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Maintenant que plusieurs ont défroqué de leurs anciens espoirs et abdiqué de leurs luttes pour l’égalité, la fraternité et la justice, faut-il refuser d’entendre le reproche adressé par Dumont aux parvenus qui ont fait leur lit de la révolution pour mieux s’y endormir?

Langlois et Warren, 2001, p. 209

Beaucoup a été dit à propos de Fernand Dumont comme intellectuel, chercheur, écrivain et maître à penser[1]. Mais du contemporain, dans le temps, sans le télescopage résultant d’une vision rétrospective de son oeuvre à la lumière de ses engagements ultérieurs, et sans l’accaparement symbolique – certes utile et nécessaire – qui le campe parfois dans une certaine posture idéologique, on en sait encore peu. Les grands repères biographiques sont bien connus[2] et les études thématiques ne manquent pas pour aborder une oeuvre complexe et déroutante pour bien des commentateurs – moi compris[3].

Je propose ici, tout simplement, d’historiciser un moment du parcours de Dumont, dont la vie et l’oeuvre sont en général étudiées soit pêle-mêle selon la commodité des renvois d’un ouvrage à l’autre, soit d’un bloc, à travers une approche formaliste privilégiant l’intégrité du corpus ou une approche biographique misant sur la cohérence du parcours et la pérennité de certaines intentions fondamentales. C’est un secret de polichinelle herméneutique : la figure de Dumont s’impose d’autant plus qu’on est porté à y trouver notre Dumont en privilégiant un fil rouge en particulier – et ce texte, bien sûr, n’y échappe pas. Par ricochet, cette actualisation, souvent hommage subtil au cheminement qu’il a pu inspirer, affecte la capacité à (re)penser l’inscription mouvante de l’intellectuel dans un contexte historique, celui des années 1945-2000, déjà lui-même lourdement orienté par les récits consacrés (émancipatoire, doloriste, normalisateur, etc.) qui en rendent compte (Bouchard, 2000 et 2005).

Dans cet article, j’explorerai l’expérience du temps de Fernand Dumont au tournant des années 1960 en privilégiant deux entrées étroitement associées dans son oeuvre : la critique historiographique et l’actualisation de la mémoire collective, qui ont déjà fait l’objet d’études importantes (Goyette, 2017; Beauchemin, 2001). Comment ces deux entrées se transforment-elles en fonction de l’appropriation par l’auteur de différentes coordonnées du régime d’historicité (Hartog, 2003 et 2013)? Plutôt que de renvoyer Dumont à quelques étiquettes devenues énigmatiques – ou illisibles à notre époque? – comme « traditionaliste » ou « progressiste », je lirai ses textes historiographiques à l’aide de la sémantique des temps historiques. Contrairement à un certain modèle utilisant les idéologies pour rendre compte des productions intellectuelles[4], le régime d’historicité, en attirant l’attention sur la façon dont les contemporains articulent leur champ d’expérience et leur horizon d’attente, permet d’enjamber la vieille cloison entre internalistes et externalistes et, ainsi, d’étudier la relation entre temporalité vécue et écriture de (ou commentaire sur) l’histoire (Koselleck, 1990; Ricoeur, 2000). Je mettrai à l’essai un concept, celui de dédoublement temporel, pour explorer cette relation.

S’il est vrai que l’intérêt pour l’historiographie de Dumont découle largement de son intérêt précoce pour l’épistémologie des sciences humaines, il est possible d’isoler cet intérêt à un certain moment de l’itinéraire de Dumont pour chercher quelles expériences il révèle. Le tournant des années 1960 est particulièrement propice à cet égard. On y retrouve le sociologue en pleine expérimentation de la temporalité autour d’un enjeu, celui des traditions à retrouver ou à privilégier afin d’accompagner le Québec dans l’avenir. Plutôt qu’une série de prescriptions tranchant entre les « bonnes » et les « mauvaises » traditions, Dumont avance à tâtons, s’enthousiasmant tantôt pour une tradition plutôt libérale, tantôt pour une tradition ouvrière et socialiste, mais sans jamais réduire le potentiel du passé à une étiquette ou à une autre. Dans tous les cas, il n’hésite pas, parfois de mauvais gré, à puiser dans l’histoire française. De bien des façons, la question qui le tourmentait alors retentit encore au 21e siècle : en dehors du récit (néo)libéral, y a-t-il de la place pour d’autres récits qui permettraient d’aligner la critique et l’actualisation des traditions sur l’horizon d’un Québec à refonder de façon inédite?

Les traditions au crible

Si l’un des grands enjeux de l’après-guerre est bien l’ouverture sur le monde, qu’un René Lévesque popularisait à la télévision avec Point de mire, on remarque, durant la même période, une autre ouverture, tout aussi importante : celle sur l’histoire envisagée comme un chantier en plein bouleversement. En fait, une ouverture n’allait pas sans l’autre : le provincialisme dans lequel semblait stagner le Québec apparaissait bel et bien comme le produit de certains mythes qui empêchaient l’ouverture sur l’universel. Les métaphores de la « croissance » et de la « maturité », alors abondamment utilisées, permettaient de solidariser ces deux ouvertures et de poser la question : le Québec sortira-t-il de l’enfance et d’une posture passéiste pour atteindre l’âge adulte et prendre sa place dans le monde? Si cette question a été en général associée à l’histoire particulière du Québec, on la retrouvait, avec des métaphores semblables, ailleurs en Occident, notamment en France et aux États-Unis. En fait, loin d’être l’apanage des collectivités minoritaires, cette question révélait l’importance de l’Histoire singulière collective (Koselleck, 1990), grâce à laquelle on pouvait se représenter une ligne du temps à partir de laquelle jauger l’évolution et le progrès de la société. Il n’est pas anodin que Dumont ait d’abord cherché à refléter, au présent et au passé, le Québec dans ces miroirs extérieurs, particulièrement celui, obsédant, incontournable, bien que de plus en plus critiqué, de l’ancienne mère patrie.

Plusieurs des Canadiens français qui avaient séjourné en France depuis 1945 avaient été marqués par le volontarisme qui y avait cours. L’élan donné par l’esprit de la Résistance depuis la guerre, l’ambition d’éradiquer les racines des dérives totalitaires, les grands projets de planification économique, les expérimentations sociales menées par divers groupes frappent Dumont. Le jeune chercheur, qui débarque en France en 1953, est particulièrement intéressé par une « troisième voie » qui, entre le capitalisme et le communisme, permettrait l’incarnation d’un catholicisme progressiste à l’avant-garde de la critique du monde bipolaire de la guerre froide. Sur les traces d’André Laurendeau, qui avait tissé des liens avec la revue Esprit d’Emmanuel Mounier au cours des années 1930 (Lamonde, 2007), on retrouve ici le jeune Dumont dans les réunions des personnalistes au sujet de l’aventure fascinante des prêtres-ouvriers, et là dans les manifestations du 1er mai organisées par le Parti communiste. Spontanément solidaire avec les Français, Dumont scrute l’actualité comme un local et ressent douloureusement les déboires de la guerre d’Indochine. En fait, il se sent comme un poisson dans l’eau : « Je me suis ouvert sur le monde par l’affiliation française » (Dumont, 1997, p. 52). Sa femme donnera d’ailleurs naissance à leur premier enfant dans le quartier populaire de Ménilmontant, où le couple avait intégré la section locale de l’Action catholique. Dumont sera marqué par cette culture populaire vivante qui le poussera à étudier, notamment grâce à l’historien marxiste Pierre Vilar, qui lui servait de guide, les mouvements coopératifs et les expériences socialistes actuelles et passées.

