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Voilà le critique qui se penche par-dessus l’épaule de Narcisse et aperçoit son propre reflet parmi ceux des autres, fasciné par leurs dispositions et leurs métamorphoses[1]

En 1975, André Belleau enseigne à l’UQAM et rédige sa thèse de doctorat, qui sera déposée en 1978. Si aucun article n’est publié cette année-là — il n’y a, selon la bibliographie de Benoît Melançon, que sa participation à la Rencontre québécoise internationale des écrivains de 1975 qui soit publiée[2] —, la contribution littéraire d’André Belleau à la radio de Radio-Canada est relativement importante : une série de cinq émissions d’une heure, intitulée « Regards neufs sur la littérature », présentée dans le cadre de l’émission Documents, diffusée du 17 au 21 novembre, laquelle constitue une sorte de quotidienne de la théorie littéraire. Réalisée par Fernand Ouellette, chacune des émissions fait se croiser diverses voix. Celle du Lecteur[3], qui dit les textes de présentation et d’enchaînement, rédigés par André Belleau mais lus par Jean-Louis Roux, tous inscrits dans le régime du « on » scientifique. Celle d’André Belleau, qui pose des questions, commente, synthétise. Celles des spécialistes invités, interviewés à propos de la nouvelle façon d’aborder les textes littéraires qui se serait développée depuis la fin des années 1950. Celle-ci romprait, selon une idée qui traverse la série, à la fois avec l’histoire littéraire classique (« à la Lanson », dira Roger Fayolle dans la première émission) et avec les formes parentes de la critique. C’est à partir de cette série exceptionnelle que j’amorcerai une réflexion sur la contribution d’André Belleau à la diffusion de savoirs sur la littérature à la radio d’État, découvrant au passage la façon dont André Belleau adopte une posture originale dans les grands débats qui agitent le monde littéraire et académique en ces années-là. Je m’appuierai sur la transcription des cinq émissions de la série, effectuée par Radio-Canada[4] et déposée par Gilles Marcotte en février 1976 au tout nouveau Centre d’études québécoises de l’Université de Montréal (CETUQ), et sur l’enregistrement de la seconde émission, conservée au Centre Gaston-Miron du CRILCQ, à l’Université de Montréal[5].

La série est fascinante parce qu’elle permet d’entendre d’éminents spécialistes, présentés comme historiens de la littérature, poéticiens ou critiques — Roger Fayolle, Gérard Genette, Tzvetan Todorov, Michel Deguy, Jean Cohen, Jacques Leenhardt, Pierre Barbéris, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Marthe Robert et Hans Robert Jauss — et, simultanément, de saisir la trame sur laquelle André Belleau a, avec l’appui de Fernand Ouellette, choisi de tisser les propositions théoriques et critiques des uns et des autres. Je m’intéresserai à cette trame, appuyée sur une définition implicite de la littérature qui se dévoile peu à peu, et à la forme unifiée que Belleau, par Lecteur interposé ou par ses interventions directes, confère à l’ensemble hétérogène des propositions théoriques présentées. Je conclurai sur la dimension proprement radiophonique de la pensée qui se déploie dans les dialogues, à la jonction des discours dans la matérialité des voix, et sur le rôle d’André Belleau comme passeur littéraire et catalyseur d’une réflexion sur la littérature intégrant « le rapport à un sujet incarné dans l’histoire », selon sa propre expression.

BELLEAU MENEUR DE JEU

L’émission a pour objectif explicite de permettre à ceux qui ont été formés dans l’« ancien » paradigme littéraire, celui des collèges classiques, de saisir où en sont les études sur la littérature. L’intention vulgarisatrice est nette, même si on peut douter que l’émission ait pu véritablement rejoindre un public non spécialisé étendu. L’auditeur, désigné par le Lecteur comme un « vous » ou intégré au groupe de « nos auditeurs », ne sera que rarement associé à la réflexion en cours ; le « nous » renvoie essentiellement à Belleau, qui mène le jeu, directement ou grâce au Lecteur, et qui affirmera, en fin de parcours : « [N]ous n’avons pas la prétention d’avoir tout clarifié. » (V, 19) L’auditeur est donc celui qui veut connaître le nouveau discours sur la littérature. Cette intention doit être rapportée à la nécessité d’une telle initiation, posée d’emblée dans la première émission, intitulée « Pour une nouvelle objectivité » :

Le nouveau langage sur la littérature a quelque chose d’un peu terrorisant pour le public, non seulement parce qu’il est prescrit par la mode, mais aussi parce qu’il est nouveau. À cela s’ajoutent son abondance et son caractère technique.

