Corps de l’article

Introduction

L’émergence d’une neuroéconomie (cf. Glimcher, 2003) doit être considérée sous l’angle des développements de l’économie expérimentale (Smith, 1962; Smith et al., 1988; Kahneman et Tversky, 1979, 1984) et comportementale (Sunstein et Thaler, 2003). Les contributions de Camerer (2007), Camerer et al. (2004, 2005), Glimcher (2003, 2010), Glimcher et Rustichini (2004), Rustichini (2005) ou encore de Coricelli et al. (2005, 2006, 2009, 2010) s’inscrivent dans la foulée des travaux pionniers des Edelman, Varela, Changeux ou Damasio. Ces auteurs, qui s’intéressent à la prise de décision, ont éprouvé le besoin de s’ouvrir à la psychologie cognitive pour interpréter un certain nombre de choix non conformes au modèle économique standard. La mise en évidence de ces « biais » a naturellement amené la recherche à en découvrir les origines cérébrales. Cette démarche a été rendue possible grâce aux avancées récentes des neurosciences et en particulier des techniques d’exploration du cerveau dont elles disposent depuis peu de temps.

L’objectif de la neuroéconomie est d’identifier les bases neurobiologiques des actions humaines à l’aide de l’imagerie cérébrale (IRM – imagerie par résonnance magnétique – ou TEP – tomoscintigraphie par émission de positrons ou dénommée PET en anglais). En visualisant les corrélats neuronaux des décisions économiques, elle éclaire la nature des éléments cognitifs et émotionnels impliqués dans les perceptions et les décisions individuelles.

Mais l’analyse économique a-t-elle véritablement besoin de la neuroéconomie? Il existe un débat en la matière[1]. Au-delà des difficultés d’interprétations des données mises en évidence par la neuro-imagerie et des limites méthodologiques liées à la faiblesse des échantillons statistiques (Logothetis, 2008; Miller, 2008), plusieurs commentateurs (Rubinstein, 2006; Gul et Pesendorfer, 2008; Ross, 2008; Harrison 2008; Sobel 2009) se sont interrogés sur la capacité de la neuroéconomie à enrichir la discipline. Les modèles classiques s’attachent uniquement à l’analyse des choix et leurs prévisions ne dépendent d’aucune hypothèse particulière sur les variables psychologiques sous-jacentes et non-observables qui les sous-tendent (Gul et Pesendorfer, 2008). Par ailleurs, lorsqu’ils intègrent des émotions particulières comme la colère ou la jalousie (cf. Raghunathan et al., 2004; Loewenstein et al., 2001; Lipman et Pesendorfer, 2013), ils parviennent à les traiter sous forme de données comportementales. On peut alors s’interroger sur les tentatives de la neuroéconomie d’infirmer (Glimcher, 2010; Hytonen et al., 2014) ou de confirmer (Padoa-Schoppia et Assad, 2008) la théorie économique.

Des réponses ont été apportées à ces interrogations critiques : d’une part, mesurer ou découvrir les préférences avec seulement des méthodes behavoriales est difficile et très imparfait (Kahneman et Krueger, 2006); d’autre part, si seuls les choix révèlent les préférences, alors cela signifie que celles qui ne se sont pas exprimées par les décisions restent inconnues (Stanton, 2009; Fehr et Ranger, 2011). Mais leurs intégrations ne sont pas inutiles à la qualité des modèles. Ainsi, la modulation de la patience des individus suivant leur degré d’auto-contrôle (Figner et al., 2010) n’aurait pu être effectuée par l’analyse des choix. Elle a pourtant élargi l’espace de la prévision, en expliquant la variation des choix par des éléments neurobiologiques. Finalement, on peut considérer avec Camerer (2013) que la restriction de l’analyse économique aux choix relève d’une contrainte et non d’un principe épistémologique. Autrefois, seuls les choix pouvaient être observés, et non la subjectivité des agents. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Une modélisation du processus de décision et de la manière dont les valeurs se forment, se transforment ou se rigidifient en relation à des événements internes ou externes, augmente le coefficient de prévision des théories. Sur le terrain normatif, la découverte des circuits neuronaux déterminant la décision donne sur le principe les moyens d’influencer son contenu en vue d’assurer une meilleure coordination infra-individuelle et interindividuelle.

L’objet de cet article est de rendre compte de la façon originale dont cette récente neuroéconomie s’est constituée; d’expliquer la manière dont elle intègre l’émotion dans la décision et de présenter des exemples significatifs de sa capacité d’éclairer et d’enrichir la discipline économique.

1. Une genèse originale

Le développement de la neuroéconomie a suivi une trajectoire pour le moins singulière. Celle-ci peut être interprétée comme le fruit d’une rencontre entre deux disciplines principales, la neurologie et l’économie, mais dont les attentes croisées sont paradoxalement antagonistes (Schmidt, 2008, 2010). Cela n’a pas empêché la réussite de ce couple bizarrement assorti et le développement d’une progéniture toujours plus nombreuse.

