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Le politologue Vincent Lemieux a laissé sa marque dans le paysage intellectuel québécois. Reconnu comme un grand pédagogue et vulgarisateur, il a contribué à faire de la science politique une discipline à part entière en valorisant l’analyse scientifique des phénomènes politiques. Le dernier des « pères fondateurs » du Département de science politique de l’Université Laval s’est éteint en 2014, laissant derrière lui un imposant héritage.

Avant son décès, Lemieux a pris soin de dénouer le fil conducteur de ses principaux travaux, de synthétiser ces derniers et de rendre hommage à ses propres maîtres. Cette publication posthume se présente comme un résumé de son imposant legs intellectuel, condensé en un peu plus d’une centaine de pages.

L’ouvrage est formé d’une dizaine de chapitres qui abordent différents aspects de la pensée et des recherches de l’auteur. Celles-ci ont pour objet principal le pouvoir des partis politiques dans les choix collectifs, notamment lors des élections et dans la mise en oeuvre des politiques publiques. Après avoir introduit son propos et défini les notions-clés, Lemieux traite successivement des sondages électoraux, des procédures de vote, des jeux de stratégie, des systèmes de partis, des réseaux et des appareils politiques, des situations de coalition, des lois et de l’élaboration des politiques publiques. Pour chaque essai variant entre cinq et une douzaine de pages, il présente les travaux empiriques ou analytiques qu’il a menés au fil des décennies et expose les principaux constats qu’il en a tirés sur le plan théorique. De cette succession d’explications sommaires, de modèles et de tableaux, émerge petit à petit la vision propre du politologue. Les deux derniers chapitres facilitent d’ailleurs cette vue d’ensemble sur son oeuvre. L’un porte sur l’approche structurale du pouvoir, tandis que le dernier résume les principales contributions des essais précédents et offre des pistes pour bonifier une théorie du pouvoir dans les choix collectifs.

Le développement d’une vision théorique du pouvoir constitue le coeur de l’oeuvre de Lemieux, qui s’est consacré pendant plus de cinquante ans à la question. Lemieux définit le pouvoir d’un acteur comme « le contrôle selon ses préférences d’une interaction ou d’une connexion avec un ou plusieurs autres acteurs ». Il aborde ce phénomène sous deux angles distincts, soit 1) une « approche interactive qui porte sur le pouvoir des acteurs dans des interactions concernant l’attribution de ressources » et 2) une « approche structurale qui porte sur le pouvoir des acteurs dans des connexions soumises à des principes structuraux ». Sa démarche est fortement marquée par l’approche structuraliste. Lemieux ne s’en cache pas, lui qui fut d’ailleurs influencé par l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss. Le pouvoir est ainsi appréhendé à travers les relations entre les acteurs politiques et non par l’intermédiaire de leurs caractéristiques individuelles.

On pourrait légitimement s’attendre à ce que les rapports sociaux soient mis en valeur dans les analyses et des réflexions de l’auteur. Or, l’ouvrage atteint un tel niveau de synthèse et de théorisation qu’il s’attache surtout à présenter une succession de classifications, de modèles types et de définitions théoriques. Ainsi, la complexité des cas examinés, d’éventuels cas déviants, voire l’imprévisibilité de l’action sociale sont occultés. Bien qu’elles soient évoquées, les recherches empiriques qui ont permis l’élaboration des modèles demeurent dans l’ombre. Cela donne l’impression que la théorie ne se fonde non pas sur l’empirie, mais que celle-ci est plutôt utilisée de manière à prouver certaines assertions préexistantes. En ce sens, cet ouvrage ne se suffit pas en lui-même. Il ne peut être délié des études empiriques originelles menées par Lemieux, lesquelles fournissent des explications plus substantielles sur les processus méthodologique et analytique ayant mené à l’élaboration des modèles et des propositions théoriques.

Lemieux adopte un langage clair, concis, dénué de tout artifice. Cependant, de par la complexité ou le degré d’abstraction des modèles présentés, l’ouvrage demeure une porte d’entrée peu conviviale sur sa pensée. Il ne faut donc pas envisager cet ouvrage autrement que comme une tentative, incomplète et inachevée, de résumer et de systématiser des décennies de recherches et de réflexions. Dans cette perspective, ce recueil d’essais sera sans doute utile à celles et ceux qui, un jour, étudieront l’héritage intellectuel de cet éminent politologue québécois.