La brutalité du retour dans le Québec duplessiste sera en quelque sorte épongée par l’entrée de Dumont à la Faculté des Sciences sociales, alors fer de lance des toutes jeunes sciences sociales et plus largement un des lieux d’attente[5] déterminants pour sa génération intellectuelle. Le fondateur, Georges-Henri Lévesque, avait lui-même séjourné en Europe, particulièrement en Belgique et en France, durant les années 1930. En créant en 1938 ce qui deviendra la Faculté, il souhaitait produire une armée de sociologues tenant « autant à la téléologie des sociétés qu’à leur physiologie », afin d’assurer « un bon dosage de positif et de normatif » (Lévesque, 2011, p. 304). Ce souci de la téléologie et du bon dosage habitera Dumont et plusieurs de ses pairs, qui envisageaient, comme l’écrivait Gérald Fortin, la « carrière scientifique comme un devoir de rédemption » (Fortin, 1947, p. 100). L’un des volets de ce devoir était la critique et le sauvetage d’une folk society engoncée dans ses traditions.

Ces traditions charriaient, dénonçait-on à l’Université Laval, mais aussi à l’Université de Montréal (Dorais, à paraître), leur lot de mythes et de représentations tronquées de la réalité. Le caractère empirique et positiviste de la revue Recherches sociographiques, cofondée par Dumont, s’explique par cette nécessité d’y voir clair au passé et au présent. Au tournant des années 1960, le projet d’une recherche positive est amplifié, un peu paradoxalement, par le « devoir de rédemption » éprouvé par plusieurs jeunes chercheurs qui visaient un véritable apostolat de la compétence afin d’assurer le salut collectif par la science (Warren et Meunier, 2002). Dans cet élan, le passé était voué à être de mieux en mieux balisé, ratissé, ou – ce qui revenait au même – de plus en plus approprié (au double sens du terme) au et par le présent.

Le plus historiographe des sociologues du Québec, Dumont se donne donc pour tâche de passer au crible les traditions, dont plusieurs embrouillent la connaissance du présent et du passé. Jean Lamarre remarquait déjà le « travail d’arbitrage méthodique » initié par les écoles historiques de Laval et de Montréal au cours des années 1950, avec la substitution de l’historia magistra vitae au profit de l’histoire comme porteuse d’« une leçon de lucidité sur le poids que représente le passé pour le présent » (Lamarre, 1993, p. 297 et 485). Mais plus encore, l’historien jauge la place de sa collectivité sur la ligne du temps; il a la « capacité d’interpréter l’expérience dynamique d’un monde en devenir au creux des avatars du présent » (Lamarre, 1995, p. 283). Une table ronde sur l’histoire organisée par la revue Liberté portait le titre significatif de « Le Canada Français édition revue et corrigée » (Dumont, 1962). On y menait la chasse aux postures archaïques et aux réticences au progrès des mentalités canadiennes-françaises.

Il faut dire que le « Progrès », gratifié parfois d’un P majuscule, n’est pas alors seulement un mot commode employé dans les brochures publicitaires ou politiques; il renvoie à toute une représentation du temps où le présent prend sa signification en fonction du futur vers lequel il tend (Taguieff, 2004). En quelque sorte, les contemporains sont doublement portés vers l’avant : en épiant les signes qui, au présent, annoncent le futur, et en projetant dans le futur une société et un individu qui, transformés, seront de plus en plus outillés pour lire, interpréter et même, pour une certaine élite éclairée, orienter les signes du présent. Le passé, lui, doit suivre coûte que coûte. On peut parler d’un futurisme mélioratif pour caractériser cette époque : la marche vers le futur s’effectue graduellement, par étapes, de façon à respecter à la fois les processus dits objectifs de la modernité – indiscutables au Québec tant que l’impératif du rattrapage et de la « normalisation » sera de mise – et la croissance propre de la province.

Cette marche graduelle s’énonce au mieux avec des expressions renvoyant, comme celle de construction consciente, à la fois à la prise en charge du présent et au rôle de la science :

Dans un milieu social où les schémas de la tradition ne suffisent plus à définir les situations qui les confrontent et à déterminer les conduites à suivre, il faut bien que les hommes édifient consciemment une vision du milieu qui éclaire l’action.

Dumont, 1963, p. 282

Les verbes utilisés (définir, confronter, déterminer, édifier, éclairer) constituent de bons indices de la sémantique des temps historiques en jeu ici et du privilège accordé à l’élaboration du futur. Mais Dumont ne se laisse pas étiqueter facilement. Il suffit de parcourir n’importe lequel de ses textes pour découvrir ici l’insistance sur un passé qui semble donner la clef de l’identité et du cheminement du Québec, et là des énoncés futuristes qui trahissent une impatience devant le passé perçu comme un grenier encombré de traditions ou, à l’inverse, comme un vieux hangar dégarni peu inspirant. On le surprend par exemple à s’incliner devant « notre maître l’avenir » et, quelques passages plus loin, à rappeler qu’« il ne reste que notre passé. Ce que nos ancêtres ont fait : voilà un terrain solide » (Dumont, 1959a, p. 49). Dumont est-il plutôt le Menaud de Félix-Antoine Savard, à l’écoute de la voix des ancêtres, ou le Pierre Cadorai de Gabrielle Roy, en butte aux conventions et prompt à s’avancer vers un ailleurs qui recule à mesure qu’on s’y achemine? L’hommage que Dumont rendra plus tard à Lionel Groulx (Dumont, 1978) en situant celui-ci entre la tradition épousée et la tradition interrogée, est sans doute révélateur de sa propre posture à l’égard du passé.

Pour démêler cette ambivalence temporelle, il faut prendre la mesure du poids que les contemporains de Dumont accordaient au passé en reformulant la question posée plus haut : comment atteindre l’âge adulte si les consciences sont encore embrumées par l’enfance et certains de ses travers comme l’irrationalité et la peur de l’autre, d’autant plus puissants qu’ils sont bien refoulés? Parmi bien d’autres voix, Hubert Aquin s’en plaignait dans la revue Liberté : « Nous sommes en présence d’un inconscient collectif, objet multiple de deux siècles de refoulement, qu’il nous presse de faire affleurer à la conscience » (Aquin, 1961, p. 45). Il s’agissait non seulement des traditions en soi, mais aussi de la longue intériorisation d’une attitude réfractaire au changement. Il se trouve que l’historien, selon Dumont, est le plus apte à s’attaquer à cet inconscient collectif. N’est-il pas le « seul [qui] peut psychanalyser nos consciences malheureuses » (Dumont, 1958, p. 28)?

Solidaire de l’aventure de sa collectivité, l’historien est en même temps outillé plus que jamais pour s’en distancier. En d’autres mots, il est passeur du temps par la distance du regard – qu’étaye l’ambition positive – et par l’expérience d’un présent ample, c’est-à-dire dont l’extension creuse dans le passé et le futur, ce qui permet peut-être à l’historien de prétendre encore à ce vieux magistère temporel qui a connu son âge d’or au 19e siècle – et à l’égard duquel Dumont ne cachera pas sa nostalgie. Dans les mots de H. Arendt, il s’agit rien de moins, depuis la fin de la guerre, que d’« assigner un passé à un avenir » (Arendt, 1954, p. 44). Si Dumont appuie de façon significative sur la capacité discriminante et critique de l’historien, c’est que celui-ci semble capable de « retrouver les authentiques traditions par la critique d’une longue histoire » (Dumont, 1964a, p. 35).