Depuis les années 1980, l’analyse cérébrale a bénéficié d’extraordinaires progrès de la technologie : l’encéphalogramme (EEG) mesure l’activité électrique du cerveau par le biais d’électrodes reliées au crâne; la tomographie par émissions de positrons (TEP) permet mesurer l’intensité de l’activité cérébrale par la mesure de l’afflux sanguin dans telle ou telle zone du cerveau et finalement, l’imagerie par résonnance magnétique (IRM), apparue dans les années 1990, produit des images détaillées des activités mentales en mesurant les changements d’oxygénation du cerveau. Ces techniques d’imagerie ont évolué ces toutes dernières années dans le sens d’une miniaturisation croissante qui permet à la fois l’extension du champ des expériences et l’allégement de leur coût.

De manière complémentaire, la psychologie cognitive et comportementale a bénéficié de nouveaux moyens de mesurer des réactions émotionnelles en se basant sur des « marqueurs somatiques » (Bechara et al. 2003, 2005) : variabilité du rythme cardiaque (qui rend compte de la stimulation physiologique), signaux électromyographiques (activation des muscles des visages comme indicateur des émotions positives ou négatives), eye tracking (position et mouvement du regard sur un écran d’ordinateur et mesure de son intensité par la dilatation de la pupille), visualisation et mesure de l’expression faciale, électrodermie (mesure de l’activité électrique de la peau), enregistrement des taux de cortisone et de testostérone par la salive, frissons, sueur, etc.

Ces progrès ont favorisé une nouvelle génération de neurobiologistes et de neurophysiologistes dont les travaux se sont concentrés sur l’étude de la décision. Mais la capacité interprétative de leurs analyses s’est vue limitée par l’absence de fonction objective. C’est dans cette perspective que des neurologues (Platt et Glimcher, 1999) se sont tournés vers les économistes pour leur emprunter des modèles standard de rationalité, de manière à éclairer les processus décisionnels sélectionnés par le cerveau, notamment lorsque celui-ci est confronté à des environnements incertains. La théorie de l’utilité espérée et les règles de maximisation vont donner un sens aux résultats de leurs investigations.

Le paradoxe est que ces modèles standards ont été remis en question dans ces mêmes années par une partie des théoriciens économiques. La célèbre expérience d’Allais (1953) avait sonné une première charge contre la théorie de l’utilité espérée. Mais ce sont surtout les travaux de Kahneman et Tversky (1979, 1984) qui ont remis en question l’essence de cette théorie dans ses évidences empiriques. Ils ont donné lieu à un ensemble de protocoles expérimentaux témoignant de l’existence généralisée de comportements « biaisés » (par rapport à la théorie « classique »). La volonté des économistes d’expliquer ces biais les a naturellement conduits à s’intéresser aux processus cérébraux sous-jacents et à se tourner vers les neurologues pour bénéficier de leur appareillage.

Ces attentes croisées de la neurologie et de l’économie, quoique contradictoires, ont donné naissance à un champ disciplinaire nouveau : la neuroéconomie. Glimcher, Camerer, Rustichini en représentent les figures les plus connues. S’appuyant sur des outils techniques toujours plus élaborés, cette discipline est dévolue à l’analyse des bases neurales des comportements observés dans le cadre de protocoles expérimentaux. Malgré son caractère récent, la neuroéconomie a fait l’objet de riches débats montrant son importance croissante dans la discipline. Plusieurs ouvrages, commentaires et revues de littérature (Montague, 2007; Glimcher et al., 2009a, 2009b; Rullière et al., 2009; Schmidt, 2008, 2010; Glimcher, 2010; Fehr et Rangel, 2011; Camerer 2013, …) font état de la richesse de ses développements[2]. Ces derniers s’articulent principalement autour de l’intégration de l’émotion (affect) dans la décision raisonnée.

2. La place de l’émotion dans la décision raisonnée

Depuis une dizaine d’années, de nombreuses contributions témoignent de l’importance d’une compréhension neurale de l’articulation entre émotion et délibération pour éclairer les processus de décision et mieux prévoir leurs issues (Holland et Gallagher, 2004; Shors, 2006; Coricelli et al., 2005; Loewenstein et O’Donoghue, 2005; Colander, 2007; Casey et al., 2008; Phelps, 2006, 2009; Pessoa, 2008; Coricelli, 2010; Buckart et al., 2011; Armony et Vuilleumier, 2013; Brocas et Carrillo, 2014).

La neurologie a longtemps été gouvernée par la classification de McLean (1970) qui sous-entend une hiérarchie des zones du cerveau humain suivant l’ordre de leur apparition : le « socle reptilien », la partie la plus primaire du cerveau où s’organise les sensations primaires, comme la peur, l’instinct de survie, la fuite, le plaisir, la peur; puis le « système limbique », siège de la mémoire, des émotions et des premiers processus d’apprentissage et enfin, le « cortex cérébral », lieu de l’intelligence, de la créativité et des règles sociales. Suivant cette classification, le cortex constituant la dernière strate formée à l’intérieur du cerveau, il s’associerait à son stade le plus développé. En particulier, il serait l’incubateur de la décision rationnelle. Dans cette perspective, les émotions de la partie médiane joueraient plutôt un rôle perturbateur dans le cerveau, nuisant à son efficacité et réduisant alors ses probabilités de survie.

Si cette classification correspond à la manière dont les économistes envisagent traditionnellement le mode de fonctionnement de l’esprit, des travaux pionniers tels que ceux de Changeux (1984), Edelman (1987, 1988, 1989, 1992, 2004) et Varela et al. (1991) ont remis en question la pertinence de cette classification et surtout, le mode de relation entre raison et émotion. Pour tous ces auteurs, le système des émotions n’est pas contradictoire à la décision rationnelle; il en est au contraire une condition.

