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Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Paul Valéry[1]

L’attitude d’Yves Bonnefoy envers l’oeuvre et la personne de Paul Valéry est absolument sans commune mesure avec celle qu’il manifeste devant les autres oeuvres, abondantes, qu’il a commentées. Les quelques mots qu’il en a offerts explicitement dans L’improbable, Le siècle de Baudelaire ou L’inachevable sont au moins injustes, sinon mesquins, ce qu’il reconnaît lui-même, en partie, dans le dernier de ces textes. Pourtant les trajectoires de ces deux auteurs, qui se sont partagé presque exactement tout le xxe siècle, présentent plusieurs points communs. L’un et l’autre se sont attachés à peu près aux mêmes poètes, Mallarmé, Baudelaire et Rimbaud notamment. Ils ont tous deux produit une oeuvre où la poésie accompagne une large activité de réflexion, marquée par des essais critiques, poétiques[2] ou métaphysiques. Ils ont tous deux eu leur chaire au Collège de France, à presque quarante ans d’intervalle. Or, on peut observer un autre point de rencontre entre eux, peut-être moins évident, et certainement moins abordé : c’est qu’ils furent tous deux traducteurs, d’une manière que nous aimerions rapprocher. Il nous semble que la façon dont chacun envisage la traduction, et les liens qu’ils établissent entre le traduire et le créer, permettront de mieux comprendre leurs particularités propres, sur fond de base commune. Et nous espérons, par cette voie, mieux saisir la profonde aversion que Bonnefoy a pu avoir pour Valéry, qui serait la manifestation visible d’une dissension plus profonde entre ces deux écrivains, et qui marque peut-être une fracture propre au siècle passé.

Nous devons tout de suite préciser que la traduction elle-même n’a pu tenir la même place dans les oeuvres de l’un et de l’autre. Bonnefoy a pratiquement toujours été traducteur, commençant dès 1957 la traduction des pièces de Shakespeare, puis des oeuvres de Keats, Yeats et John Donne, dans le domaine anglais, et de Leopardi et Pétrarque, auteurs italiens. Il ne s’agit donc pas pour lui d’une activité passagère, mais au contraire d’un accompagnement constant de son activité poétique. Valéry, a contrario, est un traducteur beaucoup plus rare. À part quelques exercices de jeunesse, il n’a traduit, à la fin de sa vie et pour donner suite à une commande de la société de bibliophiles Scripta et Picta, qu’un seul texte, les Bucoliques de Virgile. Pendant deux ans, en pleine guerre, de 1942 à 1944, il a travaillé à cette traduction — en plus de dispenser des cours au Collège de France — au milieu des bombardements, de même qu’il avait composé La jeune Parque, simple « exercice », pendant le premier conflit. Tout indique que c’est pendant ces mêmes années que Bonnefoy a pu assister à quelques-uns de ses cours, donnés par un Valéry déjà très malade, ce qu’il rappelle plusieurs fois sans beaucoup de sympathie. On est donc placés devant des traductions qui, en nombre et en durée, sont absolument incomparables. Par ailleurs, on remarque évidemment que la traduction de Valéry est faite à partir du latin, langue qu’il a apprise à l’école, ce qu’il note d’emblée dans sa préface[3]. Bonnefoy, pour sa part, traduit principalement l’anglais, une langue moderne comme chacun sait, même s’il la trouve sous une forme et dans des oeuvres déjà anciennes[4].

