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L’histoire sociale des médias, tant au Québec qu’ailleurs en Occident, est liée aux différents processus d’industrialisation, d’urbanisation, de démocratisation et de mondialisation qui se sont succédé depuis l’avènement de la modernité (Flichy, 1991). Les médias de masse sont constitutifs de ces processus par le biais de médiations, de représentations symboliques, de discours et formations discursives, ainsi que par leurs usages et pratiques trouvant sens au-delà du contenu médiatique lui-même; de fait, ils ne cessent de s’imbriquer dans la production/reproduction des rapports sociaux. Les études en communication témoignent depuis plus d’un demi-siècle de la présence croissante des dispositifs médiatiques et des contenus dans la vie nationale, publique, ainsi que dans les replis les plus privés et intimes de la vie quotidienne. Les médias de masse ont offert des espaces ritualisés – par exemple les grands téléromans ou la soirée du hockey à la radio puis à la télévision – où se sont façonnées des appartenances collectives. Aujourd’hui, les médias sociaux et les médias numériques ajoutent à cela des expressions et des sociabilités nouvelles, parfois plus circonscrites ou plus individuelles (Cardon, 2010). Les phénomènes médiatiques sont des faits sociaux totaux (Mauss, 1923), alors que, et de manière tout à fait problématique, le champ médiatique englobé dans celui plus général de la culture est largement demeuré en marge de la discipline sociologique. En effet, la culture s’est révélée être une pierre d’achoppement pour la sociologie, du moins en Europe occidentale où la discipline puise une part de ses fondements théoriques. « Si la plupart de ses représentants voyaient effectivement dans la culture – c’est-à-dire le vaste domaine des idées et de leurs formes d’expression et d’action dans la sphère sociale, politique, économique et esthétique – une composante nécessaire de la vie humaine, ils se refusaient à lui accorder une influence significative sur les évolutions sociales » (Gebhardt, 2012).

La rupture épistémologique avec la sociologie de la culture et une sociologie plus générale, tant au Québec qu’ailleurs en Occident, nous semble constituer un élément marquant du développement du champ des médias et de la communication au sein des sciences sociales. Il importe de revenir sur la vision pessimiste des changements culturels de la période industrielle – entre autres ceux de l’après-guerre –, qui a laissé les médias en marge de la réflexion sur les arts et la culture légitime (Fournier et Lamont, 1992; Macé, Maigret et Glevarec, 2008). C’est la notion de médias « de masse » qui s’est alors avérée problématique, par exemple pour l’identification qu’en propose l’École de Francfort avec une mystification-domination des populations, et que reprennent à leur compte les analyses américaines sur les effets des médias. Cette difficulté à examiner les médias autrement qu’au prisme de leurs aspects mercantiles a ainsi beaucoup contribué au développement d’une étude des médias en dehors de la sociologie de la culture. Cette exclusion était surtout justifiée par l’illégitimité présumée de l’objet d’étude. Pourtant, que ce soit en Amérique du Nord avec les travaux de James Carey et dernièrement de Jeffrey Alexander, en Amérique du Sud avec ceux de Jesus Martin Barbero, en Grande-Bretagne avec le courant des Cultural Studies (Williams, Hoggart, Hall), et plus récemment en France avec le tournant postcritique des médiacultures de Macé, Maigret, Glevarec, et d’autres, toute une série d’auteurs ont plaidé pour une réhabilitation des médias dits populaires ou mondains à l’intérieur même d’une réflexion plus ouverte et inclusive sur la culture et les communications. À partir des propositions de ces auteurs et de ces grands courants internationaux, il est possible aujourd’hui d’élaborer de nouvelles manières de saisir les changements induits dans et par les technologies médiatiques. La sociologie québécoise n’est pas seule dans cette mouvance, et cela tant théoriquement que pratiquement; elle n’est pas seule à développer une explication plus synthétique et transdisciplinaire d’une réalité en transformation rapide.

