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Le champ cinématographique connaît des mutations importantes[1]. Les films sont devenus des fichiers, affirme Bordwell (2008, p. 2). Déjà, en 1998, Richard Maltby proposait de concevoir le cinéma en tant que software (Maltby, 1998). Non seulement le produit filmique aurait-il changé, mais sa diffusion aurait radicalement évolué et serait dorénavant intégrée dans un vaste réseau écranique (networked screen) (Wasson, 2007)[2]. Il y aurait en quelque sorte un changement de paradigme dans ce passage de la proposition argentique et programmée à la technologie numérique constituée de fichiers et d’algorithmes (Gaudreault et Marion, 2013, p. 58), de la pellicule avec photogrammes à un disque dur contenant les éléments du film, encodés et cryptés (digital cinema package). Faisant allusion à l’abandon de la pellicule argentique, les Cahiers du cinéma titraient en novembre 2011 : « Adieu 35. La révolution numérique est terminée ». Pratiquement tous les cinémas du Québec sont, en 2013, convertis au numérique (96,5 %), tandis que le film 35 mm n’est projeté que dans 3,0 % des établissements (OCCQ, 2014a, p. 38). Au modèle linéaire de production, distribution et diffusion-consommation (Poirier, 2004; 2012), succéderait également une mobilité ainsi qu’une circulation accélérée des contenus, des plateformes, des écrans et des spectateurs.

Dans un tel contexte, il importe d’être attentif à cette « vélocité accélérée » des films (Acland, 2008), de bien saisir la nature de ce nouveau modèle économique multicanal (Creton, 2010, p. 30) permettant de visionner le même contenu sur plusieurs plateformes (Shin, 2013), et de porter attention aux écrans devenus polymorphes (Chambat et Ehrenberg, 1988; Lipovetsky et Serroy, 2007).

Ces développements ne doivent pas conduire à adopter une posture technophile de nature déterministe. La technophobie n’est pas non plus de mise. On l’aura compris, nous ne proposons pas une interprétation de l’horizon contemporain en termes de « révolution numérique ». Des mutations sont sans doute à l’oeuvre et prennent place dans un cadre donné comportant d’indéniables continuités, même si celles-ci se présentent sous des formes différentes. Les phénomènes que nous examinons sont donc fondamentalement complexes. Ainsi, si les dynamiques liées au numérique et à la digitalisation[3] ont très clairement mené à une diversification significative des modes de distribution et de diffusion des films, et ce sous les auspices de la flexibilité et de la mobilité (aussi bien spatiales que temporelles), les cinémas ont également misé sur les développements technologiques. De plus, le cinéma fait face à une ambivalence structurelle : le film est de moins en moins associé au cinéma (en tant que dispositif culturel et que lieu physique) et se voit largement diffusé sur d’autres supports (Creton, 2010, p. 30).

Les lignes qui précèdent indiquent déjà les orientations conceptuelles et épistémologiques guidant notre travail. Il nous apparaît primordial de concevoir le film comme étant intrinsèquement lié aux facteurs technologiques et institutionnels associés aux processus de production, diffusion et réception (Tryon, 2009). Il importe ainsi d’être attentif aux bases matérielles, aussi bien anciennes que nouvelles, de l’ensemble de la filière cinématographique (Gitelman, 2006, citée dans Tryon, 2009, p. 5).

Les transformations technologiques ne sont donc pas « neutres » et surviennent dans des contextes culturels, sociaux, économiques et politiques précis qui engagent des acteurs aux intérêts divers et potentiellement divergents, en bref, des rapports de force (Hudon et Poirier, 2011). La question « qui est habilité et légitimé à produire et diffuser tel contenu sur telle plateforme? » devient alors centrale. C’est dire que le regard doit se porter vers les acteurs présents au sein de l’écosystème cinématographique. Le concept d’intermédiation peut s’avérer utile ici (Chircu et Kauffman, 2000; Jeanpierre et Roueff, 2014; Jenkins, 2006), signifiant que les différents écosystèmes (culturels, économiques…) sont marqués par la présence d’une pluralité d’acteurs servant d’intermédiaires entre le produit et le consommateur, tant le créateur-producteur que le consommateur étant eux-mêmes des intermédiaires dans une chaîne qui, à l’ère des dynamiques numériques, apparaît davantage circulaire que linéaire[4].

Trois parties structurent notre texte. La première présente et analyse certains enjeux majeurs liés à la diffusion et à la consommation « classiques » de films. Des dynamiques plus générales, associées notamment à des phénomènes de concentration, doivent ainsi être prises en compte afin de bien contextualiser les enjeux récents. La seconde considère plus spécifiquement le volet numérique. Une proposition de catégorisation, de typification et de compréhension (au sens wébérien) des acteurs et dispositifs est mise de l’avant[5]. La troisième partie propose une montée en généralité conceptuelle et épistémologique avec une discussion concernant le statut même du cinéma à l’ère des plateformes numériques et de la « multiécranicité ».

L’industrie du cinéma au Québec : diffusion et consommation

Examinons d’abord les tendances statistiques générales concernant la diffusion et la consommation de films au Québec. Cela permettra de mieux contextualiser les dynamiques associées à la digitalisation, tout en identifiant, déjà, certains enjeux. Le nombre d’établissements cinématographiques a connu une évolution sensiblement similaire à celle des autres pays occidentaux. On peut ainsi repérer une diminution du nombre des établissements en activité durant les dernières années, qui est passé de 104 à 95 entre 2009 et 2013 pour les cinémas, et de 12 à cinq pour les ciné-parcs (OCCQ, 2014a, p. 15 et 18). Ces derniers font face à une véritable désintermédiation, et ce malgré leur conversion au numérique[6]. Les recettes sont de leur côté en diminution, de 185,8 millions $ à 173,3 millions $.

