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À première vue, les préoccupations littéraires d’André Belleau peuvent paraître assez éloignées des miennes. Ses objets de prédilection ont été pour l’essentiel le roman et l’essai, la diversité des discours sociaux, les tensions (québécoises) entre la culture intellectuelle ou savante et la culture populaire — alors que mes propres travaux ont surtout porté sur la poésie et sur le thème de l’américanité. Ce n’est pas à même la mouvance et l’hétérogénéité romanesques que s’est imposée à moi la figure du multiple, mais plutôt dans une fréquentation constante de la poésie, dans la mesure où le poème est toujours un espace de fractures et de dissémination, mettant en crise la notion même d’unité.

Pourtant, si paradoxal que cela puisse paraître, c’est par une oeuvre qui doit bien peu à la poésie, du moins en apparence, que s’est forgée en moi cette sensibilité au multiple et à l’hétérogène, jusqu’à remettre en question la notion même d’identité. Cette oeuvre, c’est celle de François Rabelais, que je n’ai jamais oubliée depuis mes études de maîtrise à l’Université de Montpellier et le cours sur l’auteur du Gargantua que j’ai donné pendant mes premières années d’enseignement à l’Université de Montréal — pour ensuite m’en éloigner à mesure que d’autres voies me sollicitaient. Si quelque chose d’essentiel m’unit à André Belleau, c’est bien cette lecture nourricière et pour ainsi dire fondatrice de Rabelais qui va au-delà d’une expérience littéraire partagée et me reconduit à l’homme Belleau lui-même. C’est cette double dimension, littéraire et humaine, que je voudrais évoquer au départ et qui nous reconduira à la question centrale du multiple et de l’hétérogène.

J’ai connu André Belleau dans des circonstances improbables étant donné les seize années qui nous séparaient en âge. Pourtant, malgré cet écart qui était dans les faits celui d’une génération, nous avons presque quotidiennement fréquenté, pendant trois années, entre 1966 et 1969, les mêmes salles de classe à l’Université de Montréal, partagé de nombreux cours, vécu ensemble de grands enthousiasmes et, forcément aussi, quelques déceptions. Belleau, qui était déjà un homme d’âge mûr et un collaborateur régulier à la revue Liberté, ne passait pas inaperçu parmi notre groupe de jeunes baby-boomers inscrits à la « licence » (le baccalauréat spécialisé d’aujourd’hui), une cohorte qui comprenait, entre autres, de futurs écrivains comme Robert et Charlotte Melançon, Denise Desautels, André Gervais, le poète Jacques Boulerice et le romancier Jean-Marie Poupart, qui commençait alors à publier ses premiers livres. Belleau, qui entreprenait sur le tard des études littéraires, en imposait par sa prestance, par sa sagesse et sa culture dépourvues du moindre paternalisme, et il était surtout un très agréable et jovial compagnon d’études, bien que parfois harassé comme nous tous par les hautes exigences de nos cours de philologie, obstacle obligé sur la voie du diplôme et qui pouvait paraître un anachronisme dans le contexte de modernisation frénétique qui animait la société de l’époque.

La conjoncture historique faisait en sorte que nous assistions en direct à la « naissance » de la littérature québécoise et à l’intense déploiement critique qu’elle suscitait, notamment au Département d’études françaises que nous fréquentions : Ducharme, Aquin, Marie-Claire Blais, Godbout, les poètes Giguère, Ouellette et Paul-Marie Lapointe avaient le vent dans les voiles, Miron était tout près d’accéder à la gloire et de se retrouver en prison. Tout ou presque était à faire, mais outre nos professeurs de littérature québécoise très engagés dans cette entreprise de lecture, de relecture et d’interprétation — dont Gilles Marcotte, que Belleau et moi allions tous deux retrouver comme directeur de thèse dans les années 1970 —, nous profitions du savoir de nombreux professeurs français de qualité et, à l’occasion, de professeurs invités de haut calibre.