Mais laissons de côté, momentanément, ces différences, certes majeures, pour mieux y revenir après un examen plus approfondi des ressemblances entre ces deux entreprises, qui nous semblent fondamentales. On remarque, au premier titre, que chez l’un et l’autre la traduction a pu mener à une réflexion centrale sur leur poétique particulière, qu’ils ont présentée dans des textes denses et révélateurs. Valéry est, comme on sait, le fondateur de la Chaire de Poétique au Collège de France, là où Bonnefoy, de 1981 à 1993, aura sa propre Chaire d’Études comparées de la fonction poétique. La poétique, la réflexion sur la littérarité et le désir de proposer un retour critique sur leur propre activité créatrice sont donc constants chez eux. Et c’est là que se montre une profonde « communauté » entre les deux entreprises, terme que nous utilisons sciemment. Car si Bonnefoy a traduit toute sa vie, c’est au tournant des années 2000 qu’il propose une réflexion synthétique sur ce que la traduction a pu lui apporter, dans un ouvrage intitulé La communauté des traducteurs. Si, dès 1959, il avait amorcé une réflexion sur la traduction dans « Shakespeare et le poète français », celle-ci a commencé à prendre véritablement forme dans les Entretiens sur la poésie de 1981 et dans la seconde partie de Shakespeare et Yeats, en 1998[5]. Il a bien sûr préfacé la plupart de ses traductions, mais c’est pour chaque fois offrir, d’abord et avant tout, un commentaire critique du texte traduit, où les réflexions sur la traduction dans son ensemble et sur les liens entre traduction et création, ne sont que marginales. En ce sens donc, tous les deux ont produit sensiblement au même moment dans leur carrière une réflexion fondamentale qui conjoignait les actes de traduire et de créer. Nous allons maintenant tracer les grandes lignes de ces poétiques issues de la traduction, en commençant par Valéry.

Traductions et poétiques

Au début de ce qu’il appelle des « Variations sur les Bucoliques », Valéry[6] mentionne les circonstances et les quelques personnes qui l’ont amené à traduire ce poème, comme il est courant chez lui ; il considère qu’une oeuvre est le plus souvent le fruit d’une commande, et qu’elle est « abandonnée » plus que véritablement finie. Il évoque ensuite, brièvement, quelques particularités des langues latines et françaises, avant d’enfiler, coup sur coup, des définitions péremptoires, en italique, de la poésie, du vers et du rôle du poète. Puis il raconte le découragement qu’il a ressenti devant une telle tâche, qui l’obligeait à rivaliser avec « trois ou quatre siècles » de traductions lui paraissant d’emblée bien supérieures à celle qu’il pourrait produire. Il écrit ensuite, dès la deuxième page de ces « Variations » : « J’ajoute, je confesse que les thèmes bucoliques n’excitent pas furieusement mon courage[7]. » Or, si on veut bien prêter foi à toute cette fausse modestie, il apparaît clairement à quiconque, à ce stade-ci de sa lecture, que ces « Variations » peuvent passer pour le testament poétique de Valéry. Et on ne s’étonnerait guère, le connaissant, qu’il ait pris un malin plaisir à placer, en tête de cette édition de luxe confidentielle, l’essentiel de sa réflexion poétique.

Se disant « facile jusqu’à la faiblesse et à la bêtise » (VB, p. 209), Valéry livre ensuite une espèce de plaidoyer anti-volontariste, qui résonne tout particulièrement dans le contexte d’une France occupée. Il relie cet aspect à l’exercice plus général du langage et propose par cette voie un lien fondamental avec la traduction : « Écrire quoi que ce soit […] est un travail de traduction […]. C’est que, dans le domaine d’existence d’une même langue, dont chacun satisfait à des conditions du moment et de circonstance, notre interlocuteur, nos intentions simples ou complexes, le loisir ou la hâte, et le reste, modifient notre discours » (VB, p. 211 ; sauf indication contraire, l’italique est de l’auteur). Puis viennent des observations bien connues, sur la poésie plus particulièrement, où cet exercice de traduction généralisée[8] est en quelque sorte redoublé, dans la mesure où la poésie est déjà, par elle-même, un « intraduisible », comme on le dit aujourd’hui : la poésie « demande à inconnu », elle est « étrange et étrangère, précieuse, et solution unique d’un problème[9] qui ne s’énonce qu’une fois résolu » ; « [l]e poète est une espèce singulière de traducteur qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en “langage des dieux” » (VB, p. 212). Puis s’insèrent, toujours dans le fil de ce raisonnement, des remarques non moins connues sur ce que Valéry appelle la « poïétique », sur le faire poétique et sur la fabrication de l’auteur par son oeuvre : « J’eus, devant mon Virgile, la sensation (que je connais bien) du poète en travail […]. Ce sont toujours, au fond, les mêmes problèmes […] : l’oreille intime tendue vers le possible, vers ce qui va se murmurer “tout seul” et, murmuré, redevenir désir […]. » (VB, p. 214) Par une espèce de démarche régressive, Valéry s’est trouvé, comme traducteur, non devant le texte lui-même, mais devant sa conception et son élaboration, jusqu’au point focal de sa création : « Je vais, à ma façon, du poème achevé, et d’ailleurs comme cristallisé dans sa gloire, vers son état naissant. » (VB, p. 215) Viennent enfin des observations sur l’inachèvement constitutif des oeuvres du premier ordre qui, tel un phénix, les fait constamment renaître et justifie, par la bande, les multiples relectures et recréations qu’on peut en donner : « un ouvrage meurt d’être achevé. Quand un poème se fait lire avec passion, le lecteur se sent son auteur de l’instant, et c’est à quoi il connaît que le poème est beau » (VB, p. 218).

