatisme ou d’événements de vie délétères au travers de l’activité de penser et de la sortie de l’état d’hébétement. Les recherches sur la résilience montrent que cette dernière peut se bâtir à l’école au travers d’interactions positives qui créent des liens sécurisants, introduisent la loi, loi entendue comme loi humaine et sociale qui régit les comportements des individus entre eux, et permettent la construction du sens (Cyrulnik et Pourtois, 2007, 2010; Bouteyre, 2008), dans la confrontation à la différence et la pensée de l’autre. Afin que soit institutionnalisé un processus de résilience à l’école, il convient de créer des liens positifs entre élèves et enseignant, dans un cadre interactif où serait incorporée la loi, afin que les élèves créent du sens, selon les théories de la résilience culturelle de Lecomte (2010). Au coeur des lycées professionnels français dits sensibles, accueillant une population de lycéens au comportement déviant, penser la résilience semble un appui fort pour influer sur leur comportement au travers d’une construction dialogique entre les acteurs. Dans ces lycées où le savoir n’est plus légitime et le rapport à l’adulte biaisé, comment penser une séance porteuse de médiation et de restauration de dialogue entre adultes et adolescents, qui leur permette de penser par eux-mêmes? La discussion à visée philosophique en groupe classe, étayée par un support de médiation culturelle de type conte ad-hoc, c'est-à-dire répondant aux questions problématiques des lycéens, porte en elle-même des facteurs propres au processus de résilience (symbolisation isolée, discussion des thèmes communs à l’humanité, recherche collective de solutions). La réflexion se pose alors au second niveau d’analyse des séances, au sein des modalités de mise en oeuvre de la posture du maître. En nous appuyant sur le pouvoir de la parole comme modificatrice des états psychiques selon le neuropsychiatre Cyrulnik (1995), sur le rôle de la discussion à visée philosophique selon Lipman (2011) et sur la posture didactique du maître selon Tozzi (2004, 2007), comment procéder à des séances collectives de médiation dialogique et philosophique permettant l’émergence du processus de résilience?

2. Cadre théorique du lien entre école et résilience : quelle pratique de tutorat pour introduire un processus?

2.1 École et résilience

Le concept de résilience constitue un modèle fédérateur qui permet, au travers de l’analyse des facteurs de risque présents chez les adolescents (problèmes fonctionnels ou structurels du sujet), de mettre en oeuvre des facteurs de protection (éducatifs, sociaux, psychosociaux, pédagogiques, psychopédagogiques). À l’école, la résilience se construit au travers des interactions avec un adulte autour du savoir. Selon Anaut (2007), la résilience peut être guidée par certaines interventions selon un travail éducatif qui favorise le travail interactif sur l’estime de soi, la confiance et le sentiment d’espoir. Ces interactions entre adulte et élèves développent l’autonomie et la sociabilité si la communication engagée avec les autres est positive et permet d’expérimenter une gamme d’émotions variées, puisque les attitudes positives permettent de faire face aux problèmes, de les résoudre et d’en prévoir les conséquences. Ces interactions, inscrites dans un parcours de résilience, doivent permettre de travailler sur l’élaboration de la culpabilité et de la honte, sentiments empêchant le processus de se mettre en oeuvre. Selon la psychologue Bouteyre (2008), quatre facteurs facilitent le processus de résilience à l’école :1) une bonne relation avec l’enseignant, définie par un lien de qualité avec un regard bienveillant et positif sur les capacités de l’élève; 2) une croyance dans les possibilités de l’élève et un renoncement aux théories prophétiques du malheur, notamment celui de l’échec scolaire; 3) des attentes scolaires élevées; 4) la pertinence de l’institution scolaire, qui s’exprime par une offre de stabilité et de cohérence entre les attentes émises et la mise en place de dispositifs favorisant la progression de l’élève. Ces quatre critères instruisent de la nécessité de proposer à des élèves à besoins différenciés des séances pédagogiques porteuses d’échanges de cognitions sur un mode dialogique qui véhicule de l’émotionnel et du sens.

