Corps de l’article

Ces corps forment des jambages et des lettrines, un enchaînement de formes et de traits, en somme une belle écriture mais illisible. Ils écrivent sans « parler ». À l’inverse des hommes-symboles d’hier, ce ne sont ni des mots ni des sens, mais des graphes silencieux, droits, penchés, inversables et muables, qui s’écrivent sans qu’on sache ce qu’ils écrivent. Perdus à eux-mêmes, ils dessinent plutôt une musicalité de formes — glossographie et calligraphie.

Michel de Certeau[1]

Cette épigraphe de Michel de Certeau décrivant le Jardin des délices de Jérôme Bosch pourrait traduire un lien insoupçonné entre deux essais poétiques, deux écrits contemporains qui, pourtant, semblent esthétiquement se situer à l’opposé l’un de l’autre. Ces textes sont « Une poétique en miettes » de Jacques Brault, dernière section du recueil Trois fois passera, publié en 1981[2], et « Je ne reviendrai jamais du labyrinthe » de Jean-Marc Desgent, bref article polémique publié en 1984 dans un pamphlet collectif de la revue Les Herbes rouges intitulé Qui a peur de l’écrivain[3] ? Ces deux courts textes interrogent la pratique d’écriture et la conception du poème, ils illustrent ce que les deux auteurs conçoivent comme art poétique : du dénuement lyrique chez Brault et de la « pratique artistique » (L, p. 38) chez Desgent, qui, symptomatiquement, n’aborde le poème que de biais, comme un processus physique de déchirement, une trouée de l’être qui s’opère par l’écriture, trouée d’une nature moins ontologique que mythologique au sens fort de ce terme, c’est-à-dire (re-)création du monde, grâce ou « rouerie » devant le vide qui renverse la lettre et l’ordre d’un « Christ apollinien » (L, p. 37)… aussi bien dire une démesure qui renverse la juste mesure des critiques littéraires[4].

Nous avons privilégié un retour critique sur ces deux textes en raison de leur convergence vers un point de fuite irrésoluble, qui mène l’écriture à une nudité désemparée. Au-delà de leurs différences formelles, ces deux essais dévoilent une cohérence, et une jubilation, dans le non-savoir du poème. Nous les avons retenus aussi en raison de leur dates de composition rapprochées qui autorisent leur inscription dans une même période de la littérature québécoise, soit celle d’un « décentrement » de la poétique, ce que nous commenterons au long de cet article. En somme, la réunion de ces deux textes antithétiques voudrait évoquer le délire des galbes élégants, corps disparates, hybridations et grotesqueries qui parsèment le tableau de Bosch, où derrière le foisonnement baroque des masques et des figures se dissimule la nudité des êtres adonnés entre eux, tels le grylle-encrier, les poissons-clercs, l’Ève-Sibylle et les hulottes-Éros[5].

D’emblée, la juxtaposition des poètes Jacques Brault et Jean-Marc Desgent paraît un choix surprenant. Entre la mélancolie discrète du premier et l’emportement viscéral du second, rares sont les aspects qui concilient leurs approches esthétiques. Dans le spectre de l’intonation verbale, tout indique que ces deux auteurs investissent les pôles opposés : violence et chuchotement. Brault est avant tout reconnu pour un ton calme, minimaliste. Suivant les indications de celui-ci sur la notion de tonalité, d’« effet tonal » ou de « vibration tonale[6] », il est manifeste que les recueils de Desgent figurent l’exact opposé de la lenteur et du murmure, traits incontestablement associés à l’écriture intimiste[7]. De nombreuses études soulignent le lyrisme discret, qui développe une esthétique de la pauvreté, de l’effacement ou du « presque silence » chez Jacques Brault[8]. À l’inverse, les recueils de Jean-Marc Desgent présentent le versant de la profusion et de l’effervescence langagière. Chez ce dernier, la violence est polyglotte. Les corps multiples empilés des amants provoquent de multiples cassures de vers, des enjambements, une tension constante entre la perte et le désir qui résulte en failles de syntaxe et de grammaire. Là où Brault insinue une impersonnalisation, Desgent effectue une multiplication des pronoms :

tout ce beau monde déchiré à grande allure.
Poussé, projeté, ça me débat de partout,
mes mots simultanés, bousculés, les êtres bousculés, simultanés, ça s’entrechoque, ça se traverse, ça disparaît dans la fluidité, ce qui ne s’explique jamais[9].

Entre Moments fragiles de Jacques Brault (Noroît, 1984) et Malgré la mort du monde de Jean-Marc Desgent (Les Herbes rouges, 1985) — deux recueils que l’on pourrait considérer comme l’actualisation poétique des réflexions mises de l’avant dans les deux essais qui nous préoccupent — la différence ne tient pas seulement aux enjeux d’écriture, mais aussi à l’intensité, à la densité et au rythme des vers. De la filiation littéraire (l’intimisme de l’un contre le formalisme de l’autre) jusqu’à la disposition visuelle des poèmes (les vers brefs inspirés des haïkus japonais de Brault contre les poèmes-fleuves de Desgent), tout paraît donc séparer ces deux voies poétiques.

Or, les deux auteurs se retrouvent dans un décentrement de la réflexion poétique. Suivant une deuxième lecture attentive aux manques, trous, creux qui errent entre les paragraphes détachés et segmentés de ces deux textes, il s’avère que ceux-ci se fondent sur des prémisses similaires et paradoxales : l’émiettement du discours et le refus de la définition. Là où Jacques Brault indique : « Ne pas définir, mais indéfinir. La poésie ne vient au poème que par surcroit » (PM, p. 82), Jean-Marc Desgent écrit : « Je n’affirme pas, je m’affirme dans un présent interrogé. » (L, p. 31) L’absence de règles normatives (ce que devrait être, a priori, un art poétique) s’avère le point commun de ces deux textes. Ce défaut de référent stable n’en constitue pas moins le moteur de l’écriture, d’où la position intenable et aporétique des deux auteurs. Desgent est éloquent sur ce point, affirmant dès le début de son texte :

La douleur, c’est moi : incertitudes et questionnements profonds, durs, méchants. Elle est labyrinthe qui mène jusqu’à moi, errance infinie, écriture. Dans le dédale, avant et après, derrière et devant, surgissent, simultanés. Je dis oui aux équivoques et la douleur me dévoile en toutes contradictions. C’est l’ambiguïté du texte que je suis.

