Corps de l’article

En février 1987, dans le numéro spécial de Liberté consacré à André Belleau, Pierre Vadeboncoeur (1920-2010) écrivait ceci à propos de ses liens avec le disparu :

J’hésitais un peu en acceptant d’écrire un témoignage même bref sur André Belleau : tout ce que je sais de lui me vient de deux ou trois conversations, de quelques lettres qu’il m’écrivit, de la lecture d’articles ou d’essais qu’il publiait, le tout depuis 1978, pas davantage. Plus, il est vrai, une chose : souvent chez lui l’éclair d’une qualité, intellectuelle, ou morale, ou humaine, à tout coup remarquable, et je trouvais cela très singulier, très spécial, cette constance dans des signes très divers de supériorité, comme de simples effets, comme des signes dont l’égalité supérieure révélait sans doute elle-même quelque chose, constituait elle-même un signe plus général et plus concluant évidemment[1].

Avec cette modestie plus ou moins feinte, tout à fait typique de sa posture, Vadeboncoeur tendait ici à se placer à l’écart du mouvement de la littérature québécoise, comme si ses écrits y avaient été déterminants par une sorte d’heureux hasard, comme si le syndicalisme l’avait vraiment tenu éloigné de la vie littéraire pendant vingt-cinq ans, soit jusqu’à sa retraite de la Confédération des syndicats nationaux, en 1975. Évidemment, son oeuvre, déjà importante avant le milieu des années 1970, donne à penser le contraire, tout comme sa correspondance, vaste et encore largement inexplorée. Vadeboncoeur entretient des échanges intellectuels soutenus avec un grand nombre d’écrivains, comme Jacques Ferron[2], François Ricard et André Major[3]. Il est à souhaiter que les chercheurs puissent bientôt découvrir ce vaste corpus qui jettera un éclairage neuf sur l’histoire littéraire et intellectuelle du Québec.

CORPUS À L’ÉTUDE

Déjà, l’accès à la correspondance que Vadeboncoeur a entretenue avec André Belleau, de 1978 au décès de ce dernier, en 1986, permet de mieux comprendre les interactions entre deux générations, fussent-elles séparées d’à peine dix ans, dans l’effervescence des années 1960 et 1970 au Québec. Contrairement, par exemple, à la relation épistolaire que l’essayiste et syndicaliste entretient, dans le feu de l’action, avec Jean-Marc Piotte[4], il y a ici un décalage de quinze ou vingt ans. Depuis l’enthousiasme de la Révolution tranquille, le temps a fait son oeuvre. La correspondance permet aussi de bien voir comment et selon quelles modalités se sont développés, chez Belleau, les rapports entre politique et littérature, et ce, à partir d’un cas concret, québécois : l’ascension et la chute de Pierre Elliott Trudeau dans le champ intellectuel canadien-français puis québécois. Ce sont ces liens que je voudrais surtout mettre en relief, ici, au coeur de la correspondance entre les deux hommes.

En outre, cette correspondance permet de voir Belleau sous un autre rapport, sorti de son « habitat naturel », pourrait-on dire. Pierre Vadeboncoeur n’est pas un proche : il n’est ni un ancien collègue de l’Office national du film, ni un membre du comité de rédaction de Liberté, ni un spécialiste d’études littéraires. Qu’est-ce qui rattache l’essayiste et professeur à l’écrivain, plus vieux de dix ans, syndicaliste et ami « perplexe » de Pierre Elliott Trudeau ? La chose intrigue et invite à l’analyse de quelques lettres.