I, 1

Cela n’est pas nouveau, explique le Lecteur : « La critique littéraire a toujours été traversée par les autres langages de l’époque, qui y laissent des dépôts exploitables sous la forme de concepts opératoires ou de modèles. » (I, 2) L’invention du tube cathodique, donnée comme déclencheur du renouvellement de la linguistique — laquelle considère désormais le langage comme « un système ayant pour fonction de communiquer » (I, 2) —, se trouverait ainsi à la source d’une tension nouvelle au sein de la critique littéraire, désormais tributaire à la fois des discours des écrivains, de Rabelais à Joyce, et de « l’ensemble contraignant du discours scientifique contemporain » (I, 3). « Nos auditeurs » seront donc, dit le Lecteur, « invités à réfléchir aux raisons du renouveau actuel de notre langage sur la littérature ainsi qu’à ses principaux aspects » (I, 3). Récusant une présentation énumérative, qui explorerait successivement les diverses approches développées, sur un mode panoramique de type encyclopédique, le Lecteur annonce l’intention de placer la question « à un niveau qu’on oserait qualifier de fondamental » (I, 3). D’où le fait qu’il ne s’agit pas d’une émission destinée aux seuls spécialistes, affirme-t-il.

La structure de la série donne pourtant, à première vue, le sentiment d’un découpage fortement didactique : une émission introductive (« Pour une nouvelle objectivité ») qui porte sur le changement de statut de l’histoire littéraire[6], appuyé sur trois « récits » (c’est le mot du Lecteur) distincts et complémentaires, ceux de Roger Fayolle, de Gérard Genette et de Tzvetan Todorov ; une seconde émission axée sur la nouvelle poétique et sa proximité avec la linguistique « scientifique » (« Le langage d’un langage »), avec les interventions parfois divergentes de Tzvetan Todorov, Michel Deguy et Jean Cohen ; une troisième émission (« La fascination des sciences humaines (I) ») centrée sur l’autonomie de l’oeuvre littéraire et ses rapports avec le « réel » tels que la sociologie et la nouvelle histoire les modélisent selon Pierre Barbéris, Jacques Leenhardt et Roger Fayolle ; une quatrième émission sur les relations entre les études littéraires et la psychanalyse (« La fascination des sciences humaines (II) »), qui donne la parole à Jean-Pierre Richard, à Jean Starobinski et à Marthe Robert ; et une dernière émission, ouvertement prospective (« Les chemins ouverts… »), qui, après une brève incursion du côté de l’interprétant et de son « implication propre dans cette activité singulière [qu’est la lecture] » (V, 1), vise à dégager « les avenues de recherche » du versant dit « objectif » de la critique littéraire, à l’aide d’interventions de Gérard Genette et de Tzvetan Todorov. Cette dernière émission — et la série — se conclut par un interview de Hans Robert Jauss, qui parle d’une nouvelle histoire littéraire, laquelle intégrerait le lecteur et son horizon d’attente.

Toutefois, le fil de l’argumentation déployé par Belleau configure fortement, malgré sa présence en apparence modeste, le parcours proposé, lequel ne se réduit pas à une simple juxtaposition de théories, de pratiques et de discours. Même si les principales approches critiques des années 1970 — historique, thématique, linguistique, psychanalytique, narratologique, sociologique — et celles issues des théories liées à l’esthétique de la réception semblent abordées de manière successive, les enchaînements créent un mouvement dialectique qui orchestre les différentes voix soutenant les diverses approches. Ce fil argumentatif se déploie à partir de l’idée suivante : les outils développés par les théoriciens de la littérature sont « scientifiques », mais ces derniers doivent tout de même composer avec les questions fondamentales que sont le rôle de l’interprétation et l’aspect subjectif de la démarche critique. C’est dire l’originalité, à cette époque de théorisation appuyée sur l’immanence du texte et sur la scientificité, de la préoccupation de Belleau à l’endroit de ce qu’il désigne, tout au long de l’émission, comme la « poétique de la critique », et qui apparaîtra ultimement comme l’objet de sa quête.