L, p. 31

Incertitude et douleur qui se décèlent aussi dans le texte de Brault : « Et par ces pages mal fichues me vient une douleur. Enfantine. Insondable. » (PM, p. 87) Au questionnement quant à une « raison » d’écriture, nous retrouvons donc une même réponse caduque dans « Une poétique en miettes », qui débute précisément par un acquiescement à l’incertitude : « Encore écrire sur l’écrire ? Pourquoi, alors que je ne sais pas ? — Peut-être pour cette raison même » (PM, p. 73 ; l’auteur souligne). C’est en résistant à une domestication théorique que ces deux textes se rejoignent. Le refus de clore le texte sur une signification fixe entraîne un émiettement du discours, qui se manifeste dès lors selon différentes fragmentations syntaxiques, ruptures de ton, distractions lyriques, dérives et vertiges des sens.

En plaçant côte à côte « Je ne reviendrai jamais du labyrinthe » et « Une poétique en miettes » nous obtenons un étrange panorama : forêt urbaine, ciel en morceaux détachés[10]. Pour saisir la portée toujours actuelle de ces écrits — si l’on en juge par deux essais ultérieurs qui réinvestissent les voies ouvertes ici : Dans la nuit du poème de Jacques Brault (Noroît, 2011) et Artaud-Gauvreau de Jean-Marc Desgent (Poètes de Brousse, 2010) —, il faut d’abord les situer dans le contexte d’un « décentrement » de la littérature au Québec, propre au début des années 1980. Nous verrons dans un deuxième temps comment chacune de ces esthétiques organisent une perte de sens selon leur tonalité respective (vacance chez Brault, surabondance chez Desgent) et produisent un éparpillement des signifiés possibles, trous ou ouvertures poétiques qui induisent une nudité autrement féconde, par exemple en tirant du désastre un bonheur de l’échec : « Écrire, aimer, il n’est jamais trop tard pour s’y mettre. Il n’est jamais insignifiant ou désastreux d’échouer. J’écris donc dans le but de renouer un fil cassé, de retrouver la force et la douceur de certains mots, de certains traits — trahis. » (PM, p. 86) Dans un troisième temps, il s’agira de relier ce mécanisme de dénuement qui menace tout poème de disparition — « Donc, se taire : laisser être le chant, nu, désarmé, plus risible encore que l’espoir » (PM, p. 79) — à une érotique (du vide), à une mythification amoureuse, suivant la conception de quelques trouvères médiévaux, mystiques de la Dame : « Mais le corps adoré échappe autant que le Dieu qui s’efface. Il hante l’écriture : elle chante sa perte sans pouvoir l’accepter ; en cela même, elle est érotique[11]. »

Début des années 1980 et non-savoir : décentrement de la poétique

Situer convenablement les deux textes de Brault et de Desgent exigerait une longue discussion, d’abord sur le terme générique d’art poétique[12], puis sur les délimitations respectives de l’essai et du pamphlet, ainsi que sur les enjeux divergents du recueil[13] et de la revue[14]. Résumons. Il est majoritairement admis que le dernier chapitre du recueil Trois fois passera, recueil par ailleurs fort composite, constitue à lui seul, comme une pièce détachable, un art poétique en miniature : « Quand un poète québécois se risque à écrire un art poétique ou sa poétique, il passe le plus souvent par la métaphore, ou bien il le fait avec une modestie extrême (c’est le “Petit art poétique” de Claude Paradis), ou bien sans volonté de systématisation (c’est “Une poétique en miettes” de Jacques Brault)[15]. » Le court texte de Desgent, quant à lui, ne correspond guère au contenu attendu d’un traité de versification. Article polémique, ponctuel, répondant à une attaque ciblée de certains critiques littéraires, il concerne avant tout les enjeux d’un impensable dans la pratique de l’écriture, discuté autour de la notion ou de la posture de l’« intellectuel ». Les principes de la poétique ou du poème n’y sont jamais spécifiés. Certes, Desgent mentionne l’un de ses propres livres, Transfigurations (Les Herbes rouges, 1982), où les vers et une prose dense alternent constamment, mais il le désigne simplement comme « mon texte » ou « mon livre » (L, p. 35-36), nullement comme un « recueil », encore moins poétique. Ainsi faudrait-il comprendre le terme d’art poétique dans sa plus large acception pour y inclure un texte tel que « Je ne reviendrai jamais du labyrinthe ».

Toutefois, il est possible d’inférer qu’une telle conception de l’écriture qui n’aborde le poème que de biais s’avère caractéristique de la résurgence paradoxale de l’ars poetica au xxe siècle. Contrairement aux modèles classiques et aux traités des académiciens du xviie siècle qui prescrivaient règles et mesures, les poésies modernes s’évertuent effectivement à dénouer ces mêmes règles pour témoigner d’une expérience davantage sensible, introspective, parfois ironique et même « réfractaire » de l’écriture[16]. Dans ce cas, le texte de Desgent s’avère symptomatique d’une « tendance à traiter comme arts poétiques des textes ou des poèmes écrits dans une tout autre intention et n’en portant pas officiellement la marque[17] ». En déplaçant les repères poétiques habituels vers un questionnement mobile qui concerne éminemment l’ordre physique et pulsionnel de l’écriture, Desgent semble oblitérer les questions de poétique, mais c’est précisément un redéploiement de celles-ci — se tenir dans l’incertitude, foudroyé et exultant — qui lui ouvre l’accès à la pratique du poème :

L’être du labyrinthe s’affiche comme erreurs, hésitations, peurs, piétinements, réflexions, signes et symboles, allégresses, activités créatrices et destructrices : il est de multiples instants complexes, il vit l’illisibilité de sa démarche. L’écriture me va bien puisqu’elle porte le lacis toujours présent entre les mots et le monde qu’ils cherchent à nommer (le langage tente de traduire le réel, non le monde-en-soi). J’écris afin d’avouer que je ne pourrai jamais marquer l’endroit du silence et de la douleur, ce que d’autres écrivains appellent l’indicible.

