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Le dernier numéro de la revue Estuaire[1], très beau numéro sur la danse, s’ouvre sur les mots suivants, de Martine Audet :

DANSER

l’air

et

ses proies

SANS CORPS[2].

Voilà posés, de manière douce et péremptoire, le caractère intangible mais aussi la puissance de saisie de la danse. Si un premier ensemble relie dans un même syntagme « DANSER » et « SANS CORPS », reprenant en quelque sorte la fable mallarméenne[3] dans un condensé fulgurant, un deuxième ensemble enrichit considérablement cette donnée de base. Car ce sont alors deux autres lignes, au sens propre, qui se développent et juxtaposent, en majeur et en mineur, deux nouveaux accords : d’une part, « DANSER » et « l’air » ; d’autre part, « ses proies » et « SANS CORPS ». Entre les deux, bien sûr, le « et » de conjonction, en tous points central, car tous ces éléments sont mus par un agent de liaison indéfectible, qui conserve l’équilibre.

S’il est vrai que la danse, comme le souligne la présentation du numéro, est à la fois « vivante et éphémère », témoin d’une « existence fragile, à la limite de la disparition[4] », elle est admirablement représentée par les quelques mots d’Audet. « DANSER », non pas la musique, non pas le corps, non pas le désir, mais bien « l’air » lui-même, soit non seulement l’invisible qui nous gouverne, mais surtout l’élément parfaitement volatil, fuyant, jamais saisi : qu’y a-t-il, en effet, de plus « fragile » pour l’humain ? Mais en même temps et dans le même espace — car on n’oublie pas la force de liaison de la conjonction « et » —, ce mouvement « à la limite de la disparition » détient un pouvoir d’attraction comme nul autre mouvement ne peut en réclamer. Bien sûr, une animalité se dessine chez ces sujets fascinés par la danse, semblables à des « proies », mais cette sauvagerie pure se passe de « CORPS », elle le surplombe superbement et foudroie, ainsi, plus vivement encore.

Martine Audet veut nous faire croire que cette puissance relève de la danse elle-même ; et certes, on veut la croire. Mais il faut reconnaître dans ses mots, aussi, un pouvoir au moins semblable.

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Les trois recueils ici commentés seront placés sous la tutelle de l’intangible. De l’intangible, mais aussi de sa force souvent bien visible, bien réelle, pour ne pas dire « mécanique », comme on dit de Dieu qu’il est l’ex machina de ce monde. Il y a peut-être en cela, sinon un reflet, du moins un refuge de notre époque : la croyance, peut-être, que derrière les affres et les désastres de la réalité se cachent des forces souterraines dont la portée est, malgré tout, indéniable. Rien d’obscur ou de secret, pas de code à déchiffrer, de cadavres à déterrer ou de rêves à dévoiler. En fait, ce qui donne sa force à l’intangible, ou ce qui le fait devenir une force, c’est essentiellement que nous sommes (devenus) aveugles — à ce qui est, simplement. L’intangible est , on le désigne sans le savoir dès qu’on pointe le doigt aveuglément, il est présent comme l’éléphant dans la pièce dont personne ne s’avise.

Il est modulé dès les trois titres ici commentés : par la « danse », chez Audet[5], par le « talisman », chez Ouellet[6], et par la « lumière », chez Dumas[7]. Chacun de ces trois poètes aura donné forme à une idée, en adoptant systématiquement un procédé d’écriture qui parcourt son recueil. Audet varie sans cesse les propositions commençant par « Je/je peux », qu’elle accouple souvent d’une manière peu usitée en français (suivie d’un nom par exemple : « Je peux la mort […] Je peux un effleurement » [21]). Dumas présente des blocs d’écriture, où chaque segment, comparable à un vers, est séparé par une barre oblique (/), permettant le frottement continu de la prose et du vers. Enfin, Ouellet disloque souvent ses mots en fin de vers, ligatures qui accentuent les effets de rejets habituels et permettent de mettre en évidence le noyau de certains mots. Ces trois variations, qui sont massivement dominantes dans chacun de ces recueils, ne se présentent donc pas comme une innovation ponctuelle, mais plutôt comme un schème structurant, comme la marque stylistique de chacun de ces poètes. Elles donnent le ton à chacun de ces recueils.