Aux États-Unis, pour prendre l’exemple d’un pays influent, James Carey a proposé à la fin des années 1980 de refocaliser l’étude des communications au-delà de la notion de « transmission de l’information », laquelle renvoie surtout aux fonctions de contrôle social et politique des communications de masse. Pour Carey, il s’agit plutôt de s’intéresser au contenu et à la signification des symboles que transmettent les médias toutes formes confondues – journaux, télévision, radio, cinéma, etc. Dans Communication as Culture (Carey, 1989), le chercheur tente de développer une approche inspirée à la fois de Dewey et de ses successeurs de l’École de Chicago tels que Mead, Cooley, Park et Goffman, mais aussi de Kuhn, Berger ou Geertz. Il propose une conception relativement simple, mais dotée [traduction] « d’envergure et de force intellectuelle » : la communication est un processus interprétatif et donc culturel à partir duquel la réalité est produite/construite, maintenue et transformée (Carey, 1989, p. 23). Si cette conception se veut au plus près des pratiques quotidiennes, il est néanmoins possible d’y trouver une profondeur et une complexité en partant des interrelations entre le travail de la culture et de la communication moderne et en analysant de près en près la structure de pouvoir et d’imaginaire qui les intègre. La communication et le langage ne font pas que refléter la réalité, écrit-il, mais participent à la former [traduction]: « La réalité n’est pas donnée, elle est plutôt construite et apparait par l’entremise des communications. En d’autres termes, la réalité est toujours médiatisée par les formes symboliques » (Carey, 1989, p. 25). L’idée de libérer le champ des communications d’un modèle implicite d’ordre social, et de rompre avec le darwinisme social et une version problématique de l’utilisation des médias et de la masse, est à la base de cette conception qui a permis notamment de dynamiser et rendre créative l’étude de la communication dans les universités américaines. Cela dit, en sol nord-américain, un réseau informel d’universitaires s’intéressant au thème des médias existe depuis les années 1940-1950, qu’il s’agisse de Riesman, C. Wright Mills, Burke, ou même d’auteurs canadiens tels Innis et McLuhan, lesquels ont tous participé à l’élaboration d’une tradition historique, interprétative et critique. Est-ce que ces courants ont eu en définitive une grande influence au Québec, par l’intermédiaire notamment d’intellectuels comme Guy Rocher ou Fernand Dumont? Si l’espace manque ici pour démêler l’ensemble de ces ramifications, force est d’admettre qu’une meilleure connaissance de ces courants et de leurs efforts visant à lier média et culture s’avère nécessaire pour relancer l’analyse critique des médias et enrichir la recherche sur les médias et la communication en sciences sociales.

À cet égard, le champ d’étude de la communication et des médias s’est développé au Québec à partir de courants sociologiques, mais dans un esprit multidisciplinaire. Un trait essentiel de ce champ de recherche réside dans les apports conceptuels puisés à diverses disciplines des sciences sociales. Ainsi, le paysage théorique et thématique de ces travaux ne se laisse pas simplement ordonner, et sans prétendre à l’exhaustivité, nous esquissons ici un état des lieux sommaire de la recherche à partir des affiliations institutionnelles et des principaux chantiers. D’abord, un trait essentiel de la recherche en communication au Québec comme au Canada est d’avoir été à ses débuts dispersée entre plusieurs disciplines, dont la sociologie, l’histoire, la science politique, les études littéraires et la géographie (Lacroix et Lévesque, 1985; Tate, 2000). En s’institutionnalisant, elle a intégré les apports de ces disciplines, cependant les recherches produites ne sont pas parvenues à alimenter en retour ces disciplines et, incidemment, la recherche en communication s’est plutôt repliée sur elle-même. Parmi les grands chantiers de recherche en communication, on peut mentionner les travaux sur les industries culturelles ainsi que les études des usages et la sémiologie. La recherche sur les médias de masse s’est concentrée sur des thèmes relativement précis, sinon exclusifs : la régulation et la production (Lacroix, 1991; Tremblay, 2005; Raboy, 2001; George, 2005); les publics et les usages (Lafrance, 1993; Baillargeonet al. 1994; Proulx, 2001, 2005; Millerand, 2008); le caractère québécois ou identitaire des médias (Atkinson, 1998); les analyses de contenu (Nguyen-Duy, 1993; Barette, 2006). Il s’agit d’un champ prolifique qui s’est développé assez rapidement, mais qui tarde à faire référence aux travaux effectués dans d’autres disciplines et notamment en sociologie.