L, p. 34

Considérer le texte du « labyrinthe » comme un art poétique permet dès lors de mieux comprendre la position de Desgent dans le débat autour des notions de l’« intellectuel », du modernisme et du sacré — notions qui ne sont jamais purement théoriques chez Desgent, mais toujours fusionnées à son écriture, dans la prose comme dans la démesure des vers. Aussi, la teneur lyrique (et épique !) du texte du « labyrinthe » se vérifie rapidement quand on établit des parallèles avec un deuxième texte réflexif de Desgent, celui-ci consacré explicitement au poème, intitulé, intégralement, « Tête penchée, tête coupée ! 13 notes inutiles sur le poème et le poète, sur leurs liens et leurs condamnations ! », dont la treizième et ultime note indique : « Je suis venu au poème par désintégration ignée — nécessité incontrôlée d’incendier ma vie, d’écrire au milieu de ce feu. Voilà pourquoi il m’est si difficile d’être ici, simplement[18]. »

Entre la réflexion mélancolique de Brault et la rubrique emportée de Desgent, outre la différence de ton, il y a également un décalage quant à la notoriété ou la maturité du texte. Au début des années 1980, Jacques Brault, né en 1933, est déjà bien établi dans les lettres québécoises. Rappelons que le recueil Trois fois passera paraît après ses premiers recueils poétiques, plusieurs encensés par la critique (de Mémoire en 1965 à L’en dessous l’admirable en 1975) ; après aussi des ouvrages d’édition critique (Alain Grandbois, 1968 et Saint-Denys Garneau : Oeuvres en 1970), des téléthéâtres (Trois partitions, 1972) et des essais (Chemin faisant, 1975). Plusieurs études universitaires lui sont déjà consacrées, qui relèvent les thèmes essentiels et récurrents dans la suite de son oeuvre : le dépouillement matériel et métaphysique, le taoïsme discret, une vision hétérochronique de l’histoire et de la politique en écart, la porosité du vers et de la prose, le geste de l’artisan opposé à la grandiloquence rhétorique[19]. Tous ces traits seront exploités dans la poétique des « miettes » avec une subtilité têtue : « Écrire me reste un dur apprentissage. Et je n’ai pas besoin des procurateurs du sens théorisé (terrorisé) pour me faire pressentir que le langage, sans cesse, me précède là où je veux aller. » (PM, p. 76) Il est possible d’envisager « Une poétique en miettes » comme un premier bilan de l’art poétique de Brault, c’est à ce titre que ce texte gagne à être relu[20]. À ce petit silence que les êtres laissent derrière soi lorsqu’ils se déshabillent, cette frivolité grave, Brault n’y dérogera plus — quelques trente ans plus tard, il brodera toujours, si ce n’est avec plus de finesse encore, autour du silence du poème et du vide, cette « intime béance où fait défaut le poétique éprouvé, étalonné, déjà mesuré[21] ».

La situation de Jean-Marc Desgent s’avère d’une autre stature. En 1984, le poète montréalais est âgé de 33 ans. Jusqu’alors, il a rédigé quelques recueils et des articles dans la mouvance de la contre-culture, notamment en participant aux éditions Cul-Q et à la revue Hobo-Québec. Entre 1981 et 1989, il publie six plaquettes dans la revue Les Herbes rouges (cinq recueils poétiques et un « récit » en prose). Il demeure cependant largement méconnu, contrairement à d’autres auteurs qui bénéficient d’une meilleure visibilité (comme François Charron, Roger Des Roches ou Yolande Villemaire, par exemple[22]). C’est à titre de collaborateur régulier de la revue Les Herbes rouges qu’il participe au numéro collectif Qui a peur de l’écrivain ?, aux côtés de François Charron, André Beaudet, Nicole Bédard et Carole Massé. Le texte du « labyrinthe » témoigne de la volonté d’un jeune auteur de se positionner dans l’échiquier littéraire en revendiquant ce qui semble être, en fait, une non-position (une « im-posture », pour reprendre le terme de Beaudet[23]). Il s’agit surtout pour Desgent de soutenir une démarche qui ne soit pas exclusivement théorique : « La “profondeur” ne se présente pas comme un acte de rhétorique, mais de recherche, un plongeon dans le plaisir, l’extraordinaire, la terreur, elle joue avec enthousiasme, démesure et ivresse, elle est intimité et biographie. » (L, p. 34)

De plus, si Jacques Brault est réputé pour avoir consigné plusieurs textes brillants sur l’art poétique[24], Jean-Marc Desgent, par contre, est beaucoup moins volubile sur sa pratique d’écriture. Seules quelques petites notices disséminées dans des ouvrages collectifs explicitent sa conception du poème[25]. Interroger en parallèle « Une poétique en miettes » et « Je ne reviendrai jamais du labyrinthe » permet de passer outre cette différence quantitative, due en grande partie au saut générationnel entre les deux auteurs.

Examiner conjointement ces deux textes permet de mieux cerner un contexte de décentrement théorique, de morcellement thématique, d’hétérogénéité des genres où s’indifférencient la prose, l’essai et le poème. Cette notion de « décentrement », mise de l’avant dans l’ouvrage Histoire de la littérature québécoise, caractérise la production des années 1980 :

Tous ces décentrements (par rapport à la nation, à l’Histoire, à la France, à la religion catholique, à la littérature elle-même) se ramènent peut-être au fond à un seul, qui est celui du sujet individuel lui-même, lequel doit reconstruire son identité dans un monde où la nation et la famille se sont décomposées[26].

