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L’on serait bien en peine de trouver sous la plume de Claude Simon la moindre confidence sur les lectures qui bercèrent son enfance. Aucun aveu d’une quelconque fascination pour un Pardaillan ou un Michel Strogoff qui eût illuminé, comme ce fut le cas pour Sartre, une parcelle de son âge tendre. Apparemment aucun de ces jours, que, comme le confesse Proust, « nous ayons si pleinement vécus […] que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré[1] », ne semble appartenir à son passé. L’intertexte très riche de ses romans, les confidences faites à l’occasion d’entretiens renvoient chaque fois à des lectures effectuées selon toute évidence à l’adolescence, voire à l’âge adulte : Proust, Conrad, Faulkner, Dostoïevski… Le peintre qu’il souhaita un temps devenir puisa dans ses souvenirs les formes, les couleurs, les compositions que lui offrait le monde environnant et qui surent l’émerveiller dès ses premières années. Il semble donc que, pleinement occupé à déchiffrer cette subtile alchimie sans cesse renouvelée des images, il ne se soit pas préoccupé de se pencher sur ces associations de signes uniformément noirs sur la page blanche que sont les mots se succédant à l’intérieur du livre.

Pis ! Les seules lectures qu’il évoque dans ses romans sont les versions latines que l’institution scolaire lui imposa d’effectuer. Lectures obligatoires, donc. Surtout, lectures contraintes à se matérialiser impérativement par la production de sa propre écriture. Ces versions latines de son enfance ont, de ce fait, profondément marqué le romancier que deviendra Claude Simon. Deux oeuvres portant le même titre ont tout particulièrement retenu son attention, car toutes deux traitent du même événement, la bataille décisive qui opposa les armées de César à celles de Pompée pour l’obtention du pouvoir à Rome : La guerre civile de César et La guerre civile (La Pharsale) de Lucain. En effet, ces deux textes s’attachent aux mêmes faits en les appréhendant chacun selon le point de vue de l’un des deux partis antagonistes. Pouvoir être simultanément des deux côtés de la scène, telle est la gageure qui hante le narrateur de La route des Flandres lors du récit de la mort de Reixach et sur laquelle reviendra l’écrivain dans les dernières pages du Jardin des Plantes.

Au-delà du contenu, l’exercice de la traduction mot à mot d’un texte rédigé en langue étrangère, que l’enfant qu’il était alors devait restituer le plus fidèlement possible dans sa langue maternelle, sera fondateur de sa propre pratique de l’écriture qu’il définit précisément, lors du colloque de Cerisy consacré au Nouveau roman, comme l’élaboration d’une « fiction mot à mot[2] ». Enfin, tout texte se situant à la jonction d’une infinité d’autres textes, il convoque les travaux des historiens afin de se forger l’opinion la plus juste possible sur les conditions dans lesquelles s’est déroulée cette bataille de Pharsale. Cette enquête, il la mène dans le dessein de comprendre l’aversion qui le détourna de s’intéresser à ces grands textes épiques latins durant son enfance, puis la fascination qu’il éprouva à leur endroit par la suite.

Afin de rendre compte de l’influence qu’exerça une lecture d’enfance effectuée de mauvaise grâce sur la vocation d’écrivain d’un Claude Simon désireux de renouveler les canons du roman en recourant à la méthodologie de l’exercice autrefois honni, j’étudierai successivement comment cette lecture lointaine engendre une fiction actuelle, le voyage à Pharsale ; puis comment elle s’avère fondatrice d’une écriture, La bataille de Pharsale, étant la Défense et illustration de l’écriture scripturale selon le romancier ; enfin, pourquoi la bataille contre Pharsale que mena autrefois le collégien récalcitrant engendra une écriture radicalement novatrice que Jean Ricardou définit comme étant par excellence « la bataille de la phrase[3] ».

Des mots aux lieux

Dans Histoire, roman publié en 1967, le narrateur devenu adulte se souvenait déjà par intermittences de ces séances de torture que représentèrent pour lui, lorsqu’il était enfant, les moments de la journée où il devait reprendre, sous le contrôle de son oncle Charles, les traductions de La guerre civile qu’il avait effectuées dans la solitude de sa chambre. Jugeant l’exercice fastidieux, il opérait ses choix lexicaux dans le dictionnaire en s’en remettant au hasard, puis il procédait à l’organisation syntaxique des termes sélectionnés au sein de la phrase en s’efforçant de ne respecter que les lois d’une cohérence minimale : « et moi me tenant là bafouillant essayant de faire croire que ce que je lisais était autre chose que des mots cherchés à la diable dans le dictionnaire et mis tant bien que mal bout à bout[4] ». De fait, le traducteur opère en amont une sélection parmi le paradigme des significations proposées pour chaque terme, puis replace le mot sélectionné dans la chaîne syntagmatique de la phrase. Enfin, en aval, il place en regard le texte latin segmenté sous forme d’unités syntaxiques et ses équivalents sémantiques en langue française. Ce mot à mot, lorsqu’il est pratiqué à la lettre, peut conduire à la réalisation d’énoncés totalement abscons :

