Corps de l’article

On assiste depuis la fin des années 1990 à un mouvement d’intensification de l’enseignement supérieur de masse dans les pays industrialisés. Alors qu’à l’origine, cette massification visait à répondre aux exigences de qualification des marchés économiques, le déséquilibre n’a pas tardé à s’annoncer entre le nombre de diplômés et celui des emplois disponibles correspondant à leurs niveaux d’études. Le mouvement s’est ainsi inversé : la pénurie d’une main-d’oeuvre qualifiée a fait place à l’inflation de diplômés surqualifiés. Dans la mesure où ce phénomène prend de plus en plus d’ampleur dans plusieurs pays, il convient de s’interroger sur sa forme, ses causes et ses conséquences pour la société et les individus, d’autant plus que les systèmes éducatifs coûtent de plus en plus cher à l’État. C’est ce que propose l’ouvrage La surqualification au Québec et au Canada publié sous la direction de Mircea Vultur à partir du contexte québécois et celui plus largement canadien.

Les chapitres 1, 2, 3 et 4 présentent, à partir des mesures objectives, le portrait global du phénomène de surqualification. Les analyses à partir des données tirées de diverses enquêtes récentes convergent sur un certain nombre de constats. Premièrement, la surqualification a connu une augmentation progressive qui s’est accélérée depuis les années 1990 et qui a atteint un taux de 30 %, taux qui a tendance à se stabiliser malgré l’expansion de l’économie du savoir et l’accroissement du nombre d’emplois hautement qualifiés. Deuxièmement, la surqualification varie selon les caractéristiques sociodémographiques et scolaires de l’individu (le sexe, l’âge, le domaine et niveau d’études, le statut d’immigrant, etc.), ainsi que le secteur d’emploi. Troisièmement, elle se résorbe avec le temps, mais a tendance à persister chez certaines catégories d’employés, notamment ceux d’origine immigrante appartenant à des minorités visibles. Cela appuie ainsi l’hypothèse qu’elle peut être l’expression d’une certaine forme de ségrégation, voire de discrimination.

Tout compte fait, l’expansion de la surqualification pose la question de la relation entre la croissance de la scolarisation et la croissance économique et de surcroit celle des effets de la surqualification. Le chapitre 9 offre une réflexion intéressante à ce sujet, quoique certains propos soutenus soient discutables à plusieurs égards. Bien qu’il existe un lien probable entre le capital humain et la croissance économique dans un contexte donné, la surqualification aurait même des effets négatifs sur l’économie, selon l’auteur du chapitre. Dès lors, au regard des coûts de l’éducation tertiaire, il faudrait plutôt, selon l’auteur, éviter la suréducation des personnes en centrant les investissements dans la formation en lien avec les emplois disponibles. En particulier, les investissements dans la formation universitaire devraient être rationnés pour investir davantage dans la formation professionnelle et technique.

Si l’analyse présentée dans ces cinq chapitres témoigne au plan statistique, d’un certain déphasage entre la scolarisation et l’insertion professionnelle, entre le secteur de l’éducation et le secteur de l’emploi, peut-on a priori conclure qu’il s’agit d’une perte économique pour la société et les individus? Peut-on affirmer que la surqualification revêt forcément une signification négative, voire un échec des systèmes d’éducation comme le laissent sous-entendre les auteurs de certains chapitres du livre? La lecture des chapitres 5, 6 et 7 apporte des réponses bien nuancées à ces questions et dissipent le pessimisme à leur égard. Se basant sur des mesures subjectives, les auteurs de ces chapitres montrent que toute forme de surqualification ne doit pas nécessairement être assimilée au sous-emploi, à l’insatisfaction professionnelle, à un salaire inférieur, à un faible rendement et à une perte économique, bref à une situation négative ou un échec. Le sentiment de surqualification semble dépendre aussi, sinon davantage, des autres caractéristiques de l’emploi (lien avec la formation, salaire, avantages sociaux, nature des tâches, etc.) et de la perception qu’en a l’individu, ainsi que du vécu professionnel qui en découle. Or ces caractéristiques ne sont pas nécessairement tributaires de la relation entre le niveau d’études détenu et celui exigé avant ou après l’obtention du poste occupé.

