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Le livre de Bruno Cornellier est une des réflexions les plus pertinentes et les plus originales issues du monde canadien des études cinématographiques depuis longtemps. Appliquant à la critique des films rendant compte de la crise d’Oka de 1990 une approche nouvelle développée en anthropologie, l’auteur expose d’une part les fondements de la politique discriminatoire dont sont victimes les autochtones canadiens et poursuit en analysant les conséquences de cette politique dans le cinéma national et le cinéma autochtone. Les premiers malgré la fréquente empathie qui les inspire, reconduisent le plus souvent la position de domination sous forme de pitié ou de misérabilisme; les secondes se font radicales mais tracent ainsi une frontière que Cornellier pense indispensable pour le protéger d’une identification qui servirait surtout à l’éliminer sous couvert de décolonisation.

L’introduction expose les fondements d’une nouvelle approche anthropologique développée par Elizabeth Povinelli et quelques autres chercheurs spécialistes des études autochtones (Wolfe, Couthard, Rifkin). Povinelli situe dans les thèses libérales de John Locke sur le travail les fondements théoriques du colonialisme de peuplement (settler colonialism) issu des conquêtes européennes. Le capitalisme libéral s’institue comme évolution naturelle et range les cultures autres dans des catégories qu’il tente de définir pour les éliminer et effacer le paradigme colonial; ses définitions sont toujours inadéquates parce qu’elles excluent la part et l’apport de l’autochtone dont l’objectivation demeure l’enjeu et le but, d’où le titre La chose indienne. Dès lors «la tâche du chercheur est de dénaturaliser l’exercice du pouvoir souverain » (p. 25).

Le premier chapitre développe plus en détails les fondements de la critique. La chose indienne est ce qui permet de penser et d’imaginer une réalité qui échappe toujours, mais la colonie de peuplement libérale a besoin de cette frontière identitaire dressée contre l’autre. Tout contre, aurait dit Derrida qui est ici convoqué pour déconstruire les formes de la binarité exclusive et exposer une différence que l’État se refuse à nommer. Cornellier en déduit que l’étude critique du cinéma national devrait refuser de souscrire à toute position de reconnaissance de l’Indien réel (p. 62). Pour mieux préparer l’analyse le deuxième chapitre procède à un examen des discours universitaire et médiatique sur la représentation de l’indianité au cinéma. L’un et l’autre sont critiqués comme romantiques et discriminants, les travaux de Gilles Thérien sur l’Indien imaginaire et le film de Benoit Pilon Ce qu’il faut pour vivre sont cités comme exemples. Le chapitre 3 s’approche plus près du corpus en le désignant enfin plus précisément mais en déplorant aussi que l’institution puisse assez facilement récupérer à son profit le discours des oeuvres rebelles, les films d’Alanis Obomsawin sur la crise d’Oka servant ici d’exemple. Le chapitre 4 étudie ensuite ces films et quelques autres en montrant avec pertinence comment ils cadrent et montent adroitement les barricades qui deviennent la figure principale d’une frontière dont l’État voudrait être le seul contrôleur : « Les Warriors sont intervenus afin de rendre visible, et à leur avantage, cette ligne de pouvoir raciale-coloniale » (p. 246-247). L’épilogue esquisse quelques énoncés pour régler éventuellement les questions que ces frontières désignent : égalité et unité exigeront des formes de coercition pour rendre possible le vivre-ensemble sinon c’est toujours l’Autre qui devra se ranger (p. 264).

L’intérêt principal du livre de Cornellier est sa méthode critique antiessentialiste qui déboulonne toutes les approches réductrices des nations autochtones et des rapports avec elles. Son analyse de la représentation de la crise d’Oka est minutieusement préparée par la démonstration que l’assignation d’une identité est la prémisse d’un impossible processus de décolonisation qui reposerait sur la négation et l’élimination de cette identité. Il plaide donc pour un abandon des approches libérales paternalistes et soutient le radicalisme des nations qui se refusent à laisser le colon tracer la ligne. Il s’agit d’une contribution importante et originale aux études cinématographiques et à l’anthropologie postcoloniale, si paradoxale que soit cette dernière appellation. Le propos antiessentialiste bien revendiqué et l’inspiration foucaldienne suscitent cependant des interrogations pertinentes sur cette approche qui trouve ses repères dans le monde des discours davantage que dans celui de l’infrastructure sociale. Le penseur écoanarchiste Murray Bookchin voit dans le capitalisme libéral (et sans doute dans le succédané que constitue la colonie de peuplement) une forme de structures hiérarchiques répressives bien plus anciennes (Une société à refaire, Montréal, Écosociété, 1993). La théorie des classes sociales et de leurs dynamiques, sortie des ornières du marxisme dogmatique, aiderait probablement à imaginer les autres forces qui pourraient établir une coercition pour rendre possible le vivre ensemble tout en respectant l’altérité.