rivus : une rivière
impeditis ripis : aux bords obstacles
[…]
muniebat : abritait
[…]
dextrum cornu : la corne droite
[…]
ejus : de lui[5].

De surcroît, comme le lui fait remarquer son oncle Charles, il a omis dans sa translation du texte de César de traduire le terme « quidam » ! Jouant de cette étrange disparition, et lui rappelant incidemment que tout texte est en principe doté d’un sens, l’oncle pédagogue conseille à son neveu, afin de conférer une signification minimale au laborieux déchiffrage qu’il vient d’entendre, de proposer en classe l’énoncé suivant : « bon si ton professeur te demande le mot à mot tu te débrouilleras tu lui expliqueras que le quidam est tombé dans la rivière aux bords obstacles c’était sans doute un jockey qu’en penses-tu ? » (BP, p. 53)

Pourtant, le souvenir des heures passées à traduire le récit rédigé par César et traitant de la guerre qu’il mena contre Pompée est demeuré si prégnant dans l’esprit de l’enfant devenu adulte que, se trouvant en Grèce durant ses vacances, il se met en tête de se rendre sur le site de Pharsale où se déroula la bataille qui scella le sort de Rome. Traduire cette fois ne consiste plus à substituer des mots à d’autres mots, mais à inscrire dans le réel ce que ces mots représentaient. Ainsi, donner un sens aux mots signifierait les doter d’un lieu d’où ils tireraient leur origine. Jean H. Duffy souligne le caractère fortuit de cette quête, qui atteste que le temps perdu d’une lecture enfantine effectuée sous la contrainte peut subitement se métamorphoser en temps retrouvé avec délices : « Ayant remarqué sur le bord de la route un panneau indicateur portant le mot “Farsala”, Simon s’est mis à chercher le champ de la bataille de Pharsale[6] ». Auparavant, d’autres mots s’étaient mis en place à partir du texte de César et autour de sa relation de la célèbre bataille. En recueillant les versions des faits établies par Tite-Live, par Plutarque et surtout par Lucain qui célèbre dans son poème épique la geste des vaincus, il exprimait son animosité contre ces heures sombres de son enfance durant lesquelles il s’évertuait à donner un sens aux subtilités militaires d’un César que pour cette raison il exécrait. Ce corpus resurgi du passé et complété par les indications que lui fournit le Guide bleu détient pour fonction de l’aider dans sa recherche du site où s’est déroulée la célèbre bataille. Du moins, « célèbre » uniquement pour lui, parce que, comme il va progressivement le découvrir, tout le monde l’a oubliée, et par voie de conséquence personne n’est en mesure de lui indiquer où se situait le champ de bataille. Lors de son errance dans les paysages austères de la Thessalie, il prend conscience que, d’autres combats s’étant déroulés dans la région, ils ont effacé puis supplanté dans la mémoire des habitants le souvenir de la grandiose bataille. Afin de l’aider dans ses recherches, on lui cite diverses batailles du passé qui ont ensanglanté le sol grec et ont scellé son indépendance ou sa mise sous tutelle, et qui toutes eurent lieu dans les environs. Or, loin de lui apporter un quelconque secours, ces renseignements le désorientent au point de sécréter dans son esprit un mélange de ces confrontations successives : « bataille de comment déjà mot qui veut dire les Têtes de Chien bataille de Pharsale bataille contre les Turcs quel nom avant après Jésus-Christ » (BP, p. 56). Et, il comprend alors qu’en soi aucun affrontement en champ clos entre deux armées ne possède d’importance, chaque bataille n’étant que la préfiguration de combats ultérieurs ou la répétition de combats antérieurs. De surcroît, les mots eux-mêmes sont dépourvus de tout ancrage au sein du réel. En effet, soit ils ne disposent dans la réalité d’aucun référent, tel ce mont Karadja Ahmet sur lequel, selon les historiens, Pompée avait établi son camp, mais dont aucun autochtone n’a jamais entendu prononcer le nom ; soit leur emploi s’avère, en contexte, fallacieux, comme l’est par exemple le recours au terme « mont » pour désigner le Krindir, dont sa morphologie l’apparente au mieux à une colline. Enfin, le héros-narrateur prend conscience de l’irréversibilité du temps en identifiant au milieu des arbustes et des rocailles un espace qui pourrait correspondre au théâtre des opérations et en constatant parallèlement l’écart vertigineux qui s’est instauré entre le bruit et la fureur du lointain passé et l’étourdissant silence du présent : « théâtre vide de la guerre déserté silencieux » (BP, p. 92). Et, parachevant son désarroi, une partie du site présumé des exploits épiques d’antan est investie par des enfants qui se livrent là à une anarchique partie de football.