C’est dire qu’après l’engagement collectif, social et politique des écrivains lors des années 1960, et après les explorations formalistes et contre-culturelles des années 1970 qui virent se former des groupes antagonistes, la poésie des années 1980 emprunte des voies essentiellement introspectives, intimistes, singulières, souvent morcelées, isolées, discontinues. Incertains quant au rôle que doit assumer la poésie dans la société, les auteurs hésitent désormais à se livrer entièrement à une idéologie précise (nationalisme, marxisme, féminisme, situationnisme, etc.), jugée restrictive, sinon aliénante ; d’où l’ambiguïté autour de l’importance politique et le rôle de l’intellectuel et de son engagement social, ce que les signataires du pamphlet des Herbes rouges nomment ironiquement l’« enrégimentement » des écrivains « au nom de la Théorie et du Réel[27] ». L’éclectisme athéorique de cette période s’avère particulièrement visible dans le numéro célébrant les dix ans de la revue Estuaire, numéro double intitulé « L’art poétique », publié en janvier 1986 et réunissant 38 auteurs et autant d’approches du poème. Ce volume rassemble des textes très disparates qui témoignent de l’éparpillement de l’ars poetica moderne, où le refus de la définition et la pensée fragmentaire sont partagés par la majorité des poètes[28]. À cet égard, les textes étudiés de Brault et Desgent s’inscrivent tout à fait dans l’ambiance discordante de cette décennie au cours de laquelle « les poètes contemporains abandonnent la fonction de célébration de la poésie au profit de sa puissance d’interrogation[29] ».

Cela dit, en rapprochant les deux traités poétiques de Brault et de Desgent, notre hypothèse va plus loin qu’un premier constat de disparité par la tonalité, calme ou exaltée, ou qu’une seconde analyse qui décèle en ces deux textes, comme en leur époque, une similitude par l’éclatement du poème. Il s’agirait d’une troisième voie. Ni semblable ni dissemblable, ils se rejoignent, subrepticement, par une ellipse, ligne oblique ou chemin de traverse. C’est encore la rue transversale par laquelle s’éloignent la joie et les pas de l’étranger de Saint-Denys Garneau… Ici, le poème advient par un saut dans le spirituel et l’absurde, c’est-à-dire par l’érotisme du vide[30]. Si les poétiques de Brault et de Desgent accèdent effectivement à un hors-lieu commun, c’est par le dénuement et l’érotisme : la distance, sans cesse rejouée, entre le fantasme et son assouvissement, entre l’avant et l’après de l’amour, et de l’écriture. Car, effectivement, Jacques Brault est un être érotique (c’est un point trop souvent ignoré par la critique[31]) :

Une petite ombre, féminine, à l’orée du temps et de la nuit, me donne lumière sur moi-même. Avoir écrit, avoir aimé, c’est, me dirai-je, toute la grâce de l’instant d’après, une giclure de vérité qui submerge les basses ambitions, un échec heureux qui dénude et désarme, qui ouvre le corps non plus aux conquêtes mais à la paix du laisser-être[32].

Or, en relisant les textes du « labyrinthe » et des « miettes », il est permis d’aller plus loin que le décentrement et le désengagement individualiste marqué des années 1980. Le dévoilement des corps se jouant à la surface des draps et des peaux veloutées du papier, et au revers la nudité du nul à voir et du rien à savoir, voilà ce que mettent en jeu les fragments de ces deux auteurs : « Le silence, là, s’impose — physiologiquement. Comme une satiété du corps. » (PM, p. 75) Il nous reste alors à montrer en quoi l’érotisme qui sourd de ces textes n’est pas étranger à la poésie mystique amoureuse, au secret des troubadours et à l’ivresse taoïste comme à la transe des rebouteux païutes, bref : au jardin des délices. Nous devons alors relire ces deux textes à la faveur d’une vacuité faste, d’un vide fécond : « Le poème est caché, enveloppé, drapé. Il ne montre rien à l’oeil nu. Il faut l’éplucher. Il s’avère un véritable fétichisme, un dispositif de décomposition, un abandon, un déshabillage lent, un érotisme du vide. » (TT, p. 83)

Jacques Brault et les miettes

Mais n’allons pas trop vite : avant de parvenir à l’état de dénuement ascétique, chez Brault, ou de dénuement extatique, chez Desgent, il faut passer par l’émiettement, effectivement, par l’effritement des certitudes. D’où le premier texte à l’étude, dans lequel Jacques Brault interroge les fondements de sa pratique poétique, mais, de façon surprenante pour un poète aguerri, s’avoue encore ignorant. Le texte débute ainsi par un paragraphe isolé — une miette littéralement :

Encore écrire sur l’écrire ? Pourquoi, alors que je ne sais pas ? Peut-être pour cette raison même. Certains critiques, eux, ont l’air de savoir. Ils disent : poètes du pays, de la ville : ou bien poètes de l’eau, de la mélancolie, que sais-je encore. Je ne sais pas. Quand l’amour, avec un air de mourir, est venu décolorer ton visage, alors, oui, j’ai su. Me demander maintenant : ce que j’écris, est-ce ou non poésie ? peu m’importe. La seule chose évidente, c’est que la poésie m’apparaît rigoureusement inutilisable. Et que les arbres ne sont jamais si beaux qu’en hiver dans leur dénuement, ils font corps avec le ciel qu’ils soutiennent — et couvrent d’une écriture tremblée.

PM, p. 73 ; l’auteur souligne

Retenons la formule initiale : « Encore écrire sur l’écrire ? Pourquoi, alors que je ne sais pas ? » Il s’agit d’une formule d’humilité et d’inconnaissance qui revient constamment dans les essais de Jacques Brault : poser la question et ne pas y répondre, ou plutôt y répondre en n’y répondant pas. Il est possible de citer quelques autres textes, pêle-mêle, sur le pays : « Vous me demandez ce qu’est mon pays. Je vais sans doute vous décevoir par mes propos à bâtons rompus » ; sur le réel : « Je crois du réel qu’il demeure une énigme. […] Quelle certitude possédons-nous, hormis celle de n’être certain de rien ? » ; sur la prose : « L’un a lancé le caillou : Pour qu’il y ait roman… et l’autre a ricoché :… renoncer au roman. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que c’est un curieux alexandrin » ; jusqu’à tout récemment dans l’ouverture de l’essai Dans la nuit du poème : « Quand je me demande ce qu’est un poème, je ne me pose pas une question académique, non, dans ma connaissance il y a réellement une lacune ou à tout le moins une perplexité ; je ne possède pas de définition du poème[33]. » Ces formules servent de leviers heuristiques, elles permettent d’ouvrir la réflexion sans figer le poème dans une compréhension rigide ou prédéterminée. À mi-chemin entre la sagesse socratique et le non-savoir taoïste, l’aveu de Brault se lit comme une activation du poème, qui n’est jamais une structure inamovible ou une essence éternelle, mais une interrogation de la poésie.