On ajoutera à cette présentation, forcément trop succincte, que Valéry ne dit que peu de choses des Bucoliques elles-mêmes, dont il ne cite qu’un vers, après quelques remarques sur l’auteur et sur les liens entre les poètes et le pouvoir. Voilà qui offre une image toute différente des nombreuses préfaces que livre Bonnefoy, qui voit une intime connivence entre la critique et la traduction, ce dont témoignent les titres parallèles de ses ouvrages La communauté des traducteurs et La communauté des critiques, tous deux publiés aux Presses universitaires de Strasbourg, en 2000 et 2010. Bonnefoy note d’ailleurs, dans le premier de ceux-ci : « Le traducteur a évidemment en lui du critique. Lire, c’est comprendre, vouloir comprendre, et quant à moi ce nécessaire “close reading” m’a conduit à consacrer à presque toutes mes traductions des essais qui sont certes de la critique[10]. » On sent bien sûr dans cette attitude, qui associe la traduction à la lecture plutôt qu’à la création, la marque d’une époque qui a promu toujours davantage la littérature comparée[11], sinon la littérature-Monde, afin de permettre aux différentes nations de partager entre elles les oeuvres jugées essentielles. Si Valéry pouvait encore se sentir l’héritier, même très lointain, d’un texte latin à l’origine de sa civilisation, la « mort » de celle-ci, qu’il a lui-même annoncée, a forcé les nations, par la suite, à radicaliser leurs différences et leur étrangéité, ce dont Bonnefoy porte la marque. Mais, pourtant, on ne peut réduire l’attitude de ce dernier, ni sa pratique traductrice, à un simple exercice de réception et de lecture. C’est là certes son point de départ, mais à partir duquel il élaborera une argumentation aporétique qu’il tentera de surmonter par une solution, étrangement, semblable à celle de Valéry.

Bonnefoy[12], nous l’avons dit, part du principe, essentiel à ses yeux, qu’il existe une différence incontournable entre les univers du traducteur et du texte traduit, différence touchant la langue, bien sûr, mais souvent aussi les époques, les milieux sociaux, les croyances, les schèmes de pensée, etc. Or, ces différences ne sont rien moins que révélatrices du sujet lui-même, qui peut ainsi mieux se situer. D’autre part, elles permettent de développer le sens critique, précisément par la différenciation, soit l’autocritique d’abord, mais aussi la critique de l’autre et de son texte, à rebours. De là un danger que Bonnefoy perçoit, puisqu’à mener à son terme ce regard critique, on revient au point de départ, ne découvrant chez l’autre qu’une énième image de soi-même :

Là, en somme, où on avait espéré élaborer, soit d’un coup soit peu à peu, une lecture vraie de l’oeuvre, une interprétation à vocation canonique, voici que paraît seulement, à la surface du texte, le reflet en miroir de son lecteur, une sorte d’autoportrait de celui-ci en critique. Et cela peut sembler bien décourageant, mais pour autant tout n’est pas perdu pour une vérité qui serait une élaboration collective.