Damasio (1994), un neurologue et psychologue cognitiviste qui s’est concentré sur l’étude des lésions cérébrales, s’inscrit dans cette démarche. Ses travaux axés sur les « marqueurs somatiques » (Bechara et al., 2003, 2005) ont particulièrement déterminé les orientations méthodologiques de la recherche. Pour Damasio, si un patient, qui est touché dans une région spécifique du cerveau, ne parvient pas à accomplir certaines tâches qu’une personne normale pourrait effectuer, cette incapacité constitue un indicateur de la fonction de cette région. Dans le cadre d’un protocole expérimental intitulé « le jeu de l’Iowa », Damasio démontre que des lésions affectant le cortex préfontal ventromédial (zone faisant l’interface entre le cortex préfrontal et le système limbique), empêchent le cerveau de développer une mémoire émotionnelle des conséquences des choix et d’engendrer une prise de décision favorisant la réussite de l’action. Cette absence de capitalisation affective conduit alors à des troubles du comportement (sur le plan individuel et social).

Pour Damasio, le bilan est clair : sans émotion, il n’y a pas de décision rationnelle possible. Cette analyse qui montre la complémentarité de l’affect et du cognitif dans la production d’une action efficace éclaire le cas devenu emblématique de Phineas Gage, un ouvrier des chemins de fer américain qui a vu son crâne traversé de part en part par une barre à mine, à la suite d’un accident de chantier en 1848. Non seulement Phineas Gage a miraculeusement réussi à survivre à cet accident, mais ses facultés de délibération et de calcul sont demeurées intactes. Par contre, son comportement individuel et ses facultés de coopération sociale (sociopathie) semblent avoir été sérieusement affectés : Gage s’avère incapable de prendre des décisions conformes à son intérêt, alors que son cerveau en perçoit pourtant clairement les conséquences logiques (Damasio et al., 1994). C’est en effet le cortex préfrontal ventral qui a été traversé par la fameuse barre à mine, détruisant la dimension émotionnelle nécessaire à la « décision raisonnée ».

La « bonne » décision est ainsi gouvernée à la fois par des processus cognitifs (planification, connaissance, délibération et calcul) et affectifs (colère, tristesse, honte,…) au même titre que des sensations biologiques, comme la faim ou la douleur. Platon, déjà, comparait l’esprit humain à un chariot tiré de manière complémentaire par deux chevaux, l’émotion et la raison. En croisant cette complémentarité entre « affect » et « délibération » avec celle entre processus conscients et processus automatiques, on obtient une double approche bidimensionnelle du fonctionnement cérébral.

En effet, la conscience humaine n’embrasse pas l’ensemble de la subjectivité de l’individu concerné, au sens d’expliciter ou de formaliser tous les aspects et classements, caractères ou attributs sensibles définissant son environnement interne. Les processus conscients, auxquels se sont attachés de manière traditionnelle les économistes, nous renvoient à la formation des plans. Sur le terrain physiologique, ils s’associent notamment au cortex préfrontal qui, tel un centre exécutif (Baddeley, 1986, 1990), utilise les entrants en provenance d’autres régions du cerveau afin de formuler des objectifs, déterminer des moyens et coordonner les actions du cerveau de manière à assurer le contrôle cognitif de l’ensemble[3]. Mais ces processus de planification impliquent un effort délibéré, extrêmement coûteux en énergie mentale[4]. Par ailleurs, la décision consciente, d’amplitude limitée, fonctionne comme un couloir dont l’étroitesse n’autorise le traitement des données que de manière séquentielle.

On comprend alors que 90 % des stimuli soient traités par le bais de processus automatiques permettant d’utiliser en simultané plusieurs circuits de décision mentale, avec une dépense énergétique et neuronale bien plus réduite. En termes physiologiques, ces processus « spontanés » renvoient à des zones plus particulièrement attachées au système limbique, par exemple l’« amygdale », qui constitue un lieu de décodage tacite des situations sociales et physiques; l’« insula » qui est le réceptacle de sentiments comme la peur, le dégoût physique ou moral, le sentiment d’injustice, etc. et qui organise les comportements subséquents (fuite, agressivité, répulsion, etc.); le « noyau gris central », qui s’active à la suite de différents formes de satisfaction anticipées. Ce noyau constitue un élément central de ce que les neurologues appellent le « circuit de la récompense ». Au coeur même du système limbique, celui-ci met en jeu un ensemble de neurotransmetteurs comme la dopamine ou l’ocytocine (hormone de la confiance) dont la fonction est d’assurer des mécanismes de stimulation et de renforcement. Les sentiments de respect des normes sociales (morale, confiance), éléments moteurs des structures de coopération, sont issus de ces processus spontanés et non délibératifs. Comme nous allons le voir plus bas, ils constituent un sujet d’étude privilégié pour la neuroéconomie.