En sol britannique, le courant des Cultural Studies est le premier qui a proposé une étude multidisciplinaire de la culture de masse en cherchant à saisir cette culture à partir d’auditoires déjà actifs et engagés dans la communication – les publics, les sous-cultures, la réception médiatique, les cultures populaires, etc. Plus récemment, des chercheurs comme Couldry ont noté que les pratiques de production, de diffusion et les usages médiatiques s’intègrent et participent de plus en plus à un quotidien lui-même marqué à la fois par l’habitude et par la réflexivité (Couldry, 2012). Dans le cadre des transformations technologiques à l’oeuvre aujourd’hui, ce sont les mutations des pratiques sociales engendrées par les nouveaux médias qui constituent le centre d’intérêt, et non uniquement les technologies elles-mêmes. Quelles sont ces transformations? La sociologie anglaise des médias et de la communication développe une pensée globale prenant en compte autant la légitimation de médiums et de contenus populaires que la consommation à la carte ou individualisée des technologies médiatiques – telle la téléphonie mobile –, ainsi que le phénomène plus large de marginalisation de masse selon lequel chacun procède suivant les mêmes variantes d’utilisation subjective et réflexive (voir Beer, 2013). La domination de Facebook aujourd’hui dans le domaine de l’exposition de soi est un exemple paradigmatique et plusieurs des articles dans ce numéro y font référence. Ce qui paraît donc le plus pertinent et le plus inspirant dans la « nouvelle » théorie culturelle anglaise (qui recoupe la sociologie mais se développe de manière interdisciplinaire) est sa capacité à penser les formes contemporaines de circulation et de mise en visibilité de la culture médiatique d’une manière à la fois historique et novatrice, théorique et empirique. Plusieurs auteurs en font d’ailleurs la démonstration pratique, comme Newman et Levine (2012) à propos du processus de légitimation des formes culturelles, dont la télévision, Spigel (2008) à propos des liens entre le téléviseur et l’art moderne, ou encore Lotz (2014) à propos de l’évolution de la télévision à l’ère des réseaux.

Dans la francophonie, un nouveau tournant a été pris ces dernières années. Ainsi, dans leur ouvrage Penser les médiacultures. Nouvelles approches et nouvelles pratiques de la représentation du monde, Maigret et Macé (2006) expliquent que les médiations collectives de la culture de masse constituent un terrain fertile pour comprendre les pratiques et les imaginaires intimes ou publics propres à nos sociétés, puisqu’elles matérialisent les deux pôles d’une saisie sociologique : l’idée du « marché » et du subjectivisme culturel, d’un côté, et de l’autre, l’idée de la « mystification des masses » qui réduit les industries culturelles et les représentations culturelles à une unidimensionnalité d’ailleurs non démontrée. La spécificité de la culture de masse repose précisément sur ces deux dimensions que l’on retrouve dans l’ensemble des formes culturelles et des pratiques produites par les industries culturelles et destinées à un public de masse. Cet argument pour une sociologie postcritique des médias – dans laquelle les médias sont compris comme partie prenante de la culture et des rapports sociaux – fait l’objet d’un intérêt renouvelé en France, où la sociologie des médias et de la culture jusqu’alors dominée par l’influence de Bourdieu se penche depuis une décennie sur les travaux des Cultural Studies britanniques[1].

Une opposition plus ou moins factice s’étant installée entre médias et culture, elle semble avoir structuré, voire restreint, le développement d’une sociologie des médias jusqu’à tout récemment (Macé et Maigret, 2006). En France et dans la francophonie en général, la recherche et la réflexion sur les médias et la communication se sont développées dans des départements spécifiques (information et communication) plutôt que de traverser les sciences sociales (sociologie, science politique, ou philosophie) comme champ de théorisation. Cela est également observable au Québec avec l’apparition, à partir des années 1970, de départements d’étude des médias et de la communication à l’Université Laval en 1978-1979, à l’Université de Montréal, ou encore à l’UQAM dès 1975. L’étude historique de ces dédoublements institutionnels reste à faire, mais ils sont certainement responsables de la relative indifférence des sociologues à l’égard des médias de masse, de leur production et de leurs contenus. Il nous semble pertinent aujourd’hui de réfléchir à la construction du champ interdisciplinaire portant sur les médias et la communication, d’autant plus que l’univers médiatique traverse actuellement une période charnière. Le passage actuel des anciens aux nouveaux médias est au coeur de transformations technologiques et culturelles, mais aussi sociales, économiques et politiques significatives. Une saisie critique et sociologique de ces mutations devient d’autant plus pertinente.