Si l’historien tire son discernement critique du maniement de l’événement, qui brise les systématisations abstraites faites sur le dos du passé et l’incite à réaffirmer le caractère ouvert (pour les contemporains) du passé (Dumont, 1970 et 1973), son rôle est en quelque sorte amplifié, au tournant des années 1960, par sa capacité à faire passer le temps. On s’étonne aujourd’hui, en plein présentisme, de lire à quel point l’articulation du passé et du futur s’appuyait alors sur un véritable chantier grâce auquel on pouvait espérer

transmute[r] graduellement ces vieux idéaux en figure d’un futur destin. […] Cette transposition, bien confuse encore, de valeurs traditionnelles en valeurs d’avenir, n’est-ce point le devoir présent de la dégager en pleine lumière?

Dumont, 1965 : 271

Malgré la tentation scientiste du tournant des années 1960, Dumont a toujours considéré que l’exploration du passé par l’historien devait être constamment remise en jeu à travers sa situation présente. Je parlerai plus loin dans cet article de dédoublement temporel pour attirer l’attention sur le fait qu’un chercheur est simultanément dans le présent et dans le passé. Les objets, phénomènes et rythmes qu’il considère comme importants, ignorés, refoulés et/ou mal étudiés dans le passé correspondent – mais à travers de nombreuses médiations comme celle du champ de recherche – à ce qu’il considère comme nouveau, négligé ou décisif dans son propre présent. Sans parler encore d’objets particuliers, Dumont constate qu’il y a une pénurie d’interprétations historiques qui affecte la capacité des historiens à actualiser le passé. Une partie de sa génération, depuis les années 1930 et surtout 1940, avait dénoncé le monolithisme idéologique, le consensus de façade et l’inexistence d’alternatives idéologiques et politiques. Le dédoublement temporel amène ainsi Dumont, dans un premier temps, à dénoncer une historiographie univoque qui a

pris un caractère systématique qui paraît l’éloigner fatalement de nos situations et de nos questions d’aujourd’hui. Un certain pluralisme des explications historiques est inhérent à la conscience historienne quand celle-ci est vraiment le remplacement de la tradition : or, ici, histoire et tradition coexistent en un syncrétisme fâcheux.

Dumont, 1963, p. 283

Ce syncrétisme entre histoire et tradition est fâcheux parce qu’il cimente volontiers certains mythes et téléologies. Ces fixations sur le passé vont bien au-delà de la bonne portance de la science historique; c’est l’attitude déréglée des contemporains par rapport au temps qui est en jeu. Il est « anormal », écrit Dumont, qu’au Québec « l’adolescent découvre son présent en se mettant au passé ». Alors que les historiens s’inquiéteront, jusqu’à nos jours, de l’incapacité des jeunes à « se mettre au passé », il en allait autrement à cette époque. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel passé : celui qui est seriné au Québec « nous parvient tellement systématisé qu’il ne nous permet plus qu’une sorte d’option, de projet » (Dumont, 1958, p. 24).

Deux écoles historiques, on l’a souvent dit, se sont alors attelées à la tâche d’offrir de nouvelles interprétations du passé du Québec (Lamarre, 1993). Bien que plus près institutionnellement des membres de l’école de Québec, Dumont se sentait des connivences avec Maurice Séguin et Guy Frégault, dont le néonationalisme lui seyait davantage, mais avec une réserve toutefois : les historiens de l’école de Montréal péchaient selon lui par réductionnisme en donnant trop d’importance au poids des structures sur les individus. Durant ses séjours en France, Dumont avait été marqué par le séminaire du sociologue Georges Gurvitch, qui mettait en évidence la marge de manoeuvre de la liberté humaine à travers les contraintes des « déterminismes partiels » de la « société globale » (Gurvitch, 1955)[6]. Ces thèses, auxquelles on peut ajouter l’influence du personnalisme (Meunier, 2007), provoquaient un vif écho chez Dumont, qui mettra d’ailleurs sur le compte de ce fatalisme le lent « éveil » du peuple qui, jusqu’aux années 1940, « est resté lui-même par fatalité et par alibi » (Dumont, 1971b, p. 17).

Pour comprendre cette valorisation du volontarisme, la périodisation à l’intérieur du régime d’historicité est éclairante. La thèse de M. Séguin sur le traumatisme de la Conquête (Séguin, 1947) avait été élaborée durant une période où l’horizon d’attente inclinait plutôt à une expérience tragique de l’Histoire, déesse cruelle qui demandait son tribut de sang et de désastre en imposant le sacrifice douloureux d’un présent déchu en vue d’une renaissance dans un futur lointain. Si cette perspective sotériologique était particulièrement notable dans les pays occupés comme la France (Stoczkowski, 2008), elle se diffusera aussi au Québec par divers réseaux (Roy, 1993; Angers et Fabre, 2004; Dard, 2007; Pelletier, 1983). Le ton apocalyptique du Refus global en est un bon exemple[7]. Du côté des historiens, la conclusion du livre de M. Séguin, tout en récapitulant les étapes de l’infériorisation des Canadiens français, adoptait le ton du fatalisme : « Les vaincus de 1759 restaient les vaincus de 1849, enchaînés et subordonnés à un empire étranger, parqués dans l’agriculture et serviteurs attitrés pour l’avenir » (Séguin, 1970 [1947], p. 262).

Au tournant des années 1960, l’horizon d’attente prométhéen permet de se projeter autrement dans le futur, et ce, sans sacrifier le présent sur l’autel de l’avenir, puisque les tensions et les antinomies sont désormais susceptibles de se résorber dans ce présent-en-devenir. Plutôt que de vie et de mort, de chute et de décadence, on parle de développement graduel, de croissance, d’évolution et, bientôt, de révolution tranquille. Les historiens néonationalistes font figure de rabat-joie; ils feront un retour en force lorsque cet horizon prométhéen pétri d’universalisme sera critiqué dans le sillage des mouvements de décolonisation. Pour le moment, Léon Dion, collègue de Dumont à l’Université Laval, s’en prend aux historiens de l’école de Montréal, « déprimants et tragiques », « pessimistes et souffreteux ». Il invite plutôt à repérer la scansion du progrès et à voir comment « l’acquisition de la perspective séculière marque, chez nous, un stade vers la maturité intellectuelle; elle est un acquis définitif » (Dion, 1957, p. 1, 11 et 16).

Si Dumont souscrit alors à cet évolutionnisme par étapes, il ne cède pas à un futurisme tous azimuts. L’enjeu de la tradition, et particulièrement de la tradition historiographique, me servira maintenant pour cerner d’un peu plus près comment il entend actualiser le passé en mettant en scène l’historien qui, en rouvrant le chantier de la mémoire collective, serait à même de distinguer entre les culs-de-sac et les saines traditions du passé. En dégageant le chemin en amont, il favorise l’entrée dans le futur de ses contemporains.

À la recherche des cheminements de la liberté

Dans ses revues historiographiques, Dumont critique les approches univoques et béatement apologétiques. Il inclut parmi elles l’Histoire des Patriotes (1938) de Gérard Filteau, qui reconduisait l’âge d’or de la Nouvelle-France et parlait du nécessaire retour aux « ressources morales » de cette période afin de « retrouver l’équilibre, la discipline, la philosophie qui se dégagent de notre passé français » (Filteau, 1946, p. 269). Cette nostalgie constitue justement, selon Dumont, un frein à l’émergence d’une conscience moderne. Jean Blain fera par la suite le portrait de l’« historien traditionnel » que Dumont dénonce alors :

Historien diffuseur, vulgarisateur, propagandiste, missionnaire, toutes ces épithètes, à condition qu’on les prenne dans leur acception propre, conviennent à celui pour qui le geste urgent était de buriner dans la conscience nationale, pour qu’il ne s’en efface jamais un passé collectif dont on était convaincu de connaître l’essentiel et qui devait servir à maintenir le cap vers les grands destins.

