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Un camp de concentration se construit comme un stade ou un grand hôtel, avec des entrepreneurs, des devis, de la concurrence, sans doute des pots-de-vin. Pas de style imposé, c’est laissé à l’imagination : style alpin, style garage, style japonais, sans style. Les architectes inventent calmement ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois.

Alain Renais[1]

Cette citation de Renais, que le professeur Robert Jan van Pelt a su mettre en exergue avant nous dans ses travaux sur l’architecture des camps de concentration sous le régime nazi[2], permet de lier tous les éléments de notre propos. Elle fait référence à l’architecture, à l’Holocauste, à l’art — par l’entremise du film de Renais — et au droit de manière plus globale, dans sa dimension sociétale. Elle cadre ainsi une partie des travaux de recherche que nous menons de concert à titre de juriste et d’architecte depuis quelques années. Ceux-ci nous permettent d’établir des liens entre le droit, l’architecture et l’art afin d’explorer de nouveaux moyens de mobilisation des connaissances dans deux disciplines dites « professionnelles ». Bien que ces dernières soient de tradition libérale et fortement ancrées dans le contexte social, et qu’elles s’imposent à titre de cadres normatifs, les recherches basées sur l’analyse croisée du droit et de l’architecture sont pour ainsi dire exceptionnelles[3]. Voulant contribuer à pallier cette rareté, nous proposons que tant le droit que l’architecture et l’art doivent être perçus, étudiés et enseignés comme des outils d’asservissement et d’émancipation[4] dans une approche de l’ordre de la subversion critique[5]. Disons que le rôle de l’artiste est de transformer le politique en programme total de vie[6], ce qui interpelle à la fois juristes et architectes. Dans une telle dimension politique considérée au sens large, l’art constitue une forme d’esthétique totale[7] qui nous force à maintenir ouvertes nos perceptions quant au champ épistémologique a priori fermé dans lequel nous avons l’habitude d’inscrire nos réflexions d’ordre professionnel.

Dans l’optique de lier le droit, l’architecture et l’art, nous poursuivons notre réflexion à l’aide de la notion d’artéfact social[8], c’est-à-dire la création de l’être humain déterminée par son environnement sociétal (partie 1). Nous le ferons en mettant l’accent sur trois éléments principaux de nature juridique, architecturale et artistique : premièrement, la question du dicible et de l’indicible par rapport à ce qui peut être « admis » sur le plan tant juridique qu’historique, que ce soit à titre de preuve ou d’argument scientifique ; deuxièmement, l’opposition entre ce qui témoigne (au présent) et ce qui laisse une forme de trace (du passé) dans une instance judiciaire et une représentation artistique ; troisièmement, l’opposition entre présence et absence par rapport au tangible, immédiatement vérifiable et démontrable, ou par rapport à ce qui est absent, mais dont nous devons malgré tout admettre l’existence passée. Nous exemplifions ces trois éléments principaux — c’est-à-dire la représentation artistique de la responsabilité historique des architectes au cours d’un procès — à l’aide de l’installation artistique The Evidence Room exposée devant le cadre de la 15e Biennale d’architecture de Venise[9], installation artistique pour laquelle la coauteure du présent texte a agi à titre de cocommissaire (partie 2). L’installation réunit des moulages en plâtre de photographies, de bleus, de lettres, de factures d’entrepreneurs, de contrats, ainsi que des reconstitutions de monuments (porte de chambre à gaz, échelle, colonne de gaz), qui ont fourni la preuve juridique que le camp de concentration Auschwitz a été conçu par des architectes comme système efficace d’extermination massive. L’analyse de cette installation artistique nous permettra de mettre en avant que l’art rend visible la souffrance invisible[10] et exprime l’indicible, qui, autrement, peuvent demeurer dans l’ombre tant du droit que de l’architecture (partie 3). Ainsi, notre objectif concret est d’accroître l’ouverture de la recherche juridique, architecturale et artistique. Somme toute, nous souhaitons que ce triple discours théorique contribue à stimuler l’éveil critique essentiel à chacune de ces disciplines.

1 Le droit et l’architecture comme artéfacts sociaux

L’art […] a toujours été et demeure une force de protestation de l’humain contre la pression des institutions qui représentent la domination autoritaire, religieuse et autres, tout en étant également, bien entendu, leur substance objective.