2.2 Les interactions nécessaires au processus de résilience

La résilience dite culturelle, selon le psychologue Lecomte (2010), nécessite la présence de trois modalités fortes qui sont la création de lien, l’incorporation de la loi et le retour du sens. Les liens créés et les interactions qui en découlent transportent les fonctions de la loi (symbolique et sociale) dans une posture affective qui donne sens à l’histoire traumatique de l’adolescent. Le lien est l’élément princeps de tout processus de résilience. Cyrulnik (2000, 2002) développe la nature de ce lien entre un sujet en état d’hébétement et ceux qu’ils nomment les tuteurs de résilience comme un lien qui donne sens, au travers des interactions, aux événements passés et présents, pour se projeter dans l’avenir. Tuteurs non autoproclamés, ils le deviennent à leur insu, par le sens qu’ils donnent à l’individu au travers du lien qu’ils créent, du réchauffement affectif émis et de la loi symbolique qu’ils réintroduisent dans leur discours et leur posture, qui redonnent sens à l’état anomique. La résilience à l’école s’inscrit dans une dynamique d’interactions en faveur des élèves, selon une incorporation de facteurs de protection qui contrebalancent les facteurs de risque internes et externes, présents chez les lycéens défavorisés. Ces facteurs de résilience s’inscrivent dans une dynamique interactive entre les élèves et l’enseignant, dans une pratique collective, au travers d’une séance médiatisée par des discussions. La création d’un discours est alors nécessaire, mais difficile avec des adolescents qui ne communiquent pas.

2.3 Une pratique inscrite au coeur du processus de résilience

Réfléchir à la résilience à l’école ne signifie pas délivrer l’élève de ses problèmes de comportements. Selon les recherches sur la résilience assistée de Ionescu (2011), cela revient à penser la mise en oeuvre d’une pratique qui apporte à l’adolescent une possibilité de se dégager d’un ancien contrat tacite ou implicite passé avec lui-même, qui ne lui permettait pas de s’inscrire dans une voie autre que celle de l’échec scolaire. Une des problématiques en lycée sensible se trouve dans l’incapacité des élèves à maintenir leur attention face à la demande de l’adulte et à entrer en communication. Boimare (2011) a montré que chez les enfants blessés par la vie et l’école, la peur d’apprendre n’a pas ôté le désir de savoir, pour peu que l’on mette en jeu des supports de médiation à fort contenu anthropologique, comme les contes ou les mythes. Lorsqu’on aide les enfants à réfléchir par eux-mêmes, il se crée des liens discursifs qui permettent une médiation isolée d’une part; puis partagée, d’autre part. Au lycée, la résilience au travers des discussions à visée philosophique rejoint les théories de la médiation de Feuerstein et Spire (2009, 2013) et de la remédiation comportementale et cognitive. Cette pédagogie permet de faire jouer l’élève avec son appareil psychique, de penser et de créer du désir d’apprendre. La méthodologie du postulat de l’éducabilité cognitive repose sur une triple réflexion portant sur le support de médiation culturel utilisé, sur la didactique adéquate, ainsi que sur la posture du maître. Selon le protocole maïeutique de Richaud (2014), il est possible de faire appel aux soubassements de la pensée pour permettre à l’adolescent de construire son propre sens à l’égard des apprentissages en remaniant son passé. Le travail sur le fait psychologique à l’adolescence passe par la relation au maïeute, à travers une discussion philosophiquement étayée par un objet de médiation, afin d’atteindre des processus de mise en pensée discursive. Cette technique de remédiation en champ scolaire passe par une intervention de groupe, généralement conduite par l’enseignant. Le rôle et la praxis de celui-ci doivent donc être pensés et définis selon un protocole de discussion précis qui ne soit ni effrayant pour l’adolescent, ni inscrit hors des cadres des missions d’enseignement et d’éducation; auquel cas, il n’aurait pas sa place. C’est pourquoi les interactions de groupe et les échanges sont mis en oeuvre afin de répondre aux véritables problématiques invalidantes des lycéens et conduites selon des enchaînements dialogiques qui permettent l’émergence d’une pensée individuelle au sein d’un collectif, pensées rythmées par des rebonds et des enchaînements interlocutoires porteurs de sens pour l’adolescent.