Blain, 1974, p. 165

Dumont, qui sera plus nuancé par la suite dans ses bilans historiographiques (Dumont, 1976 et 1993) se permet même d’écorcher Lionel Groulx, prototype de l’historien diffuseur qui, malgré son talent et l’ampleur de ses vues, était soupçonné de « buriner » à outrance, notamment dans son livre La naissance d’une race (1919), réédité en 1930 et 1938 (Luneau, 2003). Dans sa revue, Dumont passe rapidement sur ce qu’il nomme les apparents conflits historiographiques, comme celui entre Michel Bibaud et F.-X. Garneau, celui entre Thomas Chapais et L. Groulx, ou encore celui entre l’abbé Maheux et l’École de Montréal. Il serait en fait « fallacieux » de les opposer, puisque ces historiens « paraissent profondément d’accord » sur le fait que la société canadienne-française se distingue par son caractère catholique et français (Dumont, 1965, p. 283-284). Sur fond de cette unanimité, mémoire et histoire ont souvent été confondues et la première, à travers un certain récit de la survivance qui misait sur la perpétuation de l’identique, en est venue à enrober la seconde et à disqualifier de la recherche non seulement plusieurs objets, mais également un certain horizon d’attente moderniste. Cette histoire emmaillotée a encore, souligne Dumont, de graves conséquences sur la disponibilité temporelle des contemporains : « Nous sommes ainsi devenus incapables de poser de nouvelles questions au passé. Notre devenir est resté sensiblement celui des hommes de 1840, malgré l’addition de multiples notes au bas de page » (Dumont, 1959a, p. 52).

Dumont exagère, bien sûr. Ne disait-il pas aussi que nous « assistons actuellement à une effervescence de la liberté » qui ouvre justement l’horizon (Dumont, 1959a, p. 44)? Ou encore que les Canadiens français sont dans « une société pluraliste où les traditions n’ont à peu près aucun poids » (Dumont, 1959b, p. 106)? En quelque sorte, ce parallèle entre 1959 et 1840, en accentuant un blocage dans le temps, a une valeur performative : il vise à bousculer la « conscience historique » des lecteurs en les poussant à remettre en question quelques idées reçues à propos de l’histoire du Canada français. Il vise aussi à inciter l’historien à envisager de front les problèmes du présent, puisqu’il a « tout intérêt à projeter ce[s] problème[s] sur notre passé » (Dumont, 1956-1957, p. 38). À cette fin, l’auteur lance plusieurs questions. La critique du régime français effectuée par Denis-Benjamin Viger, en 1809, est-elle l’indice d’une collaboration avec l’envahisseur (anglais) ou plutôt la « découverte de la communauté politique » et le sentiment de la responsabilité civique? La participation aux Rébellions et, auparavant, le vif intérêt pour la Révolution américaine de la part de la population au milieu des années 1770, n’indiquent-ils pas que le peuple n’était « pas seulement occupé à la revanche des berceaux et à la conservation du folklore » (Dumont, 1959a, p. 54)?

Plus généralement, Dumont propose de privilégier une période négligée jusque-là par les historiens : non plus le supposé « âge d’or » de l’ancien régime français, mirage confinant au folklorisme, non plus les batailles parlementaires, qui focalisent l’attention sur les guerres de mots, non plus même les Rébellions, par trop agitées et irrespectueuses des étapes de l’Histoire, mais « notre passé récent, disons des années 1875 à nos jours, où notre milieu a cessé d’être vraiment traditionnel et où est née cette classe ouvrière » (Dumont, 1959a, p. 55). Alors qu’une partie de la nouvelle intelligentsia laïque réinvestit au même moment le 19e siècle libéral, Dumont préfère, pour le moment, l’enjamber. Les véritables clefs se situent, selon lui, dans ce passage d’une société traditionnelle à une société technologique (Goyette, 2017; Harvey, 2001). Il avait lui-même contribué à ce champ avec une courte étude historique sur le mouvement syndical (Dumont, 1970 [1956]), avant d’encourager ce type de défrichement dans Recherches sociographiques, où l’on entendait « faire large place à l’histoire » (Dumont et Falardeau, 1960, p. 3). Au même moment où son collègue Jean Hamelin développait, à l’Université Laval, un chantier en histoire du travail, Dumont appelle dans cette revue à multiplier les études historiques régionales sur le peuplement, l’urbanisation et l’industrialisation, qui manquent cruellement, selon l’auteur, à la connaissance du milieu passé et présent.

On a dit plus haut que l’ouverture à la France avait joué un rôle considérable dans la critique de la conscience historique au Québec – soit par affiliation soit par volonté de distinction. Le dédoublement temporel en cours dans l’analyse de Dumont fait large place aux coordonnées tirées de l’histoire française, qui agit en fait comme un miroir confrontant pour mieux mettre en évidence la sclérose apparente du Québec[8]. En plus du volontarisme de l’État français, l’auteur avait été fasciné, lors de ses séjours, par la pluralité des débats, des options idéologiques et des initiatives sociales. Il y avait observé en action la combinaison de références historiques communes fortes et de remises en question franches des moyens et des fins de la collectivité. Contrairement à l’histoire du Québec, où la version officielle – qui représentait la collectivité comme fondamentalement catholique, rurale et française – a fini par être hissée au rang d’historia magistra vitae, le passé en France n’est pas encastré dans un récit doté d’une seule finalité :

Elle n’apparaît pas à un jeune Français comme une épure systématique où chaque événement ne serait qu’un trait nouveau d’un organisme qui s’appellerait la France. Personne (pas même Jacques Bainville) n’a pensé que la Révolution de 1848 ou la Commune de 1871 n’était que la suite bien logique du nationalisme de Jeanne d’Arc ou du gallicanisme de Louis XIV; en d’autres mots, personne n’a jamais pensé que l’histoire de France n’avait qu’un seul sens.

Dumont, 1958, p. 24

Au Québec, l’éducation conservatrice tend à former les jeunes « selon les lois du passé du groupe, alors qu’ils aspirent avant tout à des oeuvres d’avenir » (Dumont, 1962). La transmission de l’héritage par l’école est suspecte de renforcer le passéisme, alors que l’éducation devrait plutôt ouvrir à la nouveauté et faciliter l’adaptation au progrès. Acteur important dans le remue-ménage temporel à l’époque, Jean-Paul Desbiens, frère enseignant, faisait le voeu, en des termes évoquant les écrits de Teilhard de Chardin, l’un des éveilleurs à l’Histoire singulière collective les plus influents au Québec (Dumont, 1966), qu’en « travaillant dans le champ de l’éducation [nous] ayons conscience de travailler dans le sens de l’Évolution » (Desbiens, 1960, p. 115). L’enseignement de l’histoire, à cet égard, devrait dynamiser le rapport au passé en montrant à la fois son caractère actualisable et les pistes ou traditions négligées jusque-là.

En 1959, Dumont donne à l’Institut canadien des affaires publiques une conférence intitulée « La liberté a-t-elle un passé et un avenir au Canada français? ». Cet Institut, sur lequel on attend une recherche d’envergure, a constitué un lieu d’attente important au cours des années 1950. Il a servi de carrefour réflexif à des chercheurs, des militants syndicaux, des intellectuels et des entrepreneurs de tous les horizons. Dumont ne cache d’ailleurs pas la visée de son propos : il s’agit d’inspirer « des mouvements sociaux, des organisations susceptibles de supporter [des] visées concrètes de libération ». À cette fin, Dumont se tourne vers le passé pour y retrouver non plus 1760 ou 1867, mais le « cheminement particulier de la liberté » et les « manifestations de [ses] diverses figures » (Dumont, 1959a, p. 45 et 55). Mais c’est ici que les choses se compliquent : participant à un horizon d’attente prométhéen où priment le volontarisme et l’édification, et dont il avait pu ressentir l’esprit à travers ses lectures et ses voyages en France, Dumont se retrouve devant un passé local plutôt… récalcitrant.

