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Il ne se passe pas une journée sans qu’on entende quelque voix publique aborder la difficulté d’habiter. Les régions se vident, et bien y gagner sa vie ou y nourrir une vie culturelle relève de l’exploit. Le désir de s’installer en ville — que ce soit à Montréal, à Toronto ou à Vancouver — en espérant y posséder un morceau d’espace est rapidement désamorcé par des chiffres, des pourcentages, des graphiques qui rendent l’art de vivre dépendant du marché immobilier. Resterait alors à se replier sur la vie en banlieue, mais je vous mets au défi de trouver un article où il en est question sans voir, au détour d’une phrase, une analogie subtile au dortoir, surtout quand les Lambertois et Lambertoises se manifestent pendant le festival Osheaga. Il faut se rendre à l’évidence de ces clichés : le bonheur est toujours ailleurs.

L’art d’habiter se présente comme un problème récurrent aussi en littérature québécoise. L’opposition campagne/hors campagne, qu’il s’agisse de la ville ou des chantiers, a longtemps organisé la géographie imaginaire du Québec et tout un système de valeurs qui structurent l’identité. Se trouvait dans cette littérature une rhétorique à peine dissimulée qui faisait valoir un idéal : l’héritier, après s’être écarté de sa terre natale, paie chèrement cette décision et voit cette erreur ultimement réparée par un retour au lieu qui semblait l’attendre, patient, inébranlable. La campagne a été présentée par les romans du terroir comme le lieu de réalisation « naturel » d’une identité fondamentale. Cette conception portait à elle seule la réponse à la question implicite « pourquoi habiter tel lieu ? » qui s’affilie d’une manière ou d’une autre au « salut national[1] ». Au fil de l’histoire littéraire, c’est peut-être davantage cette question qui a perdu son intérêt que l’espace rural lui-même. Un déplacement s’est opéré vers une autre question : « comment habiter ? », l’identité s’appuyant de moins en moins sur une mémoire cristallisée par les legs successifs que sur la compréhension d’une situation immédiate.

La réponse à cette question ne va pas de soi pour autant, et ce, même si la littérature québécoise contemporaine a adapté les « motifs régionalistes[2] », ainsi que l’a montré Francis Langevin entre autres. Le sentiment de centralité s’étant rapidement déplacé de la campagne à la ville dans l’imaginaire québécois du milieu du xxe siècle, la place que tient la région dans l’économie narrative des ouvrages de Raymond Bock, d’Hervé Bouchard ou d’Éric Dupont, par exemple, indique plus la volonté d’évoquer de façon allégorique — et souvent ironique — une réalité extramontréalaise que celle de décrire avec réalisme une vie périurbaine. Langevin demande pertinemment ce que recouvre cette tentation de n’investir des tropes régionalistes « que de biais », ce recours à des lieux ainsi reconstruits hors de l’histoire « sans exploration de leur épaisseur », et conclut :

On aurait sans doute tort de chercher à lire dans ces romans quelque représentation de la réalité sociale québécoise. On y lit plutôt un choix d’inscription dans le discours littéraire, une façon d’embrasser le discours littéraire en affirmant son autonomie. Il en résulte une sorte d’autarcie discursive qui semble valoriser davantage le rapport au littéraire que le rapport au monde, le rapport à la textualité plutôt que le rapport à la société[3].

C’est en quelque sorte un plaidoyer pour un rapport au monde plus direct, c’est-à-dire pour une véritable représentation de la vie, que rédige Daniel Laforest avec son étude des espaces périurbains en littérature québécoise contemporaine. L’âge de plastique. Lire la ville contemporaine au Québec[4] s’intéresse à des zones négligées par la littérature québécoise et par sa critique parce que hors du culturel et de l’historique, et montre précisément qu’investir ce territoire en racontant la vie individuelle dans un cadre collectif permet au contraire cette affiliation. Daniel Laforest faisait déjà état de son intérêt pour le rapport entre le territoire et la culture en 2010 avec une monographie consacrée au travail littéraire de Pierre Perrault. La fréquentation de la ville comme de la campagne chez Perrault est bien montrée dans cette étude comme une façon de s’affranchir de l’espace abstrait, de l’explorer et de le fréquenter pour en faire un lieu en suivant une force créatrice. « Il n’y a pas de pays en amont de l’oeuvre de Pierre Perrault[5] », indique Laforest, qui examine comment la notion centrale de pays résulte du travail d’écriture poétique. « La poésie de Perrault n’exprime pas l’appartenance à un territoire commun qu’il faudrait célébrer dans la langue. Elle montre plutôt qu’une langue a des écarts qui s’inscrivent dans l’espace et le façonnent[6]. »