2.4. Quelles interactions de groupe pour un processus de résilience?

Anaut (2007) précise que les interactions verbales doivent prendre en compte l’individu dans ses composantes intrapsychiques, ses modes de comportement et ses facultés d’adaptation relationnelle, afin de le conduire vers un processus de résilience. Ces modes de discussion se retrouvent dans la discussion à visée philosophique, puisqu’elle est une interaction sociale rapprochée (Tozzi, 2002). Elle permet d’amorcer une discussion par l’ouverture d’une question déterminée extraite du support de médiation retenu qui fait problème à un élève et au groupe. Ce même groupe va être appelé à l’examiner en vue d’en dégager du sens, d’en isoler les concepts, d’en travailler la véracité et d’y chercher des réponses. La couverture de la nature philosophique de la question choisie est variable selon la personnalité de l’élève et permet de ne pas le heurter ni de susciter sa méfiance, comme le feraient les questions psychologiques. C’est d’ailleurs pourquoi il importe de considérer l’importance de mettre en oeuvre les exigences du philosopher dans un esprit d’éthique communicationnelle, exempte de gentillesse ou laxisme, mais bien conforme à l’exigence philosophique. Les méthodes d’accompagnement à la résilience visent à travailler sur les processus individuels défensifs et l’estime de soi, et encourager la réussite dans les domaines qui sont importants pour le sujet (Anaut, 2007, p. 112). La rigueur est de mise et rejoint les objectifs majeurs de la discussion à visée philosophique, à savoir le développement d’une pensée autonome autour d’une pratique communicationnelle entre soi et autrui, autour d’objectifs développementaux d’insertion sociale. Abordée sous cet angle éthique de l’agir, la discussion à visée philosophique rend possible la mise en oeuvre d’expériences éducatives exigeantes et positives, qui permettent, grâce aux réversibilités de penser, de développer des résistances permettant de faire face à l’adversité, aux situations de la vie et aux défaillances familiales. La résilience est alors étayée sur et par un réseau social, selon des modalités d’aide éducative, voire rééducative, visant à aider les sujets à développer des techniques fortes de penser. La discussion et les interlocutions d’où s’échangeront des cognitions proposeront des facteurs de protection mis à la disposition du sujet, dont il se saisira de manière personnelle au travers des interactions langagières pour construire des résistances. Ces discussions sont construites selon l’organisation didactique de Tozzi (2004, 2007), qui consiste à problématiser, argumenter puis conceptualiser une notion philosophique, et à permettre de procéder à l’émergence de la parole, y compris auprès de sujets non parlants. Dans cette méthode, nous posons l’hypothèse que : 1) l’animation du maître, dans la conduite des discussions philosophiques autour de la résilience étayée par un support contead-hoc porteur de concepts résilients, s’effectue selon un degré de guidage exigeant qui permet l’enchaînement d’interlocutions et l’échange de cognitions avec les participants, et 2) ces interlocutions suivent le degré de guidage de l’enseignant. En ce sens, l’enseignant, au travers de la méthode d’étayage de discussion à visée résiliente, est capable de mettre en oeuvre une activité interlocutoire qui fasse produire de la parole et des pensées chez des élèves hébétés par des événements de vie complexes.

3. Méthodologie

3.1 Protocole de recherche

Cette recherche compréhensive est issue d’une recherche doctorale conduite actuellement en France. Elle possède un caractère exploratoire du fait du peu de données empiriques recueillies sur les discussions à visée philosophique en milieu scolaire et du très faible nombre de corpus à disposition des chercheurs. Les résultats présentés dans cet article constituent la vérification qu’une interaction dialogique a été à l’oeuvre au sein des discussions philosophiques à visée résiliente. Ces résultats seront complétés par une analyse confirmatoire des corpus selon une méthode de classification des contenus au travers d’un outil d’intelligibilité de type analyse sémantique des contenus, créé spécialement pour cette recherche, en fonction des catégories du processus de résilience culturel, autour des contenus du lien, du sens et de la loi, excluant les marqueurs de la honte. Cette recherche fera l’objet de communications ultérieures.

