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Le point de départ de ces réflexions pourrait être le titre d’une recension du second volume de l’édition de l’oeuvre de Claude Simon dans la Bibliothèque de la Pléiade : « l’éblouissement du désordre[1] ». L’ordre spécifique de l’oeuvre, sa cohérence et son harmonie propres seraient-ils aujourd’hui mieux et plus largement appréhendés ? Cette requalification du désordre m’incite à interroger la lisibilité du montage dans les dernières oeuvres : celles-ci pourraient-elles avoir modifié, et en quoi, l’image d’auteur difficile de Claude Simon ?

On sait la narration simonienne fondée sur des descriptions, « tableaux détachés » assemblés ensuite selon des principes rigoureux mais indifférents aux relations consécutives et causales : en l’absence de la tension narrative propre au romanesque, l’intérêt du lecteur se porte sur la découverte progressive des images et des sensations portées par le flux de la phrase. Dans sa remarquable étude sur la lecture de l’oeuvre, Christine Genin décrivait cette lecture « studieuse » et « poignante » comme une victoire sur une opacité première[2]. Après le retour à un matériau autobiographique et familial opéré par Les géorgiques (1981), L’acacia (1989) semble adresser au lecteur des signaux et des repères plus explicites : titrage des chapitres, réduction à deux des strates temporelles entrelacées, ancrage historique précis, place rectrice accordée aux personnages. Simultanément, les entretiens de Simon invitent à lire ses livres comme appartenant à un espace autobiographique. Je voudrais rechercher dans les deux derniers romans et surtout dans Le jardin des Plantes (1997)[3], le plus complexe, si, tout en témoignant de la constance d’une poétique et tout en composant un montage[4] a-chronologique, ils portent les traces d’une simplification possible pour le lecteur. Peut-on déceler, dans ces ultimes romans, un assemblage différent des fragments et des séries de fragments, une lisibilité plus grande de leurs liens, et partant, une nouvelle attente de l’auteur ? À partir du personnage du journaliste dans Le jardin des Plantes, figuration romanesque d’un rapport au lecteur et de modes de lecture, j’interrogerai les modèles de lecture proposés par Simon hors fiction, dans les entretiens ou conférences, avant de relever dans les deux livres les symptômes possibles d’une simplification.

Portrait du lecteur en journaliste

Du jeune journaliste qui a l’air d’un « démarcheur en train de [l]’évaluer pour [le] convaincre de lui vendre [son] appartement » (JP, p. 76), Claude Simon trace d’abord un portrait caustique, raillant sa montre et sa mallette d’homme d’affaires et les questions insistantes sur la peur, de quelqu’un plus curieux de l’expérience personnelle du survivant de la débâcle que du travail d’écriture. Renvoyant à l’expérience de la guerre de Fabrice-Stendhal, et de Faulkner-Sartoris (JP, p. 35), l’écrivain raille l’identification naïve de l’auteur et du personnage. De plus, le langage du journaliste apparaît soit convenu et scolaire (« le thème de la guerre revient avec insistance chez vous » ; JP, p. 76), soit orné de références littéraires non pertinentes : quand il propose pour commentaire « le bruit et la fureur », S. répond : « Non. Beaucoup de bruit mais pas de fureur » (JP, p. 84). L’image stéréotypée qu’il se fait de la guerre rejoint celle de ces éditeurs qui décorent « la jaquette du livre avec un dessin représentant un cadavre de cheval en travers d’une route défoncée, boueuse, parsemée de flaques et bordée d’arbres déchiquetés » (JP, p. 101). Loin de tout cliché, l’écrivain recherche au contraire la formulation qui fausse le moins possible l’impression ressentie, pour donner à imaginer l’expérience vécue ou remémorée. Ainsi dit-il non pas : j’ai fait la guerre, mais « je m’étais simplement trouvé dedans » (JP, p. 77). Ce journaliste qui ne s’attache qu’au vécu se montre peu conscient de ce qu’est l’écriture, opposant à la « sauce romanesque » (JP, p. 272) qui enroberait les personnages de La route des Flandres (1960), un « compte rendu objectif, neutre » (JP, p. 272) qu’il dit préférer : il incarne le lecteur des livres « à base de vécu » de Simon à la recherche d’une illusoire objectivité.