CT, p. 21-22

Car pour Bonnefoy, cette « élaboration collective » devant le poème à traduire, qui ne serait ni le simple calque d’un original radicalement autre, ni son travestissement derrière l’image du soi, en somme la découverte d’un terrain commun entre l’autre et soi, constitue déjà l’entreprise du poème, en lui-même et par lui-même, et peu importe alors la langue de sa manifestation. Le poème est déjà cette tentative d’une rencontre avec l’autre et l’ailleurs ; et c’est pourquoi la traduction, loin d’être cette « belle infidèle » qu’on a cru, apparaît au contraire comme le filtre révélateur qui découvre l’origine même du poème :

Et il découle de cette constatation que critiques ou philosophes qui la tiennent pour véridique et poétiquement suffisante peuvent déclarer que le poème, le poème qui fut pourtant le point de départ du traduire, est non la cause mais la conséquence des traductions, puisque ce sont celles-ci qui, à la fin, vont offrir la forme développée de ce qu’il n’était qu’en puissance.

CT, p. 25

En effet, la langue n’est pour le poème qu’un biais, presque un handicap qu’il cherche à dépasser, pour atteindre une présence au monde dépouillée du mensonge de l’image. Rien de plus éloigné de la conception de Bonnefoy que la définition du signe saussurien, partagé entre signifiant et signifié ; c’est dans l’unité que la poésie fait signe, dépassant toute sémiosis, même infinie, et toute langue : « La poésie ne signifie pas, elle montre. Elle ne joue pas le jeu de la signification, elle le dénie au contraire, sa raison d’être étant de se porter au-delà des représentations, analyses, formules — au-delà de tous les discours de tous les savoirs —, vers l’immédiateté de l’être sensible que les concepts nous dérobent. » (CT, p. 28)

On reconnaît derrière ces observations les grandes lignes de la poétique de Bonnefoy, qui ont notamment mené aux cours du Collège de France sur l’image, et sur son ambivalence fondamentale. Toute image, comme peut l’être le langage qui use du concept[13] pour faire voir une chose qui lui est extérieure et qui lui reste, pour cela même, foncièrement étrangère, une image, dis-je, est une représentation forcément mensongère : elle fait croire qu’elle est mise pour la chose alors qu’elle en offre toujours, forcément, un raccourci. Or la poésie, et les arts en général, non seulement se servent des images, mais ils en font, de plus, leur matériau d’élection, même s’ils ont pour ambition de découvrir ce que Bonnefoy appelle une « vérité de parole ». Comment ? Eh bien, en révélant ce mensonge lui-même, constitutif de la finitude de l’homme, dans l’espoir de le percer, au moins partiellement, et d’accéder par là à un horizon qui serait un vrai lieu, à la fois présent et projeté. Or cette entreprise, qui se situe dans l’imperfection, qui passe par l’imperfection et s’en fait une exigence, se conçoit d’emblée comme une entreprise collective qui nécessite l’apport de chacun. Et cette parcelle de vérité qu’aura pu dévoiler le poète, peut-être son traducteur pourra-t-il, plutôt que la réduire, en poursuivre le dévoilement, en proposant des révélations et des alliages inédits ; la poésie, contrairement à ce que croyait Mallarmé, ne corrige pas à elle-seule « le défaut des langues », mais elle y contribue en partie, tout comme peut le faire le concours des autres langues, donc des traductions[14].