Dumont admet d’emblée que le cheminement de la liberté – expression qu’il reprend du sous-titre (Vers l’étude sociologique des cheminements de la liberté) d’un livre de G. Gurvitch (1955) – ne peut pas être dégagé en fonction des repères et du modèle français, dont l’exemplarité et l’universalisme ont bien peu d’écho dans l’histoire du Canada français. Il ne faut donc pas espérer trouver, prévient l’auteur, une idéologie miraculeuse qui « descendrait de je ne sais quel Sinaï livresque », mais plutôt « s’alimenter à ce qu’il y avait de meilleur dans nos traditions idéologiques » (Dumont, 1965, p. 268). L’une des façons d’y parvenir est de manifester de la « fraternité avec ceux qui, dans le passé, ont anticipé nos combats d’aujourd’hui ». À ce stade-ci, le lecteur anticipe quelques pistes concrètes. Qui sont-ils, ces frères et soeurs, ces combats passés? L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit de Dumont n’est pas canadien-français mais… français tout court. « Dans la France écrasée de 1940, écrit-il, la Révolution de 1789, les Trois Glorieuses, la Commune sont ressuscitées avec un visage jeune ». Le ton change lorsqu’il se tourne vers l’histoire (officielle) du Québec; ce qu’il voit d’abord, ce ne sont pas des hauts faits, mais des « obstacle[s] préalable[s] à la liberté, comme ces bandelettes embaumées dont il faut se délivrer » (Dumont, 1959a, p. 50). L’image peu ragoûtante n’a effectivement rien pour évoquer un « visage jeune » ! Sur papier, la comparaison est accablante : plutôt que 1789, il y a eu 1760 et, à la place des Trois Glorieuses de 1830, la répression de 1837-1838.

Le passé québécois serait en fait chiche en cheminement de la liberté, ce qui se vérifierait par la rareté des options idéologiques : gauche et droite d’ici sont si peu inspirantes que Dumont admettra être « effaré par l’absence totale d’originalité » d’un pôle ou de l’autre (Dumont, 1969, p. 26). À quoi bon, alors, ces excursions dans le passé? Dumont sera-t-il contraint une autre fois de piger dans l’histoire française, malgré son intention initiale de trouver des traditions locales? En abordant d’une autre façon le problème, Dumont attire l’attention sur l’expérience du passé comme telle :

Comme l’avenir, le passé permet d’éprouver ce sentiment du possible inhérent aux valeurs. Mais de façon concrète, au sein d’événements, sans grande possibilité de fuite hors de la collectivité. […] Ce dont nous sentons tous la profonde nostalgie, aux heures de doute comme aux moments d’exaltation, c’est qu’il y ait ici, derrière nous, une histoire de la liberté.

Dumont, 1959a, p. 49

L’articulation du passé, du présent et du futur est ici plutôt déroutante. La nostalgie est-elle conditionnelle au fait qu’il y ait (peut-être) une histoire de la liberté? Mais puisque cette histoire nous habite, dans le doute ou l’exaltation, elle est bien là, quelque part, peut-être à dénicher grâce à une nostalgie qui ne serait pas la contemplation passive du passé mais la prise à bout de bras d’une histoire à actualiser. Cette ambivalence temporelle s’éclaire en examinant le statut donné au passé. Jacques Beauchemin mentionnait bien que l’un des paradoxes décisifs dans l’oeuvre de Dumont consiste en la tension entre une « téléologie communautariste », dans laquelle « la collectivité découvre le sens de son aventure », et l’histoire comme « capacité à accueillir la nouveauté », ce qui implique plutôt un passé largement ouvert et non téléguidé (Beauchemin, 2001, p. 220-221).

Si la tension est vive entre le futurisme et l’ancrage au tournant des années 1960, c’est pourtant le premier pôle qui l’emporte, ne serait-ce que parce que le surgissement au grand jour des traditions pertinentes est encore à venir. Il n’y a pas téléologie, mais plutôt une énigmatique nostalgie qui se manifeste comme par anticipation en vue de récits qui ne sont pas encore écrits.

Récit bourgeois et Révolution tranquille

Même s’il admettait une proximité avec les historiens de l’école de Montréal, Dumont s’irritait non seulement de leur fatalisme, mais aussi de leur négligence de la « question sociale ». Si « le nationalisme a masqué trop longtemps les problèmes posés par l’inégalité sociale » (Dumont, 1958, p. 28), la faute en revient largement aux historiens :

Il est en effet extrêmement curieux de constater que la période de notre histoire qui suit les luttes constitutionnelles n’a pas donné lieu, chez nos historiens, à une structure propre d’explication. On a plutôt, dans certains cas, allongé, « étiré » (pour ainsi dire) la problématique antérieure : c’est pourquoi nous en savons davantage sur les luttes pour les écoles séparées que sur les processus d’urbanisation et d’industrialisation.

Dumont, 1963a, p. 283

Dumont vise notamment Michel Brunet qui, dans La présence anglaise et les Canadiens, accusait la nouvelle génération de sociologues, de militants et de syndicalistes – bref, la génération intellectuelle de Dumont – d’avoir troqué un mythe (l’agriculturisme) pour un autre (l’ouvriérisme). Cité-libriste et lui-même fils d’ouvriers, Dumont est de fait profondément marqué, au cours des années 1950, par cet « ouvriérisme » dans lequel il investit, par le truchement du mouvement syndical et de l’action catholique, les plus vifs espoirs. Les élites « bourgeoises » sont l’objet d’une forte suspicion, comme l’atteste la façon dont Dumont minimise les Rébellions de 1837-1838 : loin d’être le cri du coeur de toute une population cherchant à se débarrasser de la tutelle britannique, elles éveillèrent en fait « peu d’échos dans le peuple » (Dumont, 1963b, p. 52). N’étaient-elles pas, au fond, la tentative d’une classe sociale (la petite bourgeoisie professionnelle) pour matérialiser ses intérêts et promouvoir son idéologie? Le régime constitutionnel de 1791, en créant la Chambre d’Assemblée, ne donnait-il pas à cette bourgeoisie un cadre pour « exprimer ce que l’on peut appeler [sa] conscience de classe » (Dumont, 1963b, p. 52)? L’un des collègues de Dumont, Fernand Ouellet, historien à l’Université Laval et ensuite à Carleton, fustigeait lui aussi cette classe « bourgeoise », qui aurait corrompu l’accession du Bas-Canada aux processus dits objectifs de la modernité comme la lutte des classes, le progrès économique ou la démocratie libérale. Plutôt que le miroir français, c’était le miroir anglo-britannique qui servait à Fernand Ouellet pour juger sans ménagement la mentalité archaïque d’une population dont les élites et les masses, chacune à leur façon, ne sont jamais à la hauteur de l’Histoire, qu’il s’agisse du 19e ou du 20e siècle (Poitras, 2013).