3.2 Sujets de l’expérimentation et critères de sélection

Afin de procéder à une expérimentation de pratique de discussion à visée philosophique à visée résiliente, nous nous sommes appuyés sur les recommandations des auteurs de référence et de leurs recherches dans la mise en marche des productions des modes de penser (Lipman, 1995; Daniel, 1991, 1992, 1997; Daniel et Giménez-Dasí, 2012; Leleux, 2008), en appui sur la méthode didactique philosophique (Tozzi, 2007; Tozzi et Étienne, 2004), auprès d’adolescents issus de l’éducation prioritaire et spécialisée française, actuellement scolarisés dans une formation professionnelle du Bâtiment de niveau V dans l’Éducation nationale. Au nombre de sept, les élèves sont scolarisés en classe de terminale de Certificat d’aptitude professionnelle du bâtiment de lycée professionnel. Tous sont issus de troisième de collège (entre 16 et 18 ans), de section d’enseignement général et professionnel adaptée ou d’Établissement régional d’enseignement adapté. Leur affectation en lycée professionnel est effectuée par défaut, sous la contrainte des instituts qui en ont la charge jusqu’à leur majorité, afin de leur assurer une sortie du système scolaire avec le plus petit diplôme du système éducatif. La classe est composée d’une fille et de six garçons. Tous inscrivent leur comportement dans le rejet des savoirs, le refus de l’autorité et l’échec scolaire et social, au travers d’un comportement déviant et mutique qui se manifeste sous forme de crises identitaires et personnelles, tels que les décrivent les travaux sur la réclusion scolaire en Certificat d’aptitude professionnelle (Gaillard, 2010).

3.3 Instrumentalisation des séances

Nous avons étayé les dix-huit séances de discussion à l’aide d’un contead-hoc, c’est-à-dire écrit spécialement pour répondre aux problématiques spécifiques des adolescents de notre étude, incorporées dans des grands thèmes humains existentiels. Chaque chapitre relate les aventures résilientes de deux adolescents et introduit un double concept philosophique et psychologique extrait de la compréhension du phénomène de résilience, ensuite discuté avec la classe. L’outil de médiation culturel ainsi élaboré entre en connivence avec le vécu scolaire actuel et propose des thématiques incluant également de nombreuses métaphores permettant le double travail de symbolisation. Le conte, agent médiateur pour Sasseville et Gagnon (2012), a pour effet de déconstruire les anciennes certitudes inadaptées mais supposées tranquillisantes au travers d’histoires et de questions qui suscitent l’étonnement philosophique. Cet espace de discussion, ouvert selon un guidage dialogique et interrogatif ainsi qu’émotionnel, permet la mise en oeuvre d’un processus de symbolisation individuel par le conte, et collectif par la réflexion, selon une adéquation entre les liens créés et les signes envoyés comme condition nécessaire à la reprise du développement (Anaut, 2007, p. 113).

3.4 Déroulement des séances

Rituellement, pour chaque séance, après lecture à haute voix de chaque chapitre, nous avons procédé selon la méthodologie préconisée par Lipman (1995) à une explication et à une reformulation d’éléments de compréhension du chapitre. Ensuite, nous avons procédé à l’application des séances selon l’ordre de la matrice de Tozzi (1993, 2002, 2004, 2007). Celle-ci vise à garantir la philosophicité des échanges et à entrer en médiation avec les élèves afin de débloquer les fonctions langagières et de proposer des méthodes et solutions adaptatives immédiates. Les discussions ont duré entre 6 minutes et 35 minutes, avec une moyenne de 15 minutes d’échange par thème. Notre stratégie pédagogique a permis de travailler les défaillances ciblées et reconnues chez les adolescents inscrits dans des problématiques psychosociales lourdes engendrant des comportements déviants. Au fil de l’année (2011/2012), nous avons pratiqué nos discussions autour de quatre grands thèmes : 1) parler des émotions, 2) parler de la société, 3) parler du développement de soi, 4) parler de sa propre capacité à penser cognitivement les situations afin de trouver des outils opératoires pour les dépasser ultérieurement.