Le nombre d’écrans a connu une évolution similaire, connaissant un bond de 338 en 1992 à 773 en 2003 (développement des multiplexes), puis déclinant de 783 (2009) à 738 (2013) (OCCQ, 2014a, p. 15 et 18). Le Québec se situe à cet égard dans la moyenne occidentale pour le nombre d’écrans par habitants. On constate en outre qu’une proportion importante des cinémas possède huit écrans et plus, les établissements détenant un seul écran étant en forte diminution. Il s’agit là d’un révélateur des enjeux associés aux petites structures indépendantes. De moins en moins d’établissements sont présents, lesquels comportent toutefois de plus en plus d’écrans, phénomène favorable aux grandes chaînes de cinéma. Les établissements indépendants comportent une grande variété de structures allant d’un seul écran à sept (OCCQ, 2014a, p. 21). 60 % des établissements de Montréal appartiennent à une chaîne, 33,3 % dans la Capitale-Nationale, 36,7 % dans les autres régions.

Au total, les chaînes composent 41,0 % du paysage cinématographique (OCCQ, 2014a, p. 24), détiennent 64,5 % des écrans et accueillent 73,4 % de l’assistance. On observe ainsi une concentration accrue, la prise de contrôle de Famous Players par Cinéplex en 2005 étant révélatrice à cet égard. Les chaînes, même en région, ont une présence plus forte et, de façon concomitante, un rôle potentiellement grandissant dans la détermination de la programmation filmique au Québec en raison de leurs relations avec les grands distributeurs, que ces derniers soient nationaux ou appartiennent aux studios hollywoodiens. Cette situation est également problématique pour les distributeurs indépendants, qui peuvent avoir de la difficulté à trouver une fenêtre de diffusion en dépit du nombre de salles au sein des multiplexes[7].

Creusons cependant l’analyse concernant les établissements de cinéma. Du quantitatif (statistiques), basculons au qualitatif en proposant une typologie des différents positionnements structurels des acteurs. Cinq types peuvent être dégagés[8]. Le premier est devenu très important à compter des années 1990 : il s’agit du multiplexe à visée commerciale. Ce type de cinéma met l’accent sur l’expérience cinématographique à grand déploiement ainsi que sur la spectacularisation. Ces établissements comportent aussi une aire de jeux de style « arcade ». Ils ont été parmi les premiers à proposer une offre cinématographique « enrichie » grâce, entre autres, aux technologies numériques (image et son). L’offre s’est également déployée hors film, avec la diffusion de concerts, d’opéras et d’événements sportifs.

Un deuxième type est représenté par le multiplexe culturellement diversifié. Il s’agit d’un établissement qui répond au premier critère d’un multiplexe (avoir huit salles et plus) et qui propose une programmation plus élargie. Aux films à budgets importants (blockbusters) (américains, québécois ou autres) du premier type s’ajoutent ainsi des films indépendants[9].

L’indépendant commercial représente un troisième type : des structures de sept écrans et moins (souvent deux ou trois), le plus souvent situées en région, et qui proposent principalement des blockbusters.

Un quatrième type d’établissement de cinéma est l’indépendant diversifié. Les organismes à but non lucratif relevant de l’économie sociale en font partie. Présentant une programmation aussi bien indépendante que grand public, ces cinémas entendent développer une offre cinématographique variée, voire de niche. Une variante de cette catégorie, encore plus alternative, est composée des ciné-clubs. Fortement associés aux années 1950-1960, ces établissements sont pourtant encore bien présents dans le paysage cinématographique québécois, principalement en région[10]. Ils remplissent une fonction majeure d’éducation et d’accession à une offre cinématographique. Leur rôle est donc important dans un contexte de centralisation de la programmation au Québec, que celle-ci provienne de Montréal, Toronto ou Hollywood.

Enfin, les cinémas IMAX représentent le cinquième type. D’abord utilisés dans des musées et sites touristiques pour la présentation de films documentaires, les salles IMAX ont progressivement, à partir des années 1990, été implantées au sein de parcs d’attraction et, surtout, de centres commerciaux (Acland, 1998). Des accords avec les studios hollywoodiens ont propulsé ces salles sur le territoire des blockbusters à compter des années 2010.

Au-delà des catégories d’établissement, des phénomènes structurels doivent aussi être pris en compte. Outre la concentration des établissements déjà évoquée, il importe de considérer la distribution (Knight, 2007, p. 25). Un distributeur effectue le lien, crucial, entre les producteurs (incluant les studios hollywoodiens) et les fenêtres de diffusion, tout en s’occupant également de la mise en marché (publicité) du film. Trois importants distributeurs, Alliance Vivafilm, Christal Film et Les Films Séville, ont ainsi été incorporés depuis 2012 au sein de la société britannique de distribution Entertainment One Films (eOne). Seul Les Films Séville demeure actif en 2015, toujours sous la propriété d’eOne. Il y a donc concentration des plus importants distributeurs, l’écosystème cinématographique présentant en outre une panoplie de plus petits acteurs.

On peut de surcroît repérer d’évidents paradoxes. Alors que la digitalisation des dispositifs permettrait aux distributeurs de proposer des films plus aisément sur le territoire québécois, la situation apparaît plus problématique. L’obtention par les distributeurs de copies numériques qu’ils transmettent aux cinémas est en effet assortie, notamment de la part des studios hollywoodiens, de conditions très précises de visionnement (lieu, date, période donnée, etc.) nécessitant une clé numérique permettant de désencrypter le film envoyé. Qui plus est, les « calculs » liés à la rentabilité potentielle d’un film à l’ère de l’argentique sont encore effectifs à l’ère du numérique, ce qui fait en sorte qu’à l’exception des films à gros budget ou blockbusters, les distributeurs vont réserver les films indépendants à certains établissements ciblés. Loin de signifier la diminution des contraintes géographiques, la digitalisation redéploie les enjeux territoriaux à d’autres niveaux.