Mais si Dumont soulève lui aussi la question de l’inadaptation du Canada français au siècle passé, il valorise moins le grand récit du libéralisme économique qu’il ne témoigne, en recourant au schéma de la lutte des classes, d’une certaine expérience du temps, celle de l’Histoire en marche. La sémantique des temps historiques permet à cet égard de renvoyer le « libéralisme » à autre chose qu’à la grille idéologique gauche-droite. La méfiance à l’égard des Rébellions, qui n’était bien sûr pas nouvelle, indique chez Dumont, à travers un dédoublement temporel, la présence d’un autre danger, contemporain cette fois-ci : celui de précipiter l’Histoire et de ne pas en respecter les étapes. Alors que les mouvements d’affirmation nationale prennent leur envol, Dumont invite à la modération. En faisant une « révolution violente », « nous risquons de rater les problèmes décisifs si nous donnons un caractère trop romantique, ou disons trop spectaculaire, à nos revendications » (Dumont, 1964a, p. 35). Il s’agit bien, jusqu’au début des années 1960, comme l’a souligné Andrée Fortin dans une belle formule, de dire le Québec non pas « nécessairement pour le changer, mais pour le faire advenir » (Fortin, 1993, p. 177). Ou plus précisément : pour le changer en le faisant advenir. Le « romantisme », n’est-ce pas l’écueil de toute modernisation adulte et rationnelle? Le son de cloche sera bien différent à la fin des sixties.

Cette attente d’une évolution normale amène Dumont à replacer l’idéologie patriote et bourgeoise dans son temps afin de l’intégrer (mais comme étape) dans le récit collectif. Il admet que seule la bourgeoisie, face à un milieu rural traditionnel qui s’élevait difficilement au-dessus de sa condition, a été en mesure de réfléchir à certains problèmes comme celui de la liberté constitutionnelle. Cette compréhension de l’historiographie à travers la catégorie des classes sociales n’arrête cependant pas Dumont, qui avouera bientôt, un peu dépité (et le regard tourné, une fois de plus, vers l’Europe) : « La lutte des classes nous a fatalement échappé » (Dumont, 1967, p. 87). Plutôt que d’encenser ou de diaboliser le récit bourgeois, il faut selon lui en cerner les mutations pour comprendre la naissance d’une conscience nationale qui doit beaucoup à l’historien François-Xavier Garneau qui, au milieu du 19e siècle, a « transmué » la conscience bourgeoise en conscience nationale :

L’historiographie était [alors] nécessaire pour transcender la situation désespérée d’une société. Ce n’est que par ce recul vers les temps anciens, et dans le détail même des recherches impliquées, qu’une figure vraisemblable du destin pouvait apparaître.

Dumont, 1963b, p. 53

Remarquons l’importance du préfixe trans, particulièrement affectionné par Dumont, qui utilise régulièrement, à cette époque, les verbes transmuer, transposer, transmuter et transformer. Ce préfixe renvoie soit au passage d’un état à un autre, soit à ce qui est « au-delà de ». En ce sens, il constitue un autre indice de l’horizon d’attente prométhéen, dans lequel on projette justement une transformation susceptible de nous mener plus loin, au-delà d’un présent qui est le préambule et le chantier de la société future. Si l’historiographie a joué ce rôle au 19e siècle, que peut-elle au milieu du 20e siècle, alors que le mythe de la survivance doit être transformé en mythe « positif » et mobilisateur?

Dumont souligne que F.-X. Garneau, tout en prolongeant la posture des élites bourgeoises, qui voyaient dans les luttes parlementaires la dimension décisive du destin de la nation, ne s’en est pas tenu à la seule liberté constitutionnelle et a évoqué, bien que de façon abstraite, une irréductible « liberté du peuple » qui prenait parfois l’« accent ému, charnel, sentimental » d’un Michelet (Dumont, 1963b, p. 53). Pour valider cette trace subtile du cheminement de la liberté dans la tradition historiographique, Dumont a donc recours, comme en passant, au 19e siècle français. Mais c’est une aussi une façon de faire déborder l’oeuvre de F.-X. Garneau en dehors de l’histoire politique et constitutionnelle et d’y voir la prémisse d’une autre histoire.

On sait que l’émergence de l’histoire sociale et économique, particulièrement en France, visait à réhabiliter l’histoire des « petits ». Pour Dumont, sortir de l’histoire constitutionnelle et du grand récit bourgeois est un premier pas afin que « la nation devienne celle de tous » (Dumont, 1959, p. 55). La lutte contre l’Anglais, qui a longtemps caractérisé le discours de la survivance en désignant l’ennemi, doit par conséquent être dépassée. Ce n’est pourtant pas le nationalisme comme tel qui est visé par Dumont, mais la fixation sur les polarités passées qui sont, elles, le produit de certaines positions de classe. Dans ce cas-ci, « le conflit [ethnique] n’a existé qu’au niveau de la couche bourgeoise ». Le dépassement de ce discours apparaît nécessaire afin de se confronter à un autre enjeu, puisque c’est à « notre système de classes sociales que nous devons maintenant nous attaquer » (Dumont, 1962, p. 42 et 55).

On le voit, Dumont a peu de goût, contrairement à un Fernand Ouellet, pour la traque aux traîtres ou aux renégats du Progrès. Il préfère débroussailler qu’élaguer. Ni le clergé, ni le libéralisme, ni le républicanisme, ni même la bourgeoisie ne sont identifiés au « mal ». Malgré l’enthousiasme suscité par la trame fondatrice du Québec nouveau, qui justifie les dichotomies et les simplifications, Dumont se retient. Il se montre par exemple plus clément que plusieurs de ses contemporains à l’égard du mythe de la survivance ou du rôle de l’Église dans l’histoire (Dumont, 1961). D’ailleurs, si l’auteur utilise constamment la France comme miroir confrontant, il évite en général de piger dans les événements de l’histoire française les plus associés à la rupture, comme la Révolution ou le passage générique, vigoureusement brandi par les cité-libristes et les révolutionnaires tranquilles, d’un Moyen âge à une Renaissance (Carel, 2010).

Si je n’ai pas abordé frontalement la Révolution tranquille jusqu’à présent, c’était pour démontrer le caractère extensible du régime d’historicité, qui rend compte d’expériences du temps débordant les histoires nationales. Bien sûr, si la Révolution tranquille ne crée pas, sui generis, des expériences du temps – de la même façon que l’alliance du duplessisme et du cléricalisme, au tournant des années 1950, n’a pas créé de toutes pièces une « grande noirceur » qu’il faudrait plutôt mettre en perspective avec la « glaciation » idéologique en Occident à cette époque –, elle a un impact considérable sur le déploiement de certaines virtualités du futurisme et de l’horizon prométhéen et, par ricochet, sur l’actualisation du passé (Parent, 2014).

Une fois passée la période des années 1930-1950, l’attente d’une nouvelle société, assombrie par les expérimentations totalitaires fascistes et communistes, devenait de nouveau plausible. Cette attente tenace des modernes, que les printemps font refleurir à l’occasion, s’appuie désormais sur un progrès maîtrisable grâce à la planification et à de nouvelles élites éclairées et visionnaires. Sur le plan temporel, planifier, c’est prétendre à la maîtrise des secousses du présent afin de maîtriser l’avenir, tout en organisant la société de façon rationnelle. L’investissement matériel et symbolique dans Hydro-Québec, au cours de la Révolution tranquille, illustre bien ce fait (Savard, 2013). Mais qui organisera, et pour qui? À la fin des années 1950, Dumont se questionnait déjà, pensant tout autant au Québec qu’à la France : « L’intensification de la planification s’accompagnera-t-elle d’un transfert de l’initiative à une élite économique plus représentative des communautés humaines? La question est angoissante » (Dumont, 1959b, p. 106).