Dans un article sur La Sagouine d’Antonine Maillet paru en 1973, André Belleau évoque implicitement l’un de ces cours quand il dit fonder certains de ses commentaires concernant la langue de La Sagouine sur le manuel de phonétique historique d’Édouard Bourciez, ce « vieux traité, écrit-il, de [s]es années de licence[1] ». Quoi de plus ennuyeux, en apparence, quoi de plus tatillon et technique que la phonétique historique ? Mais notre professeur était Georges Straka, une sommité de l’Université de Strasbourg, un homme d’origine tchèque, survivant de Buchenwald (je l’ignorais à l’époque), un érudit qui incarnait la plus haute culture européenne, polyglotte, mouvante, riche de mémoire et de multiples interactions entre les peuples. Avec ce maître, une matière à première vue ingrate se transformait sous nos yeux en une aventure palpitante aux allures d’enquête.

Le sujet du cours, ce n’était pas l’évolution du sens des mots mais de ce qu’ils ont de plus organique, de plus physique : les sons, les articulations phoniques dont ils sont faits. Nous étions-nous déjà demandé, par exemple, pourquoi le français, au contraire de la langue d’oc et de toutes les autres langues romanes, a cette singularité qu’est le e muet, si fréquent en finale de mots ? Straka nous apprenait que l’accent tonique des Francs, venus des régions germaniques pour coloniser la moitié nord de la Gaule, avait été un facteur décisif dans cette chute des voyelles finales dans la langue dite d’oïl. Chaque phénomène exigeait un examen, une confrontation des faits, une remontée dans l’histoire : pourquoi le terme latin caput avait-il donné en français « chef », comme caminus était devenu « chemin » ? À quelle période, dans quelles circonstances, pourquoi cela s’était-il produit ? Dans son article sur La Sagouine, Belleau montre qu’il avait retenu le terme technique de « palatalisation » qui décrit le phénomène très courant par lequel le c dur (ou k) devient la consonne chuintante « che ». Mais l’essentiel se trouve dans la vision linguistique qui se dégageait d’un tel cours : nous devenions superlativement conscients du fait (pourtant évident !) que la langue que nous parlions était le résultat transitoire d’un long processus évolutif, d’une myriade d’événements ponctuels et souvent microscopiques, liés à des circonstances historiques, à des mouvements de peuples tout autant qu’à des lois physiques. Organisme vivant, la langue était faite avant tout de mutations et de transformations, son caractère structuré et stable recelait une profonde contingence, une instabilité constitutive ne se limitant évidemment pas au seul niveau phonologique mais touchant aussi bien les aspects syntaxique, morphologique, et bien sûr sémantique, que l’on nous enseignait dans d’autres cours.

Je redonne à cette prise de conscience le caractère un peu naïf qu’elle pouvait avoir pour nous et qu’elle avait sans doute moins pour l’homme de savoir et de culture qu’était déjà Belleau. Il n’empêche que cette conception dynamique et plurielle, organique et historique de la langue, on allait la retrouver partout dans ses essais des années 1970 et 1980, comme les notions fondamentales de mouvement et de transformation. Cet héritage philologique, je suis convaincu qu’il a joué un rôle important dans le fait que les positions de Belleau en faveur de la loi 101 et de l’unilinguisme institutionnel au Québec se sont toujours accompagnées d’une vive dénonciation de toute attitude purement protectrice et conservatrice de la langue, une attitude que je n’ai fait moi-même que rappeler par mes interventions dans Le Devoir et la revue Liberté en 2013 et en 2014, en reprenant à peu de choses près les thèses de Belleau et en invitant mes lecteurs à aller le relire[2].

À la lumière d’une telle perspective, faut-il s’étonner que Rabelais, écrivain par excellence de la transformation dynamique et de la multiplicité, ait surgi au détour du chemin ? Toujours est-il que durant notre dernière année de licence s’amena un autre professeur invité, venu cette fois de l’Université de Jérusalem. Alors que Straka arborait tout le panache et toute l’autorité intellectuelle d’un vrai maître, Michaël Baraz était un petit homme d’allure timide, aux manières nullement flamboyantes et encore moins rabelaisiennes, mais ce contre-emploi n’allait pas l’empêcher de nous faire faire un voyage mémorable au pays de Gargantua, de Pantagruel et de Panurge, en route vers tous les divinateurs et autres mystificateurs de cette terre puis, sur mer, vers une kyrielle d’îles toutes plus fantastiques les unes que les autres, jusqu’à l’oracle si désarmant de la Dive Bouteille : « Trink ! »