Chez Brault, c’est un fait souvent relevé, il y a un brouillage constant entre l’essai et la poésie, entre la prose et le vers, le lyrisme et le prosaïsme. C’est notamment visible dans ce premier paragraphe. Entre deux phrases didactiques, il glisse une envolée lyrique : « Quand l’amour, avec un air de mourir, est venu décolorer ton visage, alors, oui, j’ai su. » Nous pouvons déjà noter la pointe d’érotisme surgir, mais soulignons surtout l’astuce utilisée par Brault, qui n’est jamais loin de l’ironie du philosophe Søren Kierkegaard (dans un ouvrage nommé incidemment Les miettes philosophiques), où le philosophe danois n’hésite pas à emprunter les détours et artifices de la pensée pour mettre en échec les promoteurs de la pensée objective — pensée qui est toujours profane, au contraire de la foi qui nécessite un saut dans le spirituel et qui va au-delà de la raison discursive. Brault reprend en quelque sorte cette conception dialectique de la « troisième voie » (après les stades éthiques et esthétiques, la voie spirituelle), mais il l’applique à la poésie : emprunter les artifices lyriques pour contrer l’illusion lyrique. Processus de dépouillement, la poésie doit être perçue intimement pour advenir. Elle ne saurait être définie, elle ne peut être que ressentie — « Cela ne s’écrit pas, cela ne se vit pas. Cela se meurt. » (PM, p. 87) Cette dernière formule, énoncée en trois étapes, se lit encore comme un clin d’oeil à Kierkegaard : ni esthétique, ni éthique, la poésie est une chute dans le vide, une disparition, ce qui fuit de l’existence quand cela « se » meurt mais ne meurt pas, quand « cela » se meurt d’envie, d’amour ou de chagrin…

Chez Brault, la poésie advient « par surcroît » (PM, p. 82) ou par défaut, jamais en forçant le ton. C’est par là seulement qu’il est possible d’atteindre le silence, qui est l’indicible musique du poème. Pourtant, il y a bel et bien une technique, un artisanat du travail poétique, et c’est cela qui déconcerte : derrière les formules d’humilité et aveux d’inconnaissance, une véritable érudition se décèle. Dans le même souffle, Brault dénie la volonté de créer des artifices rhétoriques, et expose le mécanisme de ces artifices. Il écrit ainsi :

Et le silence, le silence comme vertige de la parole : d’où les ruptures dans la continuité du rythme, les passages parfois brusques d’un niveau de langue à un autre niveau, et l’emploi des blancs, les rejets en forme de chutes, les reprises, les refrains, les halètements mêmes, bref un petit répertoire de moyens ordonnés à couper le souffle et à le relancer.

PM, p. 75

Loin d’être des apories embarrassantes, ces questions nombreuses suivies d’une réponse à la négative participent au rythme ondulatoire, au même titre que le souffle coupé et sa relance, ce que Brault désigne par la « respiration profonde » du phrasé (PM, p. 75 ; c’est Brault qui utilise en italique le terme « phrasé », précisant ensuite que la matière des mots lui importent, certes, mais moins que leurs « relations » : les « minces intervalles » de vide qui les animent et les relient). Dans l’essai Dans la nuit du poème, Brault scelle aussi le rythme et le vide par le non-savoir. Il affirme : « Ce rythme fondateur n’a rien d’une substance, il est indécision et tournoiement sur le vide[34]. »

Dans le texte « Une poétique en miettes », ce vide, étoffe de l’éther, n’est jamais nommé distinctement. Il s’avère omniprésent néanmoins, ne serait-ce que dans la spatialité des pages. Il faut effectivement relever qu’entre les fragments poétiques (les paragraphes isolés, de deux à quinze lignes, disposés en haut et au bas des pages, laissant au milieu de larges trous blancs) il se trouve de plus en plus d’espace vacant et de moins en moins de mots, ces « pauvres signes usés [qui] ne sont plus qu’apparences de souvenirs » (PM, p. 78). L’effritement par un vide envahisseur contribue à créer le rythme et la force du texte. Toute une thématique assidue dans le texte peut être reliée à l’isotopie de ce rythme-vide : le dénuement, l’absence, le silence, le chant nu, le sentier perdu, la dépossession, l’indicible, l’impossible… — « Et le reste, mon nom par exemple, ce court vagissement, n’existe plus. Puisque toute poésie tend à devenir anonyme. » (PM, p. 81) Sagesse taoïste : « Ils reposent dans le vide comme s’ils dormaient dans un lit[35]. » Ce vide du poème est mystère et absence de mystère, il fonctionne comme le désir, toujours souhaité, jamais atteint : voilà pourquoi il faut parler de volupté du vide.