L’accès aux archives personnelles de Pierre Vadeboncoeur[5] m’a permis de prendre la mesure de la correspondance qu’il a entretenue avec Belleau. Il est vrai que celle-ci n’est pas des plus volumineuses : sept lettres d’André Belleau à Pierre Vadeboncoeur, datées du 23 mars 1978, du 14 avril 1980, du 15 juillet 1983, du 18 juin 1984, du 18 décembre 1984, du 1er juin 1985 et du 23 juin 1985 ; trois copies de lettres de Pierre Vadeboncoeur à André Belleau datées du 2 février 1978, du 11 juillet 1984 et du 24 décembre 1984, ainsi que la retranscription d’un extrait d’une lettre datée du 5 juin 1985. Des recherches dans le Fonds André-Belleau du Service des archives et de gestion des documents de l’UQAM n’ont pas permis d’identifier d’autres lettres de cette correspondance. C’est, d’ailleurs, toute la cartographie des relations épistolaires de Belleau qu’il reste à faire, dont je ne présente ici qu’un fragment, l’ambition de cette étude étant (relativement) limitée.

Cela dit, le corpus de cette correspondance, fût-il restreint, n’est pas dénué d’intérêt. Bien au contraire. Je crois — et il s’agira là de l’hypothèse de cette étude sur les interactions entre le politique et le littéraire — que c’est notamment dans cette relation épistolaire que Belleau a cherché le moyen, littéraire, d’en finir avec un obstacle, politique, à l’épanouissement de sa génération : Pierre Elliott Trudeau. Comment se libérer de cette figure tutélaire qui hante ses discours et ceux des intellectuels et artistes, nés pendant la décennie 1930, qui ont cru voir en Cité libre une première porte ouverte, aussitôt refermée, sur la modernité sociopolitique et culturelle du Québec ? Avant de pouvoir répondre à cette question et de voir la portée de mon hypothèse, il faut d’abord remonter aux premiers moments de la correspondance entre Belleau et Vadeboncoeur, en 1978.

1978 : DÉBUT D’UNE CORRESPONDANCE

En 1977, André Belleau consacre une chronique de Voix et Images au plus récent essai de Pierre Vadeboncoeur, Un génocide en douce, paru quelque temps avant l’élection du Parti québécois, en 1976. Ce que Belleau y reconnaît, une sorte de « poétisation du politique », le taraude. Il finit par poser la question, franchement : « [C]omment dire littérairement Robert Bourassa, comment rendre l’insignifiance littérairement signifiante sinon en annonçant que la Fin du monde est proche : dans le tragique ainsi instauré, tout acquiert un sens, il n’y a pas de hors-sens sous le regard de Dieu[6]. » S’ensuivrait ainsi une déréalisation de l’objet de l’essai ou du pamphlet :

Voilà un discours qui pour s’ouvrir au mythe se ferme au monde, qui, ne signalant pas explicitement sa fiction à l’instar du roman, déréalise l’adversaire réel, le danger réel, les forces réelles, si bien qu’à mon tour, je me sens devenir intolérant et moralisateur, et que j’ai envie de dire au poétique qu’il n’est pas, lui non plus, un absolu, et qu’il peut bien aller un peu voir ailleurs si j’y suis[7].

Une chose a dû piquer au vif Pierre Vadeboncoeur dans cette remarque de Belleau : qu’on tienne pour acquis qu’il puisse y avoir un divorce, dans Un génocide en douce, entre son propos et le réel, et que se soit insinué un univers mythifié entre le monde et lui. L’essayiste a, on le sait, consacré l’essentiel de ses essais des années 1950 dans Cité libre à dénoncer, justement, ce qu’il appelait « l’irréalisme de la culture » canadienne-française, son inadéquation avec le monde réel. Il rejoignait là, d’ailleurs, les thèses que Trudeau développera dans l’ouvrage collectif La grève de l’amiante, paru en 1956. Dès 1951, Vadeboncoeur écrivait : « Nous nourrissons des mystiques, des idéaux, dont la référence au réel ne se fait plus que vaguement : c’est là le trait le plus irritant de notre culture[8]. » On devine que le reproche d’avoir mythifié, dramatisé, voire figé le destin québécois dans Un génocide en douce n’a pu que le contrarier.