Les oeuvres de Rabelais et de Bakhtine sont si étroitement liées dans les écrits de Belleau (et pas seulement dans les siens) qu’il faut faire un effort de mémoire pour se rappeler qu’en 1968-1969, le livre fameux du grand critique russe, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, n’était pas encore paru en français, même si une traduction américaine paraissait justement en 1968 (version à laquelle se référait Belleau dès 1970 dans son essai « Bakhtine et le multiple[3] »). Rabelais sans Bakhtine, c’est devenu à peine imaginable aujourd’hui ! Le cours de Baraz était certes sensible aux violentes et constantes discordances de l’oeuvre rabelaisienne, il ne pouvait ignorer le rôle capital qu’y jouent le gigantisme et les autres formes du multiple, mais il était en même temps plus proche de la pensée humaniste que du carnavalesque tel qu’allait le populariser Bakhtine. Belleau, au début de sa conférence sur la littérature québécoise prononcée à l’Université de Jérusalem en janvier 1972, salue la présence de Baraz, en disant lui devoir « un élargissement essentiel de [s]on expérience et de [s]a conception de la littérature[4] ». Je dirai en passant que c’est ce même cours qui allait dans une grande mesure motiver mon propre parcours rabelaisien.

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Du point de vue de la question du multiple, il est éclairant de comparer les approches de Belleau et de Baraz, une comparaison facilitée par la parution du livre Rabelais et la joie de la liberté, publié chez José Corti par le professeur israélien en 1983, un livre qui peut prendre acte, cette fois, de la contribution de Bakhtine, avec lequel d’ailleurs il dialogue. Mais tout d’abord, de quelle multiplicité parle-t-on ? Tous les lecteurs de Rabelais s’y sont bien sûr mesurés, avec des sentiments tantôt d’exaltation, tantôt de désarroi. Au début de ses grands entretiens radiophoniques avec Wilfrid Lemoine, Belleau cite Flaubert, qui parlait d’un auteur « sans fond, infini, multiple[5] ». Cette multiplicité, elle paraît essentiellement de deux ordres : l’abondance et la discordance. Non seulement Rabelais adore-t-il en effet le pluriel sous toutes ses formes, à commencer par les grandes étendues et les grands nombres, mais il pratique superlativement les illogismes, les incohérences, les contradictions. On sait qu’avec une merveilleuse malice, le narrateur anagrammatique du Gargantua, Alcofribas Nasier, se moque d’entrée de jeu des problèmes de lecture que posera son oeuvre en suggérant d’un même souffle que, sous ses apparences grotesques, son récit recèle un contenu sage et précieux, la très fameuse « substantifique moelle », alors qu’il tourne ensuite en ridicule la recherche d’un sens caché dans les grandes oeuvres du passé et précise que la sienne n’a été écrite qu’en buvant et en mangeant, sans la moindre intention d’un contenu sérieux.

Devant l’abondance ou la profusion rabelaisienne, tant Baraz que Belleau ont recours à des notions qui font partie, désormais, de l’arsenal des lecteurs de Rabelais : le carnaval, le jeu, la fête, le comique, la joyeuse folie, la dépense gratuite sont autant de termes qui permettent de lire le multiple sous l’angle de son intarissable générosité, de son caractère englobant et pour ainsi dire cosmique. Dans ce registre, il importe assez peu de se demander pourquoi Panurge croit bon de prononcer treize monologues en diverses langues ou en dialectes, à sa première rencontre avec Pantagruel, pour ensuite s’exprimer tout simplement dans le meilleur français de Touraine. Ou encore, de s’interroger sur la vive réprobation de Pantagruel à l’égard de la prodigalité de Panurge, gaspillant à mesure son énorme fortune en tant que seigneur de Salmigondin — alors que l’abondance est dans la logique même du gigantisme et que l’éloge des dettes que développe Panurge, si rhétorique et sophiste soit-il aux yeux de Pantagruel, n’en est pas moins un merveilleux tableau de l’interdépendance universelle, aussi bien des diverses parties du corps que des astres. De ce point de vue, les inconséquences, les confusions de niveaux, les changements de tonalité, tendent tous à confirmer la légitimité du pluriel en lui-même. Or, cela n’est pas si simple.