Cependant, le journaliste semble sincèrement intéressé par l’expérience d’affrontement de la mort vécue par l’auteur et celui-ci tente patiemment de la lui faire comprendre, imaginer, avec l’impression de parler « dans une langue inconnue. Mais j’ai quand même essayé de lui décrire ça » (JP, p. 83), affirme-t-il. Il reformule donc inlassablement, en usant d’un langage commun, donc ambigu, qu’il lui faut toujours corriger. Une métaphore usuelle — une « grêle de balles » — peut ainsi être réactivée ou ranimée par une comparaison avec « les premiers grêlons d’un orage » (JP, p. 34). Un mot « à malentendus » (JP, p. 301) comme « mélancolie », d’où surgissent « ces images plus ou moins mièvres à la mode chez les préraphaélites anglais aux couleurs fades », est redéfini à plusieurs reprises (JP, p. 303) puis éclairé par la référence à Dostoïevski : « cette déchirante et mélancolique avidité avec laquelle le condamné regarde autour de lui le monde » (JP, p. 305).

L’interlocuteur journaliste permet ainsi de dramatiser l’enjeu de cette reformulation infinie de l’expérience traumatique sur laquelle porte tout l’entretien : un enjeu intellectuel et sensible, non faire ressentir ce qui a été ressenti puisque cela est impossible, mais tenter de s’en approcher. Il incarne une incitation à réécrire encore, indéfiniment, et figure l’attente du lecteur, celui que pourraient tromper les « racoleuses jaquettes » (JP, p. 264) rouge et noir de La route des Flandres. « Feu et ténèbres. Comme ça le lecteur n’a plus besoin de lire, et si par malheur il lit il va être terriblement déçu » (JP, p. 101). Un lecteur qui ne doit pas être trompé. Et Simon montre de la considération pour cette lecture mimétique et identificatoire, de quelqu’un qui verrait Stendhal derrière Fabrice sans se soucier des diktats théoriques et ressentirait une forme d’adhésion sensible à des mots pour y reconnaître quelque chose d’éprouvé anciennement ou virtuellement. C’est l’impression de lecture que Roland Barthes appelle le punctum, et qui provoque émotion et effet d’évidence. Barthes, comme Simon, lie cette émotion à celle de la perte, du deuil[5]. Le journaliste a raison de ne retenir de l’oeuvre que la seule rencontre de la mort au 17 mai 1940 : elle parcourt — avec les fragments d’entretien — tout le livre et concentre tous les enjeux de l’écriture.

La figure du journaliste, lecteur parodique peu curieux de la spécificité de l’écriture littéraire, porterait donc pourtant des attentes légitimes, adaptées à une écriture « à base de vécu ». Ce lecteur obéit à l’injonction de l’auteur : « Imaginez ! », et essaie de comprendre en traduisant dans sa langue ce qui lui est décrit ou raconté. Commencer cette série de fragments par la question de l’identification à l’auteur indique les limites du précepte théorique de la distinction entre auteur et personnage, précepte qui néglige les phénomènes identificatoires tout comme les effets de lecture. Et l’ensemble de l’entretien de S. avec le journaliste témoigne d’une pensée phénoménologique de la lecture et d’une certaine confiance dans l’efficace de l’inlassable reformulation du vécu. Il invite à lire toute l’oeuvre (et pas seulement Le jardin des Plantes) comme une tentative pour rendre compte d’expériences, de sensations, d’une relation au monde, mais aussi pour les rendre sensibles. Or ce n’est pas ce qui était auparavant prioritaire dans les remarques de Simon sur la lecture souhaitée pour ses livres, ou dans sa lecture de Proust.