La sociologie québécoise s’ouvre aujourd’hui à ces questionnements. Elle démontre un intérêt renouvelé pour le champ médiatique et les diverses approches visant à en rendre compte. Ici comme ailleurs, l’avènement du numérique et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) coïncide avec un certain engouement pour les médias en sociologie et plus largement en sciences sociales[2]. Les médias se structurant en réseaux, la production multipoints, les données de plus en plus massives et la mobilité sans cesse accrue des médias leur confèrent une ubiquité de sorte qu’ils s’immiscent dans toutes les dimensions du social. Un tel repositionnement médiatique général permet à la fois l’émergence de nouveaux contenus, de nouvelles convergences industrielles et de nouveaux usages individuels et collectifs. Un tel bouleversement médiatique et culturel remet très certainement en question les regards socio-critiques et l’ensemble des perspectives sociologiques. En effet, le processus de numérisation généralisé s’impose dans la prise en compte que les sciences sociales peuvent faire des sociétés actuelles. Plus spécifiquement, le Web semble menacer le vieux système audiovisuel en bouleversant ses modes de production et de diffusion, alors même que de nouvelles formes d’appropriation se dessinent en mode multiplateforme, tels le visionnement connecté et mobile ou la programmation individualisée. Ainsi, l’incitation à penser les technologies numériques et les nouveaux médias comme une seule et même révolution planétaire est aujourd’hui remise en question, entre autres à la faveur d’approches prenant davantage en compte les aspects géographiques, historiques et linguistiques propres à chaque contexte (Morley, 2012). Ces quelques éléments, sans épuiser l’ensemble des problématiques médiatiques, nous permettent à tout le moins de mettre en lumière de nouvelles dynamiques culturelles liées aux transformations médiatiques et de repérer des articulations liant les médias à la culture québécoise contemporaine.

Au Québec, pour prendre un exemple signifiant, le bilan que l’on peut dresser des soixante ans d’existence de la télévision est pour le moins complexe : certes, celle-ci se maintient en tant que pôle important de production du sens, mais elle se voit également contestée et mise en danger par le Web 2.0, la téléphonie mobile, la baladodiffusion, etc. Autre exemple non sans conséquences, le journalisme comme sous-discipline phare des départements universitaires de communication au Québec subit aujourd’hui les contrecoups des pertes d’emploi dans les industries de l’information et voit chuter le nombre de candidats à l’entrée dans la profession.

Ce questionnement « situé » sert d’assise à ce numéro thématique. L’objectif des articles rassemblés est de poser un regard sociologique sur une transition particulière et inachevée : celle des médias de masse québécois qui traversent à l’heure actuelle une crise, une phase liminaire – au sens de Turner – marquée par leur articulation et leur repositionnement vis-à-vis des nouveaux médias ou médias 2.0. La télévision, la radio, les magazines, les journaux et l’ensemble des nouvelles technologies de l’information et de la communication se côtoient et reconfigurent leurs relations tout en délimitant un nouvel espace de tension et d’équilibre instable (Muller, 2006; Delavaud et Lancien, 2006; Spiegel et Olsson, 2004; Acland, 2007). C’est bien toute la culture qui en est affectée, d’où l’importance de dépasser la coupure entre sociologie des médias et sociologie de la culture, et de prendre également en compte la multi-, voire l’inter-disciplinarité dont participent les études sur les médias et la communication au Québec comme ailleurs.