En ce qui concerne l’assistance, l’évolution historique du nombre de spectateurs au Québec est, comme ailleurs en Occident, caractérisée par plusieurs variations. Le développement des établissements multiplexes durant les années 1990 s’est accompagné de l’augmentation du nombre de spectateurs, avec un sommet de 29 millions en 2002. Les chiffres indiquent cependant une baisse, entre 2009 et 2013 (OCCQ, 2014a, p. 15 et 18), tant du nombre de spectateurs (de 25,4 millions de spectateurs à 21,2 millions), de films vus par habitant (de 3,3 à 2,6[11]), que des recettes (185,8 millions $ à 173,3 millions $). Comment comprendre cette baisse? Notre hypothèse est que la présence accrue des autres plateformes constitue un facteur structurellement important de l’équation[12]. Nous y revenons dans la prochaine section. Il est toutefois difficile, compte tenu des lacunes statistiques actuelles (voir plus bas), d’établir une relation de cause à effet. D’autres facteurs pourraient également entrer en ligne de compte, notamment la crise financière de 2008-2009. Une élucidation de tous les facteurs en cause exigerait d’adopter une perspective à plus long terme. À cet égard, l’évolution de l’assistance au Québec indique qu’elle est légèrement supérieure en 2013 qu’en 1975 (OCCQ, 2014a, p. 36). Tout en tenant compte des précautions sociologiques d’usage (hausse démographique, évolution des tranches d’âge, contextes socio-économiques et technologiques différents, etc.), il n’en demeure pas moins qu’on ne peut conclure à une diminution radicale; il importera d’observer si cette baisse lente mais continue depuis 2003 se confirme.

Un regard porté aux recettes québécoises des films de 1985 à 2012 indique aussi, outre l’augmentation du prix des billets, l’inflation, etc., une croissance générale caractérisée, depuis le début des années 2000, de hausses et de baisses. Il n’en demeure pas moins que, malgré la hausse de la fréquentation des salles à partir du milieu des années 1990, la part globale de celles-ci au sein de l’ensemble des supports de diffusion est en baisse, ne représentant que 4,0 % en France en 2000 (Creton, 2006, p. 122), données que l’on peut estimer globalement comparables à la situation québécoise. La sortie en salle demeure cependant essentielle, et ce même dans un environnement « multiécran ». Alors qu’elle a joué historiquement un rôle d’exploitation et de valorisation marchande de l’ensemble de la filière avec remontée des recettes (Creton, 2006, p. 123), la salle devient dorénavant une vitrine, un dispositif promotionnel destiné à « propulser » le film vers de multiples autres valorisations médiatiques et écraniques (Knight, 2007, p. 34; Tryon, 2009, p. 86). Bref, la salle évoluerait en quelque sorte de l’exploitation à la promotion (Creton, 2010)[13]. Si en termes industriels « classiques » la salle se situait à l’aval de la filière cinématographique, les développements récents ont complexifié les choses, et elle se trouve désormais en amont d’une vaste panoplie de supports : « Le film dans ses diverses modalités de diffusion et les produits associés forment une gamme structurée destinée à rentabiliser un concept matriciel sur un marché étendu » (Creton, 2010, p. 33). Une telle situation redéfinit nécessairement, en termes d’intermédiation, de réintermédiation et de désintermédiation, les rapports de force entre les acteurs de la production, de la distribution et de la diffusion.

L’environnement numérique en question

Une recension, effectuée par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC, 2014b, p. 84), des sources disponibles d’accès aux contenus vidéo, quels qu’ils soient (télévision, film, etc.), peut apparaître particulièrement déstabilisante[14]. Notre ambition ici, comme plus haut pour les établissements de cinéma, est de proposer une typologie des acteurs présents au sein de l’environnement numérique et, lorsque cela est possible, d’apporter certains éléments statistiques[15].

Il est d’abord nécessaire d’examiner un des plus « anciens » supports numériques, à savoir le vidéogramme (DVD, Blue-Ray et vidéocassettes). Depuis la fin des années 1970, le cinéma-maison est devenu une source majeure de revenus (Currah, 2006, p. 451). Une étude datant de 2008 indique que 46 % des revenus mondiaux des studios proviennent de la vidéo, 26 % des cinémas, et 28 % de la télévision (Smith, 2008, p. 232). Moins de la moitié des films produits chaque année aux États-Unis font l’objet d’une sortie en salle (Silver et Alpert, 2003). Or les ventes de vidéogrammes ont connu une baisse significative en Occident et au Québec entre 2009 et 2013, passant dans le cas du Québec de 173,5 millions $ à 119,6 millions $ (OCCQ, 2014a, p. 15 et 18). La part des films québécois dans ces ventes a subi une diminution significative, de 6,9 % à 4,6 %. Cette baisse, accompagnée de l’arrivée de nouvelles plateformes d’accès aux films à distance, a eu des conséquences majeures sur le paysage des clubs vidéo au Québec, en désintermédiation importante[16].

Malgré sa décroissance actuelle, le DVD a pavé la voie à une modification majeure des façons de concevoir les films, montrant que ceux-ci peuvent être « enrichis » de multiples façons : séquences supprimées au montage final, entretiens et commentaires du réalisateur, documentaire portant sur le tournage, etc. (Tryon, 2009, p. 83). Les différents dispositifs médiatiques et numériques en sont la continuation. Cinq types de plateformes combinant le Web et d’autres supports peuvent être identifiés : privés, publics, indépendants, indépendants-publics, et illégaux.

Les plateformes privées poursuivant des objectifs commerciaux sont d’origine aussi bien étrangère que nationale. Les plateformes étrangères sont très présentes. La plupart des entreprises proposant de telles plateformes font partie d’une catégorie nommée médias par contournement, signifiant qu’elles « contournent » les législations canadiennes, notamment la contribution au contenu canadien[17]. Netflix a su, à cet égard, rapidement opérer un processus de réintermédiation, passant de la vente de DVD à distance à la location de films par le biais du Web. L’accessibilité ainsi que la mobilité sont placées au coeur de son dispositif. L’entreprise utilise le modèle de l’abonnement, reproduisant la logique du câble et du satellite. Ce système (flat-rate) [traduction] « semble être le modèle idéal de valorisation au sein d’une culture “toujours présente” et “toujours disponible” » (Knörer 2012, p. 177). Netflix propose ainsi une mobilité à la fois spatiale et temporelle (Tryon, 2012), ce qu’acland (2009) nomme une rising mobility[18], très révélatrice de la complexification des façons de visionner un contenu culturel et de la redéfinition des rapports de force entre les acteurs (Knörer, 2012, p. 176).