Ces questions heuristiques — rôle de l’interprétation et dimension subjective de la démarche critique — affleurent de manière récurrente et permettent d’interroger les positions des uns et des autres, d’évoquer, directement ou non, le lieu du critique interviewé et la nature des discours dans lesquels celui-ci se trouve immergé. Cette importance accordée au contexte énonciatif immédiat de la critique est posée dès le début de la série :

Ces mots [ceux de la critique nouvelle] et des dizaines d’autres sont dans l’air, ils finissent par entrer dans le discours culturel commun, c’est le fait même de les employer qui compte et qui signifie quelque chose, sûrement pas ce qu’ils dénotent exactement.

I, 1

Malgré la valeur de vérité à laquelle leur scientificité les fait prétendre, les discours sur la littérature emprunteraient donc aux discours ambiants, qui les détermineraient en partie. Aussi n’est-il pas surprenant que les émissions soient construites sur des oppositions qui tempèrent, voire mettent en doute, un certain triomphalisme critique, s’attachant au mouvement général de la théorie plutôt qu’à son détail. La première et la seconde émission sont très éloquentes à ce chapitre, témoignant d’une construction dialectique efficace.

LES DISCOURS SUR LES OEUVRES ET LA LITTÉRATURE : DES RÉCITS ENTRECROISÉS

Dans la première émission, Roger Fayolle oppose les propositions théoriques de Gustave Lanson, qui prétendait acquérir à petits pas, par accumulation, « une sorte de vérité totalisante et jugée [par lui] définitive » (I, 4), à une nouvelle conception de la vérité de l’oeuvre littéraire qui serait particulière plutôt qu’universelle. Le Lecteur (derrière lequel se cache Belleau) déplace le débat depuis l’histoire littéraire, « toujours positiviste », vers la quête « du signifiant d’un signifié » (I, 6) énoncée par Barthes, saisie comme le point de départ « des étapes successives » (I, 6) qui conduisent « de la détermination à la signification » (I, 7). Ces étapes seront détaillées par Gérard Genette, qui s’empresse de donner à cette quête des origines plus anciennes, à la fois du côté de critiques comme Charles du Bos, Jacques Rivière, Marcel Raymond et Jean-Paul Sartre, et du côté des écoles formalistes et structuralistes, dont il affirme qu’elles ont, dans les pratiques critiques contemporaines, glissé vers la théorie et rompu avec l’étude des oeuvres singulières et la recherche de leur signification. C’est dans cette seconde manière, ce « second passage » que Genette veut voir la source de ce qui s’est fait « non pas forcément de mieux, mais […] de plus neuf dans les années plus récentes » (I, 11). Genette évoque enfin une « troisième mutation » de la critique, en émergence, qui opérerait un passage vers une histoire des formes et des fonctions de la littérature. En somme, de conclure le Lecteur, l’ancienne histoire littéraire et la nouvelle façon de parler de littérature « ont en commun le même souci d’objectivité » (I, 12) et visent, dans une « perspective descriptive », à réinsérer la « théorie générale de la littérature dans l’intelligibilité historique » (I, 12).

L’opposition apparente entre Fayolle, historien de la littérature, et Genette, poéticien, se trouve ainsi inscrite dans un temps long qui met en relief l’historicité de la critique et des théories qui en émergent, plutôt que dans la seule opposition entre critique et objectivité[7], cardinale en ces années marquées par la querelle entre Raymond Picard et Roland Barthes. Certes, la série d’émissions est réalisée en 1975, au moment où la nouvelle critique a apparemment gagné sur l’ancienne histoire littéraire. Mais l’insistance du Lecteur sur le fait que l’enjeu de la discussion serait la définition des conditions qui permettent de « tenir sur la littérature et les oeuvres un langage objectif » ramène au centre la question de l’historicité, ces conditions étant ici implicitement posées comme étant de nature historique.