L’essayiste envoie ainsi une lettre personnelle à Belleau, le 2 février 1978, dans laquelle il insiste tout particulièrement sur son expérience syndicale comme gage d’ancrage dans le quotidien et le réel. Le propos est courtois mais le désaccord est palpable, accentué par une série de questions rhétoriques (ex : « Est-ce à un homme de culture qu’on doive démontrer cela ? Est-ce à quelqu’un qui sait ce que la littérature et l’histoire prouvent ? » [Vadeboncoeur souligne]). Vadeboncoeur défend son esthétique :

Peut-être n’avez-vous pas réfléchi suffisamment que le pouvoir de se servir dynamiquement des mots et de projeter des images peut aider, plutôt que nuire, à appréhender d’aussi formidables réalités et permettre qu’on se fasse non point une représentation euphémique et édulcorée mais une idée s’approchant quelque peu de ce réel chargé d’énergie.

Belleau lui répond le 23 mars de la même année. Il concède qu’il exprime lui-même « une position politique », ou plutôt qu’il admet « un jugement sur la [sienne] », tout en précisant qu’il « demeure un littéraire » et que c’est sous cet angle qu’il a lu son livre. Et il ne changera pas d’avis sur le propos de l’essai.

Les lettres qui suivent ne témoignent pas d’un rapprochement entre les deux hommes, malgré la participation régulière de Vadeboncoeur à Liberté — dont Belleau est un membre fondateur — à partir de 1980[9]. Dans son envoi du 14 avril 1980, Belleau remercie Vadeboncoeur de lui avoir envoyé un exemplaire de la réédition de La dernière heure et la première, paru initialement en 1970. Il faudra, dit Belleau, le « relire au moment où se noue notre destin ». Un mois plus tard, ce sera le premier référendum sur la souveraineté du Québec, qui permettra à Belleau de constater que l’« on ne meurt pas de mourir[10] ».

1984-1985 : ÉCHANGES SUR LE « PROBLÈME » TRUDEAU

Le partage idéel, riche et soutenu, qu’on espère trouver chez les deux hommes finit par sourdre dans une série de lettres échangées en 1984 et en 1985. Le ton est devenu plus familier : les deux hommes se tutoient désormais, se permettent des confidences. Qu’est-ce qui explique ce rapprochement, le passage d’échanges polis et respectueux à la réflexion commune sur des enjeux culturels et politiques ? Les collaborations de Vadeboncoeur à Liberté ? La fréquentation d’amis communs comme François Ricard et Yvon Rivard ? Aujourd’hui, ce dernier ne saurait expliquer ce changement de ton, rappelant néanmoins les affinités politiques communes à Vadeboncoeur et à Belleau, tous deux étant indépendantistes[11]. Mais cela, reconnaît Rivard, n’explique pas grand-chose.

Le sujet principal (et presque unique) de la correspondance entre Belleau et Vadeboncoeur est le même jusqu’à la fin : Pierre Elliott Trudeau et le citélibrisme. On a l’impression, à lire les lettres de Belleau, qu’il cherche une façon de tirer un trait sur ce passé qui a les allures d’une trahison, comme s’il avait été dupé et cherchait, chez un aîné autrefois très proche de Trudeau, une façon de comprendre ce passé, d’en venir à bout. Il ne faut pas se surprendre de l’intensité de ce sentiment de trahison et de colère : il semble partagé par de nombreux intellectuels de la génération de Belleau, charmés puis déçus par l’entreprise de Cité libre et ses têtes d’affiche, Trudeau et Pelletier. Belleau résumera bien le drame générationnel dans « Indépendance du discours et discours de l’indépendance », paru dans Liberté en juin 1984 :

[L]a génération intellectuelle à laquelle j’ai eu la chance d’appartenir, et qui fut, je l’affirme sans modestie, la première génération la plus libre, la plus ouverte, la plus cultivée, peut-être aussi la mieux équilibrée que le Québec ait produite, il se trouva qu’elle se vit acculée à la pire des négativités[12].