La notion d’érotisme chez Brault se complète à l’aide d’un second article fascinant, souvent oublié par la critique : « Le secret d’amour dans la lyrique courtoise[36]. » Dans ce texte, le poète illustre l’importance vitale du secret et de la dissimulation pour les jeux amoureux, suivant en cela les principes de l’amour courtois, la fin’amors des troubadours des xiie et xiiie siècles, et souvent de concert avec les écrits de Jean de la Croix narrant la traversée de l’Amante à travers la nuit obscure. Brault affirme : « Entre l’amant et la Dame, la distance est proprement érotique en ce sens que l’éros de la fin’amors ne se trouve jamais où il paraît être. Il ne se dérobe ni par plaisir ni par malice, mais par nécessité. L’amour ici se donne comme poésie vivante de l’oubli[37]. » L’érotisme du vide opère une torture délicieuse. Le rythme créé par l’alternance de la distance et de l’intimité, du manque et de la volupté, dissimule le subterfuge érotique par quoi le désir inassouvi, mais tenu en haleine, va devoir aller plus avant vers sa corruption, devoir se perdre pour atteindre le centre-vide du vide, nulle part, ici, l’orgasme. Certes, « Une poétique en miettes » n’est pas le texte le plus érotique de Jacques Brault (celui qui le précède, « L’instant d’après », à propos de la poétesse japonaise Komachi, serait plus manifeste à cet égard ; il s’y trouve d’ailleurs une référence à l’amour courtois : « Unissant, à son insu, le Taó et la fin’amors, une poète[38]… »). Nous le dirions plus volontiers marqué par un lyrisme sensuel, parfois : « Ma douceur, non, ne me redonnez pas mes yeux : ils ne verraient plus que vous, ma douleur » (PM, p. 77). Néanmoins, l’entrelacement éprouvé dans la « couche langagière » du clair-obscur — l’alternance du « clus (clos, hermétique) et du leu (clair) du trobar [du troubadour][39] » — élucide dans les « miettes » une poétique amoureuse : « S’attarde un petit brin de vie sous le clair-obscur des jours et des nuits, il y a si longtemps, et c’est si vague, mais cela serre encore le coeur […] Et tu le sais, toi, ma fatiguée, tu sais les soleils studieux qui ont aveuglé nos yeux pleins de ciel cru, oui, et nous avons cheminé dans la bouche d’ombre… » (PM, p. 74)

L’éros de Brault est un goliard, ce vagabond céleste, clerc défroqué de l’époque de François Villon, marchant pieds nus, rude, malpropre, couchant par terre, à la belle étoile, qui renverse l’ordre psychosocial, bref, c’est celui d’Il n’y a plus de chemin. C’est en ce sens que la poésie intimiste de Brault s’apparente à l’amour courtois, au fantasme inadmissible et sans cesse reconduit de la Dame Héloïse. « Une poétique en miettes » illustre ainsi une déambulation amoureuse dans la fine écriture bleutée de l’aurore, où le plus haut vertige des sens se cache dans la moindre des choses humble et jolie : « Il y en a qui s’accordent avec les petites choses — et je les aime. L’errance de l’eau, la rue où le temps mène sa flânerie, le clochard caché en chacun, la patience illuminée d’un mur, voilà des fils conducteurs et que je touche de la main. Pour aller où ? » (PM, p. 74)

Jean-Marc Desgent et l’être du labyrinthe

Chez Jean-Marc Desgent, on retrouve une même errance, un même élan inavouable afin de perpétuer le désir plutôt que de l’enchaîner en de vaines maximes académiques. Mais au lieu de se présenter sous les traits d’un tempérament discret se dissipant dans la poussière du chemin, comme chez Brault, cette errance chez Desgent devient une revendication vive, une véritable course de bravoure. Il s’agit de demeurer au coeur du labyrinthe, d’être soi-même figure angoissée du labyrinthe :

Mon ambiguïté n’est pas ma confusion, elle sonde inlassablement le savoir, elle est mon action. Dans le labyrinthe, pas de voie, de porte, de chambre définitive : tout se déplace, s’intensifie, points limites, ambivalences, suite d’égarements et d’assurances, de pertes et de retrouvailles. Dans le labyrinthe, je ne cours pas à la vérité, je la parcours indéfiniment, la soupçonnant d’être mensonge.

L, p. 32 ; l’auteur souligne

Pour comprendre la portée de ce second texte, il faut le resituer dans une adversité interne de l’avant-garde, alors que les deux revues littéraires les plus novatrices de l’époque, Les Herbes rouges (HR) et La Nouvelle Barre du jour (NBJ), se relancent la parole dans des débats théoriques concernant le rôle de l’intellectuel notamment, et du prétendu « retour du religieux ». Cette controverse a fait couler beaucoup d’encre à l’époque, elle fut initiée par un article d’André Beaudet dans la revue Spirale de mai 1983 (dans lequel il détaillait une exposition de François Charron intitulée Crucifixions), et poursuivie par la NBJ dans un numéro spécial d’octobre 1983, « Intellectuel/le en 1984 ? », auquel répond précisément le fascicule des HR, Qui a peur de l’écrivain ? On reprochait essentiellement à certains auteurs associés aux HR de réactiver tout un vocabulaire chrétien jugé répréhensible, avec des termes tels Mystère, indicible, grâce, Dieu, crucifixion, âme, etc. Cette discussion se prolongea sur des aspects plus théoriques quant à l’écriture moderniste, bien que de l’avis général la discussion se soit enlisée rapidement dans un cul-de-sac, notamment du fait que les adversaires devenaient les promoteurs même du débat (la polarité éditoriale étant plus ou moins factice, la majorité des auteurs publiaient autant à la NBJ qu’aux HR[40]).

C’est également dans la revue Spirale de mai 1983 que se trouve une critique mitigée du recueil Transfigurations de Jean-Marc Desgent par Hugues Corriveau, alors directeur de la NBJ. Celui-ci reproche à Desgent la présence d’éléments de la symbolique chrétienne : « Il y a bien là du Christ représenté, de la pensée chrétienne préoccupante, une certaine forme d’obsession archaïque qui refait surface de façon surprenante dans un lieu dit de modernité[41]. » C’est à cette critique précisément que Desgent répond lorsqu’il écrit dans son texte du « labyrinthe » : « Il y a eu, j’en conviens, “rouerie” (H. Corriveau) de ma part : je laisse à voir, sur la couverture, un Christ aérien et heureux, quand, de fait, je laisse à lire des humains de chair et d’os, effrayés et désemparés. » (L, p. 36) Face à un supposé « retour » de la religion que dénonce Corriveau et autres critiques de la NBJ (Bellefeuille, Vacher, Dupré) — de pair avec un dédain pour les écritures mélangeant le réel et le rêve, une présence trop grande des émotions, du corps et du délire, le manque de références théoriques jugées adéquates (Desgent cite Friedrich Nietzche et non Bernard-Henri Lévy…) —, le poète défend une conception du « religieux-impensé », une ouverture aux fantasmes dans la pensée, à l’inconscient, aux pulsions et au refoulé : « Le religieux-l’impensé interroge, les religions, illusoirement, répondent. » (L, p. 38) La Grâce chez le poète correspond moins à une vertu théologale qu’à un certain état des corps agités, étourdis et en transe. Pour Desgent, il ne faut pas confondre le discours religieux, souvent balisé et dogmatique (« c’est-à-dire de la religion, celle-ci étant un discours sur le religieux » ; L, p. 36 ; l’auteur souligne) avec l’« impensable » du religieux, autre désignation du vide et de la chute :

Les religions et les théories étant elles-mêmes des manques, comment peut-on alors y recourir pour « remplir le vide » (H. Corriveau) ? […] Il m’apparaissait nécessaire de « déchirer » cette iconographie, non par esprit sacrilège ou par honte de penser au Christ ; les forces tragiques s’agitant dans mon livre font éclater le rêve d’ordre et de mesure représenté ici par un Christ apollinien.