3.5 Méthode et analyse des données

Nous attendons de ces séances que les élèves développent des capacités cognitives et métacognitives, selon la mise en oeuvre de procédures langagières et émotionnelles destinées à favoriser l’émergence de capacités de symbolisation au travers des médiations groupales. Les échanges et interactions constituent un réservoir de potentialités de dépassement d’événements de vie à caractère traumatique, au travers des impulsions des questions de l’enseignant. Pour cela, il importe de vérifier que le style d’animation de l’enseignant ait bien permis la mise en parole des actes de pensée de chaque élève, donc qu’il y ait bien eu avènement interlocutoire entre tous les participants du groupe. Afin de tester si un tutorat et une médiation ont été bien engagés au travers de ces discussions, nous avons retranscrit et analysé les dix-huit corpus recueillis à l’aide de l’analyse interlocutoire. Nous précisons que les données et les prénoms des élèves ont été anonymisés. Ensuite, nous avons procédé à l’analyse quantitative des corpus et des tours de parole respectifs en respectant le dénombrement des silences, puis analysé les rythmes de chaque discussion en fonction du style de relance de l’enseignant selon la matrice philosophique.

3.6 Considérations éthiques

Le cadrage déontologique mis en place pour cette recherche impose que l’on recueille l’autorisation d’enregistrement des élèves et de leur famille, selon un principe de consentement libre. Ce cadrage répond aux recommandations inscrites dans le guide des bonnes conduites de Baude, Goury, Jacobson, De Lamberterie, Marchello-Nizia, et Mondada, (2006). Bien que les séances comportent un caractère obligatoire du fait de leur inscription dans l’emploi du temps, l’enseignant n’impose ni ne force la parole de l’élève au travers des questions philosophiques. Il assure un guidage discursif au travers des mouvements dialogiques, entre acceptation et refus, afin de conduire vers une pensée égologique qui s’appuie sur la réfutation pour s’autonomiser. Les interactions pédagogiques exigeant un cadre intersubjectif propice à l’émergence d’émotions, dans un espace porteur d’un lien de parole, il importe de contenir les affects des participants. Puisque l’élève développe des outils et son appareil à construire le monde au cours des séances, le maître réfléchit sa déontologie en sachant que lorsque la parole arrive, le sens se construit, au travers du langage qui facilite l’accès à la pensée abstraite et permet l’émergence d’un lieu symbolique des capacités d’interprétation du monde. C’est pourquoi le cadre de discussion doit être le plus sécurisant possible et garantir la structuration des modifications individuelles qu’il va engendrer par les jeux de construction/déconstruction des pensées inadaptées (Richaud, 2014). L’enseignant porte l’obligation éthique de respecter le protocole mis en oeuvre par et pour le groupe et d’en garantir la philosophicité.

4. Résultats : distribution des tours de parole et rôle du maître dans l’animation

4.1 Résultats sur la place et la posture de l’enseignant dans les conduites de discussion à visée philosophique résiliente

Nous sommes partis avec le postulat qu’afin qu’il puisse y avoir processus de résilience, il fallait créer un lien avec les adolescents, donc entrer dans le protocole interactif d’échanges dialogiques sans effacement du maître dans le débat. Nous avons donc traité et analysé nos corpus selon une méthode quantitative des tours de parole, afin de vérifier l’équité entre les distributions de prises de parole de chacun des adolescents et de l’enseignant.

Figure 1

Résultats statistiques : moyenne de distribution des 5046 tours de parole des dix-huit corpus enregistrés sur l’année scolaire 2011/2012 dans le cadre de l’expérimentation de discussion à visée philosophique étayée par un conte ad hoc contenant dix-huit chapitres porteurs des thèmes et concepts issus du champ de la résilience.