Le chapitre 8 montre d’ailleurs que la surqualification est subjective, car elle relève en partie, non pas de l’emploi lui-même, mais du comportement des employeurs et de leurs rapports sociaux avec les demandeurs d’emploi. En effet, pour plus de la moitié des emplois disponibles sur le marché de l’emploi, du moins selon les données utilisées par l’auteure du chapitre, les exigences de niveau de formation ne sont pas définies au moment du recrutement et de la sélection et, même quand elles le sont, le diplôme ne constitue pas a priori un critère déterminant. Or les critères de recrutement affichés peuvent différer de ceux de la sélection et de l’évaluation des compétences. Le diplôme peut alors avoir un rôle secondaire, voire nul dans le recrutement, mais jouer un rôle de filtre dans la sélection et l’embauche, selon la décision de l’employeur. Dans ce cas, n’est-il pas un atout, voire une condition d’accès à l’emploi? Par ailleurs, les employeurs tiennent compte des qualités personnelles (autonomie, sens de responsabilités, capacité d’adaptation, etc.), d’autres compétences professionnelles reliées à l’expérience, des compétences techniques, ainsi que des compétences sociales non mesurées par le niveau d’études, mais probablement corrélées à celui-ci. Or, le diplôme peut facilement être considéré comme une référence ou un critère pour valider ces compétences au moment de la décision de retenir ou rejeter un candidat.

La contribution de cet ouvrage est de faire état de l’évolution des rapports entre les systèmes éducatifs et le marché de l’emploi. Mais il ouvre aussi une perspective d’analyse sociale de l’éducation dans le contexte actuel où l’effet des investissements en éducation est constamment mis en question. Alors que le croisement des analyses faites à partir des données issues de diverses sources témoigne de l’ampleur croissante du phénomène de surqualification, il s’agit plutôt d’un « couteau à double tranchant » qui appelle à la prudence pour les analystes et les responsables politiques avant de tirer des conclusions, plus encore de prendre des décisions. Deux logiques à la fois concurrentes et complémentaires doivent être prises en considération. D’un côté, la logique économique voudrait que les investissements aux différents niveaux et domaines d’enseignement soient rationnés en fonction de leur rendement économique, car les ressources ne sont pas illimitées. D’un autre côté, la logique sociale s’oppose à ce que l’accès à l’éducation soit soumis aux contraintes du secteur de l’emploi, car en plus d’être une fin en soi dans un contexte démocratique, l’enseignement supérieur contribue à l’acquisition des valeurs, à la formation citoyenne, à l’épanouissement personnel et à divers autres aspects du bien-être social qui sont de nature à renforcer la cohésion sociale. Vouloir limiter les investissements en éducation sous le couvert d’arguments économiques serait donc, aux yeux de certains, une aliénation des principes de démocratie et de justice sociale sur lesquels sont fondées la stabilité et la cohésion sociale. Face à ce dilemme, les pouvoirs publics et les institutions éducatives sont appelés à renforcer l’arrimage des politiques économiques et éducatives, sans toutefois que les objectifs associés aux premières ne prennent le dessus sur ceux des secondes. Cet arrimage fait toutefois appel à des recherches plus approfondies dont l’ouvrage ouvre quelques pistes intéressantes comme on peut le lire dans la postface de Claude Trottier.

Au-delà des connaissances qu’il apporte sur la question étudiée, l’ouvrage se distingue également par sa posture méthodologique et théorique. Ses différents chapitres s’appuient sur des analyses à partir de différentes sources de données et pourtant les conclusions ont tendance à converger. En outre, la combinaison des mesures objectives et subjectives permet de nuancer le propos sur la problématique de la surqualification et ses effets. À cet égard, l’ouvrage met ainsi en question la théorie du capital humain et appelle le lecteur à reconsidérer la portée et les limites de celle-ci dans le contexte actuel.