L, p. 37

Mais dans quelle mesure ces réflexions sur le sacré et le rôle de l’intellectuel se rapportent-elles à l’écriture du poème ? C’est que l’écriture poétique de Desgent embrasse toutes ces réflexions, elles concernent l’« être du labyrinthe » au même titre que le prosaïsme, le désir, l’ironie, le morcellement, l’ivresse et la docte ignorance : « J’affronte l’interdit, le redouté, l’incertitude. Je ressens les vides qui me définissent. Je ne cherche pas à connaître. La Connaissance rassure, calme et promet le bonheur tout comme la Religion. J’écris dans la crainte et l’égarement. Cet acte fou, inutile, exaltant est ivresse, de là je tire mon nom. » (L, p. 37) Contre toute hégémonie de sens, contre les mots Histoire, Progrès, Raison ou « Théorie-Vérité » (L, p. 37), Desgent oppose une libre circulation des forces créatrices et destructrices. Artaud est aussi nécessaire que Zola, affirme-t-il.

La vacuité et le silence chez Brault le portent à explorer les formes brèves de la poésie, où les espacements et les blancs symbolisent entre l’être et le monde le vide médian (comme disent les taoïstes) :

Novembre s’amène  nu comme un bruit

de neige  et les choses ne disent rien[42]

En revanche, la profusion verbale de Desgent le mène à intégrer dans son écriture poétique l’opacité de la prose, des dialogues, des citations, certains membres épars du corps, toutes formes hétérogènes de l’art, où alors c’est la densité du vers qui paradoxalement soulève un vide, non plus l’éther des physiciens ni la quinte essence des philosophes, mais de la matière noire, une « faillite sauvage » pour les anthropologues du désastre :

Je me donnerai comme nourriture noire. Tant pis !
— Qu’est-ce qu’un silex blessant, un dessin disparu dans la grotte, l’érosion des questions ?
— L’infranchissable faillite sauvage !
— Alors, soyons doux mais inquiets.
— J’ai apporté, dans mon sac, un repas bien équilibré, des crèmes émollientes, du vin en quantité, des parfums rafraîchissants pour les bras et pour les mains.

Je me fabriquerai une nouvelle apparence afin de vivre à la place d’une inconnue,
au-delà (ah ! l’au-delà !) de la captivité, des carcasses, des paupières sanguinaires, des sévères grillages[43].

La notion de vide n’étant rien proprement, elle est douce disparition chez Brault et désirs bruts chez Desgent. Chez ces deux poètes, l’art poétique trace des chemins de perdition et de non-sens. Question d’affolement jubilatoire, plus ou moins retenu. Chez Desgent, cela instaure un rythme virulent, des mouvements furieux de l’âme et des mains qui interrogent sans cesse la chair, la dépouillent, l’épuisent, la désencombrent : « la poésie est un trou » (TT, p. 83).

Cet autre texte de Desgent, « Tête penchée, tête coupée ! », malgré sa brièveté (deux pages et demie), corrobore sur plusieurs points le texte du « labyrinthe ». Nous y retrouvons la même méthode de présentation en courtes sections numérotées contenant quelques sentences corrosives. Ces sentences interrogent à chaque fois « un trouble, une bousculade, un chambardement, des nuits à être une musicalité versifiée » (TT, p. 85). Aussi, les segments de prose réflexive — exemple : « à chaque instant je produis du non-savoir et c’est sans doute cet inconnu en moi qui me fait écrire, qui me pousse à vouloir tout dire » (L, p. 39) — peuvent se « traduire » en vers, par un mélange souvent abrupte de mythologie les plus diverses, de sacralité et de corporéité :

Certaines jeunes filles, la cuisse ou le détail de la chevelure, du rictus, de la lucidité,

quand je m’écoute raconter ma naissance mythique,

une vierge sacrée, le dégel de l’imposture.

J’ouvre les yeux, c’est une mosquée blanche,

des icônes, des dorures,

ma fragilité quand je n’échappe plus à la fascination.

J’ouvre les yeux, c’est une toile de Rothko :

« Devant mes tableaux, le rire ou la peur, de toute façon, une expérience mystique, celle que j’ai vécue en peignant »[44].

Le déploiement baroque de la versification chez Desgent s’affirme comme débordement, comme un trop-plein. Pourtant ces bousculades de mots ne peuvent cacher un fond de blancheur, une nudité terrible à supporter : le vide, encore — « Je n’ai pas de poème (Oh ! divine main vide), pas de réel à défendre, je n’ai ni l’un ni l’autre. » (TT, p. 83) Voilà où l’épluchage du réel (l’émiettement du poème) et le dénuement de l’âme inéluctablement mènent, atteint que ce soit par le maximalisme de Desgent, soit par le minimalisme de Brault : « si je me dénude (en esprit), je vois bien que je tourne autour des bords du vide[45] ».