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La lecture du diagramme circulaire matérialise la distribution des tours de parole entre les acteurs en pourcentage sur les dix-huit corpus, silences compris. Nous constatons que l’enseignant occupe la part la plus importante des tours de parole, ce qui se justifie par la nécessité de créer le questionnement philosophique afin qu’il puisse y avoir une mise en pratique dialogique des interactions, selon des critères de médiation, qui reposent sur des structures fondamentales. Il officie comme responsable inconditionnel du groupe et des échanges, en faisant abnégation de tout pouvoir, sauf celui de catalyseur, afin que puisse s’établir une communication pédagogique et philosophique appuyée sur les actes mentaux. Il émerge de cela un enchainement d’actes de remédiation qui, selon Cardinet (1995), permettent de redonner confiance, d’effacer le gout de l’échec, de corriger un rapport au savoir et à soi-même malmené par la vie. Le dispositif s’inspire du courant lipmanien au niveau de la praxis de mise en oeuvre de la pensée, mais en diffère sur le plan de sa méthode d’animation, essentiellement axée sur la didactisation des discussions. De même, contrairement à Pautard (2003), ou Lévine (2014), qui consacrent les dix premières minutes à des échanges individuels entre les élèves, la discussion à visée philosophique avec des adolescents déviants exige de procéder directement au jeu interlocutoire entre les acteurs, sans temps mort. Le premier temps de l’échange laisse plus de place au maître qu’aux adolescents, puisque c’est le temps où se construit et se met en place le cadre sécurisant et garant des interactions, et du rôle de chacun comme auditeur valable. Les interactions dialogiques de groupe font naître de l’anxiété, qui ne peut s’estomper que par la prise de conscience de l’étayage de l’adulte qui accompagne cette pensée en devenir. Le maître doit ainsi prêter son oreille aux élèves, mais principalement son psychisme, qui est la condition nécessaire à la résilience, pour qu’il puisse y avoir avènement dialogique, doutes et confrontations et par-là, dépassement des anciennes conduites non dépassées.

4.2 Résultats portant sur le rythme et l’enchaînement des discussions à visée philosophique résilientes insufflées par le maître

Le second temps de l’analyse des discussions sert à exposer comment le rythme ordonné par le maître structure les échanges dialogiques selon un degré de guidage qui permet l’enchaînement des boucles conversationnelles, malgré les difficultés induites par la discipline de la philosophie et les techniques dialogiques exigeantes.

Figure 2

Distribution et fluctuation des tours de paroles entre élèves et enseignant sur dix-huit corpus de discussion à visée philosophique pendant une année scolaire pour un groupe classe.

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La lecture du graphique nous montre que des enchaînements ont été opérés selon les fluctuations de l’enseignant. Les mouvements de prise de parole et d’ouverture des discussions sont fonction des mouvements de relance de l’enseignant-animateur, qui s’inscrit dans la compréhension des moyens de production des pensées, en garantissant à l’élève la déontologie de sa pratique et la philosophicité des échanges. La maîtrise du temps et du contenu sont une condition nécessaire à la didactisation possible des échanges dialogiques selon un mode opératoire sécurisant, dans un resserrage partiel ou total du cadre. La praxis du maître se pose sur différents axes temporels, depuis le jeu avec le passé de l’élève au travers d’un support écrit qui entre en résonnance avec des problématiques existentielles communes à l’humanité; support adapté pour répondre aux problèmes antérieurs de l’adolescent. En jouant sur les événements du récit par construction-reconstruction du vécu personnel, le maître dispose d’outils pour orienter les discussions vers une mobilisation de la pensée des adolescents. En s’appuyant sur le présent, au travers de l’axe culturel, de nouvelles pensées sont construites, ne suscitant ni méfiance ni défiance. Le troisième axe permet l’élaboration d’un futur possible. Dans les confrontations sociocognitives et la mise en mots des maux, il y a progression vers le dépassement, selon une production de reviviscence des anciennes traces cognitives qui ont posées problème lors du développement (Richaud, 2014). En jouant sur le registre comportemental et en travaillant sur le registre du cognitif, il est possible de repérer à quel moment de la pensée des dysfonctionnements ou des incapacités à penser apparaissent. L’enseignant-animateur favorise le développement de la réversibilité des opérations au travers des hypothèses émises par le questionnement philosophique. Par l’encouragement dispensé à penser différemment, en déconstruisant les schèmes et mode de fonctionnement antérieurs, les élèves acquièrent une nouvelle autonomie. Sous l’impulsion d’interactions exigeantes, ils se responsabilisent en se posant comme acteurs de leurs propos et font appel à leur mémoire pour dévoiler des expériences personnelles liées aux concepts abordés. L’enseignant accepte la responsabilité des exemples qui lui sont livrés, sans jugement ni émotivité. En posant des questions, en formulant des hypothèses, il cherche le sens des mots et agit selon une pédagogie du questionnement (Sasseville et Gagnon 2007, p. 26). La formation de l’élève est assurée selon une procédure comportant huit étapes vers des solutions : l’aider à percevoir ses sentiments et les exprimer; à formuler ses problèmes pour le conduire à décider d’un objectif (je veux); à trouver plusieurs solutions; à prévoir les conséquences de chacune des solutions envisagées; à opter pour la meilleure; à trouver le moment adéquat pour mettre son projet à exécution, à prévoir les conséquences. Le maître peut laisser l’élève faire sa propre expérience et en évaluer les effets. Ces étapes comportent l’expression du sentiment qu’il y a un problème par identification de la cause de ce sentiment, le choix d’une fin souhaitée ou d’un objectif, l’identification de moyens, la prévision de conséquences, le choix entre plusieurs solutions possibles, l’élaboration d’un plan d’action et l’évaluation des effets (Lipman, 2011, p. 61). Selon ce protocole de questionnements inscrits dans le cadre didactique de Tozzi (2002, 2004, 2007), qui consiste à problématiser, argumenter et conceptualiser, se crée un rythme d‘enchaînement qui rejoint le processus de tutorat de résilience: créer un lien par les questions, créer du sens par les échanges argumentatifs et incorporer la loi symbolique par la rigueur du concept. Le cadre accepté par les élèves est propice à la construction de la résilience individuelle au travers du collectif.