C’est dans cet esprit que L’âge de plastique aborde la ville au Québec. Ce n’est pas une analyse des occurrences de la ville québécoise dans la littérature contemporaine que propose ici Laforest. Plutôt, il s’intéresse à un processus, l’urbanisation, qui donne à voir l’élaboration tranquille d’un discours littéraire, d’une mémoire culturelle, d’une représentation de notre façon d’habiter en somme qui, parce que trop sage et lisse peut-être, a été occultée au profit d’une série d’images de la ville. Lire comme un discours la ville et sa patiente élaboration revient à suivre les choix culturels qu’a effectués la littérature, suivre les métamorphoses des non-lieux, c’est-à-dire voir ce qui se passe lorsque la périurbanité flirte avec le temps et intègre l’historicité. C’est précisément là que l’imaginaire devient fécond, et il faut remercier Daniel Laforest pour avoir su circonscrire ce moment qui, s’il ne relève pas de l’événementiel, reste ce qui donne une texture à nos vies.

Son étude du périurbain, qui s’appuie peut-être un peu trop rapidement sur des notions liées à l’urbanisme, comme l’étalement ou les infrastructures, dit ne pas chercher à décrire des lieux de vie, mais à en parler comme « des lieux où la vie devrait pouvoir accéder à l’art. […] Des lieux où la vie devrait s’imaginer, se représenter, se raconter, se problématiser au même titre qu’ailleurs […] » (15). Le conditionnel annonce que les études seront menées en regard d’un manque, d’un interdit de reconnaissance qu’il faudrait maintenant gommer. L’entreprise semble ambitieuse, d’autant que cette étude de la ville — de l’urbanisation — veut aussi examiner deux tendances contraires : l’une, centripète, qui efface les particularités des villes pour en faire un lieu commun de notre imaginaire géographique, une idée déjà-là ; l’autre, centrifuge, qui fait de la ville le lieu de la pluralité, de l’invention, de l’effervescence. L’auteur choisit d’examiner la ville par sa périphérie qui, dit-il — et il semble qu’il faille le croire —, est un espace « plus en phase avec la réalité urbaine d’après-guerre au Québec » (20). Ce choix demande donc d’aller à l’encontre de réflexes de lecture, de déconstruire les images figées et de déceler ce qui se cache derrière le désir de la caricature, voire de la mythification de ce qu’il est bon de repousser. En cherchant à dépasser ce qu’il faut bien appeler la haine des banlieues, Laforest indique les effets d’une telle ignorance aujourd’hui : la difficulté à lire la vie ordinaire quand on n’y voit que de l’ennui et qu’on passe outre les manifestations des désirs, des idées et des passions qui couvent pourtant chez Delisle, par exemple. Il s’agit donc, en fréquentant à nouveau ces territoires périphériques dans les oeuvres actuelles, de faire l’archéologie d’une certaine mémoire culturelle « enfouie dans un monde ordinaire en convulsions discrètes » (24). L’image est belle.