Lecture des harmoniques

Le plus souvent, en effet, Claude Simon demande pour ses livres une attention à la composition musicale ou picturale — harmonique —, une sensibilité aux effets de résonance, de récurrences de motifs, d’analogies et d’oppositions. Soulignant la tension entre ordre et désordre, il insiste sur le chaos de remémorations, sensations, impressions perçues ou ressenties au présent de l’écriture et sur la manière dont il écrit et organise les fragments rédigés par morceaux détachés. Dans le Discours de Stockholm, défendant le droit pour le roman de n’être pas seulement narratif, il prône une recherche de « crédibilité » non dans une « causalité extérieure » mais dans « une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté, suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres[6] ». Ce principe poétique, « crédible parce que dans l’ordre sensible des choses[7] », par « la pertinence des rapports entre [l]es éléments [du texte][8] », éloigne le roman du romanesque et le rapproche de la peinture et des autres arts. Simon assigne pour origine à cette pratique un changement radical : « lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient[9]. »

Quelle lecture Simon en déduit-il ? Lisant Proust, il retient une forme, « une communauté de qualités » transmettant le sentiment du temps qui passe. Dans le commentaire de Sodome et Gomorrhe qu’il propose dans l’une de ses conférences, il s’attache à un motif descriptif, les mouettes à la fin de l’après-midi à Balbec, en montre les transformations et éclaire les « mises en rapport » avec le contexte narratif. Son admiration va à « la subtile périodicité avec laquelle [ces différents motifs] reviennent “obstinément” toujours à la façon des thèmes d’une fugue, disparaissent et réapparaissent[10] ». En liant les éléments descriptifs disjoints, il met au jour leur composition fuguée et une dynamique descriptive qui, tout en donnant à voir-imaginer les variations chromatiques des mouettes, raconte la fin du jour et rend sensible le passage du temps. Or ce sont précisément ces pages de Proust qui sont citées et montées dans Le jardin des Plantes — sans commentaire : comme une lecture en acte, par la citation en composition fuguée d’une forme elle-même fuguée.

Modèle de lecture ? Sans doute, et modèle articulé à cette description d’une « vraie lecture » par Simon : « la littérature moderne doit se prendre littéralement pour ce qu’elle donne à lire et dans l’ordre où elle donne à lire[11] ». On en déduira la lecture attendue : progression selon l’ordre du montage proposé par le livre et reconstruction — dans le temps de la lecture — des échos de formes et de sens qu’il produit (apparitions, modulations, disparitions et résurgences de motifs). Lire en tissant des liens entre les éléments d’une description, entre une description (qui raconte ou non) et une autre, produit une tension thématique ou esthétique qui porte tout aussi bien la dynamique de lecture qu’une tension narrative. Il suffit de déplacer l’attente, de surmonter l’impression possible de discontinuité ou de fragmentation à la recherche des formes qui organisent le chaos des impressions et souvenirs.

Cette dynamique descriptive requiert une activité lectrice qui est fonction du temps de la lecture, de la distance qui sépare les éléments qui consonnent et de la mémoire du lecteur. À l’échelle du chapitre ou du livre, les résurgences demandent plus d’attention, en particulier pour des livres dont on connaît la composition très élaborée, spécifique pour chacun et toujours loin des modes de composition attendus d’un roman. Les analyses des théoriciens de la lecture, qui opposent classiquement deux attitudes, passive et active, confortent l’idée que toute lecture passive est inadaptée au roman simonien[12]. Quand le lecteur se trouve devant des livres où dominent la description, la connotation, les références inter, intra et autotextuelles et une incertitude récurrente sur la cohérence et le sens, il ne peut qu’adopter une attitude active, en cherchant tous les modes de liaison (analogies, oppositions) des fragments qui se présentent.

Christine Genin a souligné en quoi cette lecture « studieuse » oblige à remettre en question ses comportements routiniers : « inquiétude syntaxique et sémantique » et rythme phrastique qui communiquent une expérience du réel et du temps douloureuse ; compréhension retardée, « hypothèses de lecture déçues », « signification toujours en suspens » d’un texte dont l’opacité exclut ou sollicite le lecteur selon ses motivations[13]. La dynamique de la lecture peut ainsi se trouver dans l’insatisfaction et l’indétermination (selon les mots de Wolfgang Iser[14]), puisque toutes deux stimulent la recherche des éléments d’une même série et l’attente toujours à venir des sens en cours d’élaboration, pour mieux saisir la manière dont l’écrivain a ressenti ou ressent le réel au moment où il affronte le travail d’écrire. À cette interprétation qui demande à être construite et conquise, le lecteur peut éprouver un plaisir à la fois « religieux et ludique[15] ». Quand Jean Dubuffet explique à Claude Simon pourquoi Triptyque l’a « combl[é] de plaisir », il témoigne de la liberté prise avec une lecture routinière :

C’est un livre qu’on ne peut pas lire — si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n’y a pas un sens, il y en a autant qu’on veut. C’est un livre à utiliser comme un tapis de Perse[16].