Tzvetan Todorov, auquel le Lecteur donne ensuite la parole, développe à partir de là une opposition entre « une attitude à l’égard des oeuvres [et] une attitude à l’égard du discours littéraire » (I, 13), dans une perspective qui se veut celle d’une épistémologie générale, inscrivant, d’un côté, le rapport à tout texte dans l’acte même d’interprétation d’un « sujet impliqué consciemment, explicitement[,] dans son acte de lecture » (I, 16) et, de l’autre côté, le rapport au discours littéraire, saisi globalement, dans une poétique visant à décrire les propriétés de ce discours. Il relie ainsi l’objectivité de la visée critique qui s’exerce sur des oeuvres singulières à l’explicitation du lieu de parole et des perspectives choisies plutôt qu’à des catégories liées aux lois générales d’un objet saisi abstraitement : le discours. Cette dernière façon, scientifique, de voir la « poétique » est présentée par Todorov comme encore à venir, car, affirme-t-il, « le discours, c’est une terra incognita » (I, 18). Les trois « récits », comme les nomme le Lecteur, ne convergent pas tout à fait, même si les oppositions entre les diverses propositions énoncées ne sont véritablement discernables qu’à partir d’une connaissance des positions occupées par chacun des intervenants dans des débats disciplinaires qui ne sont que très sommairement évoqués. Fayolle met en cause la scientificité de l’ancienne histoire littéraire, adossée à une conception surannée, additive, de la science, et rappelle le caractère moralisateur qui marquait et la critique ancienne et l’histoire littéraire dite scientifique depuis Lanson. Genette tente de montrer les mouvements de la critique dans la longue durée et manifeste un certain agacement à l’encontre des prétentions scientifiques de la nouvelle critique et de l’abandon de ce qu’il nomme « le terrain proprement critique » (I, 10). Le troisième récit, celui de Todorov, effectue une sorte de synthèse qui force le maintien de deux termes : l’objectivité de la quête théorique, scientifique, et la nécessité de la subjectivité dans l’activité herméneutique. Chacun des deux termes, « objectivité » et « subjectivité », aura été projeté sur un horizon historique dont la conclusion de l’émission révèle la nécessité, à travers l’emploi du mot « progrès » : « La nouvelle objectivité dont parle Tzvetan Todorov coïncide avec le progrès de quelques sciences qui ont remplacé l’histoire comme modèle et comme guide. » (I, 19) En somme, trois termes sont mis en jeu : « objectivité », « subjectivité », « historicité », posés comme essentiels par tous les invités quelle que soit leur position théorique et mis en relation dynamique par l’ordre des interventions et le texte enchâssant du Lecteur.

Il faut peut-être indiquer que les interviews menés par André Belleau ont principalement été enregistrés en Europe, antérieurement à la réalisation à Montréal de la série d’émissions, et que c’est vraisemblablement à partir d’enregistrements plus longs que sont découpées les diverses interventions juxtaposées de manière à mener l’auditeur vers la compréhension du nouveau langage et des nouveaux enjeux du discours sur la littérature qui s’est imposé depuis la fin des années 1960. Le travail de mise en valeur des idées de chacun ainsi opéré est rendu visible par le fait que certains des intervenants, Fayolle, Genette et Todorov, sont présents dans plus d’une émission et que leurs divers propos sont donc intégrés à une trame générale permettant une progression de la pensée. De ce point de vue, la série s’apparente au reportage, qui intègre des informateurs à une trame argumentative, plutôt qu’à ce qu’on désigne de manière méprisante comme des « shows de chaises », où un invité occupe le micro un temps déterminé durant lequel il répond à des questions. La série est construite, elle s’appuie sur un scénario de nature intellectuelle.