5. Discussion des résultats

Les adolescents en état d’hébétude scolaire et intellectuelle revêtent une posture évitante ou défiante en champ scolaire envers l’enseignant, nommée réclusion. Conduire des discussions résilientes requiert une réflexion forte sur le degré de guidage de l’élève, afin de le conduire à produire des interlocutions comprises comme des cognitions, au sens où elles sont le produit raisonné de mouvements de pensée. Les résultats exposés montrent qu’il est possible de produire ces interlocutions sous le guidage du maître, contrairement aux pratiques autogestionnaires, sujettes au débordement. Les discussions à visée philosophique résilientes exigent que soit orchestrée une logique de penser sur les contradictions rencontrées pour ébranler les impensés, mais sans un caractère psychologique stupéfiant qui paralyserait les adolescents. Le degré de guidage rejoint le courant de Tozzi (2012), qui articule partage des rôles au sein d’un dispositif démocratique et vigilance sur les processus pour apprendre à penser par soi-même. En repassant les anciennes pensées collectivement partagées au sas de la subjectivité dans les interactions, l’adolescent se forge un système autoréflexif partageable, qui le sort de l’enfermement et de la honte des échecs antérieurs. La didactique de Tozzi (2002, 2004, 2007, 2012) guide la mise en marche de la pensée, selon une progression cognitive tenant compte de la subjectivité de chaque sujet. Dans une visée résiliente, l’exigence intellectuelle bienveillante des échanges, au travers d’une pédagogie coopérative, permet le renforcement de la capacité naturelle à exprimer un point de vue, pour progresser vers l’émergence du sujet pensant. L’enseignant devient moins médiateur de la parole que des affects qui circulent, selon un apprentissage coopératif de la canalisation de ceux-ci en société. Par identification, les élèves se réfèrent aux mouvements dialogiques et s’ouvrent à la parole maîtrisée par la rigueur intellectuelle, au détriment des débordements émotionnels. Ils s’affranchissent du guidage du maître lors de la construction et de l’émergence de leur pensée, dans une perspective de construction identitaire. Conduire des discussions à visée philosophique avec eux requiert l’exigence fondamentale d’acceptation de l’échange dialogique et la technique de la mise en oeuvre des échanges philosophiques qui osent le rebond résilient, comme la capacité à envisager les solutions autres que celles de l’échec et de la réclusion. L’espace dialogique, selon Auriac-Sluzarzyck (2010), assure qu’une discussion soit à l’oeuvre sous un rythme fort impulsé par le maître, selon la connaissance du lien entre la pensée et le langage et son fonctionnement du social vers l’individuel. Les mots de l’enseignant et le sens de ceux-ci auprès des élèves qui, progressivement, vont se saisir de cet espace pour y développer du langage et des conduites associées, iront de la régression vers la progression, selon un processus variable au cours duquel il convient de ne pas se décourager. C’est pourquoi le groupe se doit d’être assez solide et assez malléable pour permettre la déconstruction des aspects négatifs des anciennes pensées et apporter le sentiment de sécurisation psychique présent dans les relations intersubjectives. Puisque résilier, c’est passer d’un ancien vécu préalablement impensable ou mal pensé, le groupe provoque à lui seul cet espace de doutes et de questionnements, oralisés ou silencieux, qui étaye les modifications progressives des fixations anciennes. Le cadre sécurisant fixe les barrières du cheminement heuristique, qui laisse place à une grande imprévisibilité dans les discussions, au moment de l’émergence des affects. L’animation des séances de discussions à visée philosophique et le rôle du maître qui prend en charge un groupe-classe à besoins différenciés se cadrent dans une praxis holistique, autant émotionnelle que cognitive ou sociale, qui conduit à l’avènement du citoyen de demain, capable de résilier de ces anciennes déviances. C’est au prix de la mise en marche d’une pensée multimodale en pédagogie autour d’une didactique forte dans un cadre de médiation groupale sécurisant de type maïeutique que les lycéens construiront leur propre résilience, au travers des outils proposés. Les discours des adolescents contiennent alors des marqueurs inscrits dans les contenus de la loi, du lien et du sens, qu’il convient de dégager dans une seconde étape. Les limites de cet article seront comblées par la suite des travaux de cette recherche, à savoir détailler, au travers d’une analyse sémantique de contenu, les marques discursives de la construction de la résilience.