On le voit d’abord à propos de la lecture certes révolutionnaire et admirable que propose Bakhtine, « la plus satisfaisante[6] » que l’on ait faite de Rabelais selon Belleau. À la vérité, si riche et englobante soit-elle, la notion de carnaval montre certaines limites. Baraz fait l’éloge de Bakhtine et le cite souvent, mais il lui reproche « l’erreur d’estimer dépourvus de signification et de valeur les aspects autres que populaires du roman de Rabelais[7] ». Il songe notamment à la longue description de l’abbaye de Thélème, donnée en cadeau au Frère Jean par Gargantua, que le critique russe jugeait moins exubérante, plutôt guindée et peu carnavalesque, comme d’ailleurs d’autres textes à caractère didactique ou programmatique, telles les réflexions sur l’éducation et le message pédagogique envoyés par Gargantua à son jeune fils Pantagruel.

Si Belleau évoque les mêmes limites dans le compte rendu qu’il fait de l’ouvrage de Bakhtine dès 1969 à partir de sa version américaine, il faut ajouter qu’il attribue ces réticences aux « spécialistes » qui, certes, « chicaneront [le critique russe] sur certains aspects non dénués d’importance[8] ». En fait, le titre et les premières lignes de l’article ne laissent aucun doute sur la formidable puissance interprétative que Belleau accorde à la notion de multiple telle qu’elle se trouve développée tant chez Bakhtine que chez le critique allemand Auerbach : « En simplifiant certes, on peut dire que pour Auerbach et Bakhtine le multiple, c’est le peuple se manifestant dans la littérature[9]. » Il ne sera question que très secondairement de Rabelais dans ce texte : ce qui est central aux yeux de Belleau — la chose est bien connue —, c’est la mise au jour par le critique russe d’un puissant mouvement historique par lequel la littérature se « carnavalise », au sens où elle s’éloigne de l’idéalisme et du classicisme aristocratiques pour se laisser envahir par un mélange des genres et des registres dont les sources résideraient dans le folklore et l’ensemble des cultures populaires.

Il est intéressant de voir le traitement différent que Baraz et Belleau accordent à une même notion qui est, pour l’un et l’autre, un point de départ, une sorte de constat premier. Je dirais, en simplifiant à mon tour, que Baraz traite le problème de manière philosophique, tandis que Belleau l’aborde essentiellement sur le plan sémiotique. Le titre même de l’ouvrage de Baraz paru en 1983 le suggère déjà : voici une lecture de Rabelais qui s’inscrit sous le signe de Spinoza. Si le pluriel est partout chez Rabelais, aussi bien dans son gigantisme, dans sa profusion stylistique que dans son acceptation sans réserve de l’idée de pluralité des mondes (une idée défendue par le seul Nicolas de Cues au xve siècle et que reprendra Giordano Bruno après Rabelais), cette pratique effrénée du multiple s’apparenterait, selon Baraz, à la vision spinozienne d’un monde dont chaque élément, dont le moindre fragment, contient une infinité d’attributs. Il s’agit donc d’un monde radicalement pluriel, mais que la conscience humaine peut vivre de manière unifiée, d’une manière qui n’est pas très éloignée de ce que Nietzsche appellera la « volonté de puissance », c’est-à-dire comme force intérieure, comme une liberté qui n’est pas la liberté de choisir (car il n’est pas question ici de libre arbitre) mais celle de créer dans la joie, corps et âme, loin de toute vision dualiste et moralisante. Bref, c’est l’opposition même entre multiplicité et unité que surmonterait Rabelais, non pas d’une manière conceptuelle, mais selon une puissance créatrice, une force intérieure qui englobe tous les contraires, y compris les oppositions entre le sérieux et le comique, la culture d’élite et la culture populaire, et qui est la vraie liberté d’être. Je suis conscient qu’un tel résumé peut paraître très schématique et abstrait, mais il se concrétise chez Baraz par une multitude de lectures ponctuelles, par une proximité constante avec le texte rabelaisien.

