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Les 25 dernières années ont vu se populariser un renouveau des méthodes empiriques dans de nombreux domaines de l’analyse économique. Parmi celles-ci une place de plus en plus importante a été accordée à l’emploi de méthodes expérimentales, notamment comme outil empirique privilégié d’étude des nouvelles perspectives offertes par l’économie comportementale. L’élargissement des méthodes empiriques qui a suivi ce mouvement, l’accumulation de nombre de résultats significatifs a conduit L’Actualité économique à proposer un panorama de cette littérature, non seulement pour en présenter les prémisses et en tirer un bilan intermédiaire mais également pour en présenter les perspectives.

Au sens strict, les méthodes d’économie expérimentale emploient les principes de la méthode expérimentale, inspirée des sciences naturelles, pour évaluer les prédictions des modèles économiques en se concentrant plus particulièrement sur les comportements individuels. Les piliers sur lesquels s’appuie cette méthode sont traditionnellement au nombre de trois. Le premier pilier est constitué par le contrôle de l’environnement dans lequel se font les choix individuels. Dans une expérience de laboratoire, le chercheur essaye de contrôler le plus possible le contexte dans lequel les agents économique prennent leurs décisions, afin d’isoler l’effet d’un traitement particulier. Typiquement, la méthode expérimentale permet de spécifier de manière fine et précise les institutions d’échanges et la forme des interactions sociales, les modes de présentation des choix et les échelles de réponse afin de contrôler au mieux l’environnement de choix. Le deuxième pilier est le contrôle de l’assignation aléatoire des participants dans différents traitements. Ce deuxième pilier est fondamental pour l’identification des effets de traitements et l’évaluation empirique sous-jacente qui en est espérée. Le troisième pilier, le plus contesté, repose sur la présence d’incitations monétaires assurant que les choix effectués en laboratoire sont associés à de réelles conséquences économiques.

Le fait d’avoir pour matière première les comportements individuels a conduit l’économie expérimentale à être un instrument de premier plan mobilisé par l’économie comportementale. Cette dernière a pour objet l’étude des comportements économiques en envisageant une version enrichie de leurs déterminants. Loin de se limiter à l’intérêt personnel et à la rationalité instrumentale des agents économiques, l’économie comportementale cherche à intégrer des éléments de psychologie cognitive, de psychologie sociale et des facteurs émotionnels dans les explications des comportements et des interactions économiques. La discipline cherche également à évaluer l’impact de cette vision enrichie des comportements sur l’allocation de ressources, la fixation des prix et le bien-être des agents. Du fait de la focalisation sur les comportements individuels, l’économie expérimentale a naturellement accompagné ce mouvement d’élargissement de l’étude du comportement au-delà de l’homo oeconomicus.

Le retournement d’opinion des économistes à propos de la pertinence de la méthode expérimentale est un fait marquant de la fin du XXe siècle. L’article introductif à ce numéro, proposé par Annie Cot et Samuel Ferey retrace ainsi l’évolution de l’économie expérimentale en analysant celle-ci au travers de trois périodes marquantes de son histoire : premiers pas, consolidation, extension. Cet article montre notamment comment l’économie expérimentale doit une grande partie de sa réussite à sa capacité à générer une nouvelle classe de faits économiques. En effet, chaque période de développement de l’économie expérimentale a donné lieu soit à une impulsion, soit à une accumulation de résultats qui ont légitimé, aux yeux de la communauté des économistes, l’importance des faits économiques recueillis dans les expériences de laboratoire. Par exemple, la période de premiers pas, bien que marquée par des propositions isolées comme celle de Allais et de son fameux paradoxe mettant en question l’utilité espérée, des premières expériences de Chamberlin ou Smith sur l’équilibre de marché ou de Flood et Dresher sur l’équilibre de Nash, ont posé des bases fondatrices d’une large littérature comportementale, que ce soit en théorie de la décision, en théorie des prix et des marchés ou en théorie des jeux. Les articles présentés dans la première partie de ce numéro spécial, portant sur la décision, ou les articles de la deuxième partie, portant sur les préférences sociales et les jeux, témoignent tous de l’importance de ces contributions et de l’impulsion fondatrice qu’elles ont initiée sur les développements ultérieurs de l’économie expérimentale.

La période de construction de la discipline qui a succédé à cette période initiale s’est caractérisée par une consolidation de la méthode expérimentale en économie et par l’accumulation d’un nombre de régularités comportementales impressionnant. Dans cette période clé située entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt-dix, l’économie expérimentale sert non seulement de support empirique à l’économie comportementale mais consolide ses méthodes, ses protocoles et la nature des faits expérimentaux. C’est au cours de cette période par exemple que sont proposés les protocoles expérimentaux de la théorie des enchères, des jeux de bien public, d’ultimatum ou du dictateur.

La dernière période court des années quatre-vingt-dix à nos jours, et a vu l’économie expérimentale se tourner vers des questions de portée plus générale que sa vocation initiale de test de fondements de la rationalité, telles que les normes sociales, le design institutionnel et l’évaluation des politiques publiques. La troisième partie de ce numéro spécial rend compte de ces perspectives dans des domaines aussi divers que les marchés financiers, les expériences de terrain, la neuroéconomie ou les sciences cognitives.