Il faut cependant souligner que le Québec est l’espace géographique où Netflix aurait, selon certaines données disponibles, le moins d’abonnés en Amérique du Nord : 9,0 % comparativement à 25,0 % en Ontario et 35,0 % en Alberta (CRTC, 2014b, p. 86)[19]. Les statistiques concernant les francophones à l’échelle du Canada indiquent 4,0 % d’abonnés pour 19,0 % chez les anglophones (idem). Deux facteurs peuvent être provisoirement avancés pour rendre compte de cet écart. Premièrement, il y a encore très peu d’émissions télévisées et de films en français. L’entreprise entend cependant rapidement enrichir sa plateforme : sa présence depuis l’automne 2014 en France et une entente conclue avec la Société Radio-Canada vont dans ce sens. Deuxièmement, il existe d’autres plateformes locales offrant des contenus québécois.

iTunes d’Apple est une plateforme qui rassemble un contenu francophone important. Contrairement à Netflix, elle opère sur le modèle du vidéoclub ou de la télévision à la carte, payable à la pièce, et ce avec l’objectif de proposer un téléchargement à faible coût afin de vendre le dispositif technologique. Il s’agit d’un autre modèle d’affaires qui s’inscrit également dans un univers de la « disponibilité » immédiate. Apple a ainsi amené des modifications notables au sein de l’industrie cinématographique et, comme Netflix, forcé les studios hollywoodiens à la négociation pour la diffusion de contenus (Cunningham, Silver et Mcdonnell, 2010), et ce au sein d’un univers médiatique, audiovisuel et communicationnel élargi et mobile : « Votre salle de projection vous suit partout »; « iTunes Store. Bâtissez votre empire médiatique[20] ».

De nombreux films, notamment québécois, sont également disponibles sur Youtube (propriété de Google), plateforme qui a également négocié des ententes avec les studios d’Hollywood. Si la plateforme est commerciale, les films sont accessibles gratuitement en raison d’un modèle d’affaires basé, notamment, sur la publicité, ainsi que sur la contribution des usagers. Les résultats peuvent d’ailleurs être surprenants : tandis que plusieurs films à succès ne sont pas offerts, et ce, pour de multiples raisons, de nombreux films indépendants sont accessibles et proposés par les internautes[21]. Mentionnons aussi la présence d’Amazon qui, après le livre, s’est lancé dans la location ainsi que la vente de DVD. L’entreprise entend également s’investir dans la production de contenus.

Il importe, avant d’examiner le prochain type de plateforme, de considérer le rôle des studios hollywoodiens. Ainsi, s’ils ont tenté d’investir le Web (Movielink avec cinq studios : 20th Century Fox, Paramount Pictures, Sony Pictures, Universal Studios, Warner Bros., Moviebeam avec Walt Disney Studios), les plateformes proposées ont toujours été confinées à un rôle relativement marginal entre la vidéo et la télévision payante (Cunningham, Silver et Mcdonnell, 2010; Currah, 2006). Les travaux de Currah (2006, p. 461) montrent en outre que les grands détaillants américains (Walmart, Best Buy et Target), soit 70 % du marché du DVD, ont forcé les studios à retarder l’utilisation du Web, empêchant ainsi la possibilité d’une réintermédiation entre les studios, les détaillants et les consommateurs. Le dirigeant d’un studio l’exprime de façon éloquente [traduction] :

Modifier la fenêtre de diffusion pour Internet peut provoquer des réactions de la part des grands détaillants, qui pourraient réduire l’exposition du contenu d’un studio dans un magasin. Il y a une structure de pouvoir en place qui s’est constituée dans les domaines de la télévision et du cinéma durant les 100 dernières années et qui fait en sorte que les personnes dans l’industrie bougent très lentement lorsque de nouvelles technologies apparaissent… Nous opérons au sein d’un écosystème fragile – les ventes numériques sur Internet pourraient avoir des effets négatifs sur les ventes de titres de nouveaux DVD, alors que les détaillants les utilisent comme des « produits d’appel » afin d’attirer les personnes pour acheter d’autres choses. Le DVD est crucial pour eux et ils défendront coûte que coûte le statu quo.

Cité dans Currah, 2006, p. 461

Les structures oligopolistiques « classiques » tendraient ainsi, sauf exceptions, à l’inertie. Toutefois, malgré une concurrence accrue, les studios ont su tirer leur épingle du jeu. Hormis quelques pays ou régions à l’échelle internationale, les films américains continuent d’être majoritaires sur les écrans mondiaux et le Québec rejoint ces tendances : 86,9 % de l’assistance en 2013, et une moyenne de 77,4 % entre 2008 et 2012 (OCCQ, 2014a). Les studios ont aussi implanté un modèle serveur-client centralisé avec le digital cinema package, de même que le système du digital rights management (propriété intellectuelle).

En lieu et place d’une production et d’une distribution centralisées, les studios ont également initié deux changements majeurs qui les positionnent de façon particulièrement intéressante dans le cadre du nouvel environnement médiatique. La production filmique a ainsi connu une diversification des acteurs externes de même qu’une délocalisation spatiale avec l’émergence d’une multitude d’entreprises de production et de contextes de tournage, tant aux États-Unis qu’ailleurs, incluant au Québec. Le volet distribution a, de son côté, opéré une intégration verticale, incluant de nombreux distributeurs indépendants (Silver et Alpert, 2003, p. 64). De studios de cinéma (films factories), monopolisant de façon exclusive les différentes étapes de la filière cinématographique, ceux-ci seraient de la sorte devenus des entreprises entendant contrôler l’accès au financement et à la diffusion (gatekeepers) (Currah, 2006, p. 440), ne constituant plus les acteurs exclusifs mais demeurant au coeur du dispositif.