Il importe également de considérer certains constats émergeant de la dématérialisation et de la déterritorialisation de la circulation et de la consommation des contenus médiatiques, puisqu’ils marquent le passage d’une conjoncture médiatique à une autre. D’abord, il est question aujourd’hui d’une re-médiation (Miège, 2008), soit une nouvelle articulation entre l’individu et le collectif, allant de pair avec la dématérialisation des supports et la multiplication des contenus culturels et médiatiques, alors que les formes hybrides se multiplient et donnent à voir des genres quasi inédits, tels les programmes à la carte et les webséries, de plus en plus populaires (Lafrance, 2009). Un événement culturel peut même maintenant être relayé d’un média à l’autre, à différents degrés d’analyse et de vitesse, au fur et à mesure qu’il rencontre différents publics – du simple tweet à l’éditorial ou la critique. Il s’agit de prendre en compte des auditoires devenant de plus en plus fragmentés, mobiles et à même d’opérer leurs propres choix éditoriaux et programmations, et de réaliser que certains publics ne suivent plus les flux et la circulation des contenus tels que programmés par les divers diffuseurs. Vient alors le second constat voulant que la complexité de la situation soit en partie liée à une réintermédiation des industries créatives, à la fois médiatiques et culturelles (Hawkinset al., 1998; Chantepie et Le Diberder, 2007). Autrement dit, les rapports de force entre producteurs, diffuseurs et consommateurs changent rapidement et affectent l’ensemble des filières, de différentes manières. Au Québec aussi, il faut désormais prendre acte de la toute puissance économique et culturelle des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). On constate par exemple que l’industrie du disque québécois peine encore à se remettre de la montée d’une certaine culture de la gratuité sur Internet, alors que le milieu du livre commence tout juste à se repositionner dans l’environnement numérique (Labbé, 2011). Toutes ces transformations technologiques et culturelles du Québec contemporain sont lourdes de conséquences; la mise en place de convergences chez Vidéotron ou BCE, entre autres, n’est que le signe d’une divergence ou d’une compétitivité accrue qui conduira les gouvernements à réagir et à se positionner autrement (voir Robergeet al., 2016).

Ce numéro thématique combine donc un intérêt croissant en sociologie et en sciences sociales pour les processus médiatiques, plus particulièrement ceux liés au numérique, avec un effort pour comprendre le Québec contemporain à travers ces transformations. Comment en effet rendre compte de cet état du Québec contemporain? Quelles sont les dynamiques de transformation du champ des médias à l’heure actuelle? De quelle manière les intermédiaires au sein des industries créatives cherchent-ils à s’adapter à leur nouvel environnement et avec quel succès? Est-ce que la télévision, mais aussi la radio, le Web 2.0, etc., vont sortir grandis et réinventés de leur enchevêtrement ou, au contraire, finir par se nuire et s’étouffer mutuellement? Quels sont les axes réflexifs, les perspectives et les concepts les plus pertinents pour une compréhension de la relation entre médias et culture aujourd’hui au Québec? Les articles ici rassemblés discutent tour à tour de ces questions en tentant surtout d’y apporter des réponses originales.

L’article de Roberge et Grenon est une tentative plutôt unique de définition de ce qu’est le Web québécois d’un point de vue de sociologie politique de la communication. Les auteurs s’interrogent sur l’histoire récente du Québec et sa transformation dans et par le numérique et l’Internet. S’il existe un microcosme particulier ici et maintenant (avec ses ramifications politiques, culturelles et économiques), cela ne revient pas à dire que le Web ne fait qu’exprimer ou refléter une certaine identité québécoise. Les choses sont plus compliquées, entre autres parce que le Web façonne aussi le Québec et souvent à partir de centres de pouvoir à distance dans un contexte de mondialisation. L’article fait ainsi le pari qu’une définition plus appropriée de l’Internet québécois s’attacherait à ses modes à la fois particuliers et multiples de régulation, c’est-à-dire les manières dont sont structurés ses flux de communication et d’information. L’Internet québécois apparaît surtout comme la cristallisation éphémère d’équilibres instables.

Pour ces auteurs, c’est d’abord la régulation à travers les infrastructures de réseau qu’il importe de reconsidérer. À la suite de Trudel, ils font remarquer que « la régulation par défaut d’Internet est celle qui découle de ses configurations techniques ». Le blocage des courriels portant la mention www.loi78.com sur les serveurs de Vidéotron en 2012 en est un exemple typique : la compagnie mise en cause affirma alors ne pas faire de censure en ne transmettant pas les courriels sous prétexte que ses algorithmes les avaient initialement identifiés comme des pourriels. L’intérêt de ce cas réside principalement dans l’acceptatibilité sociale d’une telle explication, comme si le caractère de boîte noire de cette technologie occultait le problème politique que peut représenter le quasi-monopole médiatique de Québécor, propriétaire de Vidéotron. Un second mode de régulation renvoie à la connectivité des internautes et à ce qu’elle fabrique de sociabilité et de culture participative. Le problème, pour les auteurs, est que cette connectivité est liée à la fois à la participation et à la commercialisation. Les grandes plateformes américaines (Facebook, Twitter, etc.) canalisent les flux de communication tout en tirant profit des données recueillies puis revendues. Le cas du thread (fil de discussion) de Matthieu Dugal sur Facebook permet aux auteurs de montrer comment ce qu’un internaute a appelé le « far-web » québécois procède d’une mise en visibilité qui à la fois permet et contraint les messages qui circulent sur ces plateformes. Enfin, l’article discute de ce qu’il est possible d’appeler des modes de gouvernance culturels mixtes ou hybrides. À travers le cas du site La Fabrique culturelle de Télé-Québec, il est en effet question d’une évolution récente dans la promotion de la culture québécoise que certains ont décriée en la qualifiant de « youtubisation ». On constate à quel point l’Internet québécois se ramène à une série de forces en opposition qui se composent, se décomposent et se recomposent sans cesse.