Cette lecture active n’est en rien réservée au lecteur professionnel, critique ou spécialiste, mais elle suppose que le lecteur accepte les règles du jeu proposées par chacun des livres de Simon. Il les acceptera plus aisément s’il les a rencontrées, approchées dans d’autres livres : il saura alors se laisser porter par le rythme des phrases, ne pas craindre de perdre le fil (de la phrase ou du montage) pour éprouver le flux de sensations et le vertige que le livre procure, accepter de relire pour percevoir de nouvelles « harmoniques » entre les mots et les images. Mais par-delà ces constantes de la poétique simonienne, chaque livre inventant une forme propre, le lecteur doit chaque fois redéfinir sensiblement ces règles de lecture.

Qu’en est-il dans Le jardin des Plantes et Le tramway (2001) ? Le journaliste, nous l’avons vu, privilégie des questions apparemment naïves, qui concernent l’adhésion du lecteur au texte : comment cela peut-il faire sens pour moi ? Comment imaginer ? D’autre part, dans plusieurs entretiens des années 1990 comme dans ces conférences où il commentait Proust, en 1980 et 1982, Simon se soucie de l’effet de lecture. Déjà en 1981, il rédige une quatrième de couverture pour Les géorgiques où, dit-il à Jérôme Lindon, la datation des trois séries d’événements informe le lecteur de « l’esprit du roman[17] ». Le guidage du lecteur est inhérent à cette pratique nouvelle pour lui et il propose un programme de lecture attentif aux analogies et aux oppositions. Dans un entretien tardif, en 1998, Simon invoque l’argument du plaisir de lecture pour récuser l’accusation d’hermétisme qu’on lui fait. Insistant sur une compréhension non pas intellectuelle mais sensible, il définit sa poétique comme fondée sur une manière d’être au monde, « ce sentiment violent [qu’il a] de la simultanéité[18] ». Et il ajoute : « la question est de savoir s’il [Le jardin des Plantes] communique au lecteur cette sensation. » Alors même qu’il se trouve au sommet de son oeuvre et de la consécration, il s’inquiète ainsi de ce lien avec le lecteur, de ce « partage du sensible ». Dans Le jardin des Plantes et Le tramway, Simon renouvelle encore les formes qui permettent de communiquer ce sentiment violent d’impressions ou de souvenirs simultanés, tout ce qui afflue dans le présent de l’écriture de façon chaotique, mais que celle-ci se donne précisément pour tâche de formuler et de combiner en une ou des formes sensibles.

Lire un tapis de perse

Le jardin des Plantes et Le tramway, sans jamais renier la poétique simonienne, me semblent faciliter, pour le lecteur qui construit des cohérences, la recherche de repères et de points d’appui. Évidemment pas dans les codes génériques : dès le premier abord, les deux livres écartent toute attente de « roman » ou d’« autobiographie ». Le jardin des Plantes déroute par la disposition plastique de fragments sur les trente premières pages environ, et comme dans Les géorgiques, il faut surmonter cette phase d’apprentissage avant de retrouver une mise en page familière. Le tramway, lui, place en incipit une description très minutieuse de la cabine du wattman, comme une sorte d’enseigne — non parodique mais presque auto-citationnelle — de l’écriture néoromanesque. L’incipit doit permettre d’adopter le bon rythme de lecture et les premières pages mettent le lecteur à l’épreuve autant qu’en condition.

Mais s’ils déçoivent toujours autant « ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le comte[19] », les deux livres répondent — indirectement — aux questions de l’incipit de Jacques le fataliste : qui ? où ? et quand ? Si ces références extratextuelles ne sont pas données d’entrée de jeu et apparaissent progressivement, les deux livres les présentent néanmoins comme des facteurs de facilitation de la lecture. On sait que le refus du modèle réaliste a conduit Simon à ne pas désigner par leurs noms les personnes et les lieux. Dans la décennie 1970, la dimension référentielle des livres a été un sujet tabou pour la critique simonienne, française surtout. Le jardin des Plantes reprend comme élément de fiction la querelle soulevée par Jean Ricardou et Alain Robbe-Grillet au colloque de 1971 : Simon était accusé de donner « constamment ses référents » (JP, p. 358) dans ses commentaires, et d’encourager l’« illusion référentielle » (JP, p. 357). L’objet du délit était la lettre d’un lecteur saisi, et pour cause, par l’« effet de réel » de la description de l’embuscade de La route des Flandres[20]. L’anecdote est rapportée avec une exactitude ironique et des initiales transparentes et devient significative de la distance prise avec ses détracteurs et leurs tabous par un auteur qui travaille sur des matériaux autobiographiques.