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Le recueil de Pierre Ouellet, Talisman, se place sous le double patronage de Frédéric Valabrègue et de Henri Michaux, qui est la figure centrale du dernier livre de Valabrègue, Grant’autre. Ouellet en cite l’extrait suivant, qu’on pourra situer aisément entre les rives de la force et de l’intangible, que j’ai tracées plus haut : « Il le dira, il est “gong” (on se sent toujours un peu “gong” quand on écrit un poème). Il agit dans le rien pour exhumer des fragments de mythes, laisser remonter des récits oubliés. Ce n’est pas lui qu’il libère, mais des forces plus vastes que sa propre intériorité. » (Valabrègue, cité par Ouellet [7]) Par un voyage initiatique, Ouellet explore les forces telluriques autochtones, tant chez les Huichols que chez les Innus, là où la parole n’est pas un objet civilisé de domination mais un signe à partager entre mains. Illustré de belle façon par des oeuvres de Carlos Rojas et par des reproductions de peintures traditionnelles huicholes, particulièrement saisissantes, le recueil se donne à lire comme une exploration ethnographique hallucinée, où la densité des rêves se mêle à la terre rugueuse, comme le lustré se mêle à l’ocre des figures de Rojas. Ce mélange, perçu avec extase plutôt qu’avec inconfort, justifie à lui seul le titre Talisman, qui traduit la voyance du guide par la matérialité la plus rêche de l’objet totémisé. On pourrait donner mille exemples, où le poète prend plaisir à fissurer nos grandes catégories intellectuelles, qui départagent la culture et la nature, le civilisé et le primitif, dans une alchimie qui porte en soi son bonheur :

[J]’arpente la langue qui est ma

seule terre ma grande

serre mère où je cultive la fleur de pey-

otl-mot que j’offre aux hommes comme aux

ocelots aux femmes comme aux

corbeaux aux dieux […]

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vos têtes les tripes dans

l’esprit la pensée des

boyaux la panse du

cerveau la fleur de sor-

cellerie […]

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De ces mélanges, celui qui marie les cultures aztèques et amérindiennes s’avère à la fois le plus visible, ne serait-ce que par les illustrations, mais aussi le plus saisissant et le plus étrange à la fois. Une nouvelle Amérique s’y dessine, hors du connu, une Amérique qui aurait pu être, n’eût été la (vraie) sauvagerie de la prétendue civilisation. Ce n’est pas le chant naïf d’une origine perdue, ni l’espérance d’une transformation salvatrice, mais bien tout le champ du possible qui est ici mis en place, pour décrire un monde qui n’est ni absent ni présent — je dirais « virtuel », si ce mot n’avait pas aujourd’hui des connotations détestables. Ouellet, en somme, retrouve la modalité primordiale de la poésie, qui n’est ni un fantasme ni un cliché, mais la découverte de ce qui est inaperçu devant nous, comme les pouvoirs insoupçonnés du talisman. C’est donc une écriture du , moins du devoir que de la dette, comme si nous n’avions pas fini de rédimer les destructions du passé, que tout tend à oublier. C’est pourquoi le retour à la terre que j’évoquais plus tôt est aux antipodes de tout régionalisme ; c’est un retour à ces devoirs enracinés si profondément qu’on les croit morts et enterrés : devoir de péril, devoir de fête, devoir d’harmonie.