Dans leur article, Lazko-Toth, Pastinelli et Gallant font état d’une enquête menée sur les façons dont les jeunes s’informent d’enjeux politiques de l’heure. En prenant pour exemple l’effervescence communicationnelle autour du « Printemps érable », cette étude entend « documenter les types d’information qui circulent sur les médias sociaux ainsi que les modalités de cette circulation ». Il est intéressant de découvrir comment, même dans des circonstances exceptionnelles, la circulation de l’information demeure dans le giron « quotidien de pratiques médiatiques » auxquelles une sociologie des usages nous donne accès. Cela n’évacue pas la théorie, mais pose plutôt la question de savoir ce qu’il y a de proprement nouveau dans les nouveaux médias. S’appuyant sur une riche littérature, ils soulignent les aspects dits « horizontaux » ou « de pair à pair » du Web. Selon certains auteurs, la nature participative de ce dernier serait propre à ouvrir de nouveaux espaces délibératifs. Pour Jenkins (2006a) par exemple, cette culture participative 2.0 doit amoindrir les différences entre expressions culturelles et politiques, entre amateurisme et professionnalisme, ou encore la différence entre souci de soi et enjeux de société (Allard, 2007). Est-ce trop utopique? Chose certaine, à bien regarder les pratiques au Québec et celles des jeunes, ce n’est encore qu’une minorité d’individus qui participent activement au Web. Le constat fin et mitigé de l’article est qu’il y a un usage fragmenté et hétérogène des nouvelles plateformes numériques, caractérisé moins par d’anciennes divisions, telle la célèbre fracture numérique entre jeunes et moins jeunes, que par des différences plus subtiles entre, par exemple, l’infoboulimie des plus instruits ou des mieux nantis et l’« audienciation » comme processus autoréférentiel de production de publics plus compacts et restreints.

À l’instar de Roberge et Grenon, Latzo-Toth et al. insistent pour dire que la plateforme californienne Facebook est devenue incontournable au Québec, qu’elle canalise et coordonne l’accès à l’actualité pour plusieurs, comme si justement, par sa puissance d’agrégation, elle s’était accaparée le monopole de la diversité des sources informationnelles. Si donc toutes, ou presque toutes les informations passent par le filtre de Facebook, cela ne peut qu’avoir des conséquences sur la conception même du politique chez les usagers, dont les jeunes. Entre autres choses, ce sont les frontières du ludique et du citoyen qui changent, comme changent les notions d’espace privé et d’espace public. En analysant au plus près les informations qui ont circulé à propos de la grève étudiante de 2012, les auteurs circonscrivent un nouveau régime d’opinion plus flou et plus malléable. Facebook a ainsi servi plus ou moins indistinctement à réagir à la nouvelle, à critiquer la couverture médiatique des médias dits traditionnels (ceux du groupe TVA, en particulier), à exprimer son appartenance à des groupes affinitaires et enfin à informer les autres. Or, même dans cette dernière dimension, il faut noter que le traitement de cette information relève encore de l’usage ordinaire et de l’expérience. Relayer la nouvelle aujourd’hui est une manière de s’exprimer soi-même ou de se façonner une espèce de « me-media » au moyen notamment de l’utilisation étendue des images, en sorte que, pour Latzo-Toth et al., le débat sur la nature des mélanges entre divertissement et enjeux sociaux n’est pas près de se tarir, même pour ceux dont la tâche est de penser les transformations médiatiques du Québec contemporain.