Notons que ces mots de Belleau ont tout d’une réplique — avec vingt ans de retard — à l’attaque frontale de Trudeau contre la jeune génération. On se souviendra du contexte : en avril 1964, quelques mois après avoir confié les rênes de Cité libre à Pierre Vallières et à Jean Pellerin, Pelletier et Trudeau reprennent le contrôle de la revue, refusant de la voir évoluer vers le néonationalisme et le séparatisme. Dans un texte paru le mois suivant, Trudeau n’y va pas de main morte :

Une génération entière était enfin libre d’appliquer toutes ses énergies créatrices à mettre ce petit peuple arriéré à l’heure de la planète. Seulement, il aurait fallu de l’audace, de l’intelligence, et du travail. Hélas ! la liberté s’est avérée une boisson trop capiteuse pour être versée à la jeunesse canadienne-française de 1960. Elle y eut à peine goûté qu’elle s’empressa au plus vite de rechercher quelque lait plus rassurant, quelque nouveau dogmatisme. Elle reprocha à ma génération de ne lui avoir proposé aucune « doctrine » — nous qui avions passé le plus clair de notre jeunesse à démolir le doctrinarisme servile — et elle se réfugia dans le sein de sa mère, la Sainte Nation[13].

Six ans plus tard, c’est cette même génération, rappelle Belleau, qui sera arrêtée et emprisonnée par Trudeau : « Les mêmes personnes qui, quelques années plus tôt, croyaient entendre le bruit des bottes dans les premiers essais de ma génération, ajoutèrent ou raturèrent, sur les listes ignobles, les noms de ceux d’entre nous que la police devait emmener[14]. » Parmi ces gens, meurtris, il y a bien sûr Gérald Godin, né en 1938. Sa blessure est grande et permet de mesurer, de nouveau, le désarroi de cette génération trompée. En 1979, l’homme devenu député de la circonscription de Mercier déclare, en chambre :

Le premier ministre du Canada a des qualités immenses d’intelligence et elles ont été reconnues il y a longtemps : sa collaboration à Cité libre et à d’autres organismes. Sa participation à l’évolution des idées au Québec a été fondamentale et précieuse et j’ai subi moi-même son influence. Heureusement, je m’en suis sorti. […] Moi, M. le Président, j’ai été interné, mis en prison, arrêté sans mandat, grâce ou sous l’empire de l’infâme loi des mesures de guerre qui, en ce qui me concerne, est le point le plus près où nous sommes allés en direction du fascisme. Et parce qu’à l’époque M. Pierre Elliott Trudeau, un homme que j’ai admiré, était premier ministre du Canada, je dois, pour assurer ma santé mentale, voter contre cette motion[15].

Belleau, quant à lui, ne parlera pas de sa « santé mentale ». Mais tout porte à croire qu’il a « frappé », tout aussi durement, le même noeud générationnel. Quelque chose bloque autour de 1964 ou 1965, et il semble qu’il faille circonscrire le phénomène pour passer à autre chose.

Dans sa lettre du 18 juin 1984, où il remercie Vadeboncoeur de ses bons mots sur son « livre » (Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?, sans doute), le caractère impérieux de cette tâche est bien senti : « Je vais méditer d’autres coups. Car j’ai absolument besoin de me situer vis-à-vis de mes prédécesseurs. Il y avait là trop de “non-dit”, de “non-résolu”. » Tout se passe comme si Belleau voulait « tester » auprès d’un témoin privilégié de la vie de Trudeau les images et concepts qu’il déploie pour le définir (images et concepts que le destinataire ne manque pas, d’ailleurs, de plébisciter). Peut-être cherche-t-il, aussi, à suivre l’exemple de cet essayiste qui semble s’être dégagé de l’orbite trudeauiste. Le 24 décembre 1984, Vadeboncoeur écrit à Belleau : « Et toi-même, je m’explique en partie par la fascination le besoin que tu éprouves de lui régler son compte. » Il ajoute : « J’ai ma petite solution toute personnelle à ce problème : j’ai mis le cas Trudeau derrière moi et je tiens celui-ci pour disparu. » Facile, sans coup férir. Pourtant, on sait que la figure de Trudeau occupera les réflexions de Vadeboncoeur jusqu’à la fin de ses jours[16]. Mais ici, il donne à voir la distance qui le sépare de son cadet : « Ton projet d’agir pour nous libérer d’une image locale néfaste, d’une image historique néfaste et agissant comme une force et avec une force aliénante est donc tout à fait justifié. Mais ce ne peut être le mien, pour des raisons évidentes. » Et quelles sont ces raisons évidentes ? Sans doute une amitié difficile avec Trudeau, qui subit les coutrecoups du printemps des colombes, en 1965, de la grève des « Gars de Lapalme » puis de la crise d’Octobre en 1970, mais qui demeure et l’empêche de l’attaquer de manière aussi frontale que Gérard Pelletier, par exemple.