Pour tout point de départ, chaque chapitre s’ouvre sur une « fable », un récit personnel qui tire l’étude vers l’essai. Disons tout de suite que le procédé est séduisant ; on se sent dès le départ à l’aise dans ce livre, comme si on parlait à un ami plus intéressé à nous offrir de nouvelles clés de lecture — et d’écriture — qu’une somme savante qui espère être désormais un ouvrage de référence. C’est l’expérience personnelle tout autant que la fréquentation des oeuvres littéraires qui justifie la réflexion. L’auteur se souvient du jeune adulte, debout dans le jardin de la maison d’enfance. Il attend à Sainte-Foy, en bordure de Québec, l’événement : le son de tous les clochers qui devaient célébrer le 400e anniversaire de la ville. Mais l’événement, s’il se produit bel et bien, ne vient pas jusqu’à lui. Les vents, la pluie y sont peut-être pour quelque chose. Ne reste qu’une idée : que faire de cette scène minuscule — mais importante — s’il fallait l’intégrer à un récit ? « Où me situerais-je par rapport à cette ville […] ? […] Et puis, étais-je même en ville ? » (26) Ce sentiment de non-correspondance demande de reconsidérer la ville et ses mises en scène littéraires car c’est là, ainsi que le rappelle Yvan Lamonde, que peut être perceptible l’urbanisation, c’est-à-dire ce qui amène à la modernité par les avancées visibles, matérielles, des conditions de vie[7]. Il faudrait donc apprendre à lire les espaces d’urbanisation plutôt que la ville, invitation qui se fait d’autant plus pressante maintenant que la ville, depuis quelques décennies, ne cesse de se resituer symboliquement : image de la ville-monde, lieu du déplacement et des influences culturelles diverses, représentations qui rendraient en quelque sorte les villes équivalentes et ne leur laisseraient pour principal élément distinctif que l’ordre de grandeur de leur population. Il faut donc dépasser cette illusion d’uniformité associée à la grande ville.

Saisissez les Plouffe dans les flux planétaires des rapports de force historiques, de l’argent, enfin de toutes les choses qui ignorent les frontières du quotidien et vous ne saurez plus goûter le sel de leur langue ni sentir le rythme romanesque de leurs journées. Vous ne comprendrez plus rien non plus, à ce que fut vraiment la Basse-Ville de Québec ni à ce qu’elle continue de devenir aujourd’hui.

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Sans pour autant cultiver l’idée d’un particularisme, d’une distinction nationale que nous serions les seuls à saisir, on indique ici que si chaque ville porte sa vie propre, l’attention à la texture du quotidien est essentielle. Les expériences minuscules finissent par créer un sens dont la littérature peut rendre compte et auquel il faut rester sensible à travers les désirs récurrents de re-situation et de réévaluation du Québec et de sa culture dans un grand contexte. La littérature (le roman, surtout) s’est beaucoup intéressée soit à l’intime, soit à l’événementiel, faisant de la masse informe des expériences entre les deux des choses impropres au récit. Il est pertinent de rappeler que l’expérience personnelle est aussi monumentale.

Parvenir à en rendre compte n’est pas si aisé lorsque la vie en banlieue est à ce point associée à la misère. Ville Jacques-Cartier, en bordure sud de Montréal, espace-limite chez Ferron, espace funeste chez Vallières et Delisle, est exemplaire d’un lieu qui, tant sur le plan social que sur le plan littéraire, « n’a pas eu l’utopie heureuse » (87). Les maisons faites de bois de caisses, puis des constructions érigées dans « l’impatience de colons anxieux de verrouiller leur lopin de terre avant que le voisin y étende son propre petit empire » (86) ne peuvent être qu’une scène dont on espère sortir au plus tôt comme de la condition sociale d’ouvrier qui y est accolée — un « purgatoire de contreplaqué » (87), résume Laforest, qui a le sens de la formule. Cette représentation, apparemment inentamable, ressemble bien peu aux banlieues états-uniennes servant de références à l’American way of life. Convoquant Nègres blancs d’Amérique, Laforest rappelle que ce territoire en face de Montréal semble labile, ingouvernable : pas de fondation officielle (cela surprend un peu), pas de plan d’urbanisme au début (cela surprend moins) ; la ville peut donc se faire et se défaire rapidement, comme le regrette Vallières. « Le mythe américain de la banlieue produit un espace absolument fixe, que résume la vue aérienne. Le mythe québécois de la banlieue produit au contraire un environnement absolument mobile : le chantier. » (102) Cet état transitoire, bien qu’il puisse être vu comme un espace de création, est en fait l’image même de la dépossession collective, et cette idée, plus que le lieu lui-même, est difficile à remodeler.