Le Parti libéral de Jean Lesage, qui enclenche plusieurs réformes ardemment souhaités par la génération de Dumont, fait de l’État un acteur collectif décisif. À partir de ce moment, on remarque dans les textes de Dumont un accent mis sur la refondation et le recommencement et, concomitamment, une diminution de l’appel aux ancêtres, ce qui ne veut pas dire que l’auteur cesse de chercher des précédents historiques. Son actualisation d’historiens français comme Taine et Michelet n’est pas un hasard. Siècle de l’Histoire, le 19e siècle est à la fois celui de tous les possibles et celui où l’assimilation du passé est plus nécessaire que jamais, en France, pour assumer l’immense événement qu’est la Révolution. Si l’avenir est ouvert au maximum, l’historien est à la fois gardien et actualisateur d’une mémoire dirigée vers l’édification d’une nouvelle société (Hartog, 1988). Le dédoublement temporel joue ici à l’envers : c’est en s’inspirant du 19e siècle français que Dumont énonce la situation du Québec au début des années 1960, puisque dès lors que

les traditions n’offr[e]nt plus de recours assurés, la société est à construire. Les grands principes d’explication sociale, qu’on trouvait assez aisément auparavant au-delà de l’histoire ou dans une histoire sainte superposée à celle de la Cité profane, doivent maintenant être cherchés, par tâtonnement, dans le devenir lui-même.

Dumont, 1963b, p. 58

La critique sévère de l’Église effectuée par Dumont dans Pour la conversion de la pensée chrétienne est également axée sur cette recherche tâtonnante à mener. Institutions et croyants doivent se réformer pour sortir du conformisme religieux et ainsi relever « le défi de la conscience moderne » (Dumont, 1964b, p. 27). Dumont participera à ce renouveau en publiant dans la revue d’inspiration postconciliaire Communauté chrétienne et, sur un ton plus engagé, la revue Maintenant. À ce propos, Michael Gauvreau a fait porter le blâme à Dumont et ses camarades pour avoir promu une nouvelle spiritualité qui, par trop élitiste, confrontante et existentielle, aurait rompu avec les us et traditions religieuses, ce qui aurait eu pour effet d’accélérer la déchristianisation du Québec (Gauvreau, 2005, p. 275). Mais cette attente d’une spiritualité plus « authentique » doit être replacée à la fois dans le courant de la pensée de la théologie de la sécularisation, qui promouvait justement une spiritualité éclairée et consciente[9], et dans le futurisme propre au régime d’historicité à cette époque, où l’adaptation à l’Histoire exigeait des consciences ouvertes et outillées se dégageant des rets du passé.

Mais si l’Histoire conserve, au tournant des années 1960, sa majuscule, il n’y a cependant plus, comme au 19e siècle, un « au-delà de l’histoire » qui donnerait la clef du reste (Gauchet, 1985). La responsabilité humaine en est accrue. Pour assumer sa condition d’historicité, l’individu doit donc, en plus de se libérer de l’horizon d’attente « des hommes de 1840 », être en perpétuelle tension, quasiment en bondissement face au futur : il doit chercher, en tâtonnant, « dans le devenir lui-même ». Ce puissant énoncé futuriste vaut aussi bien pour le 19e siècle (français) que pour le Québec au milieu du 20e. Mais cette recherche ne s’arrête pas avec la Révolution tranquille qui, exauçant ou trahissant certaines attentes refoulées jusque-là, les exalte d’autant plus.

Dès le milieu des années 1960, l’État-providence québécois n’est peut-être pas, constate-t-on, à la hauteur des promesses suscitées. Le rêve d’une société d’abondance et d’une collectivité mature, intégrée et fonctionnelle est battu en brèche. Dans un article sur la pauvreté, Dumont utilise un autre miroir, celui des États-Unis, et conclut que la société supposément la plus avancée est celle qui produit le plus de pauvreté. Les États-Unis ne sont-ils pas la préfiguration de ce que pourrait devenir un Québec de plus en plus normalisé (Thériault, 2005)? De fait, Dumont est critique envers les différentes incarnations de la démocratie parlementaire : ni « la politique de grandeur du président de Gaulle, [ni] la démocratie formelle du président Johnson », ni « le centre-gauche de M. Lesage » ne suffisent pour combler l’écart entre les riches et les pauvres et, sur un autre plan, canaliser des intentions profondes menant à des projets partagés par les citoyens (Dumont, 1965, p. 130). Pis encore, alors que Dumont regarde vers le 19e siècle français pour trouver une caisse de résonnance où priment les thèmes de la refondation et de l’articulation de l’héritage et de l’avenir, il devine aux États-Unis la possibilité d’une dystopie. Se développant entre cet horizon passé prometteur et ce futur inquiétant, les considérations historiographiques de Dumont sont elles aussi sur le point de se préciser.

L’énigmatique tradition ouvrière

Depuis le début de la Révolution tranquille, Dumont a réaligné ses canons et a dénoncé avec de plus en plus de vigueur la perpétuation et les mues du récit bourgeois. Le dédoublement temporel se décèle ici, on l’a dit, en observant comment Dumont considère, aux 19e et 20e siècles, l’apport de l’idéologie bourgeoise comme une contribution nécessaire mais révolue. Sur un modèle qui n’est pas sans évoquer celui de la « Révolution bourgeoise », utilisé par des historiens français comme Albert Soboul pour souligner l’inachèvement du processus révolutionnaire (Soboul, 1962 [1958]), Dumont considère que cette idéologie bourgeoise, utile pour la survie de la nation et la constitution du récit collectif au 19e siècle, doit céder le pas à autre chose, de la même façon que la Révolution tranquille et le discours de la modernisation – associés à une certaine technocratie qui recoupe alors largement la « bourgeoisie » –, étapes importantes dans l’itinéraire du Québec contemporain, doivent être suivis par un autre modèle que celui du libéralisme économique.

La critique de la bourgeoisie n’était bien sûr pas nouvelle. À partir de la fin des années 1940, le jeune Dumont, à travers des lieux d’attente comme Esprit ou L’Action nationale, dévorait les textes ciblant le monde bourgeois, caractérisé par le pouvoir de l’argent, l’esclavage de l’usine, la décadence matérialiste et la déshumanisation des collectivités (Warren, 1998). En 1959, lors du congrès des mouvements coopératifs, il affirmait que c’est la « rationalisation du travail qui a fait de l’usine un monde autoritaire » (Dumont, 1959b, p. 105). Ne fallait-il pas alors se méfier de la « volonté planificatrice » de l’entrepreneur capitaliste? Quelques années plus tard, Dumont en rajoute; il y a désormais

prolifération et entrecroisement des factions qui font aujourd’hui officiellement pression sur l’État. […] La bourgeoisie, plus particulièrement l’entrepreneur capitaliste, a défini notre société occidentale. C’est elle qui a élaboré la première idéologie de l’égalité démocratique.

Dumont, 1965, p. 125

Or, cette idéologie, sous ses airs méritocratiques, promeut des individus théoriquement égaux tout en confinant les moins avantagés socialement à croupir dans les marges. Lorsque le sens du rattrapage sera questionné – rattraper qui, pourquoi, selon quels critères et en vue de quoi? – Dumont procèdera à une réévaluation de la planification, qui sera moins envisagée comme un mécanisme pour normaliser un Québec dit adulte qu’un tremplin pour le propulser vers autre chose, c’est-à-dire en dehors d’un progrès tranquille qui se fissure déjà. La question sera alors : « Allons-nous pousser plus loin la planification ou nous contenter des timides tentatives de ces dernières années? » (Dumont, 1965, p. 133).

Il ne s’agit pas encore de remettre en cause le volontarisme et particulièrement celui incarné par l’État, ce personnage collectif bastion de la survivance qui absorbe désormais en son sein, comme l’avait prédit Léon Dion, le pouvoir symbolique de l’Église (Couture, 1994). L’étatisme – on dirait presque le jacobinisme – de Dumont est explicite : « La poursuite du bien commun, dont l’État est le principal responsable, se ramène à un objectif bien précis : donner une forme aux aspirations des hommes ». La conscience, la volonté et la maîtrise que les individus sont invités à développer doivent aussi se retrouver dans « l’État [qui] est le seul mécanisme collectif de décision qui représente, en principe, l’intérêt général » (Dumont, 1965, p. 261). Cette focalisation sur l’État, contemporaine du recentrement dans les frontières québécoises plutôt qu’au sein d’un Canada français élargi, s’accentue à mesure que la menace de déculturation venant du sud s’accroît et que l’utopie du Village global est malmenée. Pour éviter de se faire happer par un universel de pacotille et surdéterminé par les puissances économiques, ne faudrait-il pas édifier, suggère Dumont, un État socialiste?