Les deux types de traitements, délibérés et automatiques, doivent être considérés comme des moyens complémentaires pour le cerveau d’assurer son efficacité dans sa relation à l’environnement extérieur comme intérieur (la distinction de Kahneman, 2012, entre les systèmes 1 et 2 de la pensée, qui nous renvoie à la célèbre opposition de Aumann, rules versus act rationnaly). Agissant comme une firme, il mobilise et alterne les deux formes de traitement pour engendrer la réussite des actions. Le circuit introspectif associé à la décision consciente se développe à partir de l’échec des processus automatiques à traiter un problème habituellement géré par les processus inconscients sous forme de routine. La délibération est ainsi activée comme un mode par défaut, alertée par un déficit des « chaînes » automatiques à générer des comportements efficaces.

Au bilan, la décision raisonnée est le fruit d’une articulation complexe mêlant à la délibération classique des représentations, des normes, des automatismes, des affects et des rigidités mentales et dont la structure ne peut être révélée par le choix lui-même (McLure et al., 2004). On peut sans doute voir dans le développement de la neuroéconomie autant d’applications ou d’illustrations de ces relations souvent conflictuelles entre raison et émotion. On ne peut évidemment traiter ici tous les domaines d’application auxquels elle a déjà donné lieu. Contentons-nous ici de rendre compte de quelques résultats significatifs des apports de la neuroéconomie en matière d’appréhension du risque, d’interaction des représentations individuelles et sociales et enfin d’économie entrepreneuriale.

3. Le cerveau face au risque

En matière de risque, la neuroéconomie éclaire d’abord certains paradoxes expérimentaux qui violent d’un point de vue classique les règles d’une décision rationnelle optimale. La découverte des corrélats cérébraux de ces anomalies a montré que celles-ci correspondent à des contraintes neurales particulières dont la connaissance a élargi le champ d’application des études.

Selon la théorie de l’utilité espérée, l’issue d’une décision rationnelle est la même quel que soit le contexte de présentation des loteries. La comparaison de différentes options associées à des équivalents monétaires doit alors systématiquement déboucher sur la sélection de l’alternative adossée à la plus forte utilité espérée et ce, dans le respect des principes de cohérence des choix. Mais depuis le paradoxe de Allais (1953), nombre de résultats ont empiriquement remis la validité de ces règles. Par ailleurs, dans les années 1970 et 1980, les travaux de Kahneman et Tversky, à l’origine de la théorie devenue célèbre du Prospect, ont permis de montrer l’existence d’une asymétrie des comportements des agents lorsque leurs choix concernaient des risques de gains ou de pertes. Les différentes expériences menées témoignent de cette conclusion : d’une part, que les individus sont deux fois plus sensibles à une perte qu’à un gain du même montant (en moyenne et pour de petits montants); d’autre part, que les pertes incertaines sont préférées à des pertes certaines. Les effets de framing, conduisant à des surestimations des petits risques, la surconfiance, les endowments effects sont autant d’éléments remettant en question les règles de la rationalité classique.

Différentes expériences de neuroéconomie (Tom et al., 2007; Rushworth et Behrens, 2008; Padoa-Schioppa, 2009, 2011; Roiser et al., 2009; De Martino et al., 2010, Mohr et al., 2010; Barberis, 2013) se sont ainsi attachées à la découverte des équivalents cérébraux de ces biais, de façon à déterminer leur degré de généralité (sont-ils produits par des « cadrages » particuliers ou plus fondamentalement, expriment-ils des lois généralisées de perception de l’esprit?). Dans la perspective d’un contrôle éventuel, l’objectif était aussi de comprendre les déterminants cognitifs et émotionnels du processus débouchant sur la prise de décision.

Leurs résultats montrent que les régions cérébrales activées dans le cas d’un gain effectif ou espéré sont le cortex préfrontal, le striatum (ventral, dorsal) et le nucleus accumbens; les régions cérébrales mobilisées dans le cas d’une perte anticipée (comme dans le cas d’une perte effective) sont au contraire l’insula et l’amygdale. Ainsi, ce ne sont pas du tout les mêmes zones cérébrales qui sont activées par les gains ou les pertes.

Par ailleurs, c’est le rapport de forces engagé entre les dimensions délibératives (associées aux gains) et émotives (relatives aux pertes) de la décision qui détermine le résultat des choix proposés aux agents : une plus forte activation de l’amygdale pour les sujets qui obéissent au prospect est ainsi constatée. Par contre, on observe pour les sujets « classiques », qui résistent donc aux biais activés par l’insula et l’amygdale, une activation du cortex préfrontal (intégrant la partie dorsolatérale associée à l’inhibition) et du cortex cingulaire antérieur. Cette dernière zone située au contact du système limbique s’active de façon caractéristique à partir d’un conflit cognitif entre les deux modes d’actions (Rushworth et Behrens, 2008).

L’issue de ce rapport de forces dépend lui-même du montant des gains et des coûts : lorsque les chances de gains sont importantes, on visualise une forte activation du cortex préfrontal ventromédian et orbitofrontal. Mais ces zones ne sont aucunement activées devant des risques de pertes importantes. Cela signifie que le cerveau ne déclenche un travail d’analyse que si un gain est attendu. L’esprit rejette sans délibération aucune (donc sans coût neuronal) des options relatives à des pertes; enfin, dans cette opposition, l’engagement du sujet n’est pas neutre. Tom et al. (2007) ont montré que lorsque les sujets ne subissent pas eux-mêmes les conséquences de leurs choix, l’amygdale reste parfaitement inerte, signe de leur parfaite indifférence émotionnelle.