Les sections suivantes constituent une patiente démonstration de la haine des banlieues en littérature québécoise, de l’inconscience ou du masochisme de celui qui ne peut raconter que par la négative des existences si rarement et si légèrement secouées. Le retour sur les ouvrages de Mordecai Richler (La leçon de Duddy Kravitz), de Lise Tremblay (La soeur de Judith) et de Catherine Mavrikakis (Le ciel de Bay City) permet enfin d’y voir autre chose. Chez Richler, c’est, déjà à la fin des années 1950, la présentation d’un personnage qui s’aventure dans la périphérie et qui y trouvera son bien (contrairement aux Marie-Lou et Léopold de Michel Tremblay). On a souvent confiné Richler à une réalité juive bien circonscrite à quelques grandes rues montréalaises ; on a du coup omis de remarquer comment il annonçait en quelque sorte la transformation de l’urbanité au Québec par ce personnage dont le destin est intimement lié au territoire. Tremblay et Mavrikakis, quant à elles, sont présentées comme des figures exemplaires. Si leur banlieue est aussi un espace de banalité et de frustration, elle porte néanmoins des héroïnes aux voix fortes qui manifestent bien une façon d’habiter plus qu’elles ne seraient victimes de leur habitat. Ces deux romans ne conçoivent pas la banlieue comme un espace subissant l’influence d’un centre urbain ; la banlieue y a sa vie propre et sa portée sur les personnages qui y vivent. Même en des lieux considérés aseptisés et glauques, les mémoires intimes peuvent prendre appui. Cela passe par la biographie, insiste Laforest, mais aussi par la langue — une langue vive qui sait témoigner de la vie ordinaire et la raconter — si on garde en tête pour tout contre-exemple Les voisins de Claude Meunier et Louis Saïa.

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Dans l’étude d’Élise Lepage Géographie des confins. Espaces et écriture chez Pierre Morency, Pierre Nepveu et Louis Hamelin[8], il n’est pas question d’urbanisme ou de banlieue, mais de géographie par les différents types de territoires que le terme peut recouvrir. Il s’agit de voir dans ces trois oeuvres comment le concept d’espace peut devenir un principe moteur de la création et de la critique littéraire. Le motif habite la littérature québécoise depuis longtemps, on le sait, et le terroir laurentien, promu par un Casgrain, par exemple, ne trouve pas comme seule opposition l’idée de la ville, mais aussi celle de la nature sauvage. Aussi y aura-t-il une sorte d’aveuglement volontaire devant ce qui se passe au même moment en littérature américaine, que ce soit l’attrait pour l’Ouest, pour la liberté, l’inconnu. Lepage convoque une question intéressante soulevée par Jean Morency : « Y aurait-il donc un blocage dans la lecture du mythe américain au Québec, en relation avec notre situation politique ? » (32) À cause de cela, et malgré ce que peuvent en dire Yvan Lamonde et Gérard Bouchard, aurions-nous le réflexe de bouder en littérature les repères spatiaux que proposent les États-Unis, que ce soit la banlieue ou les grands espaces ? Lepage ne semble pas vouloir s’aventurer en ces terres.

Il est intéressant de voir en introduction, dans la liste d’ouvrages contemporains qui permettent de brosser le tableau des oeuvres potentiellement convoquées, que se retrouvent des auteurs et auteures aussi mentionnés par Laforest. Catherine Mavrikakis explore ici « physiquement ou mentalement des Amériques plurielles » (41) ; Samuel Archibald, les « confins du Québec » (42). La question s’impose rapidement : qu’entend-on par « confins » dans cette étude ? Par cette appellation, on comprend que le territoire québécois reste essentiellement organisé en fonction de centres urbains ou du moins en fonction d’un poids démographique. Il s’agirait de tout ce qui est en marge du « discours montréalais », qui

renou[e] avec un sujet traditionnel, mais en en réalisant un traitement différent, profondément renouvelé. [Ce qui donne à lire] non pas l’espace national québécois ni ses principales villes, mais ses espaces non urbains, autres, marginaux, ces “restes” qui, symboliquement, semblent représenter aussi peu […], mais qui, géographiquement, forment la plus grande partie du Québec.