Mais d’un point de vue historiographique, rien n’est moins évident. Un tel État, ou même un tel modèle d’État, est définitivement introuvable dans l’histoire du Canada français. Quelles traditions repérer, dans ce cas, qui puissent correspondre à (et plus encore fonder) cette attente? Dumont ne pose pas la question de cette façon, puisqu’il ne s’agit pas pour lui d’instrumentaliser le passé, mais plutôt de chercher les potentialités qui ont été laissées dans l’ombre. Et puis, l’édification d’un État socialiste doit se construire à partir de ce qu’on commence à appeler la « base » et non surgir de la tête des planificateurs et des intellectuels comme lui. Or, que sait-on de cette base et des individus ordinaires qui la constituent?

Ici encore, Dumont transforme la quête plutôt infructueuse des traditions en une opportunité de réflexion historiographique, en attirant l’attention sur le problème de la place de cette base dans les représentations générées par certains groupes et certaines élites. En posant la question : « aux difficultés et aux angoisses de quels groupements ont répondu nos productions idéologiques? » (Dumont, 1963a, p. 293), Dumont veut attirer l’attention sur l’emprise du récit bourgeois et son corollaire libéral, mais aussi sur une série d’horizons passés qui ont été escamotés, refoulés ou tout simplement oubliés parce qu’ils ne s’inscrivaient pas dans ce récit – et plus largement dans le récit du Progrès. Pierre Vadeboncoeur, proche de Dumont, faisait lui aussi le procès de la bourgeoisie, considérée comme un « goulot d’étranglement d’une société à venir » qui aliène le peuple (ouvrier) et le prive sournoisement d’une voix authentique et de repères viables :

Le peuple est un être collectif sans miroir : rien ne lui réfléchit l’image de ses dons. Seule la bourgeoisie se mire et se reconnaît, et elle ne s’en prive pas. Le miroir, s’il en est un vraiment, qui dit au peuple ce qu’il est, c’est la bourgeoisie elle-même, mais elle lui renvoie une image mutilée.

Vadeboncooeur, 1965, p. 10 et 22

Réparer cette image, ou carrément en exhumer une autre, n’est-ce pas là une tâche tout à fait dans les cordes de ces chercheurs pour qui l’apostolat scientifique devait déboucher sur une mission sociale? Martyrs de la société industrielle, les ouvriers incarnent encore, à cette époque, les pauvres éminents de la Bible, innocents porteurs du salut collectif dont les « dons » sont confisqués par les puissants. Afin de rétablir cette image ouvrière – et plus encore, grâce à la magie de la fusion qui s’opère alors au Québec entre classe ethnique et classe sociale, cette image collective – mutilée par la bourgeoisie, Dumont ne ménage pas les effets de miroir, utilisant volontiers la France pour éclairer/embraser une mémoire alternative au Québec. Il y a urgence à donner aux forces de libération du présent un passé, ce qui implique pour l’historien de s’engager hors des sentiers battus. Vers quoi, en effet, le milieu ouvrier peut-il se tourner, aujourd’hui, s’il veut communier avec des « grands souvenirs » susceptibles d’inspirer son action, et que Dumont reluque du côté de la France, parée de sa Commune, de son coopératisme, de son Front Populaire et de ses précurseurs comme Albert Thomas, dont les initiatives fascinent le sociologue-historiographe (Dumont, 1959b, p. 109-112)?

Un des « effets historiographiques » de cette tâche de réhabilitation est, à défaut d’un repérage concret, d’amplifier le sentiment de la présence des ouvriers ou des sensibilités ouvriéristes dans le passé et dans le présent. Sans pouvoir étayer son intuition, Dumont n’hésite pas à affirmer que « la conscience prolétarienne au Canada français est extrêmement forte et particulièrement complexe » (Dumont, 1962, p. 45). Mais en y regardant de plus près, l’auteur se bute aux mêmes embûches qu’auparavant : cette conscience est difficile à retrouver. S’il y a bien eu, « depuis 1850, et à chaque génération », des penseurs pour « dénonc[er] les divertissements de la politique » et le « sort des pauvres et des petits » (Dumont, 1965, p. 133), leur réalisme économique faisait défaut. Dumont donne l’exemple d’Henri Bourassa qui, en 1919, appelait à répartir les fortunes et à éviter l’accumulation du capital, réaffirmant ainsi le préjugé considérant les Canadiens français comme inaptes à la grande économie (Dumont, 1965, p. 134).

Mais à tradition donnée, on ne regarde pas la bride. Dumont souligne qu’au fond, dans ce cas, c’était l’intention égalitaire qui comptait… Et si l’auteur finira par admettre, en 1967, que « notre socialisme est à peu près sans passé autochtone » (Dumont, 1967, p. 139), il poursuivra néanmoins la recherche, mais en mettant en question la croyance dans le pouvoir émancipateur de la trame des processus de la modernisation et des vecteurs idéologiques offrant les modèles clefs en main. Au futurisme étapiste magnifié par la Révolution tranquille se substituera, au tournant des années 1970, une ère de radicalisation où l’avenir ne sera plus entraîné par la marche de l’Histoire (Poitras, 2014b). Chez Dumont, le dédoublement temporel ne se déploiera plus en fonction des cheminements de la liberté et de la société à éclairer et à rationaliser, mais en fonction des intentions et des pratiques passées susceptibles d’inquiéter et d’ébranler la société, d’inspirer une « société expérimentale » et de réenchanter un monde de moins en moins capable d’expérimenter l’altérité du futur.

S’il est vrai, lorsqu’on considère l’ensemble de l’oeuvre de Dumont, que la promotion des traditions est un enjeu subsidiaire par rapport au problème de la tradition comme « mode d’appréhension de la temporalité » et à celui de la réflexivité sur la pratique historienne, une lecture attentive de son traitement du passé et de la mémoire révèle que cette appréhension elle-même se transforme en fonction des mutations du régime d’historicité. Fernand Harvey rappelait que « c’est parce qu’il projette vers l’avant les sociétés de la modernité que Dumont sent le besoin d’en éclairer le cheminement incertain et problématique » (Harvey, 2001, p. 254). Que cette projection, qui s’effectue à partir de différents horizons d’attente, évolue dans un même mouvement que les éclairages rétrospectifs qui en résultent, ne devrait pas nous étonner.

Plutôt que de cerner, comme l’on fait habituellement, de quelle façon la temporalité est utilisée pour définir une idéologie, j’ai donné le primat à la temporalité en renvoyant les options idéologiques au régime d’historicité. Ce court-circuitage m’a permis de mieux aborder l’ambivalence temporelle de Dumont, dont les textes oscillent entre invocation du passé et appel du futur. Des énoncés aussi déroutants que « la tradition est la garantie de l’utopie, le terreau dont elle se nourrit » (Dumont, 1971a, p. 139), s’éclairent au mieux lorsqu’on les replace au sein des bouleversements plus larges du régime d’historicité au Québec. Ils nous donnent peut-être aussi des indices sur ce qui serait une appréhension du temps spécifique à la province et dont on retrouverait les mutations jusqu’à aujourd’hui. Après tout, Dumont l’a souvent répété, le Québec est un laboratoire.