Dans les romans antérieurs, la référence était anonyme, métamorphosée et problématisée par l’écriture, comme dans Les géorgiques, livre fondé sur des documents familiaux abondamment cités, mais où les personnages sont désignés par des initiales, ou dans L’acacia, où seuls les intertitres fournissent la datation historique[21] ; en revanche, les noms propres abondent dans les deux derniers livres et surtout dans Le jardin des Plantes. Parfois, l’usage de périphrases, de prénoms ou d’initiales joue avec la curiosité du lecteur[22] sans la décevoir. Souvent, Simon légende les fragments descriptifs de tel ou tel lieu, comme il l’a fait pour certaines photographies, ou comme cela est fait pour les différentes espèces du jardin des Plantes parisien. Il identifie les documents bruts qu’il intègre en une sorte de collage : lettres de Rommel, citations du procès de Brodski, titres des toiles de Novelli. Il précise ironiquement la chambre no 4 qu’occupe S. à l’hôtel Astoria de Saint-Pétersbourg (JP, p. 285), mais la description peut aussi rester anonyme tout en étant d’une exactitude parfaite, telle celle de la place Monge ou des éléments urbains de Perpignan[23], lieux identifiables sous condition de familiarité avec le référent. Ailleurs la désignation se fait à la manière des écrits de Francis Ponge, le nom propre venant clore le fragment et laissant le primat à l’impression, aux sensations et aux mots qui, seuls, donnent à voir autrement. Les données temporelles sont plus aléatoires, parfois très précises (l’après-midi du 17 mai 1940), parfois absentes ou très vagues comme pour les voyages ou pour les trois moments où surgit la menace de mort : un simple « Maintenant » ne les situe pas autrement que dans un présent absolu (JP, p. 309-310). Enfin, l’usage de la première personne offre une apparence de simplicité au lecteur : comme dans une autobiographie, le narrateur serait l’auteur et le personnage. Mais le contrat de lecture de ces « romans » est foncièrement ambigu, l’usage du « je » restant irrégulier dans Le jardin des Plantes, étant remplacé par S., tandis que la référence y est toujours aussi intertextuelle et intratextuelle.

Comment comprendre ce nouvel usage de la référence (amorcé déjà dans L’acacia) du point de vue du lecteur ? Facilitation de l’accès en première lecture — non sans malentendus possibles ? La critique liait le refus de références extratextuelles au souci de faire porter toute l’attention sur le livre comme ensemble construit[24]. Simon jugerait-il cette précaution inutile, et le lecteur désormais capable de comprendre de lui-même l’importance de la composition, d’aborder la littérature comme une oeuvre d’art ? Ou bien ne s’agit-il pas plutôt d’un déplacement d’accent, celui-ci portant désormais sur une autre forme d’adhésion — l’adhésion sensible à une écriture qui fait voir, entendre et ressentir ?

Du lisible au visible

L’incipit du Jardin des Plantes, on l’a dit, invite à aborder chaque page avec un regard neuf et chaque fragment comme détaché sur un fond blanc. Le morcellement concerne d’abord l’espace de la page, les fragments dispersant des éléments d’un seul et même récit à la première personne, celui du voyage en URSS, déjà et autrement raconté dans L’invitation (1987). Progressivement, des fragments d’autres séries viendront alterner avec ceux-ci, le récit de voyage dans la salle de bain, l’évocation de Gastone Novelli, etc. L’incipit du Tramway, lui, est d’une grande simplicité : la première description-narration se fait selon une sorte de travelling arrière depuis un gros plan sur la manette du conducteur jusqu’au tramway dans son entier, comprenant le sujet de la perception, le narrateur enfant. L’introduction d’une nouvelle strate temporelle et du second regard, celui du narrateur âgé et malade, ne se fait qu’après une vingtaine de pages et le récit se poursuit à la première personne. Les unités narratives et descriptives, plus longues dans Le tramway, sont séparées par ces blancs qui signalent l’intervalle temporel et rendent visible l’écoulement du temps[25]. Le montage de ces deux romans requiert la même activité de liaison que les précédents : tous deux invitent à faire signifier la juxtaposition, la combinaison des éléments entre eux[26]. Comment se fait la lecture de ce montage de fragments, avec ce retour fugué de motifs surtout perceptible à la relecture ? Quels sont les points d’appui pour ces effets de composition, de liaison entre les éléments disjoints des « séries » ?