Et c’est sur ce point, étonnamment, que Bonnefoy retrouve Valéry, pour affirmer lui aussi que la traduction est une création recommencée : « En somme, le traducteur n’a pas à se laisser prendre au piège de la pluralité des significations dans le texte ; et ce qu’il doit, devant cette polysémie dont il a conscience, c’est recommencer en la personne qu’il est le mouvement même par lequel le poète avait déjà su porter, dans sa signifiance sans fond, l’unicité de son dire[15]. » (CT, p. 37) Cette connivence lui permettra même d’étendre sa métaphore de la communauté, qui ne touche plus seulement les traducteurs et les critiques, mais les poètes également : « Et comme ce recommencement est également ce que tentent, en ces mêmes jours de la société, ceux qui écrivent la poésie à partir seulement d’eux-mêmes, traducteurs et poètes n’ont guère à se sentir différents. Ils constituent la même communauté. » (CT, p. 38) Tous unis, donc, en marche vers un même « arrière-pays » ; et on se prend à rêver que Bonnefoy ait été tenté, enfin, de tendre la main à Valéry, qui avait aussi, derrière le souci des circonstances et derrière cette maladie qui l’a marqué, une préoccupation pour la finitude et ses mensonges ; et qui avait, lui aussi, ce désir inépuisable de toujours recommencer le travail poétique en communauté, se plaisant si bien à démentir ses propres dénégations.

Traductions et critique

Mais ce rêve ne sera que passager, et nous voudrions pour le montrer tenter de mieux comprendre ce qui a pu, si radicalement, distendre les poétiques de Valéry et de Bonnefoy. Nous allons quitter pour ce faire, mais momentanément seulement, le terrain de la traduction, pour nous intéresser davantage à celui de la critique. C’est de Mallarmé qu’il sera question, dont nos deux auteurs furent, sans contredit, parmi les continuateurs les plus illustres du xxe siècle. Nous prendrons appui sur le texte de Bonnefoy inséré dans son ouvrage Le siècle de Baudelaire, intitulé simplement « Valéry et Mallarmé », qui fut initialement présenté à un colloque sur Valéry, en 1995. C’est probablement, toute proportion gardée, le texte le plus neutre sur Valéry que Bonnefoy ait écrit. Cela dit, il se trouve dans ce texte, sinon une erreur objective, du moins une inflexion biaisée des faits qui nous semble tout à fait révélatrice de la poétique de Bonnefoy bien sûr, mais même de celle de Valéry. Voyons plus en détail.

Après avoir cité un extrait de la « Prose pour des Esseintes » de Mallarmé, Bonnefoy mentionne une lettre de Valéry, datée de 1940, où celui-ci exprime à Émilie Noulet, qui vient de lui envoyer son livre sur Mallarmé, de fortes réserves, et même son mécontentement. Il est « choqué » qu’on manipule ainsi les poèmes du Maître, il aurait préféré les voir sauvegardés dans leur « gloire », pour reprendre un terme cité plus haut. Il rappelle notamment, toujours dans cette lettre, sa « colère […] quand Bonniot a publié les brouillons d’Hérodiade[16] ». Bonnefoy note alors, comme pour proposer une seconde explication pour cette réaction violente, inconsciente, que Valéry s’est toujours gardé de comprendre trop avant l’oeuvre de Mallarmé, comme s’il sentait bien légère l’entreprise consistant à expliquer des poèmes qu’on aurait mieux fait de conserver dans leur mystère fondamental. Et pour rendre compte de cette incompréhension, Bonnefoy présente des faits bien connus d’une façon qui me semble biaisée. Il affirme d’abord : « Il y avait pourtant chez Valéry des aspects de son intellect, et très tôt dans son existence il y avait eu aussi des événements, qui étaient bien faits pour lui permettre de comprendre Mallarmé mieux que quiconque[17]. » Si on suit donc la structure chronologique induite par les verbes (l’imparfait et le plus-que-parfait) et l’adverbe (« très tôt »), on devrait donc dire que les « événements » sont venus en premier, puis ensuite les « aspects » de l’intellect. Or la suite précisera la teneur de « ces événements », qui semblent se réduire à un seul :

Très tôt, Valéry avait découvert, à l’occasion d’une passion amoureuse qu’il avait cru éprouver, qu’on pouvait être le jouet de l’illusion aux heures qu’on imagine les plus intenses ; et cette déconvenue qui pour d’autres que lui, y compris les plus exigeants, aurait pu n’être qu’une étape sur les chemins de la vie l’avait humilié si intensément qu’il ne s’en était redressé — partagé entre la mortification et l’orgueil — qu’avec le projet de faire de son esprit, la veille encore abusé, un « moi » transparent à soi-même, aussi dégagé que possible des contingences du jugement[18].