Son compagnon tire à son intention la morale de l’apologue que constitue en soi leur quête dérisoire : « de toute façon qu’est-ce que ça peut faire cette colline ou celle-là là-bas […] Alors fais comme tout le monde et décide qu’elles [les choses] sont ce que tu crois voir ou imagine-les et décide que c’est comme ça que ça s’est passé et alors ça se sera réellement passé ici » (BP, p. 88-89). Pharsale demeurera dans les livres, où, à l’évidence, ce lieu occupe la seule place légitime qui puisse lui être dévolue. De manière plus restrictive encore, Pharsale restera pour lui indissociable de cette époque de l’enfance où, à la tombée de la nuit, il alignait, dans le bureau de son oncle, imprégné par l’odeur des moûts que le viticulteur en chambre faisait décanter en permanence, des mots auxquels il ne parvenait pas, en les associant sous forme de phrases, à faire exprimer le moindre sens. Ses batailles contre les phrases de César, dont il ressortait invariablement vaincu, le firent subitement aspirer à découvrir le théâtre de cette bataille, au sein de laquelle il s’était replongé jour après jour, version après version. Mais, il savait déjà qu’en se rendant sur ce site, il ne désirait pas voir un lieu qui lui était inconnu, mais revoir un temps qui avait autrefois été le sien et dont il était désormais irrémédiablement séparé. En alignant maladroitement comme autrefois des mots qui, de toute manière, ne pouvaient détenir un sens que pour lui, il s’efforçait cependant d’expliquer à son compagnon le motif de sa quête : « Mais c’est à cause de cette version quelle version ? je ne savais même pas que c’était par ici J’étais tellement cancre que… » (BP, p. 31) Et, évidemment, celui-ci ne peut comprendre ce que désire lui expliquer un interlocuteur lui-même bien en peine de percer à jour ses propres motivations. Or, loin de constituer un obstacle à la trame romanesque de l’ouvrage, cette incompréhension généralisée va s’ériger en mode de composition du texte qui prend forme au fil de son écriture.

De mots en mots

Jean Ricardou établit l’existence d’un phénomène qu’il dénomme le « second analphabétisme », résidant selon lui dans le fait que, si nous sommes aptes à identifier les signes dont est composé un texte, nous nous montrons incapables de les relier les uns aux autres afin de pénétrer la spécificité de ce texte : « La littérature demande en somme qu’après avoir appris à déchiffrer mécaniquement les caractères typographiques, l’on apprenne à déchiffrer l’intrication des signes dont elle est faite[7]. »

Le collégien besogneux, ahanant sur sa version, identifiait parfaitement les mots dont était constitué l’énoncé, mais ne percevant pas l’intérêt que pouvait posséder tel ou tel d’entre eux, il n’hésitait pas à l’escamoter lorsqu’il procédait à la transposition du texte latin en langue française :

confestimque confestimque…
eh bien ?
je le regardai
confestimque Eh bien ?
confestim : alors Et alors
[…]
il repoussa ses lunettes : Sur-le-champ dit-il Aussitôt. Et sur-le-champ[8]

La vitesse que désire soudain introduire César dans son récit ne peut être reproduite dans le texte français si l’on omet de traduire « confestimque ». Cette évidence, avec le recul du temps, Claude Simon l’a comprise, puisqu’il admet que les versions latines d’antan l’ont conjointement conduit sur la route de Pharsale et sur le chemin de l’écriture : « Cela m’a donné une idée. Recherche d’un champ de bataille et recherche d’un livre d’écriture[9]. » Si l’échec, se traduisant sur le plan référentiel par son incapacité à retrouver le site où se déroula de nombreux siècles auparavant une importante bataille, était prévisible, la réussite que constituait, sur l’axe littéral, son aptitude à écrire sa bataille de Pharsale ne dépendait que de sa faculté à retrouver le mot à mot qui autrefois gouvernait l’exécution de ses versions latines. Certes, l’entreprise ne consistait nullement à réécrire le récit qu’avant lui César, Lucain et Plutarque avaient déjà rédigé, ni à reporter sur l’axe de la narration le narré qui constituait leur récit ; mais, en retrouvant les gestes de l’enfance qui le conduisaient à aller de mots en mots, à se laisser à son tour guider par les mots pour donner naissance au texte.