À première vue, dans Le jardin des Plantes, la diversité et le nombre des fragments et des séries, l’hétérogénéité des matériaux utilisés (citations littéraires, correspondances, documents divers) déroutent et font obstacle aux recherches de liaisons et de cohérences. Sans doute la mise en page inattendue du début est-elle compensée par l’unité (relative) de la matière narrative : l’invitation en URSS et les souvenirs qui lui sont associés. Par la suite, la construction des séries est rendue plus malaisée par leur nombre et leur entrelacement très lâche.

Il semble bien cependant que plusieurs séries répondent à une attente narrative, notamment certaines d’entre elles, structurantes, qui reviennent régulièrement : l’entretien avec le journaliste dans la partie i, Proust dans la partie ii, l’enfance puis à nouveau l’entretien dans la partie iii. Leur liaison est facilitée par des repères référentiels : les patronymes et les toponymes (Rommel, Brodski, noms des villes ou pays). Certaines « séries » présentent même un ordre chronologique : celles de l’entretien avec le journaliste, de la scène dans la salle de bain ou de l’épisode du cargo barcelonais ; ou un ordre chronologique et textuel (procès Brodski, citations de Sodome et Gomorrhe). Ainsi la série des références à Proust, qui, comme toute référence intertextuelle, relève d’une lecture « active », est d’une grande lisibilité. Clairement signalée et attribuée, elle se construit aisément, en particulier dans la seconde partie[27] : insertion régulière de citations courtes, identifiables et précédées d’un commentaire sur la rencontre du narrateur avec les dames Cambremer, « où les mouettes changent peu à peu de couleur tandis que l’heure avance » (JP, p. 161), puis sur l’objectif de Proust de « rendre sensible […] l’écoulement du temps » (JP, p. 175) ; intégration des citations renforcée par la référence temporelle commune à tous les fragments situés en fin d’après-midi[28]. Cet élément référentiel de simplification de la lecture est, avec le montage et la contiguïté des fragments, ce qui transmet « ce sentiment violent […] de la simultanéité[29] » produite par leur contiguïté. Les temps se heurtent dans une explosion de couleurs vives, contrastées, à l’opposé des irisations lentes sur les falaises de Balbec.

À l’exception de cette seconde partie, courte et unifiée par le moment de la journée où se passent les scènes, et de la dernière, qui voit s’achever la plupart des récits et séries antérieurs[30] (mort du colonel, de Rommel, fin du procès Brodski, du voyage en URSS, séjour à Paris de S. après son évasion), la saisie de la composition échappe dans sa complexité et son détail à la première lecture. Les dernières pages semblent fournir une sorte de guide de lecture avec les 42 plans alternés d’un film possible, reprenant divers fragments de ce qui précède pour en faire un montage d’analogies et de contrastes. Un guidage certes, mais rétrospectif : pour la relecture que ces pages supposent et préparent, puisqu’aussi bien, la littérature, c’est ce qui se relit. Auparavant, mu par la curiosité qu’avive l’attente de compléments toujours nécessaires, avec l’aide de quelques points d’appui supplémentaires, le lecteur aura pratiqué cette lecture dynamique, tendue vers l’écho suivant, qui caractérise le montage de textes discontinus, narratifs ou descriptifs.

Pourtant, l’autonomie visuelle et thématique de nombreux fragments, comme les images du monde que sont les traces des voyages, peut, elle aussi peut-être, simplifier l’activité du lecteur. Car, du fait des intervalles qui l’isolent et le détachent sur le blanc de la page, chaque fragment se suffit à lui-même, offrant ce que le poète Jacques Roubaud nomme un « moment de prose[31] » à qui voudrait lire ce livre comme un recueil. Cela supposerait une autre attente, poétique et non narrative, comme pour ces proses poétiques que sont Archipel et Nord[32], et une lecture du recueil comme étroitement et minutieusement composé.