LA LINGUISTIQUE COMME HORIZON À DÉPASSER OU L’HISTORICITÉ DU SUJET

La seconde émission se place d’emblée du côté de la poétique et porte tout entière sur la linguistique, science qui s’est développée, explique le Lecteur dans son introduction, en échappant à « l’emprise du modèle historico-évolutionniste » (II, 1), et a développé des interrogations qui s’attachent à la « situation d’une langue à un moment donné comme si on pratiquait une tranche horizontale dans le tronc vertical de l’histoire » (II, 1). Après cet éloge implicite de la scientificité de la linguistique, Todorov affirme toutefois sans transition qu’il ne croit pas à la suprématie théorique de la linguistique. Il objecte à André Belleau, qui demande si la littérature n’est pas entièrement assujettie à la linguistique, le fait que les questions de la linguistique ne sont pas celles des littéraires, et que les poéticiens sont donc amenés à élaborer leur propre appareil conceptuel. André Belleau suggère que cela entraîne une période de flottement terminologique durant laquelle un nouveau vocabulaire s’élabore sur un mode analogique, ce à quoi Todorov acquiesce, affirmant du même souffle qu’il considère que la surabondance terminologique n’est pas souhaitable, même si elle est peut-être inévitable.

Au mouvement dialectique de la première, qui procédait en quelque sorte par addition de négations pour se résoudre en une synthèse, sous la tutelle de la voix du Lecteur, la seconde émission oppose un autre modèle, dialogique celui-là. Les trois invités sont présentés en interaction avec l’intervieweur, André Belleau, et ces moments dialogués, qui se révèlent plus vifs à l’audition qu’à la lecture — certains, dont Belleau, intervenant avec une certaine véhémence —, suggèrent un autre équilibre, dans lequel l’interviewé est conduit à dévoiler non pas sa pratique poétique appuyée sur la linguistique, mais la façon dont la linguistique a infléchi ou non ses interrogations. Au tiers de l’émission, le Lecteur intervient longuement pour exposer quelques-uns des apports majeurs de la linguistique, définissant des concepts, soulignant leur contribution à une meilleure, une plus « objective », connaissance des textes dans leur structure et leurs articulations. Il aborde aussi l’épineuse question du passage d’une grammaire de la phrase à une grammaire du texte[8] et souligne la dimension proprement épistémologique de certaines élaborations théoriques. La dimension didactique du propos est nette, et la position initiale de Todorov, qui se place à distance de la linguistique, s’en trouve quelque peu minée. Même si le Lecteur (dont le texte, rappelons-le, est signé par André Belleau) concède qu’il y a peut-être des limites à l’application des concepts linguistiques à la littérature, il affirme que la littérature est « le langage d’un langage » (II, 8) (c’est le titre de cette émission) et pose l’utilité de concepts opératoires dont la portée épistémologique est soulignée.

Le Lecteur laisse ensuite la parole à Michel Deguy, qui plaide pour un changement de conception de l’auteur, puisqu’« il n’y a un objet littéraire que pour autant qu’il y aurait un producteur de cet objet qui serait animé du même souci théorique que ceux qui théorisent la littérature » (II, 11). Après un bref échange sur l’apport de la linguistique aux pratiques des écrivains, et sur l’impossibilité apparente de tout caractère spontané et imprévisible dans l’écriture qui découlerait de la conscience des règles linguistiques par les écrivains, André Belleau rappelle à son interlocuteur que celui-ci a publié dans Liberté un texte dans lequel il affirmait pourtant qu’un « poème qui serait homologue à une textologie scientifique ne serait peut-être pas un poème » (II, 11). Michel Deguy, mis en contradiction, convient qu’« un texte qui ne serait pas rapporté à un sujet pensant et à une subjectivité engagée ne serait pas proprement un texte » (II, 12). Mais, fait le Lecteur, quelle est la part du sujet (ou de l’auteur) dans la littérature ? Comment le penser, s’interroge-t-il, précisant que l’invité suivant, Jean Cohen, apporte un contrepoint à cette idée de subjectivité engagée, et donne au terme « poétique » une signification plus étroite que celle posée précédemment. Jean Cohen s’engage en effet sur un tout autre sujet : le développement des traits pertinents à la différenciation entre littérature et non-littérature, sur la base d’une étude de la poésie conçue comme forme extrême de la littérature. André Belleau ramène toutefois Cohen du côté des oeuvres, lui demandant comment on peut réconcilier une telle position avec l’importance du contenu poétique ? Dans l’extrait d’interview qui suit, Cohen rapporte immédiatement ce contenu à la référence au monde, se repliant alors sur l’importance de l’expérience en littérature et récusant certaines positions de la méthode jakobsonienne et les propositions structuralistes de Claude Lévi-Strauss et de Nicolas Ruwet. À entendre Cohen, et malgré les ambitions de la poétique, il semble bien que la linguistique n’offre pas un modèle suffisant pour les études littéraires.