Les poèmes de Desgent fonctionnent comme des dispositifs pulsionnels, des « intensités libidinales », selon le mot de Jean-François Lyotard. La philosophie de Lyotard a beaucoup influencé l’écriture de Desgent (qui le cite à quelques reprises, nommément ou non), à travers notamment les notions d’« illisibilité » et d’« économie libidinale ». Une brève citation de Lyotard permet d’entrevoir ces liens : les poèmes « montrent donc des morceaux de corps rendus à leur errance, à leur puissance d’intensité libidinale, et des parcelles d’objets, des surfaces, des durées, des épaisseurs, des distributions chromatiques et tonales, des séquences, avec lesquelles quelque chose comme la jouissance-mort peut arriver[46] ». Ces intensités ne signifient « rien » a priori, elles n’indiquent aucune vérité, seulement un flux, elles affirment le non-affirmable : « Quand j’écris, je bouscule les assurances, les vérités, je m’infiltre dans les régions obscures de mon existence, je produis du désir, le désir me produit, je divague sur la mort, la mort me demande d’où je viens et vers où je marche. » (L, p. 38) Voilà les véritables moteurs de l’écriture poétique de Desgent : le désir, le non-savoir, la soif… Confronté à la découverte de la vacuité grotesque qui recouvre l’ensemble des interactions humaines et inhumaines, Desgent ne peut opposer qu’un rire sonore, transfiguré. En fin de compte, même « l’écriture s’avère une illusion rieuse et souffrante » (L, p. 34). Nulle sortie n’est permise hors du labyrinthe, et toute issue constitue un leurre. C’est en ce (non)-sens qu’il est permis de comprendre le fragment final du texte du « labyrinthe », qui est une citation entière de Nietzsche (issue des Fragments posthumes) :

Nous avons pour le labyrinthe une curiosité particulière, nous nous efforçons de faire connaissance de M. le Minotaure, sur qui on raconte des choses terribles : qu’avons-nous à faire de votre chemin qui monte, de votre fil qui conduit dehors ? Vous voulez nous sauver avec votre fil ? — Et nous, nous vous en prions très instamment : pendez-y vous donc ! (L, p. 39)

Conclusion au jardin des délices

Le poème est un miroir déformant, brisé, risible, moqueur, qui renvoie une multiplicité de petits reflets tranchants, jamais de grande Vérité. Brault, par exemple, n’ignore pas que dans la poésie courtoise, le miroir est rarement un speculum, reflet moral des princes, comme le souhaiteraient les théologiens scolastiques et les critiques littéraires, mais plutôt l’instrument vaniteux des jeunes filles qui y plongent leur jeunesse sulfureuse pour en retour n’en percevoir que le cul de l’âne et les seins tombants de la mort. Desgent, pour sa part, multiplie les références au Minotaure, l’être acéphale qui possède un volcan à la place du sexe et un vide à la place de la tête. Il citerait aisément Pierre Klossowski, la notion de polymorphie perverse, la monstruosité intégrale de l’être qui s’abîme dans le magma des possibles, proche encore du « monstre dans la nuit du labyrinthe » de Georges Bataille :

L’universel ressemble à un taureau, tantôt absorbé dans la nonchalance de l’animalité et comme abandonné à la pâleur secrète de la mort, tantôt précipité par la rage de s’abîmer dans le vide qu’un torero squelettique ouvre sans relâche devant lui. Mais le vide qu’il rencontre est aussi la nudité qu’il épouse, et il n’est plus comme le taureau le jouet du néant car le néant lui-même est son jouet : il ne s’y abîme que pour le déchirer et pour en éclairer la nuit, un instant, d’un rire immense[47].

Le torero est une figure qui ne s’applique guère à la poésie de Brault, il faut en convenir (elle évoque davantage la lutte du chardonneret contre la résistance du tournesol). C’est pourquoi le Jardin des délices de Jérôme Bosch offre une solution de continuité entre ces deux auteurs. Dans cette toile mirifique, il se trouve des plages de repos idylliques propres aux « moments fragiles » de Brault, entrecoupées de scènes de chasse et de bal mieux adaptées à la frénésie de Desgent… Or, derrière l’activité jubilatoire des corps, se décèle une nudité indéniable. Dans la danse entrelacée des peaux noires sur les peaux blanches, se déploie une séduction soustraite aux significations. Le tableau de Bosch met en scène une atopie délicieuse, formée d’éléments hétérogènes se lisant comme autant de phrases qui lézardent le fil théorique. Selon Michel de Certeau, ce paysage consiste en une grammaire, mais sans référent : une déambulation libre dans un jardin de graphes inconnus. Tout comme le tableau de Bosch, les arts poétiques de Brault et de Desgent illustrent une errance symbolique, qui laisse miroiter sans doute l’existence d’un secret, d’une clef allégorique, d’un mystère voilé par quelques hiéroglyphes-rébus, bien qu’il n’y ait, au fond du jardin, qu’une nudité qui provoque et déjoue chacune des perspectives interprétatives. Poème visuel où les mille et une nuits de l’érudition forment les petites morts du sens, ces phrases cryptogrammes sont des « chemins vers nulle part. Narrativités interminables, discursivités de plaisirs[48] ».

Notre pari est qu’un tel érotisme du dénuement se joue autant chez Brault que chez Desgent. Il permet d’entrevoir dans leur essai une proximité avec la calligraphie des corps que les jardins de mégalithes roses de Bosch dessinent : « Jouissances aveugles. Quel est ce lieu, locus voluptatis, comme d’autres jardins amoureux ou mystiques ? Que s’y passe-t-il ? Le tableau s’opacifie à mesure que se détaille la prolifique épiphanie de ses formes et de ses douleurs. Il organise esthétiquement une perte de sens[49]. » Soit par la saturation opaque chez Desgent, soit par le blanchir de la langue chez Brault, il advient comme une jouissance du vide. C’est pourquoi nous voudrions conclure cet article en rappelant l’exergue initial (« Perdus à eux-mêmes, ils dessinent plutôt une musicalité de formes — glossographie et calligraphie »), et placer en parallèle deux derniers fragments, de 1985 :

Cela me guérirait enfin, je le crois, de vouloir peindre la parole telle qu’on l’entend : illusion pleine de délices et de tourments, mais fausse représentation en définitive. Le pourquoi de l’écriture reste un abîme, même si à la source phonation et graphisme visent le même but : donner lieu à des symboles[50].

Où suis-je dans ma panique ?

Herbivores et glaciations,

victimes, ogres et aiguilles précises

vide ou grotte primordiale,

un vrai jardin des délices[51] !