L’existence au niveau cérébral de zones différentes affectées au traitement des gains et des coûts ne pouvaient être révélée par les choix. Elle trouve néanmoins des conséquences incontestables sur l’analyse économique : d’une part, elle a permis d’interpréter de manière différente les sources du framing et d’envisager les moyens de lutter contre son influence en agissant sur des parties spécifiques du cerveau (Miu et Crispan, 2011). En effet, si on dispose de la connaissance, par l’étude neurale, de la manière dont les aires cérébrales concernées sont affectées par des états introperceptifs et extraperceptifs, il devient en principe possible de contrôler l’issue des décisions. Des interventions peuvent prendre la forme d’un changement d’environnent cognitif ou émotionnel sur le circuit neuronal mobilisé au cours du processus de décision. Or, ces changements ne peuvent être mécaniquement produits par des modifications de designs d’économie expérimentale (prix, revenu, information, etc.). Dans cette perspective, la neuroéconomie élargit de facto la qualité des modèles et l’espace des prévisions possibles des décisions risquées des agents. La mesure du sentiment de regret comme élément modulateur des choix (Schmidt, 2010; Glimcher et al., 2009 a et 2009 b; Camerer, 2013) trouve ici une dimension essentielle.

4. Représentations individuelles et normes sociales

La neuroéconomie a aussi permis de développer indépendamment des choix une connaissance et une mesure de la manière dont des normes sociales pourraient influencer les valeurs individuelles jusqu’à créer dans le cerveau des affects dénués de fondement objectif. La célèbre expérience du vin (Plassman et al., 2008) constitue une fascinante illustration de ce phénomène. Plassman fait boire à 12 participants des verres de vin associés à des prix différents sur chaque bouteille, en enregistrant le plaisir ressenti pour chaque participant. L’étude cérébrale démonte que la sensation de plaisir est plus intense pour la consommation des vins dont le prix est élevé : chaque consommateur trouve de fait meilleur goût à des vins chers qu’à des vins meilleur marché. Or, le même vin se trouve associé à des prix différents. L’intégration mentale de l’information tacite véhiculée par le prix sur la qualité du vin a conduit à « convaincre » les zones du cerveau associées au goût de ressentir un plaisir supplémentaire. Cette expérience témoigne de la complexité des relations neuronales entre le cortex cérébral et le système limbique. Mais elle démontre surtout combien la valeur subjective s’appuie sur des dimensions sociales dans le domaine culturel (art, politique, mode, etc.).

On pourrait penser que les économistes savent depuis longtemps que les contraintes et variables sociales participent aux choix mais le fait que le respect « irrationnel » des normes sociales reflètent des équilibres neuronaux et que les règles de la rationalité doivent être revues en conséquence interpelle l’analyse traditionnelle. La neuroéconomie réinterprète à travers le prisme de l’émotion des anomalies de comportement apparues lors de designs expérimentaux. Elle développe alors de nouveaux fondements aux sentiments sociaux comme la confiance, l’équité ou la justice dans la production de résultats efficaces sur le terrain individuel comme collectif.

Le jeu de l’ultimatum (Guth et al., 1982) est un célèbre jeu mené en économie expérimentale. Il met en relation deux joueurs anonymes qui doivent nécessairement se répartir une somme déterminée pour en avoir le bénéfice. Seul un des deux joueurs a le droit de proposer la répartition, l’autre ayant le pouvoir de la refuser, dans une logique « prendre ou laisser ». Suivant les normes de la rationalité classique, le résultat est facilement escompté : le premier joueur garde la totalité de la somme et le second n’a donc rien à refuser ou à accepter. Mais le résultat empirique contredit la prévision théorique. Deux types de « biais » sont constatés : 1) très peu d’offreurs choisissent de tout garder pour eux, la plupart proposant au contraire en moyenne 40 % de la somme; 2) ceux qui reçoivent rejettent en majorité les offres trop faibles, inférieures à 20 %. On pourrait évidemment interpréter le premier résultat comme un altruisme bien compris des offreurs. Si des propositions sont refusées par les joueurs receveurs, il n’y aura aucune répartition et les offreurs seront aussi perdants. Mais une variante de ce jeu, n’autorisant pas les receveurs de refuser les propositions des offreurs, a permis de conclure à l’existence effective de biais. Le modèle théorique nous conduit à prévoir que dans cette version (qualifiée de « jeu du dictateur »), les offreurs proposent une somme de zéro. Or, l’expérience témoigne qu’ils offrent 20 % en moyenne. Le biais subsiste ainsi à hauteur de la moitié des résultats précédents.

Comment interpréter cérébralement le phénomène? Il est difficile d’y voir une simple erreur des agents. En utilisant l’IRM, Sanfey et al. (2003) ont proposé une interprétation neuroéconomique du jeu de l’ultimatum. Elle montre le rôle actif de l’insula. Nous avons déjà noté que l’insula est une zone associée aux émotions négatives pour les états physiques (soif ou faim). Mais nous savons aussi qu’elle est activée par des sentiments de dégoût moral ou d’injustice. Dans le cadre du jeu, elle est particulièrement affectée par des propositions non équitables, non seulement dans le cerveau des receveurs, mais aussi dans celui des offreurs. En la désactivant par des comportements socialement équitables, et en sanctionnant les actions non-coopératives (punition altruiste – De Quervain et al., 2004), les agents « maximisent » le rendement du système de récompense.