Cette proximité est loin d’être absente des commentaires de Belleau, surtout dans sa série radiophonique de 1983, mais il est révélateur, si l’on reprend l’ordre chronologique, que son compte rendu inaugural sur « Bakhtine et le multiple » ait été suivi immédiatement, en 1970, par un essai d’une tout autre teneur : « Problèmes et limites de la critique rabelaisienne ». L’évidence et l’exubérance du multiple rattaché à la notion de carnaval et au mélange des genres fait place déjà à une difficulté, à un problème de lecture. D’entrée de jeu surgit ce passage à mon avis capital : « Si Rabelais est capable de penser le tout, par contre nous ne réussissons pas à penser la totalité rabelaisienne. Le romancier (faute d’un meilleur terme) et le critique n’entretiennent pas le même rapport avec l’ambivalence et la discontinuité[10]. » Un constat suivi, un peu plus loin, de cette observation inquiétante (même si Rabelais, au dire de Belleau, n’est « jamais inquiétant ») : « Le seul foisonnement des significations chez Rabelais conduit à tout dire, en fait à ne rien dire[11]. » À quoi la conclusion de l’article apporte une chute à la fois lyrique et dramatique : « [L]e mouvement, au plus creux de l’oeuvre rabelaisienne, comme un remous sans fin, ne cesse d’agiter une surface qui nous désespère et dont nous nous épuisons à saisir les reflets diffractés. Quelque chose comme les tourbillons du néant[12] ? » C’est une question, certes, mais l’hypothèse selon laquelle le foisonnement du sens pourrait être un abîme de non-sens n’est pas négligeable dans ce qu’a écrit et dit Belleau entre 1970 et 1986. Comme il le fait remarquer avec un certain sourire au début de ses entretiens de 1983, « on se demande si, Dieu étant unique, la multiplicité n’est pas diabolique[13] ». C’est contre ce diable, il ne faut pas l’oublier, que s’est érigé l’essentiel de la tradition philosophique occidentale.

Comment apprivoiser ce diable ? Je suggérerais que cette possibilité toujours présente d’une mise en échec, voire d’une disqualification du commentaire critique chez Belleau a une valeur dialogique et créatrice. Le dialogue, c’est celui du critique avec lui-même, confronté à ses limites et même à son impuissance, mais relancé constamment dans son désir de lire. C’est cette tension qui fait en sorte que Belleau ne donne jamais l’impression de dominer son objet, mais plutôt chaque fois de le redécouvrir. Les essais majeurs des années soixante-dix, « Mouvement, temps et parole chez Rabelais », « La perception du “nouveau” : Rabelais et l’Amérique » et finalement « Le décrochage des signes »[14] acquièrent ainsi la qualité d’être à la fois fragmentaires (un peu moins pour le dernier) et pourtant englobants. Le multiple n’y est réductible ni à la multitude bakhtinienne et à sa vision d’une permanence agissante de la culture populaire, ni à des discontinuités et contradictions qui décourageraient la lecture, mais se voit relancé dans une poétique du « mouvement » et de la temporalité créatrice.

Bien qu’il manifeste une importante érudition philosophique sur l’époque de la Renaissance et les fondements de la pensée humaniste, Belleau ne traite pas le problème du multiple de manière proprement philosophique, au contraire de Baraz, qui cite souvent Spinoza et entre en dialogue critique avec Sartre et Heidegger sur la notion de liberté. J’ignore s’il avait lu son contemporain Gilles Deleuze, l’héritier le plus direct de Spinoza et de Nietzsche dans l’élaboration d’une philosophie du multiple et du mouvement. Mais en soulignant l’importance du temps du progrès, de l’action efficace et de « la multiplicité mouvante du réel[15] » chez Rabelais, Belleau n’en propose pas moins une visée éthique clairement dessinée dès 1973 : « Le mouvement s[e] présente [chez Rabelais] comme un véritable impératif moral. Et c’est bien le langage, plus précisément la parole, qui le fonde et l’exprime[16]. » Dans les trois essais des années 1970 que j’ai mentionnés, c’est chaque fois le même motif qui se dégage : le multiple se réalise dans le mouvement, et c’est le langage vivant qui est, par excellence, ce lieu d’accomplissement. Le « nouveau », dans l’essai sur Rabelais et l’Amérique, n’est pas une rupture qui disqualifie l’ancien, mais une façon de réagencer le langage de manière à s’approprier « tous les niveaux de réalité[17] », de sorte que peuvent s’entremêler, dans Le quart livre, les itinéraires modernes tel celui de Jacques Cartier et les parcours anciens et mythiques qui ont nourri au cours des âges le rapport des humains aux océans. Quant au « Décrochage des signes », l’essai majeur de 1978, il précise que cette liberté langagière, chez l’auteur du Gargantua, est liée au fait que les discours et les paroles peuvent s’émanciper de leurs sources, se détacher de leurs instances d’énonciation et circuler ainsi dans une très grande autonomie.