Le texte de Christian Poirier vise à identifier et comprendre les principales dynamiques culturelles, techno-économiques et politiques qui ont structuré le cinéma durant les dernières années au Québec. Le champ du cinéma sert ici à saisir, conceptuellement et empiriquement, les processus en jeu en relativisant l’argument d’une révolution technologique. Cet article conçoit le champ cinématographique comme une composante majeure des industries culturelles ainsi qu’un révélateur de certaines transformations significatives induites, récemment, par le déploiement du numérique. De nouveaux acteurs tels que Netflix sont apparus alors que d’autres sont devenus obsolètes, tels les cinéparcs et les clubs vidéo, ou encore se sont diversifiés, comme c’est le cas de l’entreprise Vidéotron. Ce faisant, la multiplication des fenêtres de diffusion, déjà entamée il y a de nombreuses années (télévision, vidéo à la demande, chaînes spécialisées…), s’est accélérée au profit de supports et écrans plus petits (ordinateur personnel, téléphones et appareils intelligents) ou plus grands (films de fiction présentés dans les salles IMAX).

L’ensemble de la « filière » cinématographique est mobilisé par ces transformations, qu’il s’agisse de la création-production, de la diffusion ou de la distribution. Poirier démontre que les frontières entre les supports se complexifient, tandis que celle entre créateur et consommateur se brouille, le numérique et les outils présents sur le Web permettant aux productions amateurs d’effectuer une percée significative dans un univers de « bricolage » (Deuze, 2006). Ces développements ont des effets encore mal connus sur la production dite « nationale » et, plus largement, sur l’accessibilité physique et numérique à une diversité cinématographique sur l’ensemble du territoire québécois. Poirier questionne le rôle du numérique dans ce repositionnement qui pourrait bien n’être qu’une reproduction à un autre niveau des dynamiques « classiques » associées aux industries culturelles (objectifs culturels et économiques – le box-office), aux créations d’inspiration hollywoodienne et indépendantes, à la massification (mainstream) et à la segmentation (niches) des publics. Il souligne toutefois les nuances qui complexifient ces dichotomies souvent trop appuyées et qui limitent la portée du regard sociologique. Dans ce contexte de repositionnement et de transformation des industries culturelles, et plus spécifiquement dans la saisie sociologique de cette situation de changement, de nouvelles notions émergent pour nommer les relations et dynamiques observées. Cet article permet donc également de réfléchir aux processus d’intermédiation (entrée d’un nouvel acteur), de désintermédiation (disparition) et de réintermédiation (transformation d’un acteur traditionnel) dans le contexte de repositionnement que vit l’industrie du cinéma au Québec.

Au-delà des circuits de production, diffusion, réception des contenus médiatiques, d’autres relations entre rapports sociaux et communication apparaissent dans le contexte contemporain. Le texte de Line Grenier et Kim Sawchuck nous propose une réflexion critique sur la notion de médiatisation à partir du cas d’une mobilisation éclair (flash mob) organisée au centre Alexis Nihon dans le cadre de la Journée internationale de sensibilisation aux abus envers les ainés. L’article décrit cet évènement à trois moments différents de son déploiement afin d’en comprendre la pertinence et l’opportunité et de saisir les mouvements historiques plus larges qui l’animent et dont il participe.

Cet article porte une réflexion critique sur la médiatisation et ses singularités dans des sociétés contemporaines qui, à l’instar du Québec, se trouvent marquées non seulement par les avancées du numérique mais aussi par un vieillissement sans précédent de leur population. Il s’interroge sur le contraste entre ce vieillissement et la relative invisibilité des publics âgés en communication et dans les productions et études médiatiques, encore résolument tournées vers la jeunesse. S’inspirant de la notion de géométrie du pouvoir, les auteures proposent de concevoir la médiatisation et le vieillissement comme des assemblages de forces hétérogènes oeuvrant à différentes échelles (du local au global) et suivant différentes « trajectoires ». Il s’agit d’exposer l’articulation entre ces deux processus de manière à en saisir les significations politiques, sociales et communicationnelles. Ainsi posée, leur réflexion sur une mobilisation éclair permet de saisir la complexité actuelle des liens entre médiatisation et vieillissement. Plus encore, ce texte nous amène à réfléchir aux nouvelles géométries du pouvoir dans le contexte québécois à partir des liens entre les médias et les divers rapports sociaux et ce, à partir d’un regard sociologique non limité aux médias dans leur cadre traditionnel de production, diffusion et réception, mais également dans leur enchâssement plus fin et plus profond dans nos univers intimes, privés, publics et nationaux.