Or, mettant ensuite en relation cette crise avec celle qu’avait vécue Mallarmé, Bonnefoy affirme que ce qui aurait dû mettre Valéry en position de comprendre le Maître l’en a, en fait, éloigné, parce que sa réaction a été tout opposée à la sienne. En gros, Mallarmé découvrant le Beau après avoir rencontré le Néant serait à l’exact opposé de Valéry, qui aurait renié la poésie et choisi la froide conscience réflexive après avoir rencontré le leurre des représentations. Il y a là une tournure de l’argumentation qui ne manque pas d’étonner, mais qu’on ne notera qu’en passant : on ne sait plus si la crise qu’on appelle « de Gênes », vécue par Valéry, a contribué ou a nui à sa compréhension de Mallarmé ; et du reste, s’il faudrait en passer par là pour le comprendre, ce qui serait pour le moins étonnant. Nous y reviendrons par une autre voie, mais nous intéresse davantage la chronologie des faits telle qu’on peut la déduire du récit de Bonnefoy, qui semble poser, d’abord, la crise de Gênes, ensuite un changement de posture intellectuelle et, enfin, l’incompréhension de l’oeuvre mallarméenne qui en découlerait[19]. Ce point est capital. Par ailleurs, où situer la crise mallarméenne dans ce parcours ? Une chronologie un peu plus exacte, en effet, renverserait plutôt les termes. Contrairement à ce que pouvait laisser entendre Bonnefoy, la crise de Gênes n’est pas antérieure à l’incompréhension de Valéry, ni même à son amour pour l’oeuvre de Mallarmé ; en fait, tout indique qu’elle n’a nullement joué dans sa compréhension de cette oeuvre puisque, dès ses premières lectures, il a éprouvé à la fois la difficulté de ces poèmes et son attachement pour eux, deux éléments qu’il a d’ailleurs toujours reliés[20].

Mais surtout, cette distorsion des faits montre une profonde différence entre les deux poètes, liée précisément à la crise mallarméenne. Différence, d’abord, dans les proportions : la crise des années 1864-1866, dont témoignent les lettres de Mallarmé à Cazalis et Lefébure, revient comme un leitmotiv dans les commentaires de Bonnefoy sur l’oeuvre, alors qu’elle est presque totalement absente des études de Valéry. Ce dernier ne l’aborde que dans une conférence de 1933, lorsqu’il évoque les extraits de la correspondance avec Théodore Aubanel qui venaient de paraître[21]. Il cite les extraits où Mallarmé projette son « oeuvre entière », « cinq livres » à réaliser pour les vingt années suivantes : « J’ai jeté les fondements d’une oeuvre magnifique », affirme-t-il[22]. Valéry retient cette idée d’une création « à partir de la solitude » et « en vue de la solitude », du travail solitaire à l’écart de toute ambition de publication ou de reconnaissance immédiates. C’est un Mallarmé plus attaché au travail poétique qu’à l’oeuvre finie qu’il révèle, ce qui lui fera dire : « Il se fait du langage une idée toute personnelle, qui devient le centre de ses pensées. […] Il ne consentait pas à écrire sans savoir ce que c’est que d’écrire, et ce que peut signifier cette étrange pratique[23]. » Il est vrai que les lettres à Aubanel sont assez différentes de celles à Cazalis et à Lefébure, écrites à la même époque ; qu’elles présentent une vision moins dramatique de la crise et plus pragmatique. Il n’en reste pas moins que le portrait qu’en donne Valéry est tout à fait cohérent avec ce qu’il présente par ailleurs. Il ne montre de la crise que la décision de se consacrer sans compromis au Beau, en faisant abstraction de la découverte du Néant qui la précède.