La dernière partie de l’émission, dialoguée elle aussi, donne à nouveau la parole à Michel Deguy, et aborde les effets de la poétique sur les écrivains eux-mêmes et le risque, énoncé par Belleau, que les études des poéticiens n’enferment les écrivains dans une « rhétorique des écarts », réduisant ainsi leur possibilité de transgression : « [E]st-ce qu’on peut substituer une rhétorique à une passion […] ? » (I, 17) Le dialogue est serré, le ton monte un peu et les voix se superposent en partie. Michel Deguy en vient à soutenir une définition de la transgression qui, loin d’être purement interne au texte et à la langue,

sera mesurée par rapport aux enjeux historiques dans lesquels un texte est produit, livré sous forme de livre, d’une oeuvre qui s’adresse à des destinataires qui veulent faire bouger telle ou telle chose, qui est un mode d’insertion et de conflit actuel dans un ensemble social et historique

I, 19

Ainsi, la construction de l’émission qui semblait pointer vers une vision toute théorique et immanente de la littérature, appuyée sur l’apport de la linguistique, se révèle finalement tendue vers la réintroduction de la subjectivité de l’écrivain, de la référence et de l’historicité. Même les propositions de Cohen à l’égard d’une poétique scientifique se trouvent nuancées dans la discussion. Cela surprend un peu car, après tout, la voix du Lecteur semblait soutenir la position du caractère nécessairement linguistique, et donc scientifique, d’une poétique tournée vers les règles générales. Mais c’est que Belleau joue ici l’avocat du diable. La mise en équilibre précaire qui en résulte, comme dans la première émission, entre « objectivité », « subjectivité » et « historicité » correspond à la préoccupation qui sera énoncée par Belleau à la toute fin de l’émission : il faut développer les études littéraires « [d]ans un nouveau champ de relations avec la totalité » (II, 22), totalité en interaction avec un « sujet incarné dans l’histoire ». Cet apparent retournement, eu égard à l’intention annoncée, est possible parce que les théories ne sont pas décortiquées dans ce qu’elles sont, sinon de manière partielle. Ce sont plutôt leurs points aveugles qui ont été identifiés et débattus. La dimension dialogique de l’émission a favorisé le travail sur le doute. Les ambiguïtés et les apories, habituellement gommées dans les énoncés doctoraux des experts, trouvent ainsi ici un lieu d’expression qui permet de passer d’une historicité qui sert d’horizon sur lequel projeter le travail sur les discours à une historicité qui sert d’ancrage à la subjectivité qui s’y trouve engagée.

LITTÉRATURE ET RADIOPHONIE : UNE HEURISTIQUE DE LA POLYPHONIE ET DU DIALOGUE

Le mouvement propre aux deux premières émissions correspond à celui de la série dans son entier, avec retournement final, grâce à l’intervention de Hans-Robert Jauss, qui présente, à la fin de la dernière émission de la série, une nouvelle façon de faire l’histoire littéraire qui intégrerait les autres théories tout en y inscrivant fortement le lecteur et l’acte de lecture, le « sujet incarné dans l’histoire ». Certes, il est question, tout au long de la série, de nouveaux savoirs, de nouvelles théories. Mais l’analyse de la nouvelle objectivité de la critique est finalement interrogée moins pour elle-même que pour la façon dont, au-delà des protocoles, elle serait — ou pas — engagée dans la voie de l’établissement d’un rapport entre un texte et un sujet, par opposition à la voie contraire, qui serait celle des théories sans extériorité, sans référents, sans sujets. André Belleau, appuyé par Fernand Ouellette, qui est au moins autant poète que réalisateur[9], ne se propose pas seulement d’exposer la nouvelle critique afin de la rendre accessible ; il entend montrer son fonctionnement, ses limites, ses victoires et surtout les apories qu’elle a créées, ouvrant à des interrogations inédites. D’où l’affirmation faite lors de la dernière émission : « [N]ous avons proposé une poétique de la critique. » (V, 2) Les nouveaux discours sur la littérature ne s’en trouvent pas invalidés, mais inscrits dans un projet plus fondamental, celui de la quête d’un discours, encore à venir, incarné dans la voix ample et inquiète de Belleau, dont la série d’émissions manifesterait la nécessité.