La lecture des romans simoniens (à l’exception des premiers) a toujours relevé, comme la composition de chaque livre, du montage d’éléments discontinus, puisque l’écrivain décrit déjà en ces termes son travail pour La route des Flandres. La nouveauté est ici dans le blanc et dans sa visibilité : Le jardin des Plantes et Le tramway lui donnent une place et un rôle inédits[33]. Le rythme ample et continu de la phrase simonienne[34] et le montage par tuilage des fragments, en des pages qui présentaient un bloc compact au regard, laissent place à des éléments détachés, entourés d’un halo blanc. Les deux derniers livres font du montage un processus visible et, avec lui, donnent à voir le rôle de séparation et de liaison qu’assurent les intervalles. Car l’intervalle isole le fragment, le délie de ce qui précède pour laisser place à d’autres liens possibles. Ce blanc n’est donc pas simple démarcation neutre ou vide mais un espace actif, qui s’ouvre au lecteur pour qu’il l’emplisse de la mémoire de sa lecture ou de l’anticipation de ce qui va suivre[35].

La citation de Conrad placée en exergue au Tramway peut s’entendre comme guide de lecture valant pour les deux derniers romans : « le sens d’un épisode ne se trouve pas à l’intérieur, comme d’une noix, mais à l’extérieur, et enveloppe le conte qui l’a suscité, comme une lumière suscite une vapeur…[36] » Le halo de blanc qui l’entoure participe à la signification du fragment en rendant visible sa liaison avec les autres. Ou bien en ouvrant une béance, comme celle qu’indiquent les points de suspension plaçant ce fragment au coeur d’un vide, d’un non-dit : « … simplement quand je suis revenu pour les grandes vacances après Pâques la liseuse n’était plus là[37] ». Avec le blanc des intervalles, l’implicite qui surgit de ces liaisons et déliaisons devient sensible, visible, espace à interroger.

L’écriture du montage crée chez le lecteur une attente, une tension rythmée par les alternances, les chocs, les échos et reprises puisqu’elle souligne les confrontations et les antagonismes autant que les analogies ou les effets d’écho. On peut parler d’une pensée par le montage[38], au sens très simple où, par exemple, juxtaposer un fragment du récit du refus par Simon de signer la déclaration finale sur les lendemains radieux et les citations du procès de Brodski vaut pour une prise de position politique. Mais, plus largement, le montage pense en faisant prévaloir les analogies et les antagonismes dans le réseau de sensations et d’images mémorielles, comme la juxtaposition répétée de fragments associés à l’opposition des mots « fleurs et mort[39] ». Il participe ainsi de la vision que cherche à transmettre l’oeuvre, dans ce que Merleau-Ponty appelait un « dévoilement du monde sans pensée séparée[40] ».

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Rendre visible et sensible le montage, c’est ainsi rendre manifeste la liberté laissée au lecteur dans la construction des cohérences que ce montage implique : un pari mais aussi une confiance dans la capacité de l’écriture à transmettre aussi bien sensations et affects que cohérence esthétique, dans son pouvoir de susciter une adhésion sensible. Ce pari et cette confiance me semblent ainsi inscrits dans la lisibilité du montage que présentent les deux derniers livres de Simon. Une lisibilité qui ne tient sans doute pas seulement à son écriture, mais aussi à l’évolution de la lecture de ses oeuvres, ainsi qu’à l’évolution de la littérature : autour de Simon et en grande partie grâce à lui, morcellement et hybridité, juxtaposition de textes hétérogènes, jeux avec la chronologie temporelle, ces dispositifs de prose ne sont plus rares dès les années 1980[41]. Ces formes innovantes ont, comme le dit Proust de toute oeuvre nouvelle, créé leur lecteur, vaille que vaille. Elles ont suscité des attentes libérées des carcans antérieurs et généré des modes de lecture eux-mêmes hybrides, mêlant adhésion et intellection, tension narrative et esthétique. Utopie de la lecture ou un de ses avenirs possibles ?