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Lepage cherche donc à remédier à ce silence conceptuel en nommant ces zones floues et en mesurant leur portée sur notre imaginaire littéraire tout en prenant bien garde de ne pas sombrer dans le provincialisme, le régionalisme ou l’américanité, notions qu’elle évoque avec circonspection. On sent bien aussi la volonté de distinguer les confins de la « marge » et de l’« exiguïté » alors qu’on insiste sur le fait que le terme véhicule un imaginaire géographique de la frontière sans raccorder une dimension sociale. C’est essentiellement de terre et d’espace qu’il est question dans cette étude, alors qu’on essaie de « renouveler le discours, la poétique et les valeurs attachés à ces espaces » (44). Si d’emblée l’idée d’associer volontairement des valeurs à un territoire peut laisser dubitatif, on comprend, par la structure de l’étude, qu’il s’agit surtout de nommer plus précisément l’organisation de l’imaginaire spatial. La première partie de l’ouvrage aborde les représentions des lieux et cherche à voir comment ces trois oeuvres « qui consentent au monde » travaillent les notions de paysage, de regard et de représentation. La seconde partie traite des espaces de déplacements et de la transformation du sens qu’ils entraînent, que ce soit à travers l’énonciation, les représentations de soi ou l’effort d’appropriation de l’espace étranger. Élise Lepage offre ici une étude foisonnante, une analyse minutieuse au plus près des textes, tant et si bien qu’il est plutôt ardu de dégager des conclusions préliminaires au fil des chapitres. Cette étude en est une d’accompagnement : elle invite à marcher les textes comme jadis on marchait sa terre.

Il reste qu’au terme de l’ouvrage, il faut convenir avec Lepage que l’espace, tel que le montrent ces trois oeuvres, est, plus qu’une représentation, un mode de structuration de la pensée en ce qu’il offre un ancrage à nos affects. L’idée n’est peut-être pas neuve si on se souvient des nombreuses figures du promeneur en littérature et de leurs rapports tant émotif qu’intellectuel à leur environnement. Néanmoins, en retraçant ces ancrages des affects chez Morency, Nepveu et Hamelin par les espaces que ces auteurs décrivent ou qu’ils évoquent, on voit se dessiner différents rapports au monde. L’étude de l’espace trouve peut-être ici sa plus grande qualité : fournir une porte d’entrée sur l’ensemble d’une oeuvre en montrant comment une subjectivité trouve les moyens de se situer. Aussi, je dirai rapidement ici que l’insistance de l’auteure en fin de parcours à distinguer la notion d’espace de celle de lieu m’a quelque peu surprise, car qu’est-ce que le travail littéraire ici s’il ne sert pas à faire de l’espace, cette « portion du monde sensible offerte à l’exploration, en attente de l’inscription d’expérience » (288), quelque chose d’un peu plus familier, intime, habité ?

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On peut se demander si l’étude de l’espace, avec cette appellation dont la prégnance est à la fois langagière et géographique, appellation qui laisse libre cours à la notion de lieu(x) pour investir l’ordre de l’imaginaire, on peut se demander, dis-je, s’il y a là l’indice d’une unité territoriale perdue plutôt que d’une exploration à compléter enfin, l’indice d’un éparpillement qui met à mal la définition moderne de l’identité québécoise longtemps présentée en fonction d’une représentation simple du territoire. S’il est largement accepté que l’identité est une conception malléable, indéterminée, il n’en va pas de même pour la définition du territoire. Or, ce qui ressort de ces deux ouvrages est l’idée que l’espace, le territoire symbolique au Québec, n’est pas fixé ainsi que le prétendaient les vieux modèles binaires. Pas fixé dans ses contours, dans la délimitation de ses zones symboliques ; pas fixé non plus quant à ce qu’il recouvre, quant à la manière de dire, de raconter ce qui y grouille de vie et d’histoire.

Il se peut aussi, à lire Laforest et Lepage, qu’on ne puisse dire ces territoires dans l’unique mesure où on peut circuler entre eux, s’en éloigner temporairement et les retrouver avec un regard neuf. Il serait malheureux de croire que des lieux peuvent endosser une caractérisation ou des valeurs une fois pour toutes, car le plaisir — la joie — est dans la rencontre et la familiarisation, et j’aimerais bien continuer à voir la littérature comme un outil de renouvellement de sens et de perspectives. Ainsi donc la difficulté d’habiter devient un problème incompréhensible. Elle ne peut plus être liée à une façon d’être, mais à une façon d’approcher, d’envisager, de prendre le temps de construire un sens hors des idées reçues. La difficulté d’habiter est peut-être moins un problème de lieu que de temps. Il reviendrait à la littérature de nous enseigner à prendre le temps d’habiter.