6. Conclusion

L’objectif de cette recherche est de mettre en lien le rapport entre discussion à visée philosophique porteuse de thèmes existentiels avec le phénomène de résilience et la conduite du groupe classe d’adolescents, selon un guidage exigeant et garant de la philosophicité des échanges. La discussion étayée et guidée par l’enseignant selon une méthodologie et une assise définies permet de jouer sur le développement identitaire de l’adolescent. Elle porte une méthode de remaniements psychiques, depuis l’identité sexuelle, sociale, affective, jusqu’au développement du futur citoyen. Une période propice pour pratiquer la déconstruction d’anciennes pensées inadaptées pour en construire de nouvelles. Si l’on établit le lien entre la discussion philosophique de groupe et une didactique adaptée, il se développe des outils de pensée qui permettent de penser des pensées jusque-là impensées. Sous l’étayage et le guidage de l’enseignant, cette pratique permet de sortir des états d’hébétude scolaire, pour oser construire des cadres interactifs de haut niveau de discours, dans la perspective politique de donner plus à ceux qui ont reçu moins. En garantissant un cadre protecteur contenant les affects, l’enseignant facilite le degré de guidage des discussions. Au travers de la discussion sur la résilience, il est possible d’offrir l’espoir aux adolescents les plus fragiles de devenir autres. La résilience est un processus communautaire, inscrit dans une culture donnée, construite collectivement au sein d’échanges de paroles et de mots aux valeurs partagées. Les interlocutions entre les acteurs et les analyses interlocutoires qui s’en dégagent s’affichent comme porteuses de sens et alors vectrices de résilience. Les pistes de recherches futures associées à cette méthodologie en champ scolaire consistent à évaluer les effets interlocutoires et les enchaînements de pensée en actes à l’oeuvre lors des séances, pour déboucher sur la production d’un outil d’évaluation pré et post discussion à visée philosophique permettant de rendre compte de l’implémentation d’un processus résilient à l’école avec des enfants ou des adolescents et d’en évaluer le degré, dans un second temps.