Citant Lacan, Simon rappelle que « “Le mot n’est pas seulement signe mais noeud de significations[10] ». Aussi, loin de l’employer comme un outil qui ne possède de fonction et ne détient de valeur qu’inséré à l’intérieur de la chaîne syntagmatique de la phrase, il examine la liste paradigmatique de ses acceptions afin de pouvoir exploiter non l’une seulement de ses virtualités sémantiques mais plusieurs, conjointement ou successivement. Si jadis son oncle le considérait comme un cancre, c’était parce qu’il se contentait de recopier le premier mot en langue française que lui proposait le dictionnaire bilingue en regard du terme latin. Ayant retenu la leçon, il ne saurait se satisfaire désormais de ne recourir qu’à la première signification qu’indique le dictionnaire pour chacun des termes. De surcroît, injectant au sein du paradigme déjà constitué sa propre appréhension du vocable, il procède pour chacun d’eux à une extension de son domaine sémantique qui lui conférera au sein du texte une productivité maximale. Et, bien évidemment, comme l’indique Claude Simon lui-même, il utilise comme premier opérateur de significations le seuil titulaire de son texte, qui constitue en la circonstance l’embrayeur de son discours romanesque : « le nom PHARSALE figurant également dans un recueil scolaire de textes latins et sur un panneau indicateur au bord d’une route de Thessalie. » (BP, p. 186) Or, c’est précisément au croisement de cette langue morte et de ce lieu introuvable qu’il procède au renouvellement de l’écriture romanesque, et tout particulièrement à la régénérescence de la sienne propre.

L’organisation ternaire de l’oeuvre décompose en ces trois mouvements qui la structurent la naissance de ce que deviendra pour lui l’écriture scripturale[11] de ses romans subséquents. À cet effet, le cancre, devenu élève modèle, restitue en les imitant les trois opérations qui transforment un énoncé dans une langue étrangère en sa parfaite transcription dans une autre langue. Le combat mené contre les mots, puis contre les phrases, enfin contre l’extrait en son ensemble, afin de conférer au texte une signification irrécusable tant globalement qu’en ses plus infimes détails, est reproduit par la première partie du roman qui juxtapose des bribes d’énoncés de dimensions variables semblant de loin en loin s’ajuster les unes aux autres et s’organiser les unes relativement aux autres. Le plus complet désordre fictionnel paraît régner au sein de cette masse informe de mots, dont un certain nombre provient de textes exogènes et renvoie à des strates temporelles et à des localisations spatiales très éloignées les unes des autres. La tentative de mise en ordre du désordre produit par le mot à mot, afin de dégager un sens cohérent au sein de la succession de phrases chaotiques qui couvrent la feuille, implique le recours à une classification méthodique des énoncés. Outrant le procédé, le scripteur simonien range ces divers énoncés, qui étaient épars au sein du texte primitif, par rubriques dûment dotées d’un titre spécifique. L’opération ne s’effectue pas sans ménager des surprises. Ainsi, au chapitre intitulé « César », il nous est relaté une scène se déroulant dans une chambre d’hôtel à Lourdes au cours de laquelle le général victorieux à Pharsale et l’écrivain relatant cette geste glorieuse n’apparaissent que sous la forme de leur effigie figurée sur un billet de banque. Accentuant le trait, le chapitre « Guerrier » procède à une représentation parodique de la veine épique en narrant la perturbation que suscite une nuit dans sa chambrée un militaire ivre exécutant des moulinets avec son sabre.