La prise en compte de ce circuit de récompense est essentielle à la compréhension des processus de prise de décision. Celui-ci décrit l’existence d’un complexe de connexions neuronales et nerveuses principalement situées à l’intérieur du système limbique (noyau accumbens et aire tegmentale ventrale). Initialement formé pour favoriser la satisfaction de besoins fondamentaux, ce complexe s’est ensuite développé pour inciter les acteurs à reproduire toutes les expériences (individuelles comme sociales) favorisant leurs équilibres neuronaux. Il organise grâce à la production de neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine) la structure de nos plaisirs et de nos frustrations comme mécanismes incitatifs du rééquilibrage des comportements en direction d’une meilleure économie de ressources. Il joue donc ici un rôle majeur dans la formation et le respect de normes sociales (Berthoz et al., 2002)

Dans le même ordre d’idées, prenons un autre jeu, celui de la confiance, associé à l’expérience de Berg et al. (1995) : 32 joueurs anonymes, partagés en deux groupes A et B bénéficient d’une dotation de 10 euros chacun. Les joueurs A peuvent envoyer aux joueurs B une dotation dont le montant est doublé (principe d’abondement) par l’expérimentateur. Les joueurs B peuvent renvoyer ensuite ou non vers les joueurs A la dotation suivant le montant de leur choix. Le jeu fournit ainsi une mesure expérimentale de la confiance (somme que les joueurs A acceptent de transférer vers les joueurs B) et de la réciprocité (somme que les joueurs B acceptent de retourner aux joueurs A). Une fois encore, la rationalité économique classique permet d’anticiper que les joueurs A n’envoient aucune dotation car ils prévoient que les joueurs B, profitant d’un effet d’aubaine, ne reverseront aucune partie de la dotation reçue. Or, il s’avère que dans une version non répétée du jeu, les joueurs A et B investissent et redistribuent respectivement une partie des dotations. Ce comportement apparemment « irrationnel » apparaît être encore plus développé dans le cadre de jeux répétés, qui voient augmenter le niveau de réciprocité et de confiance des joueurs. Les comportements de coopération ou de fairness apparaissent donc se développer au profit des deux joueurs.

DeQuervain et al. (2004), King-Cas et al. (2005) et Tomlin et al. (2006) se sont intéressés aux corrélats neuraux de l’expérience. Les expériences menées montrent bien une nouvelle fois l’activité du cortex cingulaire antérieur chez les joueurs, révélant les conflits cognitifs entre les comportements de coopération/confiance et d’opportunisme (aubaine). Mais on observe aussi, comme l’explique Schmidt (2010), une forme de dialogue cérébral qui se développe entre les deux joueurs qui les aident dans un processus mental interactif à engendrer un modèle commun qui se nourrit de l’apprentissage. « Un changement dans l’activation des régions cérébrales concernées chez l’un des joueurs entraîne, corrélativement, une modification dans la région concernée chez l’autre joueur » (traduction libre, Schmidt, 2010, p. 256). Nous avons donc ici un processus autorenforçant de représentation mentale de l’autre dont les bases cérébrales peuvent en dernière analyse s’expliquer par la désormais célèbre thèse des neurones miroirs. La thèse des neurones miroirs (Gallese et al., 1996; Iacobini et al., 2005) éclaire sous un jour nouveau l’importance de la dimension sociale dans les représentations subjectives des agents. Suivant cette théorie, la contemplation par un individu de l’action d’un autre peut être suffisante pour reproduire dans l’esprit du premier les structures neurales du second, lui offrant alors l’opportunité de connaitre les mêmes émotions (positives ou négatives). Comme l’explique Gironde, « Que je contemple une action ou que j’agisse engage des processus neuronaux similaires … il existe dans le cerveau des mécanismes neuronaux qui nous permettent de comprendre directement la signification des actions, mais aussi les émotions des autres individus par le biais d’une réplication ou d’une simulation de ces actions et de ces émotions de manière implicite et sans la médiation du raisonnement et de la réflexion » (Gironde, 2008, p. 48). Ces mécanismes, qui concernent aussi bien le système limbique (l’insula) que des parties plus délibératives (le cortex frontal inférieur), livrent une explication cérébrale des phénomènes d’empathie et d’apprentissage basée sur des situations de face to face. Ces neurones miroirs pourraient alors constituer l’explication des situations de common knowlege non concevables dans le cadre de modèles de rationalité pure. L’existence de communautés interprétatives préalables au délibéré permettrait alors de mieux comprendre le processus de formation des marchés et les modes de coordination qui en sont issus. Ses enseignements trouvent des applications dans le domaine de la formation de normes.

Renforcée par un processus d’apprentissage, la confiance initiale débouche sur des structures de coordination qui sont à terme mutuellement anticipées par les joueurs et autoréalisatrices (Rilling et al., 2008). Des variantes intégrant la possibilité de sanction montrent bizarrement qu’elles sont non-productives, comme si l’intégration de variables financières perturbait la spontanéité des mécanismes de coopération sociale et désinhibaient les comportements d’aubaine. Il est néanmoins intéressant de voir que des applications neuroéconomiques (DeQuervain et al., 2004) du protocole avec sanctions montrent bien l’importance du noyau caudé, activé par des sentiments de vengeance qui stimulent le circuit de la récompense, articulé au circuit de la dopamine. Là encore, les mécanismes neuronaux concourent à l’efficience collective. Tout cela manifeste le rôle des règles cérébrales dans la maximisation de l’utilité collective, contredisant alors certains résultats sous-optimaux des jeux non coopératifs. L’équilibre neuronal et l’équilibre social s’avèrent corrélés.