Mais on le voit, il demeure difficile de ne pas penser lorsqu’on lit les poèmes de Pierre Ouellet, de ne pas réfléchir collégialement, de ne pas débattre avec quelque vigueur — avec ce souvenir autochtone qui fait du combat et de l’amitié les deux faces d’une même communion. Ouellet dit dans son texte d’ouverture :

On est ici, là-bas, autre part, comme la parole qu’on donne ou reçoit mais qu’on n’a pas : on l’est, on la devient… Je suis huichol, je vis innu. Je ne parle pas huichol, je ne pense pas innu : je suis huichol en voix, innu en air. Ce n’est pas une manière de dire je est un autre… mais de crier l’autre est je : je n’existe pas, on m’existe…

12-13 ; Ouellet souligne

Le projet ici exposé est bien sûr de la plus haute rigueur, de l’ordre du devoir suprême que j’évoquais plus tôt. Mais je ne peux néanmoins faire abstraction de la présence du « je » dans ces mots, présence obsédante, qui semble contrecarrer le projet annoncé. Si de fait l’autre nous traverse sans même qu’on y prenne garde, c’est aussi qu’il va nous transformer et briser les repères de notre identité, sacrifier la stabilité de notre persona. J’ose croire que cette transformation s’applique au poète qui parle ici, et non à Rimbaud, qui n’en a cure. Et il me semble que le français a précisément la ressource permettant de dire cette traversée du sujet, cet accueil de la personne à la « voix » qui la traverse : c’est le soi.

Or cette solution a probablement été rejetée par Ouellet, en tant que « solution » précisément. Il a préféré demeurer dans l’incertitude et la précarité d’un projet impossible, préféré conserver l’irréductible d’une langue imparfaite, qui doit dire « je » pour dire « l’autre » — peu importe dans quel ordre ils apparaissent. J’en vois la trace dans ce procédé massif que j’évoquais d’entrée de jeu, soit les ligatures de mots à la fin des vers, qui provoquent des rejets violents, qui accentuent la cicatrice de nos vies, plutôt que de l’adoucir ou l’arrondir. Ce procédé a l’heur de nous faire sentir l’urgence de dire avant la disparition, c’est une parole d’apocalypse qui sait, comme le disait Baudelaire, que « le monde va finir » :

j’écris avec

les pieds griffés de la

chimère qui compte mes

syllabes comme les

secondes qu’il me reste à é-

couler

28

Ailleurs, ce sont les consonnes qui s’entrechoquent, font entendre le glas et le « gong » de l’épigraphe, le tocsin qui annonce la fin, avant la régénération :

 perdu les eaux les sens

crevé l’abcès éventé ses

secrets : le criquet rit

ton ombre pleure la forêt naît

22

Exit la fluidité, le poème a la carrure d’une falaise, l’aridité du calcaire, et le poète redevient cet enfant naïf qui comprend que la vie sera un péril :

 j’en fais un

poème pour la pêche en

eau trouble la chasse en

forêt en-

chantée où le ciel au

complet s’est em-

busqué : des étoiles en

grand nombre crépitent sous

mes pieds

25

De tout cela, la partie centrale — la plus longue — est comme la mise en abyme. Intitulée « Huicholie », elle porte en sous-titre trois mots qui résument bien le processus d’élévation et de chute, de déjection et d’ingestion, présent dans ce recueil : « avalée, dévalée, ravalée ». Ces pages sont à mon sens nécessaires à la dynamique du recueil, car elles font voir, sinon l’éclaircie, du moins la force, la vigueur et l’énergie de cette parole apocalyptique. Le feu qui détruit est aussi l’élément qui, creusé aux assises mêmes de la terre, s’élève dans une danse svelte et légère, qui est une fête. Soutenue par les reproductions des magnifiques laines huicholes, l’écriture nous montre ici que les origines n’ont rien de passéistes et qu’elles sont seules à pouvoir sauver le monde :

les plantes grandissent dans ma parole qui est promesse

d’engrais et de sang frais de moissons riches

comme les forêts où l’oiseau chante dans la gueule du loup

la fougère croît entre les bambous la vie s’écrie :