Conscient d’avoir oeuvré en pure perte, le scripteur écrit au début du dernier chapitre de cette deuxième partie : « Repartir, reprendre à zéro. » (BP, p. 181) Abandonnant toute référence aux versions latines, mais demeurant dans l’univers scolaire de son enfance, il s’applique alors à résoudre un complexe problème de géométrie censé distiller la lumière attendue au sein des ténèbres dans lesquelles il est plongé. La troisième et dernière phase de la réalisation d’une version latine, communément dénommée « la mise au net », toutes les difficultés ayant été résolues, toutes les aspérités ayant été gommées, se caractérise par l’émergence d’un discours clair et fluide, parfait miroir dans la langue d’arrivée du texte initial. L’obtention de ce chef-d’oeuvre, qui selon Gérard Genette « consiste à transposer un texte d’une langue à une autre[12] », apanage autrefois du seul oncle Charles, le scripteur simonien y accède en réécrivant de manière exemplaire les ébauches que constituent rétrospectivement les deux parties antécédentes. La seule différence qui distingue les deux exercices, mais elle se révèle d’une ampleur considérable, réside dans le fait qu’effectuer une version latine ne stipule que le respect de règles fixées par avance, tandis que s’adonner à l’écriture scripturale implique la nécessité d’inventer le règlement avant de l’appliquer.

Ainsi, parvenu au terme de cette quête, l’adulte a-t-il racheté les petites lâchetés de l’enfant d’autrefois qui s’abandonnait d’autant plus aisément à sa paresse naturelle qu’il savait que son oncle remédierait sans faille à ses lacunes. Mais cette Pharsale, dont il n’avait su se rendre maître parce qu’il n’avait pas voulu l’affronter résolument, l’a tellement hanté au long des années qu’il lui a fallu enfin relever le défi qu’elle lui avait adressé autrefois, en combattant sur son propre terrain, celui de l’écriture. De fait, cette Pharsale n’est pas un site qu’il faut trouver, ni même un texte qu’il faut retrouver, c’est une écriture qu’il faut découvrir. En effet, ses batailles contre les phrases de César lui ont au moins enseigné ceci : lorsque le général s’est effacé au profit de l’écrivain, lorsqu’il lui a fallu combattre non l’épée à la main mais la plume entre les doigts, le combat pour avoir changé de nature n’en a pas été plus aisé pour autant. Le récit de ce combat mené non plus contre les termes d’autrui, mais au moyen de ses propres mots, tel est le sujet qu’assigne Simon à son dixième roman.

Des maux aux mots

Si le jeune garçon manifeste une telle répugnance à faire des efforts pour traduire le texte rédigé par César, c’est parce qu’il ne se montre nullement intéressé par le récit des campagnes militaires menées par le général romain. Cette lutte pour le pouvoir qui s’est déroulée dans l’Antiquité et qui s’est conclue sur le site de Pharsale est trop éloignée de ses préoccupations du moment pour susciter en lui l’envie de percer le mystère que constitue tout texte rédigé dans un idiome étranger : « César la Guerre des Gaules la Guerre Civile […]. Latin langue morte. » (BP, p. 18) Après sa participation aux combats dans les Flandres, après avoir vu disparaître son bataillon sous la mitraille de l’ennemi, après avoir vu Reixach s’effondrer devant lui, il comprend ce qu’il ne pouvait comprendre auparavant, il comprend que toutes les guerres sont semblables ; qu’elles se situent avant Jésus-Christ ou de nos jours, l’objectif poursuivi par toutes les armées est identique et consiste à remporter la victoire en se maintenant en vie et en infligeant le plus de pertes possible dans les rangs de l’ennemi. « [J]e ne savais pas encore que la mort » (BP, p. 34), « je ne savais pas que la mort » (BP, p. 35), « je ne savais pas encore, je ne savais pas » (BP, p. 81 ; l’auteur souligne), « je ne sais pas » (BP, p. 81 ; l’auteur souligne), scande de manière spasmodique le texte de La bataille de Pharsale pour justifier l’indifférence coupable de l’enfant qui autrefois négligea un enseignement, dont l’homme, quand il participa à sa propre bataille de Pharsale, aurait pu tirer le plus grand profit.

En effet, il en prend tardivement conscience, c’était à sa propre guerre que le préparait le récit suranné d’une bataille obsolète. Le souvenir, que lui restitue sa mémoire des instants passés dans le bureau de l’oncle Charles à ressusciter les mouvements de cavalerie des deux armées protagonistes, est traversé par les aveux sans cesse réitérés de son ignorance coupable :

impetum fecerunt : ils firent une charge
in Pompeii equites : contre les cavaliers de Pompée
tanta vi : avec une telle violence
Je ne savais pas encore…
ut eorum nemo consisteret : qu’aucun d’eux ne résista
omnesque conversi : et que tous faisant demi-tour
tournant bride, dit-il : il s’agit de cavaliers