Certaines plateformes québécoises privées visent fondamentalement le profit mais se distinguent des précédentes par un souci accru pour la production nationale. Elles sont de la sorte à visée commerciale-identitaire. Exemple de réintermédiation, le Club à volonté Illico de Vidéotron (Québecor) a ainsi été créé afin de concurrencer Netflix. Cette fibre identitaire se manifeste également avec le projet Éléphant, mémoire du cinéma québécois, entreprise de numérisation du patrimoine cinématographique québécois disponible sur les diverses plateformes de Vidéotron (câble, VSD, Web, mobile) et sur iTunes en Amérique du Nord, Europe et Afrique.

Cette alliance entre commerce et identité québécoise peut sembler étonnante. Il importe à cet égard de relever que Québecor est une entreprise dont les dirigeants ont régulièrement manifesté un sentiment nationaliste; une source d’inspiration de Pierre Péladeau (fondateur de l’entreprise) est notamment J.-A. DeSève, homme d’affaires ayant contribué à l’émergence de l’industrie cinématographique au Québec et à la présence d’un cinéma en français sur le territoire québécois, et qui fonda Télé-Métropole en 1961 (aujourd’hui TVA, propriété de Québecor). Une filiation capitaliste-identitaire peut ainsi être repérée, de DeSève à Québecor (Bellavance et Poirier, 2012).

L’exemple de l’entreprise Québecor est également révélateur de l’alliance entre contenant et contenu. Elle a rapidement misé sur le contrôle aussi bien des dispositifs techniques et de télécommunication (télévision, câble, Internet, etc.) que du contenu afin d’alimenter les différents réseaux. Nous avons ici un cas de figure typique de « convergence », c’est-à-dire d’une intégration verticale au sein même de différents secteurs, qui se couple à une intégration horizontale entre divers segments des industries culturelles (télévision, cinéma, musique, édition, magazines, jeux vidéo, câble, Internet, sport, spectacles). Un concurrent de Vidéotron, Bell, est également très présent avec une offre de films et de séries télévisées sur le câble, utilisant le modèle d’iTunes mais ne jouant pas nécessairement (du moins au même niveau) la même carte identitaire que Québecor.

Les plateformes publiques constituent le second type, qui peut être illustré par l’Office national du film du Canada (ONF), qui propose des films documentaires ainsi que des webdocumentaires auxquels les individus peuvent contribuer de différentes façons (textes, images, photographies, films, etc.) (Deuze, 2006).

Un troisième type de plateforme peut être repéré, qui est celui des structures indépendantes. Vithèque (initiative de Vidéographe) propose ainsi une sélection de films et vidéos de nature indépendante. Les dispositifs associant une institution publique à un établissement de cinéma répondant à la définition d’une organisation à but non lucratif (OBNL) constituent un quatrième type. Le cinéma Excentris et l’ONF proposent ainsi un accès Web à des films indépendants. Ce processus de réintermédiation numérique est intéressant au regard de la problématique de l’accessibilité à une diversité de contenus[22].

On repère enfin les plateformes illégales de visionnement. S’il est particulièrement difficile d’évaluer la quantité des films visionnés sur de telles plateformes, il n’en demeure pas moins que celles-ci constituent un canal permettant l’accès à des films et contribuent potentiellement à la circulation d’oeuvres autrement peu accessibles, incluant des oeuvres québécoises (Têtu, 2012).

Cette panoplie de plateformes concourt à l’avènement d’un environnement « multiécran ». Si les salles de cinéma sont déclinantes depuis quelques années, c’est principalement le marché de la vidéocassette qui est en voie de désintermédiation au profit de la VSD et du visionnement en flux continu (streaming) (Tryon, 2013). La réduction accélérée du temps de diffusion entre chaque support a aussi contribué à ces dynamiques (Hilderbrand, 2010; Tryon, 2009). Malgré un discours centré sur la liberté et la mobilité du spectateur, le contrôle de l’accès au contenu (la porte d’entrée), ou gatekeeping, apparaît cependant primordial. Se dessine de la sorte un rapport de forces entre les différents acteurs, accentué par l’intégration soutenue des contenus culturels aux entreprises de télécommunication et informatiques (Bouquillion, 2008; Bouquillion, Miège et Moeglin, 2013). Mentionnons aussi, telles qu’évoquées plus haut, certaines limites associées à l’accessibilité aux contenus cinématographiques en termes de disponibilité, de mobilité et de connexion (Shin, 2013, p. 939)[23].

Se pose également la question de la popularité de ces plateformes. Nous avons déjà fait état de certaines données concernant Netflix. On peut aussi mentionner que 17,0 % des francophones au Canada ont déclaré en 2013 regarder des films en ligne, soit moitié moins que les anglophones (34,0 %) (CRTC, 2014b, p. 85). Les données concernant tout type de contenu sur Internet grimpent cependant à 70,0 % chez les francophones et à 76,0 % chez les anglophones. Plus précisément, au Québec, le pourcentage de personnes ayant visionné un contenu vidéo sur Internet se situe à 73,0 % (MCC, mai 2014, p. 26)[24], tandis que l’abonnement à un service de films en flux continu est passé de 5,0 % en 2011 à 11,0 % deux années plus tard (ibid., p. 47). La VSD a rejoint 15,0 % de la population en 2010, 20,0 % deux années plus tard (ibid., p. 53). Le ministère de la Culture et des Communications (mai 2014, p. 39), appuyé par les données de l’Observateur des technologies médias, a aussi proposé un portrait du cycle d’adoption des différents médias (vidéo) en 2013 au Québec. L’abonnement à un service de films en continu se situe ainsi à 11,0 % et la VSD à 20,0 %.