Pour mieux comprendre la manière dont cet effet global est créé, il faut examiner la structure dialogique des émissions. Plusieurs invités (Pierre Barbéris, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Marthe Robert, et, dans une moindre mesure, Jacques Leenhardt) se contentent de présenter leur théorie — le « je » est le pronom le plus systématiquement employé —, et certains (Richard, Starobinski et Robert) font assez peu de place à l’intervieweur, voire pas du tout, même pas en creux dans des formules phatiques. Les émissions 3 et 4 se révèlent ainsi moins dynamiques, comme si les exposés des tenants de la psychanalyse et de la sociocritique ne pouvaient guère être ébranlés. On pourrait voir là le signe de l’admiration de Belleau à l’endroit de ses invités et un aveu implicite d’adhésion sans faille à leur discours. Ses rares interventions font de lui un faire-valoir qui marque son accord, son adhésion même, par exemple lorsqu’il propose à la sociocritique de

tenter de gagner le magnifique pari suivant : d’une part, montrer pourquoi une oeuvre prétendument réaliste comme celle de Balzac échappe à la société et à l’histoire ; d’autre part, nous convaincre qu’une oeuvre aussi apparemment éloignée de l’histoire et de la société telle celle de Nerval en est au contraire très profondément marquée…

III, 19

Mais il me semble voir là aussi un effet de l’absence de dialogue. Car, en effet, la dynamique est différente lorsque les invités dialoguent véritablement avec André Belleau. Certes, il faut imaginer que les entrevues enregistrées sont plus longues que ce qui a été conservé, et rappeler qu’il y a eu montage. Néanmoins, André Belleau et Fernand Ouellette ont choisi de conserver les dialogues dans lesquels Belleau intervient pour faire progresser les interrogations qui sont les siennes : le rapport au réel, l’implication d’un sujet dans le travail herméneutique, l’existence d’un discours culturel commun. Si les meilleures émissions sont celles où se trouvent les échanges les plus vifs, ce n’est pas en vertu d’une sorte de mimétisme conversationnel auquel l’auditeur serait sensible, mais plutôt parce que la vivacité des voix manifeste dans l’interlocution véritable un engagement dans la parole et dans la pensée induisant le mouvement, le doute, le silence aporétique. Le dialogue réel, celui qui n’est pas lié à la facticité du montage, transforme la teneur des discours. Il est dommage que nous ne puissions écouter les autres émissions de manière à percevoir, dans le flux et l’entrecroisement des voix, les doutes et les épiphanies du sens révélés par le débit, les hésitations ou les tremblements de la voix.

Le vif de la voix est aussi lisible dans un monologue, celui de Roger Fayolle dans la troisième émission. Sans que le Lecteur ou André Belleau interviennent, Roger Fayolle ouvre le sens des exposés plutôt monologiques de Barbéris et de Leenhardt qui l’ont précédé en déployant une aporie cardinale, « il n’y a jamais de sens définitivement acquis » (III, 20), mots qui constituent les derniers de cette troisième émission. Une instabilité radicale est ainsi instillée au projet de la série : le sens de l’oeuvre n’est pas seulement marqué par la subjectivité du lecteur mais aussi par le passage du temps et les changements de public. Parce qu’elle exprime le mouvement même qui anime la série d’émissions, la phrase de Fayolle remplace le mot final du Lecteur.