La lettre que Belleau avait envoyée à Vadeboncoeur, quelques jours auparavant, le 18 décembre 1984, permettait déjà d’entrevoir une sortie du problème Trudeau, par un mouvement, peut-être, du politique vers le littéraire (et vice versa) : « Un coup délivré de Trudeau — délivré politiquement, philosophiquement — nous pourrons revenir à l’essentiel, l’essentiel peut-être du politique, ces questions que tu soulevais à la Rencontre des écrivains de 1971, t’en souviens-tu ? » Hésitant sur l’année dans une note au bas de la page (« Ou 1970 ? »), Belleau renvoie à la seule participation de l’essayiste aux Rencontres québécoises internationales des écrivains, tenues chaque année à Sainte-Adèle. L’allusion a de quoi surprendre : près de quinze ans après l’événement, que retient-il exactement de l’intervention de Vadeboncoeur, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une des pièces maîtresses de l’oeuvre de l’essayiste, qui n’a jamais été reprise, non plus, en recueil ? Belleau a-t-il relu le texte de la conférence[17], paru dans le dossier « L’écrivain et les pouvoirs » de Liberté ? J’en rappelle ce passage, central :

La liberté du créateur doit être entière. Je déteste les orthodoxies, plus encore celles de demain que celles du passé, car elles seront plus pauvres, probablement plus odieuses et plus bêtes. Il ne faut pas que l’écrivain se laisse dicter une seule ligne par un système quel qu’il soit. S’il a un rôle, et il en a un, en voilà l’aspect négatif, aussi essentiel que l’autre[18].

Ces mots indiquent la voie d’une liberté de penser, d’un refus de l’enrégimentement. En 1974, dans Stratégie, Belleau ira aussi dans ce sens, identifiant même la liberté littéraire comme marqueur politique :

Le Prince aurait pu ajouter : « À quoi donc prétend cet exercice verbeux, complaisant, inutile, gaspilleur du langage que vous nommez littérature ? » À rien, affirmerions-nous aujourd’hui, sinon que l’homme s’y veut et s’y éprouve comme désir et comme liberté ; et s’il se mettait alors à appeler une Cité meilleure, plus libre ? Si le Politique allait faire signe à une autre politique[19] ?

Dans le même article, influencé par la lecture déterminante de Bakhtine[20], celle du premier Lukács[21], d’Auerbach et de Goldmann, Belleau montre bien que cette liberté (politique et littéraire) réside dans la pluralité des voix, dans le refus du monologique au profit de la diversité des discours :

[La conception marxiste de la littérature] transporte certaines notions très larges, très fécondes et très « opératoires », comme par exemple celles de totalité, multiplicité, devenir, etc., qui se sont trouvées à répondre à un certain moment à ma propre expérience de la lecture et de l’écriture. Ce sont des concepts critiques. Ils privilégient le multivoque par rapport à l’univoque et tendent à récuser toute vision fragmentée, mutilée, donc aliénante pour l’homme[22].