Je ferais ici une autre hypothèse : cette vision d’une multiplicité réalisée par une langue ou une parole constituée de signes mobiles, dynamiques, en symbiose avec le temps humain et l’histoire, est très proche de celle que j’évoquais au début à travers nos cours de philologie de l’université, si peu modernes en apparence. Dans cette optique, le nouveau n’annule pas l’ancien, il se l’incorpore, il reconfigure à chaque moment le pluriel en cohérence, tout en surmontant l’opposition entre l’aléatoire et le déterminisme historique, entre la liberté des locuteurs et la contrainte des lois physiques et linguistiques. Mais en fait, c’est bien sûr Rabelais lui-même, autant que Belleau, qui est un maître extraordinaire en philologie, jusque dans le si troublant épisode des « paroles gelées » du Quart livre, ce chapitre qui ne cessait d’étonner et d’intriguer Belleau, et qui semble suggérer, entre autres choses, que la parole humaine est un merveilleux concentré d’espace-temps, une matière de mémoire faite d’événements et de lieux vers laquelle il suffit de tendre l’oreille pour que, figée, pétrifiée, congelée, elle se remette à résonner et à vivre.

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Bien sûr, l’omniprésence de l’auteur du Gargantua n’est pas difficile à répertorier dans les écrits d’André Belleau. Rabelais est là, de toute évidence, dans la « carnavalisation de la littérature québécoise », comme chez Dostoïevski, Thomas Mann, James Joyce et chez tant d’autres auteurs contemporains, qui permettent en même temps de mieux comprendre sa multiplicité intarissable. Il est là aussi, au passage, au fil de nombreuses caractérisations : déjà, en 1965, dans ce Brahms plutôt surprenant dont l’un des visages serait celui d’un « Rabelais nordique[18] » ; dans ce maire Jean Drapeau aux allures d’un certain roi Picrochole qui ne fait pas rire[19] ; ou encore dans ce Pierre Elliot Trudeau pouvant faire penser à un Janotus de Bragmardo empêtré dans ses sophismes sorbonnards[20]. Rabelais n’a pas besoin d’être évoqué pour nourrir, en creux, des essais comme « Indépendance du discours et discours de l’indépendance », dans lequel l’argumentaire des fédéralistes de Cité libre apparaît figé dans son abstraction scolastique et enfermé dans son refus du dialogue, du mouvement et de toute altérité. Mais Rabelais est là par-dessus tout, me semble-t-il, parce que le multiple demeure, radicalement, un problème pour la pensée et en particulier pour la lecture. Corne d’abondance ou abîme, ivresse ou vertige, fécondité ou impasse, le multiple tel qu’il se manifeste dans les Cinq livres est celui de la vie elle-même et des langues, paroles et voix qui la portent, dans tout ce qu’il y a là d’impensable et d’incontrôlable. En se défendant de tout irrationalisme, Belleau n’a jamais cessé d’éprouver cet impensable, même lorsque, dans ses entretiens de 1984, il peut sembler se contredire en niant que l’oeuvre de Rabelais soit « difficile à lire » et en subsumant la multiplicité rabelaisienne sous la notion synthétique de « fête de la parole » ou encore dans celle, plus impalpable il est vrai, d’« infini[21] ». Mais Belleau avait raison : le Gargantua, le Pantagruel, les Tiers et Quart livres sont à la fois très faciles et impossibles à lire. Son vieux professeur, Michaël Baraz, parlait volontiers de la « poésie » de Rabelais. C’était peut-être une autre manière de dire le paradoxe d’un texte multipliant des moments de présence tous plus mémorables les uns que les autres — et résistant mieux qu’aucun autre à l’imposition d’un sens stable et définitif. « Fête », « poésie », « infini » : comme pour Baraz et Belleau, ce sont là quelques termes qui, sans doute, nous permettent de ne pas sombrer dans le gouffre de non-sens qu’ouvre toujours le multiple.