Si ces chiffres sont à la hausse, la consommation de produits culturels par le biais des différents supports numériques est aussi tributaire de l’enveloppe budgétaire globale que les individus ont à leur disposition. Il importe à cet égard de tenir compte des coûts associés à l’accès à ces contenus, et ce en raison de l’importance prise par les dispositifs technologiques, informatiques et numériques. Or ces coûts ont fortement progressé durant les dernières années, passant de 34,1 % en 1997 à 54,6 % en 2009 (parmi l’ensemble des dépenses culturelles : produits culturels, produits d’accès aux produits culturels et produits destinés à la création artistique), tandis que les dépenses pour les produits culturels en tant que tels ont diminué de 56,7 % à 39,0 %[25].

Le cinéma à l’ère de la « multiécranicité » et du numérique

Les considérations empiriques qui précèdent conduisent à élargir la réflexion concernant le statut même du cinéma au sein d’un environnement numérique et « multiécran ». Au « Qu’est-ce que le cinéma? » d’André Bazin doit être ajouté « Où est le cinéma? » (Atkinson, 2014, p. 1; Burgin, 2012; Hediger, 2012). C’est que le cinéma semble avoir littéralement « éclaté » (Gaudreault et Marion, 2013, p. 21) au sein d’une expérience médiatique plus large et multiplateforme (Jenkins, 2006; Casetti, 2011). Eisenstein (1979) rappelle à juste titre qu’il importe de comprendre les phases « transitoires », le défi étant précisément de bien identifier et analyser celles-ci[26].

Plusieurs perspectives peuvent être repérées. Il y a celle, adoptée notamment par Aumont (2012), Bellour (2012) et Cherchi Usai (2001), qui consiste à voir dans la disparition de la pellicule argentique et de l’institution canonique de la salle de cinéma la perte d’une essence « fondamentale » : le cinéma peut évoluer mais non ses caractéristiques essentielles[27]. Pour Aumont, « toute présentation de film qui me laisse libre d’interrompre ou de moduler cette expérience [DVD, etc.] n’est pas cinématographique » (cité dans Gaudreault et Marion, 2013, p. 41). Selon Sorlin (2011, p. 28), les spectateurs ne s’intéresseraient plus au récit, aux thématiques, mais au dispositif, à la technologie et aux effets spéciaux. Pour le président et directeur de la National Association of Theater Owners (États-Unis), le cinéma serait en voie de devenir un écran de télévision (Boddy, 2008, p. 143)[28].

Un tel discours met cependant de côté les éléments de continuité, tout en associant les autres plateformes à des expériences « diminuées », que ce soit relativement aux contenus ou aux types de visionnement (Tryon, 2009). Il pose d’emblée une différenciation entre un espace privé (la télévision ou l’ordinateur) et un espace public (le cinéma), alors que les frontières sont très poreuses (McCarthy, 2001) : il y a à la fois « cinématisation » de l’espace domestique et personnel (cinéma-maison, visionnement de films sur l’ordinateur ou d’autres supports informatiques, au domicile ou ailleurs)[29], et adaptation des institutions cinématographiques aux besoins exprimés par les spectateurs (Tryon, 2009). Un dispositif numérique peut en outre favoriser, poursuit Tryon, la fréquentation cinématographique, et ce par le biais du visionnement d’annonces, de vidéos ou de commentaires.

Une autre position consiste à considérer le champ cinématographique comme étant provisoire et évolutif (Rosenbaum, 2010). Ainsi, pour Gaudreault et Marion (2013, p. 213), « un média est une sorte de bricolage évolutif de séries culturelles «fédérées» qui se refléteraient à travers un prisme identitaire dont l’existence ne serait que temporaire ». Gilles Deleuze abonde dans ce sens [traduction] : « Quand on dit que le cinéma est mort, cela est particulièrement ridicule, parce que le cinéma est au commencement d’une exploration de relations audiovisuelles, qui sont des relations temporelles » (Deleuze, 2000, cité dans Atkinson, 2014, p. 51). Selon Bazin (1958, p. 23), « le cinéma n’est pas encore inventé! » (cité dans Gaudreault et Marion, 2013, p. 254); le cinéma deviendra véritablement cinéma lorsqu’il sera, par exemple, totalement holographique (cité dans Marchessault, 2007, p. 30). Les considérations de Dubois (2012) ainsi que les visées interactives, immersives et « élargies » de Youngblood (1970) ou, plus récemment, celles de Marchessault et Lord (2007) et de Daly (2010), et son concept de Sudoku Cinema[30], vont dans ce sens. Qui plus est, avec de nouvelles générations potentiellement plus « agnostiques » sur le plan des plateformes (Dixon et Foster, 2011, p. 14) ainsi que la diffusion en salle d’autres produits culturels que les films, le cinéma en tant qu’institution se juxtaposerait-il à l’émergence d’un modèle audiovisuel (broadcast model) (Tryon, 2009, p. 51) également aligné sur le Web, soit une sorte de Webcast (Têtu, 2015)?

Pour Casetti (2007), les théories du cinéma auraient unifié un objet autrement disparate. Qu’est-ce qu’un film : une unité singulière ou bien un discours qui renverrait à d’autres formes discursives (Casetti, 2011, p. 3)? Dans le premier cas un « texte », un regard centralisé (viewing), dans le second cas un « hypertexte » (Landow, 1997; 2006) et des coups d’oeil décentralisés (monitoring). Casetti (2011, p. 5) propose à cet égard de substituer « expérience » à « réception », expression jugée trop unidirectionnelle, tandis que Gaudreault et Marion (2013, p. 76) suggèrent l’idée d’un « spectacteur », « acteur du «spectacle» ou de la monstration qu’il co-construit ». Daly (2010, p. 82) avance à cet égard l’idée d’un viewser – plutôt que viewer. Un cinéma de l’utilisateur serait ainsi en train de naître, constituant selon Daly (2010) un troisième régime cinématographique après l’image-mouvement (suite linéaire d’actions des premières années du cinéma) et l’image-temps (complexification temporelle du récit, degré plus élevé d’interprétation) définies par Deleuze (1983; 1985). Bien que cette activité puisse n’être que minimale (choisir quand et où visionner, sur quelle plateforme, etc.), il n’en demeure pas moins que le spectateur construit son propre cadre de visionnement (Casetti, 2011, p. 6)[31].