De manière surprenante, on dirait que c’est cette conception de la littérature, bakhtinienne, qui permettra à Belleau d’enfin comprendre le phénomène citélibriste. En effet, dans « Indépendance du discours et discours de l’indépendance », dont la symétrie du titre dit bien la suture du politique et du littéraire, c’est le refus d’entendre la voix de l’autre qui est la cause du blocage générationnel qui hante Belleau. Un blocage qui oblige les représentants de sa génération, dont la pensée est dialogique, à s’épuiser devant des hommes et des femmes qui refusent d’écouter l’autre partie. Belleau écrit :

La nouvelle génération n’était nullement encline à cloisonner les discours, à séparer soigneusement le discours littéraire ou culturel du discours politique. Elle aurait volontiers et imprudemment proposé une esthétique de la politique et une politique de la littérature. […] Qui pourrait imaginer aujourd’hui l’importance énorme du capital idéologique et symbolique détenu par Cité libre et son milieu au moment dont je parle ? Il serait impossible de le surestimer. C’est pourquoi le refus péremptoire, monologique, unilatéral que les ténors de Cité libre ont opposé au discours de l’indépendance formulé par les intellectuels plus jeunes — discours considéré comme inintégrable, à expulser tel un corps étranger — est un événement dont les conséquences idéologiques et historiques sont considérables. Cité libre avait agi sur nous comme un leurre[23].

Il n’y aura qu’une voix ayant droit au chapitre. C’est ainsi que le monologisme bloque le mouvement, naturel, qui devrait aller du politique à la littérature, de « l’esthétique de la politique » à la « politique de la littérature », et vice versa. Viendront la rupture, la partition et la cristallisation des discours, retranchés dans chaque camp, fédéraliste et indépendantiste, politique et littéraire.

LES ESSAIS DE VADEBONCOEUR COMME EXPLICATION DU PHÉNOMÈNE CITÉLIBRISTE

Les idées de Vadeboncoeur, qu’elles soient énoncées dans ses lettres ou dans ses essais, permettent également de mieux comprendre le phénomène Trudeau. En effet, outre la liberté revendiquée dans sa conférence de 1971 et ce qu’il peut révéler sur son ancien ami Trudeau, ses thèses de La dernière heure et la première apportent un éclairage nouveau sur les citélibristes. On se souviendra que Vadeboncoeur avait offert un exemplaire de la réédition de cet essai à Belleau, quelque temps avant le référendum de 1980. Dans sa lettre datée du 1er juin 1985, Belleau annonce justement la publication dans Liberté d’un texte qui « doit beaucoup » à Pierre Vadeboncoeur. Il s’agit des « Souvenirs de Gérard Pelletier : une mémoire hors du temps[24] ». Il écrit à Vadeboncoeur :

[T]es remarques (et les précédentes) ont fait leur chemin en moi. J’ai l’impression qu’on ne peut dire grand-chose sur le phénomène Trudeau (et l’épiphénomène Pelletier) que tu n’aies déjà dit sous une forme ou une autre dans Indépendances, Lettres et colères, La première heure et la dernière [sic]… Tu verras dans ma petite recension du livre de Pelletier dans Liberté comment je ne sors pas de la problématique que tu as posée…

Le tiraillement générationnel de Belleau est manifeste :

La coupure entre leur génération et la mienne engage des questions bien plus profondes que la question pourtant capitale de l’indépendance. Là-dessus, je n’ai pas tout dit. Je suis resté discret, allusif. Je n’ai pas comme toi une connaissance de « première main » du groupe mais je l’ai vu opérer au pouvoir. J’ai été l’assistant de P. Juneau et j’ai failli entrer à La Presse à la demande de Pelletier. Il y a des choses que je dirai plus tard.