BP, p. 80 ; l’auteur souligne

Et, par un glissement quasiment imperceptible à l’intérieur du texte, le récit de César faisant place à sa propre narration, la retraite de la cavalerie de Pompée se métamorphose en la fuite qu’il dut lui-même opérer sur son cheval face à l’armée allemande :

non solum loco excederent : non seulement ils cédèrent le terrain
sed prostinos incitati fuga : mais aussitôt s’élancèrent dans la fuite
prirent la fuite. Mais […] je ne savais pas, couché ou plutôt aplati sur l’encolure je pouvais voir en bas son ombre

BP, p. 81 ; l’auteur souligne

Les mots sont devenus des faits, les images des événements vécus dans sa chair et avec son sang. Claude Simon n’écrit plus contre le texte de César, mais avec lui, en lui, sur lui. Les discours s’interpénètrent, se fondent l’un en l’autre, ne font plus qu’un. D’autres discours surgissent de sa mémoire qui évoquent les mêmes situations en des termes identiques. Dans Histoire, c’étaient des phrases prélevées dans l’ouvrage de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde (1919), ou celles que lui inspira sa participation à la guerre d’Espagne. Dans Les géorgiques, ce seront des paragraphes entiers recopiés à partir des archives laissées par son lointain ancêtre, le général L.S.M., ou empruntés à l’ouvrage de George Orwell, Hommage à la Catalogne (1938). Ici, ce sont des descriptions de tableaux représentant des batailles. Mais, partout l’objectif recherché est semblable : traduire par les mots les plus justes les maux endurés. Guerre civile, guerre des Gaules, guerres nationales, guerres internationales, ce sont toujours des corps qui saignent, qui souffrent, qui meurent, et ce sont toujours les mêmes substantifs, les mêmes adjectifs qui, dans toutes les langues, en rendent compte. Aussi, ces innombrables combats n’en forment-ils dans les faits qu’un seul, que les diverses périodes de l’Histoire ont décliné sous des traits et sur des modes différents. Et, puisqu’ils se résument à un seul, le texte simonien les associe au sein d’une monstrueuse et interminable « bataille de Pharsale », qui a débuté il y a fort longtemps et qui n’est pas encore achevée aujourd’hui, sans opérer de distinctions entre ces affrontements, sans établir entre eux de hiérarchie.

Une image, qui constitue la première mention de cette horreur guerrière, réapparaît de manière récurrente au sein du texte, celle de « l’arche empennée […] pénétrant dans sa bouche ouverte au moment où il s’élançait en avant l’épée levée entraînant ses soldats le transperçant clouant le cri au fond de sa gorge » (BP, p. 9-10). Certes, ce mouvement brutalement interrompu du guerrier en pleine action n’est pas sans rappeler la charge aussi vaine que dérisoire de Reixach affrontant sabre au clair le tireur allemand embusqué qui, en l’éclair d’une seconde, s’achève par le spectacle pitoyable d’un corps roulant au sol. Mais, au-delà de cette référence précise, la force de l’image suscitée dès l’ouverture du roman réside dans sa faculté à rendre compte du caractère impitoyable d’une telle mort qui tue, en même temps que l’homme, les mots qu’il s’apprêtait à prononcer. Le survivant, défini de ce fait par son statut d’être auquel l’on n’est pas parvenu à faire rentrer les mots dans la gorge, se doit en conséquence de mettre ces mots noirs sur le blanc de la page. Non pour témoigner, comme le font certains écrivains, de la noirceur singulière de la guerre dont ils furent les acteurs, mais afin de redonner vie aux mots tracés jadis par ceux qui vécurent la même expérience qu’eux en les disséminant au milieu des leurs.

Et, ces mots, n’étant pas destitués de leur liberté de susciter des images et conservant toutes leurs virtualités polysémiques, peuvent investir d’autres domaines que celui qui leur était primitivement dévolu. Exploitant les effets de la paronomase pilum/pilon, le texte simonien transforme une scène de mort violente en scène d’extase amoureuse. Après avoir explicitement établi l’analogie qui reliait les deux termes (« pilum lourd javelot terminé par une courte pointe triangulaire trapue en forme de. Pilon. Bouche rose ouverte où. » ; BP, p. 25), le scripteur, exploitant le rapport de causalité ainsi déterminé dans chacun des domaines comme entre ces deux registres, juxtapose Thanatos et Eros en les faisant procéder d’un seul et même mouvement : « pilum frappant entrant et ressortant à plusieurs reprises de la blessure le renflement de sa pointe triangulaire arrachant aux lèvres le sang jaillissant par saccades brûlant Elle m’inonda se mit à hoqueter et crier balbutiant des mots sans suite donnant de violents coups de reins » (BP, p. 40). Franchissant un cap relativement à La route des Flandres, roman dans lequel Georges se remémorait les divers épisodes de sa participation aux combats lors de la nuit qu’il passa après la guerre dans les bras de Corinne, le narrateur de La bataille de Pharsale n’opère aucune distinction entre les jeux de la mort et les joutes de l’amour.