Ce corpus constitué de faits expérimentaux ressortit tout d’abord des champs traditionnels de la microéconomie. Ainsi, pour ce qui concerne la théorie de la décision, Mickael Beaud et Marc Willinger montrent comme de nouveaux faits concernant les déterminants de la prise de risque (genre, âge, revenu, contexte de décision, influence du risque inassurable) et des décisions intertemporelles ont pu émerger grâce aux nouvelles méthodes de mesure des préférences. Dans le domaine de la théorie des jeux, l’article d’Antoine Terracol et Jonathan Vaksmann montre qu’au-delà de l’observation des déviations systématiques aux différents concepts d’équilibre de Nash, l’économie expérimentale et l’économie comportementale ont permis de faire émerger de nouveaux faits éclairant le comportement et la sophistication stratégique des agents économiques. Au coeur du renouveau de l’analyse des comportements en interaction se situe l’identification de préférences sociales comme alternative à l’hypothèse traditionnelle de poursuite du strict intérêt personnel. L’évidence empirique, très large en la matière, est présentée avec détail dans l’article de Giuseppe Attanasi et de Kene Boun My et envisagée grâce à une méta-analyse dans l’article de Jean-Christian Tisserand. La question des incitations, centrale en analyse économique, a également bénéficié de ces nouveaux faits. L’article d’Aurélie Bonein et d’Isabelle Vialle montre ainsi les nombreux résultats obtenus sur le lien entre schémas de rémunération et effort, que ce soit dans un cadre individuel ou dans un cadre collectif. Cet article précise également comment la méthode expérimentale a permis d’étudier et de comparer de nombreuses configurations de rémunérations : rémunération individuelle, relative ou collective.

Les faits nouveaux apportés par la méthode expérimentale ne se limitent pas au cadre du laboratoire au sein d’une université recrutant ses participants parmi des populations d’étudiants. L’article d’Antoinette Baujard, Herrade Igersheim et Jean-François Laslier illustre ainsi comment l’interaction entre études de laboratoire et expériences in situ permettent de nourrir la réflexion sur les aspects stratégiques du vote et sur les incitations à la participation. De même l’article de May Attallah montre les différences en termes de préférences sociales et de préférences dans le risque et le temps qui émergent de groupes alternatifs aux observations traditionnelles, portant sur les populations estudiantines des pays occidentaux. Le passage par des expériences de terrain pose également la question, fondamentale dans toute analyse empirique, de la généralisation des résultats obtenus. Charles Bellemare, Steeve Marchand et Bruce Shearer montrent en quoi l’aspect apparemment réducteur des méthodes expérimentales peut être circonscrit par l’emploi adéquat et combiné de modèles structurels pour analyser les données ainsi récoltées. En particulier, l’article montre comment le couplage de ces deux méthodologies génère une importante valeur ajoutée en autorisant l’économiste à produire des prédictions contrefactuelles au-delà des environnements particuliers de chaque expérience.

Un des faits marquants de l’évolution des méthodes expérimentales est sa capacité à produire des faits économiques nouveaux de l’économie expérimentale permettant d’éclairer nombre de politiques publiques et règlementaires. L’article de Claude Fluet et de Roberto Galbiati montre ainsi comment l’économie expérimentale a permis d’étendre le domaine d’étude de l’économie du droit au-delà de ses limites traditionnelles. Cette influence est liée à l’émergence de faits expérimentaux précisant l’importance des normes implicites et des mécanismes de sanctions dans les comportements de coopération, mais également de faits montrant comment l’activation de préférences sociales peut favoriser l’émergence d’équilibre vertueux.

L’élargissement des domaines d’application de l’économie expérimentale ne la coupe pas pour autant de ses bases, centrées sur l’étude des préférences et des marchés. Ainsi, Aurélien Baillon et Olivier L’Haridon illustrent la plasticité empirique de l’économie expérimentale par l’étude des modèles d’ambiguïté. Ces nouveaux modèles de décision, dont l’évaluation empirique est connue pour être difficile, sont un exemple type d’objet dont l’économie expérimentale s’est saisie pour faire émerger des faits empiriques que des méthodes plus traditionnelles n’étaient pas en mesure de fournir. Dans un cadre plus général, Meglena Jeleva et Jean-Marc Tallon montrent l’apport de ces travaux expérimentaux, notamment ceux qui traitent de l’ambigüité, à une compréhension plus fine du fonctionnement des marchés financiers.

Les développements récents de l’économie expérimentale ne se limitent cependant pas uniquement à l’émergence de nouveaux faits économiques ou à l’évaluation empirique de nouveaux modèles théoriques. Comme le montre l’article de Nicolas Jacquemet, Robert-Vincent Joule, Stéphane Luchini et Antoine Malézieux les méthodes employées dans la discipline sont en constant renouvellement. Ainsi, les diffcultés que peuvent rencontrer les incitations monétaires à orienter les comportements, notamment du fait de la place des préférences sociales, ont conduit les expérimentalistes à s’interroger sur des mécanismes non monétaires d’incitations, tels que diverses procédures d’engagement. De même l’article de Sébastien Massoni montre comment des méthodes de détection du signal, issues des sciences cognitives, peuvent être importées avec succès en économie expérimentale. Par ailleurs, l’économie expérimentale renouvelle non seulement ses techniques propres de révélation des préférences mais également ses outils. Thierry Aimar présente ainsi comment les techniques d’imagerie cérébrale permettent, par une coopération entre sciences dures et sciences sociales, de mieux comprendre les facteurs cognitifs et émotionnels qui guident les décisions économiques, et complètent ainsi les méthodes désormais traditionnelles d’investigation en laboratoire.