je suis le mara’akate qui prend l’ultime

déposition des dieux avant que la terre ne soit toute faite avec le sec

l’humide le cru le cuit le bien le mal le ciel

tombé sur terre la boue noyée dans l’air le feu qui rit

le vent qui pleut

43

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Si la poésie de Ouellet sait mêler l’air à la glaise, dans une alchimie savante, celle de Toino Dumas s’installe d’emblée dans l’impondérable, dans la légèreté de la lumière jaillissante. La poète androgyne nous offre ici un très beau recueil, marqué d’inventivité ; elle prend un plaisir certain à jouer de ludisme, à rayonner d’étonnement, à engendrer la sympathie. Divisé en deux parties de longueur semblable, le recueil s’ouvre sur un long cycle intitulé « Sur la lumière », non sans évoquer avec amusement les traités classiques et arides, pour mieux les déclasser. D’entrée de jeu on comprend que ce discours relève d’une science animiste, qui se fonde sur le pouvoir de l’image poétique pour explorer la connaissance et percer le mystère de l’intangible : « la lumière est politique de radieuse opacité/couchée sur mon corps, à moitié morte, elle se nourrit à mon aisselle, nourriture ajourée, désir asymbolique[8] » (11). L’image est certainement l’une des pièces maîtresses de cette écriture ravie, qui jubile de reconnaître dans le plus infime objet l’apparition de figures voilées, parfois grotesques, parfois saugrenues, parfois ennuyantes, mais toujours instructives : « sa frontière [la frontière du corps] est une taupe, une tempe, un tambour, une veillée en mer seule et sans langage » (26). L’image surréaliste n’est pas loin, mais pourtant il ne s’agit pas de cela, il ne s’agit pas de dire l’inconscient, les pulsions, le refoulé et encore moins l’inavouable. Parfois, comme ici, les images sont guidées par la matérialité des mots, proposant un savoir par la paronomase qui se souvient de Cratyle. Mais il y a plus encore, dans le rythme notamment, par la juxtaposition des images qui s’accumulent et s’amplifient. C’est aussi une forme d’impatience, comme si la traversée du réel était constamment insatisfaite, toujours à l’affût de ce qui surgit. Mais au fond, c’est toujours de lumière qu’il est question dans cet imaginaire, de cet élément le plus rapide qui court sans cesse et se pose sans fatigue sur l’extrême diversité du monde :

un feu dans la laine, falaise au nom des lèvres et le pavot somnifère/petite compréhension pour arrondir le brisant du jour, pour étoffer la maigreur du bétail à minuit/ces couteaux de cuisine, ces astrolabes, une salaison de cimes et de ravines

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C’est bien ce que dit l’un des poèmes de la première partie, dont plusieurs commencent par « la lumière est » ou « sur la lumière ». Il s’agit d’un de ces poèmes les plus didactiques, qui mime, à tout le moins, le discours de vérité : « la lumière est la somme des états du monde », proposition péremptoire immédiatement contrebalancée par un éclat de figures, « alluvions des désirs sans territoire et des pesantes peurs ». Or ce poème se termine sur une remarque mi-amusée qui pourtant, là, recèle un savoir important : « dans mes côtes les sédiments de nos hantises, la trace de l’effort pendant l’ascension/pourquoi finirais-je cette phrase » (18). En effet, la carrure de ces blocs de prose, et même la rigidité des barres obliques, l’une et l’autre donnant un aspect étrangement géométrique à ces poèmes, ne viennent jamais à bout du suspens continuel de cette écriture, où tout jaillit sans jamais se poser, où tout est laissé en plan pour bénéfice futur — en considérant bien que l’un de ces bénéfices, et non le moindre, est notre propre lecture. Et bien sûr, la lumière, aussi, est chose qui ne finit jamais, chose qu’on peut certes encadrer entre quatre murs, chose que l’on peut bloquer, mais qui en soi n’a pas de fin. Einstein le disait, l’obscurité est l’absence de lumière, non sa fin. C’est pourquoi Dumas excelle particulièrement dans un art de la chute, où les fins de poèmes ne sont en fait que des relances, des appels à poursuivre, comme si, au terme, tout était prêt à recommencer :

tout le monde amoureux, pandémique

23

l’ortie, ton fémur ou un faisan de froid humide, l’acte de quérir l’eau où elle se trouve

44

quand je respire, j’énumère, et pourtant mes mains veulent altérer les verbes de ce monde

53

frissonne, frisson de résilience, la terre est tremblante et les océans débordent, nous sommes ces îles qui naissent pour être habitées