Il y a là, mine de rien, une leçon de radiophonie : l’entrecroisement sur le vif des voix ajoute une profondeur à l’expérience épistémologique mise en oeuvre au fil de l’émission. J’y vois un souci à la fois didactique (rendre plus vivant le discours, permettre la projection de l’auditeur dans certaines des voix, inscrire la démarche heuristique dans le présent radiophonique qui conjoint présent de la parole et présent de l’audition) et épistémologique (le savoir prend forme dans le dialogue). Pour qui connaît Belleau, ce souci apparaît comme le fondement même sur lequel celui-ci développera par la suite sa pensée. Belleau agit ainsi moins comme un vulgarisateur de théories et de pratiques que comme un chercheur qui explore une voie et met à l’épreuve sa pensée au contact de savoirs et de pensées autres. Une sorte de choc des « sujets incarnés » rendus plus vivants par leur voix. Aussi les dialogues avec Todorov, Deguy, Jauss constituent-ils les moments forts de la série, alors que Belleau, s’appuyant sur les propositions théoriques de son allocutaire, dynamise des savoirs réputés justes parce qu’objectifs en identifiant leur tache aveugle. Loin de constituer le panorama attendu qui permettrait d’assigner aux divers discours des attributs et un lieu précis, ceux-ci sont mis en relation entre eux dans une sorte de dynamique engendrée par le dialogue. Tout autour se trouvent placés des concepts, des exemples de pratiques, des linéaments de théorisations qui comptent moins en somme que la manière dont la profession de foi de tous dans la nouvelle objectivité se trouve déportée en périphérie des questions centrales exposées au début, reprises dans les dialogues et filées jusqu’au dénouement final, explicitées dans le texte de présentation de la dernière émission :

Le texte comme structure est [une] chose, le texte comme événement autre chose. Le critique ne choisit pas dans et pour le texte une cohérence significative, mais il organise en cohérence significative ce qui se passe entre le texte et lui et qui le concerne personnellement.

V, 2

Tel est précisément ce que Belleau réalise : il organise en une cohérence significative un ensemble de paroles et de théories de telle sorte que sa lecture de l’ensemble nous soit restituée comme tendue vers une sorte d’après-coup de l’état présent, en attente du travail à venir sur la littérature. Il se pose implicitement comme un narrateur, jouant dans le texte radiophonique le rôle que Bakhtine assigne à ce dernier dans le roman. Il opère à l’échelle du texte radiophonique global une stratégie dont « l’objet consiste à distribuer et à refléter le discours social intériorisé[10] ».

Belleau s’intéresse en somme aux divers discours qui se trouvent suturés par le montage radiophonique, de la manière même dont il affirmera, en 1985, que Bakhtine le fait,

non pas dans la mesure où ils constituent ou rapportent des événements, mais du point de vue des propriétés qu’ils ont de se distinguer, de s’écarter, de s’opposer entre eux, ou, au contraire, de se réfracter, de s’hybrider, de s’appeler, de s’encadrer et ainsi de suite, toujours et uniquement en tant que discours[11].

La série d’émissions apparaît ainsi comme une expérimentation concrète des vertus théoriques du dialogue bakhtinien. Belleau les exposera plus tard, dans cette même communication de 1985, alors qu’il examine la signification du dialogue bakhtinien comme outil de description des discours, et les possibilités heuristiques qui en découlent. Il livre alors une typologie des types de narrateurs, appuyée sur les diverses interactions possibles entre le narrateur et les voix qu’il « distribue » :

[N]ous aurons des narrateurs autoritaires, permissifs, distraits, des narrateurs qui imposent leur langage à l’autre ou qui, à l’inverse, se laissent contaminer par les mots d’autrui ; des narrateurs éloignés dans une distance dédaigneuse ou rapprochés dans une chaleureuse complicité ; des narrateurs qui préfèrent nettement le langage d’un des personnages tout en se défendant bien de l’employer ; des narrateurs qui coupent la parole ou qui laissent parler tel ou tel plus souvent que l’autre ; des narrateurs qui n’écoutent pas, qui changent de sujet[12]

La structure complexe de la série radiophonique « Regards neufs sur la littérature » me semble jouer de ces différentes figures, de sorte qu’à titre de concepteur, d’intervieweur et de rédacteur de la série, Belleau devient un homologue du romancier dont la visée consiste à « combiner et à ajuster les discours pour en constituer un ensemble esthétique[13] ».

Aussi suis-je portée, dans cette série, à voir André Belleau comme un passeur de littérature — il communique des savoirs et invite à la lecture —, comme un narrateur qui ourdit l’intrigue discursive déployée — il permet aux diverses voix de tendre vers une signification qui les dépasse — et comme le romancier qui crée déjà, à même une diversité de voix, dont la sienne, le germe d’une théorie à venir, celle de « cette authentique narratologie discursive dont nous avons tant besoin[14] », et qui constitue peut-être son legs le plus précieux.