5. Le « neuroentrepreneurship »

Le thème de l’entrepreneur a pris une place considérable dans la littérature contemporaine (Shane, 2000, 2003; Shane et Venkataraman, 2000; Shane et al., 2003; Krueger, 2000; Krueger et Welpe, 2008; Krueger et Day, 2010) : l’entrepreneur est celui qui perçoit dans le paysage de données des occasions que les autres individus n’ont pas la faculté de discerner. En mobilisant des qualités particulières d’éveil ou de vigilance (alertness), qui s’expriment par une ouverture cognitive et un processus d’exploration, l’entrepreneur découvre des occasions d’échanges ignorées par les autres agents et permet ainsi de faire tendre la structure des activités à celle de l’information environnante (cf. Aimar, 2010; Sarason et al., 2006).

Cet intérêt reflète un contexte de valorisation croissante des actifs représentés par la connaissance et l’innovation. Dans cette perspective, l’étude de l’entrepreneurship soulève des enjeux forts : microéconomiques, dans la mesure où la capacité des entrepreneurs d’innover et de découvrir de nouvelles opportunités est une condition de survie de long terme des firmes dans un monde concurrentiel et complexe; macroéconomiques, car ce sont les découvertes entrepreneuriales qui déterminent la capacité de nos institutions à surmonter l’ignorance et à favoriser la coordination. Si ces découvertes sont entravées, l’efficience économique est remise en question.

Mais comment favoriser l’entrepreneurship individuel? La recherche s’est toujours butée sur cette question. On ne s’explique pas les distributions différentes des fonctions entrepreneuriales parmi des individus confrontés aux mêmes possibilités et au même environnement. La littérature s’accorde sur l’idée que la découverte entrepreneuriale ne relève pas du decision-making, mais d’un processus spontané dont l’entrepreneur n’est pas lui-même conscient et dont le résultat est toujours une « surprise » (Kirzner, 1973, 1979, 1997). Toutes les études récentes dans le domaine (Gaglio, 2004; Aimar, 2008a, 2008b, 2009, 2011; Krueger et Welpe, 2008; Krueger et Day, 2010) semblent bel et bien confirmer cette intuition et converger vers l’idée que la fonction entrepreneuriale relève de phénomènes subconscients (opposition de la hot cognition et de la cold cognition).

Dans ce domaine, l’analyse des choix n’est d’aucune utilité. À partir du moment où l’exercice de l’entrepreneurship semble relever de contraintes cognitives (Varela et Shear, 1999; Mitchell et al., 2004; Noteboom, 2010) et émotionnelles (Rolls, 1999), l’étude des bases neurales de la perception économique devrait alors aider à comprendre la fonction entrepreneuriale et définir ses arguments. C’est bien autour de l’ambition d’ouvrir cette boîte noire que s’est récemment ouvert un programme en faveur d’un neuroentrepreneurship (Nicolaou et Shane, 2008; Krueger et Day, 2010; Stanton et al., 2010).

Les questions ouvertes par ce programme de recherche sont nombreuses et cruciales. Pourquoi, dans un environnement donné, certains individus perçoivent-ils plus de données que d’autres? Quels phénomènes mentaux et cérébraux sont associés à la découverte des possibilités? Quels sont les éléments qui favorisent ou, au contraire, inhibent ce processus de découverte? Quelle est l’infrastructure cognitive sous-jacente? Est-elle développée chez tous les individus et si non, pourquoi? L’entrepreneurship est-il confronté à des barrières à l’entrée, de type externe ou interne? Quel est le rôle du temps, de la mémoire dans son activation? Quels sont les corrélats neuronaux de la notion de vigilance et d’attention? Comment les entrepreneurs appréhendent-ils et traitent-ils les données? De quelle façon reconnaissent-ils parmi le complexe de données et de signaux une possibilité crédible? Est-il possible d’« incuber » au niveau cérébral les facultés entrepreneuriales (learning entrepreneurship)? Comment optimiser la plasticité cognitive?

Les travaux issus de l’idée d’un « espace neuronal global » (Dehaene et al., 1998; Dehaene et Changeux, 1996, 2000, 2005) et plus récemment de Koechlin (2012) et de Dehaene (2014) ont permis d’identifier des aires neuronales (lobe pariétal, occipital et région limbique) qui participent à la décision, mais échappent à la conscience du décideur. Elles déterminent notamment des opérations de sélection et d’inhibition des représentations mentales qui interviennent au cours du processus de sélection des données (Dehaene et Changeux, 2005). À l’inverse, Dehaene (2014) vient d’ouvrir un programme (connectome) visant à rendre compte de la prise de conscience d’une information sous forme de signaux électriques et magnétiques qui déclenchent dans le circuit neuronal une onde cérébrale se diffusant jusqu’au cortex préfrontal.