Or, la découverte de ces deux univers s’est effectuée à la même période, dans le même lieu et au sein de la même langue. Histoire, en effet, relate que le collégien rétif aux récits de César avait dérobé dans la bibliothèque de son oncle un exemplaire rédigé en latin de L’âne d’or. Cette lecture, effectuée dans la fièvre, tant sa quête de révélations dans un domaine dont il ignorait tout était intense, conférait à la langue latine le prestige que possède tout langage ésotérique accessible aux seuls initiés. Cette fois, et pour cause, sans le concours de son oncle, il transpose aisément et rapidement les phrases de cet idiome honni en énoncés explicites qui enflamment ses sens : « laeta proximat rosa serta renudata crinibusque dissolutis accourant couronnée de roses joyeuse toute nue sous sa chevelure dénouée crinière toison que je pouvais sentir dans ma main crins à la fois soyeux et rêches[13] ». Là, à l’époque, résidait selon lui le savoir qui lui était indispensable. La pratique du latin n’était détentrice d’une légitimité que si elle lui permettait d’accéder à des récits susceptibles de l’intéresser en le bouleversant au plus profond de sa chair. L’accord que lui signifie Lambert, son condisciple déluré, d’échanger l’un de ses romans d’action contre cet ouvrage écrit en langue latine, la réprimande que lui adresse son oncle d’avoir emprunté sans sa permission un livre lui appartenant, l’affermissent dans son sentiment de la valeur inestimable attachée à ce texte. À la différence des calembours forgés par ce même Lambert à partir des formules liturgiques de la messe, sur le modèle « Bonne Biroute à Toto pour Cum spiritu Tuo[14] », qui pour profanateurs qu’ils soient n’enseignent rien, la lecture de l’oeuvre d’Apulée ouvre, après que l’on s’est rendu maître de la serrure que constitue la langue latine, une porte derrière laquelle se trouvent des trésors aptes à enrichir les sens et l’esprit. Mais, comme il le confesse lui-même — je ne savais pas encore… —, rejeter La guerre civile au profit de L’âne d’or constitua, de la part de l’enfant qu’il était alors, une erreur dont l’adulte, lors de la déroute des Flandres, put mesurer l’ampleur.

Toutefois, l’écrivain se garde de commettre cette autre erreur qui consisterait à ne retenir comme modèle que le texte de César et à dénier toute valeur à celui d’Apulée. Comme Histoire cite les deux ouvrages en leur qualité de lectures de l’enfance, l’une imposée et exécutée de mauvaise grâce, l’autre défendue et accomplie avec délices, La bataille de Pharsale intègre les deux textes au sein de l’appareil intertextuel qui alimente l’écriture simonienne. Une longue citation en français de la grande scène érotique du roman, celle qui décrit comment l’âne pénètre de son membre démesuré « une dame fort noble et fort riche[15] » de Corinthe, est intercalée entre deux fragments évoquant la déception du héros-narrateur de n’avoir pu identifier avec certitude le site de la bataille de Pharsale. C’est en effet dans le roman merveilleux que se trouve l’explication de l’échec qu’il vient d’essuyer : le registre dans lequel s’inscrit l’ouvrage, et tout particulièrement la scène qu’il vient de retranscrire, l’attestent, la littérature ne saurait refléter le réel, ne possède pas pour ambition d’informer sur la réalité des lieux, des faits ou des êtres. Chaque domaine appartient à un ordre spécifique qui le distingue de celui qui caractérise l’autre, et toute tentative d’identifier l’un à partir de l’autre ne peut constituer qu’une grossière erreur.

Traduire, les versions latines de son enfance le lui avaient utilement enseigné, n’implique que la substitution de mots à d’autres mots. C’est pourquoi la seule bataille de Pharsale qui soit scriptible ne peut revêtir que l’aspect de cette « bataille de la phrase » que décrit Jean Ricardou dans son article[16]. Et c’est ainsi que les maux deviennent mots et accèdent à une authentique vérité littéraire.