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Par une espèce de quadrature du cercle, c’est donc l’esprit cyclique qui gouverne ces blocs de lignes poétiques, qui s’enroulent et s’enchaînent les uns aux autres, dans une spirale grisante où tout est un germe poussé vers l’avant. J’en donne pour témoignage deux poèmes qui se réfèrent aux « fruits », où le mûrissement et la pourriture sont un même mouvement vital, parcouru d’éclairs et de cendres :

[…] un bol de fruits frais et disponibles pour la pensée deviendra le seul motif de cette chanson sans lumière aucune/à chaudes larmes la chandeleur

17

je bois ce verbe au coeur d’une colonie/énervé et sanglotant au pied d’un rêve je bois cette pourriture de lumière, fruit nocturne cueilli sous terre/au coeur d’une colonie et baigné de miel, j’avale ces phrases mortes comme les insectes d’une termitière

45

Animalumière est un recueil qu’on ne finit pas, même s’il faut, parfois, fermer le livre.

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Vingt ans après la publication de son premier recueil, Les murs clairs, dans la collection « Initiale » des Éditions du Noroît, Martine Audet continue à s’imposer comme une figure dominante de la poésie québécoise contemporaine. Son écriture se tient à la limite fragile entre la maîtrise dominée et l’incertitude absolue, son verbe est toujours actif et sculpte sans relâche les matériaux de la langue, et sa sensibilité n’oublie rien des multiples convocations de la vie. Ce recueil-ci, au si beau titre Ma tête est forte de celle qui danse, propose une patiente méditation sur la danse, accompagnée pour cela des dessins d’Élise Palardy. Chaque poème est fait d’un seul bloc assez court, ce qui donne à la page une grande respiration.

Comme je l’ai déjà noté, l’expression « Je peux » est filée tout au long du recueil comme un leitmotiv, une expression qui dit à la fois la possibilité et le pouvoir. L’expression a beau, la plupart du temps, s’appliquer aux gestes de la danse, aux réactions qu’elle suscite, on ne peut s’empêcher d’y voir une affirmation de l’écriture elle-même, forte et fragile à la fois. Une grande énergie en ressort ; on sent toute la langue qui pivote à chaque détour de phrase, comme si d’un coup tout pouvait être dit. Immense licence poétique qui s’abat sur notre matériau quotidien pour lui donner un ressort jusque-là inconnu :

Quelques pièces pour la nuit, pour le sexe plumé des êtres. Je peux, à jamais potence, à jamais fumée, l’an de force ou l’orbite, tous les cratères et, en dehors de nous, la seule chair des mensonges, l’épais tricot du noir. Tu desserres les deux poings du sommeil. Plusieurs fois mon visage emprunte au désir. Plusieurs fois les vents emportent la saison.

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Et comme si ce n’était pas suffisant, la page suivante dira encore : « Je peux encore un tour. Une nuit. » (48), comme si la ronde inépuisable de la danse devenait aussi celle des mots.

C’est donc peu de dire que la danse n’est pas seulement ici un « thème » dont on peut traiter, mais qu’elle emporte tout le discours, la voix, la parole. Toute l’identité de la poète s’y retrouve. Le poème suivant, par exemple, expose d’abord une phrase d’une passion dévorante, puis régule petit à petit ce torrent dans des formules mesurées. Toute la danse, folle et rationnelle à la fois, s’y trouve, mais aussi toute la poétique d’Audet, si proche de faillir quand elle atteint la maîtrise :

Prends-moi, prends la hanche où grimpent roses folles. Je peux la mort telle une amande, les aiguilles pour la durée, soleil d’attente ou de fin. Je peux un effleurement, clarté si vive, oh ! vaillance ! Je perds les eaux de ma blessure. J’apprends de la pierre à brûler.