Ces avancées devraient alors permettre de définir au niveau entrepreneurial les équivalents neuronaux des processus d’apprentissage, de l’auto-contrôle des représentations et plus largement des conditions culturelles et psychologiques qui encadrent l’exercice des facultés de découverte ou d’innovation. Les enseignements de la neuroéconomie s’avérent particulièrement utiles pour :

  1. Déterminer la nature des relations entre émotion et perception : y-a-t-il un lien entre émotion et découverte? L’entrepreneur dispose-t-il d’une capacité particulière de réguler la structure de ses émotions? Le stress, l’inquiétude favorisent-ils ou non la découverte?

  2. Savoir quelles sont les qualités requises pour s’adapter à l’imprévu. Y-a-t-il un effet indésirable des automatismes? Du regret?

  3. Définir la place de l’ambiguïté dans le traitement entrepreneurial de l’information. Le cortex cingulaire antérieur, la région cérébrale spécialisée dans les traitements des conflits cognitifs, pourrait nous aider à répondre à cette question. Il est activé lorsque des informations contradictoires parviennent au sujet. Son exercice répond à un état de surprise, propre à la découverte entrepreneuriale. Les entrepreneurs sont-ils des individus n’ayant pas d’aversion à l’ambiguïté, à la différence de la plupart des gens?

  4. Examiner le rôle des croyances et de la confiance, notamment chez les entrepreneurs novices, sans expérience au sein des firmes (Singh, 2008; Singh et al., 2011; Baron et Ensley, 2006). Comment accèdent-ils à l’information? Quelle est la part de croyance (self-efficacy) et de connaissance dans leur définition subjective de l’opportunité? Comment persuadent-ils les investisseurs? Par exemple, de nombreuses expériences (Kosfeld et al., 2005; Zack et al., 2005) ont montré qu’une hormone associée au sentiment de confiance et d’adhésion (l’oxytocine) augmente la croyance en sa propre réussite et suscite une capacité de persuasion vis-à-vis de partenaires à l’échange. Peut-on appliquer cette idée au domaine de l’entrepreneur?

Il reste évidemment encore beaucoup à faire et les questions demeurent encore plus nombreuses que les réponses. La complexité neuronale est loin d’avoir livré tous ses secrets. Mais les résultats des premières expériences ont commencé à émerger dans la littérature (Welpe et al., 2012). Ils montrent notamment que les émotions influencent bel et bien l’évaluation et l’exploitation des possibilités ou occasions. L’analyse permet de mesurer et de discriminer leur impact : la crainte diminue la capacité de repérer et d’exploiter les occasions, à l’inverse de la joie ou de la colère. La complexité et l’ambiguïté de l’information semblent par ailleurs jouer un rôle déterminant dans l’activation interne des facultés entrepreneuriales des agents (Stanton et al., 2010) en jouant sur le stress et l’attention. Ces premiers résultats suggèrent à eux seuls des protocoles nouveaux pour améliorer l’entrepreneurship dans les organisations.

Conclusion

L’article s’est intéressé à livrer une grille de lecture de la genèse et des développements de la récente neuroéconomie, construite à partir d’une coopération inédite entre les sciences pures et les sciences sociales. Un objectif parallèle a été de montrer en quoi, par l’exploration neurale des représentations subjectives des acteurs, elle a enrichi la discipline dans de nombreux champs de recherche en expliquant ces mystérieux « biais » découverts par l’économie expérimentale et comportementale et en livrant une connaissance des valeurs et préférences indépendante des choix. Au-delà des thèmes développés dans cet article, la neurofinance (Tseng, 2006; Frydman et al., 2014; Kaisa et al., 2014) utilise ainsi la neuroéconomie pour expliquer les pratiques d’exposition aux risques de pertes sur les marchés financiers et le développement de comportements d’addiction (l’attraction pour les pertes incertaines compense l’angoisse du risque de pertes certaines). Les théoriciens du neuromarketing (Mc Lure et al., 2004; Courbet et Benoit, 2013) se servent de la théorie neurobiologique du framing pour reconfigurer les designs des produits et « maximiser » l’attention des consommateurs. Les sciences politiques se sont aussi appropriées l’outil pour mieux prévoir les choix électoraux des agents en mesurant leurs émotions (Flemming et al., 2007). Des applications existent aussi en économie de la santé (Leung et al., 2014), en droit (Goodenough et al., 2010) et dans le champ de l’éthique (Fins, 2011; Aggarwal et Ford, 2013)

La liste n’est évidemment pas exhaustive. La neuroéconomie a constitué ces dernières années une des voies les plus empruntées pour développer des grilles de lecture hétérodoxes du processus décisionnel. Certes, sa place dans la discipline demeure encore controversée. Mais les champs d’application de la neuroéconomie sont aujourd’hui trop développés pour pouvoir encore la considérer comme un simple gadget. Les dernières années laissent d’ailleurs apparaître dans la littérature un consensus plus large sur sa légitimité. L’agenda des recherches s’élargit sans cesse. Il est tentant de faire un comparatif avec l’économie expérimentale : très critiquée à ses débuts, celle-ci a réussi à acquérir en une vingtaine d’années une dimension académique pour être finalement récompensée par l’attribution du prix Nobel à Kahneman et Vernon Smith en 2002. On ne peut que souhaiter un destin semblable à la neuroéconomie.