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Dans Les mots, Jean-Paul Sartre évoque, sous la forme de deux parties successives, le mouvement qui conduit de la lecture à l’écriture. Claude Simon ne retrace pas le cheminement qui, de l’enfance à l’âge adulte, a caractérisé la genèse de sa vocation d’écrivain. Recourant très tôt à l’insertion de textes intertextués au sein de ses propres textes, il tenait ainsi à démontrer que le seul rapport à la lecture que puisse établir le romancier ne saurait être d’ordre métatextuel, mais ne peut se matérialiser que de manière intratextuelle. Lire et écrire participent du même mouvement, comme précisément le lui a enseigné la pratique des versions latines. La transversalité selon laquelle s’exprime la confidence est représentative du modus faciendi auquel, de son premier à son dernier roman, il recourt pour consigner ses souvenirs d’enfance. Comme il l’a souligné à de nombreuses reprises, l’on ne peut écrire qu’au présent, et si l’on désire ressusciter le passé, l’on ne peut le faire qu’au présent de la mémoire. Citant saint Augustin pour résumer le phénomène, Mireille Calle-Gruber redéfinit ainsi notre rapport au temps : « C’est improprement que l’on dit : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Plus exactement dirait-on peut-être : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur[17]. » Si pour le narrateur proustien, à l’orée de La recherche du temps perdu, « tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de [sa] tasse de thé[18] », Perpignan et Les Aloès, lieux où s’est déroulée la jeunesse de Claude Simon, ne se sont que progressivement, au fil du temps, dégagés de « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire[19] ». Les souvenirs d’un passé révolu lui parviennent par bribes, par fragments, par lambeaux, et afin de représenter fidèlement cette présentation, il se doit à son tour de les restituer sous la forme de séquences incomplètes, sans cesse reprises et modifiées oeuvre après oeuvre. Ici il ajoute, ici il retranche, partout il corrige. Cette manière d’écrire n’est pas sans rappeler la méthodologie requise pour parfaire une version qui s’apparente encore à une transposition brute d’une langue à une autre.

De fait, l’exercice n’est pas clos sur lui-même, mais au contraire ouvert sur la langue à l’intérieur de laquelle il s’effectue, voire ouvert par la langue vers des horizons dont originellement il ne soupçonnait pas l’existence. Ce phénomène, propre à la pratique de l’écriture, provoque l’émerveillement chez son bénéficiaire : « Le souvenir est à la fois antérieur à l’écriture et suscité (ou plutôt enrichi) par elle. Plus on écrit, plus on a de souvenirs[20]. » Revenu sur les lieux où s’est déroulée son enfance à l’occasion de la vente de sa demeure familiale, le narrateur d’Histoire se remémore sans logique intrinsèque divers épisodes qui ont émaillé cette enfance. À ce titre, le roman constitue le réservoir au sein duquel puisera La bataille de Pharsale, où certains de ces souvenirs seront réécrits et intégrés conformément à une logique narrative exogène. Ainsi, ces deux ouvrages peuvent-ils être considérés comme le pivot de l’oeuvre simonienne, car les écrits antécédents concouraient à cette mise en oeuvre effectuée en deux temps, et les textes subséquents constitueront autant de variations relativement au matériau accumulé ici.

Corrélativement, Claude Simon nous révèle l’efficience que revêtirent pour sa production romanesque les versions latines de son enfance. Traduire ne consiste pas, comme semble l’induire l’autobiographie, à traduire son moi en mots pour que le lecteur ayant à son tour retraduit ces mots retrouve ce moi, mais à traduire ce moi en texte afin que le lecteur découvre ce texte et puisse ensuite le traduire en son propre texte. Payant d’exemple, Claude Simon procède, dans La bataille de Pharsale, à des transtylisations de textes de Marcel Proust[21]. Traduisant le français de Proust en son propre français, il démontre ainsi que la pratique de la réécriture ne s’applique pas seulement à la transformation d’un texte rédigé dans une langue en un autre texte restituant le premier au moyen d’une langue différente, mais embrasse l’ensemble du champ littéraire au sein duquel toute oeuvre lue invite de facto à sa réappropriation sous la forme d’une nouvelle écriture. Or, ce credo du roman simonien, ce sont les versions latines effectuées durant son enfance sous la contrainte et dans la douleur qui en ont démontré l’évidence à son adepte. Parce qu’il a su retenir la leçon, les vilains canards qu’étaient les versions bâclées du cancre se sont mués en ce superbe cygne qu’est l’écriture simonienne.