Acland (2003) rappelle en outre que le modèle historiquement dominant du cinematic gaze (le regard unidirectionnel du spectateur vers le film, et vice-versa) n’est pas universel mais constitue plutôt une étape donnée de l’histoire du cinéma. Schneider (2008) abonde dans le même sens : il ne s’agit précisément que d’une norme parmi d’autres. De fait, des modèles plus fluides, mobiles, semblent devoir être considérés. Les relations avec les objets culturels impliquent une dimension interactive et créatrice de sens; il existe alors une interaction et un espace interprétatif importants entre un spectateur et une oeuvre artistique (Burgin, 2012, p. 97; Tryon, 2012).

Un regard historique est donc requis (Belton, 2002; Boussinot, 1967), Gaudreault et Marion (2013) recensant ainsi pas moins de huit « morts annoncées » du cinéma. Il y a d’ailleurs un certain moment que les studios hollywoodiens ont conçu les films comme étant déclinés sur de multiples autres supports (musique, livres, jeux vidéo, jouets, parcs d’amusement, etc.) (Silver et Alpert, 2003; Wasson, 2007, p. 75). La volonté de faire en sorte que les films soient visionnés directement à la maison n’est pas sans précédent : les premières expérimentations remontent en effet aux années 1930, aux États-Unis et au Royaume-Uni (Boddy, 2008). Un historique de l’avènement du cinéma-maison, ce que Boddy (2008, p. 142) nomme [traduction] « [le] développement de la consommation domestique de longs métrages », avec sa culture spécifique (Klinger, 2006), suggère des considérations particulièrement intéressantes. Qui plus est, l’invention du cinéma 3D, dans le but de concurrencer la télévision, remonte aux années 1950, tandis que le Metropolitan Opera diffuse ses premiers spectacles dès 1952. Le streaming n’est aussi pas nouveau : les débuts de la télévision présentaient souvent des émissions peu éditées comportant peu ou pas de coupures publicitaires (Dixon, 2013, p. 3). La fin des années 1960 voit également l’émergence d’un nouveau discours technophile concernant le cinéma électronique ainsi que la vidéo indépendante (Boddy, 2008)[32].

Si les frontières peuvent être poreuses avec les autres médias, on peut également avancer avec Gaudreault et Marion (2013) que ce « brouillage » a toujours existé. Identifiant plusieurs étapes dans l’histoire du cinéma, les auteurs émettent l’hypothèse d’une autre « naissance » correspondant à une post-institutionnalisation. Cette dernière « ne tiendrait plus de la singularité unimédiale du cinéma, mais de sa façon de négocier avec les autres médias qui l’entourent » (Gaudreault et Marion, 2013, p. 174). Le cinéma serait ainsi devenu, comme lors de sa « première » naissance, une série culturelle parmi d’autres, légère, ouverte à l’hybridation et au métissage, distincte de l’époque institutionnelle des studios hollywoodiens (seconde phase). Une telle perspective est également partagée par Heath (1981, p. 221), Atkinson (2014, p. 62) et Russell (2000), qui voient un parallélisme marquant entre la période actuelle et le cinéma des premiers temps (fluidité, mobilité, instabilité, hétérogénéité).

Mobilisant une périodisation différente, Lipovetsky et Serroy (2007, p. 16-22) rejoignent Gaudreault et Marion en proposant que si les cycles précédents ont construit la modernité du cinéma, la période actuelle le sortirait de la modernité pour le faire entrer dans une ère d’hypermodernité (qui touche d’autres médias) et de « cinémania », définie comme la volonté de tout filmer et de regarder le monde comme du cinéma, de la vidéo, de l’image, etc.[33] Autrement dit, le déclin de la centralité institutionnelle du cinéma s’accompagnerait de la hausse de son influence culturelle (Lipovetsky et Serroy, 2007, p. 25).

Comme le rappelle Creton (2006, p. 118), « [on] peut identifier les signes de l’épuisement d’un certain modèle économique du cinéma sans pour autant en conclure à son anéantissement, ni même à la perte définitive de ce qui le caractérise essentiellement ». Il importe donc de considérer que le film n’est pas une unité immuable et isolée mais qu’il participe à un monde d’interactions multimédia[34]. Il faut ainsi aller au-delà de l’association entre un contenu et un support, posture que Friedberg (1993) nomme le mobilized gaze[35]. Le concept de cinematic heterotopia de Burgin (2004, 2012), à savoir ce qui accompagne le film en dehors du film, va dans ce sens[36].

C’est dire que l’utilisation des médias est complexe (Cooper et Tang, 2009; Crocker, 2007, p. 54-55; Phalen et Ducey, 2012, p. 145). Le concept d’intermédiation permet précisément de dépasser l’idée qu’un média en remplace nécessairement un autre (Sepulchre, 2011)[37]. S’inspirant de Raymond Williams, Acland (2007) rappelle que les « anciens » médias ne disparaissent pas inévitablement et peuvent devenir « résiduels » (en attente), et susceptibles de nouvelles appropriations.

Il ne faut cependant pas postuler une dissolution complète du cinéma au sein des autres médias, ce que portent parfois à penser certaines approches inspirées de Youngblood (1970) et Marchessault et Lord (2007). Hansen (2012, p. 28) affirme que [traduction]

[l]es changements provoqués par les nouveaux médias dans le cinéma ne reproduisent pas seulement ceux apportés par le cinéma aux arts traditionnels; ils créent plutôt un environnement dans lequel le cinéma est lié à des formes aussi bien anciennes que nouvelles.