Dans cette recension tardive, Belleau s’attache au premier tome des mémoires que Pelletier a fait paraître deux ans auparavant, Les années d’impatience[25]. Il y développe l’idée que, dans les souvenirs de Pelletier, « [t]oute distance temporelle est abolie », qu’il y a là la « sérénité immobile de ce qui n’a pas d’histoire ». Il élargit ensuite ce trait à toute la pensée citélibriste. Remarquons de nouveau cette idée que le dialogue est bloqué par le monologisme, caché derrière une sorte de leurre :

[O]n concédera que l’absence à peu près complète de toute velléité de compréhension des événements dans Les années d’impatience s’avère caractéristique de l’idéologie de Cité libre. Même refus de l’histoire chez le Pierre E. Trudeau de La grève de l’amiante. Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? D’où cela vient-il ? Compte tenu des circonstances, verrait-on ailleurs en Amérique du Nord des effets semblables ? Ces questions ne semblent même pas effleurer les esprits, tant le monde selon Cité libre est au fond a-historique, intemporel, « Calme bloc ici bas chu d’un désastre obscur ». L’apparente souplesse d’un personnalisme dialogisant joue comme un leurre : ce qu’on trouve sous la surface, c’est la fixité et la dureté d’une pensée foncièrement essentialiste. Le régime Duplessis n’est pas un produit ou un accident de l’histoire, c’est une tare (dont on a honte). Les phénomènes historiques se voient ainsi transformés en attributs naturels. Il convient de ne pas s’étonner : la prise en compte de la dimension historique aurait sapé à sa base même l’idéologie du groupe de Cité libre et pratiqué dans sa clôture toutes sortes de brèches par lesquelles d’innommables tentations auraient pu pénétrer…[26]

On reconnaîtra ici, du même coup, un thème que Vadeboncoeur a développé dans La dernière heure et la première : le refus québécois de l’Histoire, la tendance à vivre quelque part en hauteur, ailleurs que sur la ligne du temps, comme si la contingence ne concernait pas ce peuple, tranquillement permanent. Vadeboncoeur écrivait ainsi dans son essai :

Les Canadiens français, d’une certaine façon, dirait-on, ne sont pas dans l’histoire. On croirait, depuis toujours, qu’ils se perçurent comme un peuple déjà établi, malgré les conditions qui démentaient cette prétention et en dépit d’une politique qui n’avait cure de leur illusion et se faisait dans une grande mesure par-dessus leur tête[27].

À en croire Belleau, c’est cette illusion que les citélibristes, devenus colombes, reconduiront. Quand le texte se resserre sur la figure de Trudeau, Vadeboncoeur est directement cité : « Ce “goût de la bousculade” (comme disait Pierre Vadeboncoeur), de la bousculade intellectuelle s’entend, le rend aveugle aux situations de discours et sourd aux accents dialogiques, en somme à ce qui constitue très souvent l’essentiel de ce que l’autre nous dit[28]. » De nouveau, le problème politique est compris et ramené aux dimensions qui l’englobent et le révèlent tout à la fois : celles des discours qui se désunissent, pourrait-on dire.

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Une chose se précise, en bout de piste : il y a tout de même un risque à dénouer les fils du politique en identifiant ses angles littéraires. Paradoxalement, Belleau passe aussi par le chemin qu’il identifiait en 1977, dans sa chronique de Voix et Images à propos d’Un génocide en douce de Pierre Vadeboncoeur. En effet, il donne à voir, à son tour, une « poétisation du politique » : il cherche à se libérer de Trudeau en le rendant littérairement signifiant, en le prenant dans les rets des images, des métaphores, des discours, en rétablissant le mouvement qui va du politique vers la littérature, et vice versa. C’est peut-être là, comme Belleau le disait à propos d’Un génocide en douce, une façon de « déréalise[r] l’adversaire réel ». Du même souffle, dans La dernière heure et la première, Vadeboncoeur réifie également le destin québécois en parlant de sa sortie de l’Histoire, dont l’aventure citélibriste aurait été un épiphénomène. Ses images (comme la « plante rampante » de la pensée au Québec) viennent recouvrir et aplanir la réalité québécoise dans son ensemble. Vadeboncoeur serait-il, à tout prendre, un incorrigible citélibriste, cherchant une clef de voûte pour expliquer des phénomènes québécois, incapable de voir la diversité des événements et des discours les relatant ? La critique de Belleau à propos d’Un génocide en douce s’applique peut-être encore ici. Mais ajoutons qu’on peut aussi la retourner contre Belleau. Difficile d’en sortir.