21

Il faudrait qualifier ce style de ce vieux mot de transport, pour marquer l’incessante vibration qui l’anime et qui se joue de la précarité comme de la certitude, sans jamais laisser de repos. Toujours sur le qui-vive, les phrases sont traversées d’une densité explosive : « Je peux l’entière sonorité du terrible, une version, jamais la chute, le corps docile et sans explication. » (23) Tout ce qui est péremptoire n’est qu’une « version » des choses, jamais le blanc ou le noir, le bien ou le mal, seulement un moment dans une course qui peut sans cesse se poursuivre. C’est là une sagesse que la danse transmet, ce que Nietzsche avait reconnu : non seulement le pouvoir de danser au-dessus de l’abîme, mais aussi celui de s’approcher au plus près de la faille, par des mouvements gais et innocents : « En nage, les musiques empruntent aux blessures du réveil et je peux (répète ce mot, répète l’image au dos des cibles) du beau, un arrangement, une sorte de faille ou de refus. Je défais l’air comme tes cheveux. » (20)

Or le miracle ici, c’est de reconnaître que même cette extrême fébrilité, même cet instable pointé saisi à son apogée détient sa formule et son abécédaire. Un art de la danse est possible s’il se fait poème et s’il épouse au plus près le vertige du corps : « Je peux l’herbe d’une robe, en un éclair, la moindre danse et sa résolution. Je peux tous les principes, tous leurs désordres, des animaux sans le vouloir. » (27) On retrouve ainsi ce qu’Audet appelle plus loin « l’instinct des animaux », la courbe d’un mouvement qui, par la science, arrive à s’oublier : « Ai-je oublié la danse et son couvercle ? L’origine des fêtes merveilleuses à boire, à toucher ? Tourne, tourne les couteaux de poussière, l’instinct des animaux sous la langue. » (42)

Cet instinct qui nous fait la proie de l’air, son féal, détient des qualités civilisatrices qu’il importe de méditer. Car c’est lui qui tend la main qui appelle l’autre, c’est lui qui nous porte les uns vers les autres dans un combat amical, qui n’est pas sans rappeler la démarche de Ouellet. Le geste, pris seul, n’est qu’un avorton condamné à paraître ; il lui manque le sens, que seul l’échange peut inaugurer : « Comme toi, je marche d’une mort anonyme et je peux ce que nous sommes, ce qui me sauve, adresse ou offrande, l’ange qui tend son bras rouillé de ciel, la branche qui vient casser le vent. » (65) « Offrande », « adresse » : la main tendue est un appel à former un « nous », qui seul peut nous sauver. Et c’est alors que se révèle le tour de force ultime de cette poésie. Car si la formule « je peux » semble par trop péremptoire et tournée vers le sujet, au final elle révèle au contraire une ouverture constante, un accueil constamment maintenu, une disponibilité à tous les souffles. On dirait, pour la développer : je peux le possible, ce qui signifie que le sujet est prêt à endosser tout ce qui surgira et à l’inscrire au plus profond de son être. Ce « je peux » est donc toujours double, toujours doublé d’une et par l’injonction qui lui vient de l’extérieur : « Rien de ce qui est vrai n’entre par cette porte et pourtant je peux les doubles, la fraîche paume nocturne, surtout le rêve. » (68) Tout le recueil se présente comme une découverte et un dévoilement, où c’est l’autre, en fait, et le monde qui se donnent, le sujet les accueillant et reconnaissant, en eux, son propre pouvoir :

Devant ce qui nage en toi, devant ce que je découvre de la mer, je peux musique du verbe, écorce des matières, entre les côtes, un point précis. Je m’agrippe aux pierres qui refont surface. Je peux ce qui parle sans mot, ce qui brûle sans soif et ne rien connaître du récit scintillant.

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Or la finale nous rappelle combien cette disponibilité peut être périlleuse, comment le sujet, par un courage ultime, peut recevoir dans sa main ouverte le couteau de la blessure. Après l’illumination de ces pages foudroyantes, un abîme terrible, devant lequel je ne peux que rester muet :

De simples larmes et des respirations légères, une fente où glissent forêts de sang. Je peux falaise, la partie détruite dans un livre ou rattachée au sort. Je peux (ne le dis pas : c’est la raison de chaque chose) à exister ne pas être nécessaire, ne pas être et inclure que tu ne m’aimes pas.

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