Les considérations qui précèdent ne doivent pas conduire à négliger certains éléments plus « problématiques ». Outre l’émergence d’une dissociation progressive du film et de la salle de cinéma (Creton, 2006, p. 122), la disponibilité numérique des films diminue potentiellement la valeur de ces derniers (Tryon, 2013). Le « différentiel de valorisation symbolique » (Creton, 2006, p. 120) et de hiérarchisation (Creton, 2010) entre le cinéma et les autres supports pourrait s’être amoindri (Knörer, 2012, p. 177). Il faut également considérer les effets potentiels sur la conservation des films (Tryon, 2013, p. 178) et ses liens avec la culture cinématographique : [traduction] « Qu’en est-il de tous les films classiques qui ne sont pas disponibles en lecture vidéo en continu? Ils vont disparaître » (Dixon et Foster, 2011, p. 186-187). Devenus numériques, les films sont en outre dépendants des développements technologiques et de l’obsolescence associés à ceux-ci (Tryon, 2013, p. 179). Si un film numérisé ou numérique semble « stable » sur le plan visuel (temporellement), il demeure fondamentalement instable en raison de l’évolution technologique des plateformes, des supports de lecture et de l’entreposage des contenus (Dixon, 2013, p. 11).

La question de la diversité – et de la consommation – de l’offre cinématographique se pose également. La thèse de la « longue traîne » d’anderson (2006) postule ainsi une accessibilité accrue à une diversité de contenus culturels. Certains travaux (Benghozi et Benhamou, 2008) tentent également de comprendre ces dynamiques. La longue traîne, comme le soutient Tryon (2009, p. 96), sous-estimerait cependant les coûts de production associés aux produits filmiques et la volonté corollaire de la part des acteurs de l’écosystème cinématographique de maximiser les revenus par le biais, notamment, de campagnes de publicité « grand public » ou ciblées.

Plus globalement, Akerlof (1970) a montré que le manque d’information alimente la méfiance du consommateur (cité dans Silver et Alpert, 2003, p. 4-5; voir également Schwartz, 2004). Cela indique que dans un environnement de l’« incertain », comme l’est celui du cinéma et de ses biens de singularité (Karpik, 1989, cité dans Silver et Alpert, 2003, p. 5), les signaux de confiance (prix octroyés lors de festivals, vedettes, critiques, recommandations sur le Web, etc.), les prescripteurs de goût (De Vany et Walls, 1999; Eliashberg et Shugan, 1997; Mesplomb, 2012) et les algorithmes ont une grande importance, mais peuvent limiter la diversité sur le plan de la consommation filmique. Il faut aussi souligner les possibles effets de contagion sociale (Mesplomb, 2012, p. 5) et toute l’importance du bouche-à-oreille (Kretschmer, Klimis et Choi, 1999). Forest (2010) parle à juste titre de phénomènes de mimétisme, lesquels peuvent incidemment se retrouver au sein de contenus culturels de niche. Enfin, certaines dynamiques, abordées plus haut, peuvent limiter le choix effectif (Knight, 2007)[38].

Le champ cinématographique à l’ère du numérique doit donc être situé au sein d’un système économique plus vaste, [traduction] « une compréhension du numérique non seulement comme une technologie mais aussi comme une expérience d’espace et de temps liée au capitalisme » (Marchessault et Lord, 2007, p. 14). Le spectateur engagé, son interactivité et sa mobilité s’inscrivent dans le cadre d’un système capitaliste de type informationnel (Proulx, Garcia et Heaton, 2014; Tryon, 2009, p. 293), et cool (Mcguigan, 2009). Si un cinéma indépendant peut, selon Daly (2010), représenter une proposition alternative, cette auteure, reprenant Elsaesser (2009), rappelle qu’il peut aussi s’intégrer aux stratégies de production et de distribution capitalistes. Il importerait alors de développer des pratiques culturelles différentes (Cammaerts, 2011) en termes de contenu et d’accès. Des organisations et institutions de nature communautaire et coopérative, telles que proposées par Williams (1969, 1990), pourraient être pertinentes.

Ce texte porte sur la multiplication ‒ et la réflexion qui l’accompagne ‒ des dispositifs écraniques, et ce à partir aussi bien du contexte québécois que d’une réflexion plus élargie inspirée d’auteurs internationaux. L’industrie cinématographique au Québec et ses multiples déclinaisons à l’ère du numérique nous semblent constituer un révélateur des enjeux associés plus globalement aux industries culturelles (Hesmondhalgh, 2007), qu’il s’agisse des dynamiques entre culture et économie, perspectives indépendantes et commerciales, homogénéité et diversité, concentration et multiplicité, massification et segmentation (niche), standardisation et différenciation, mondialisation et localisation, dominations et résistances.

Concernant plus particulièrement le cinéma, « la crise du cinéma et sa mort annoncée participent d’une rhétorique convenue qui l’accompagne depuis ses origines » (Creton, 2006, p. 118). Déterminer l’essence d’un média relèverait ainsi d’une construction intellectuelle et culturelle, toute technologie étant socialement située.

[traduction] Le cinéma numérique aurait pu prendre une trajectoire très différente, mais il a réussi à supplanter la pellicule argentique en raison de facteurs institutionnels, culturels et économiques qui ont fait que la diffusion numérique est apparue davantage viable.

Tryon, 2009, p. 10

On touche ici à l’importance du politique entendu au sens large du terme (Hudon et Poirier, 2011). Culture, économie et politique doivent ainsi être conjointement problématisées, et ce dans une perspective nécessairement critique.

S’appuyant sur le dispositif cinématographique, cet article invite à intégrer dans la réflexion d’autres médias tels que la télévision, le Web, etc. Un des défis majeur de la recherche est précisément de mieux comprendre comment les contenus sont aussi bien dissociés de dispositifs spécifiques qu’associés à de multiples supports visuels. Il importe à cet égard de suivre et comprendre l’évolution de cette « multiécranicité », nécessairement complexe.