Voilà un élément qui l’oppose franchement à Bonnefoy. Pour ce dernier, au contraire, la crise mallarméenne est essentielle à la compréhension de son oeuvre, et plus précisément le double mouvement de cette crise. Pour le paraphraser, nous dirions que Bonnefoy a eu besoin de cette crise pour comprendre Mallarmé. Sans ce mouvement aporétique qui fait qu’on rencontre la vanité des représentations, le Néant du langage et le plumage mensonger de Dieu avant de se consacrer au Beau, mais cette fois-ci lucidement, sans fausse aspiration vers un Idéal qui ne serait que voeu pieux, impossible de comprendre Mallarmé. La vision de Valéry est continue : elle montre un poète qui travaille sans relâche, et sans accident dirions-nous, vers un but qu’il sait hors d’atteinte. On comprend mieux dès lors son souci de la « gloire » de l’oeuvre abandonnée et son aversion pour la publication d’ébauches, telles celles d’Hérodiade, ce poème conçu précisément pendant la crise. Au contraire, la vision de Bonnefoy est dramatique, elle a besoin de cet accident que fut la crise mallarméenne, car elle inscrit le poète dans sa propre finitude, dans l’élection d’un lieu terrestre, que Mallarmé nomme le « séjour », comme Bonnefoy se plaît à le rappeler. Or, on peut dès lors recouper ces deux visions avec un autre fait : c’est que Valéry, malgré le nombre important de ses textes sur Mallarmé, ne cite que très rarement son oeuvre, et qu’il la commente encore moins. On ne trouverait, dans la conférence citée plus haut, que des extraits récités par une certaine Mme Moreno, suivis par quelques commentaires historiques de Valéry. Ce qui l’intéresse au premier chef, c’est le travail poétique qui fut nécessaire à la création de ces oeuvres. En somme, Valéry porte un regard poïétique sur les poèmes mallarméens, alors que Bonnefoy en produit une herméneutique. Et c’est là, à notre avis, un départage propre au siècle précédent, où à une ère poétique a succédé une ère herméneutique.

Quel lien peut-on proposer, enfin, entre ces deux visions et l’exercice de la traduction ? Nous avons déjà noté, à quelques reprises, comment Valéry liait l’entreprise mallarméenne à la connaissance de la langue. Dans un de ses derniers textes sur Mallarmé, intitulé « Sorte de préface », Valéry évoque en conclusion Les mots anglais : « S’agissant de l’anglais, il tenta d’appliquer à l’étude de cette langue le sentiment infiniment délié qu’il avait des délicatesses musicales de la nôtre. Le livre Les mots anglais est peut-être le document le plus révélateur que nous possédions sur le travail intime de Mallarmé[24] ? » Pour Valéry, être poète, c’est comprendre la valeur fiduciaire du langage, son artifice foncier et la nécessité, pour cette raison même, de connaître chacune de ses ressources et chacun de ses effets, qui concourent à son « charme ». En ce sens, les langues ne sont pas différentes les unes des autres, car elles reproduisent toutes les mêmes mécanismes qui permettent aux humains de communiquer. C’est plutôt la poésie, dans son ensemble, qui se démarque, dans sa volonté d’abstraire ses produits langagiers de l’échange commun et d’élire des textes rares, adressés à quelques lecteurs élus. Pour Bonnefoy, au contraire, c’est la différence même des langues qui est signifiante et qui révèle l’étrangéité que la poésie viendrait exemplifier. Chacun se trouve confronté à un Autre qu’il tente de comprendre, par-delà des différences irréductibles ; et cet Autre, ce peut être l’étranger, ce peut être un texte obscur, mais ce peut être, tout aussi bien, la matière qui nous entoure, les lieux dans lesquels nous habitons et avec lesquels nous ne nous confondons jamais. Pour Bonnefoy, la poésie, c’est à la fois la conscience d’une frontière à franchir et l’espoir que par-delà celle-ci une vérité puisse se trouver, malgré les échecs répétés du passé. Voilà deux poètes, en somme, qui nous placent, aujourd’hui, devant un choix déchirant : doit-on valoriser la continuité d’un travail acharné, pour qui le produit est secondaire, ou l’inachevable d’une crise constamment ouverte, portée par l’espoir d’une présence sans leurre ?