Theodor Adorno[11]

Depuis quelques années, nous cherchons à élaborer une approche renouvelée de nos pratiques professionnelles respectives (droit et architecture) en créant, entre ces dernières et à l’aide de l’art contemporain, des liens théoriques[12]. L’objet même de notre réflexion est donc indirectement l’interdisciplinarité, puisqu’il s’agit d’intégrer les ressources intellectuelles du droit et de l’architecture par l’entremise de l’art. Notre cadre théorique et notre démarche méthodologique reposent sur la richesse potentielle de ce que nous appelons une « double tangente » : le juriste et l’architecte se situent d’emblée à la périphérie de leurs savoirs usuels, observant d’une position tangentielle les projets artistiques qui mettent en jeu les normes juridiques et l’espace architectural. L’approche peut donc être représentée tel un triumvirat entre le droit, l’architecture et l’art. À un autre niveau, notre discours s’appuie également sur la théorie critique (en tentant de ceindre le contexte épistémologique dans lequel se définit l’artéfact social) et sur la sociologie (pour mieux circonscrire la complexité du contexte social qui est interprété et réinterprété à travers l’expérience des oeuvres). En somme, nous tentons d’ouvrir le droit et l’architecture à une plus grande complexité sociale par une considération phénoménologique du droit et de l’architecture dans leur dimension performative[13]. Dans un même temps, notre réflexion aspire à revisiter, par l’entremise de la théorie critique, le contexte épistémologique dans lequel ces pratiques juridiques et architecturales sont définies et opèrent[14]. Ainsi délimité par ces axes épistémologiques et phénoménologiques, l’art permet la lecture du droit et de l’architecture comme pratiques étant appelées à opérer entre le tangible et l’intangible, le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible. Il s’agit, pour nous, non seulement de remettre en question tant ce que le droit écrit que ce que l’architecte dessine — ce qui est appliqué et habité —, mais plus encore de nous attacher aux tensions sociétales sous-jacentes qui y sont concrétisées ou contestées.

Dans le domaine de l’architecture, plusieurs auteurs se sont penchés sur la complexité de la dimension sociale en s’appuyant sur les travaux importants de Lefebvre[15]. En rapprochant le droit et l’architecture, notre regard croisé s’appuie sur ces travaux, tout en cherchant à dépasser certaines préconceptions d’un public type afin de toucher un public moins prévisible qui met au défi notre compréhension du cadre normatif. Parce que les travaux artistiques au centre de nos observations[16] prennent à rebours le cadre à l’intérieur duquel se dessinent toujours le droit et l’architecture, notre objectif est de découvrir les acteurs qui se débattent dans la friction que dénoncent les oeuvres artistiques. Ce que l’art fait ici par rapport au droit et à l’architecture, c’est vraiment de les ouvrir à un tout autre public, beaucoup plus élargi, et de favoriser toutes ces frictions en ce qui concerne le savoir sur le droit et l’architecture, et aussi pour ce qui est de leur mise en exposition dans notre univers (sur)médiatisé. Pour nous en tenir à l’exemple du présent texte, la référence à l’installation The Evidence Room nous paraît significative à plus d’un titre : ouverture du droit au savoir architectural par le développement de l’approche Forensic Architecture ; exemple de considération judiciaire de la représentation artistique de l’art moderne comme témoignage ; représentation des dimensions juridiques liées à la nature d’un travail architectural par l’intermédiaire d’une installation artistique élaborée à l’occasion d’une exposition d’envergure internationale.

La question concrète qui se tient au coeur de notre réflexion est la suivante : comment certains des outils sociaux fondamentaux — en l’occurrence le discours juridique et le projet architectural — peuvent-ils représenter une société plurielle et également être compris dans toute leur complexité sociale ? Si la question n’est pas nouvelle, notre approche cherche à revitaliser et à enrichir cette compréhension de deux pratiques normatives importantes que sont le construit et le discours juridique. Le contexte est — évidemment — le monde contemporain dominé par le capitalisme et duquel nos artéfacts sociaux, tels le droit et l’architecture, ne se font souvent que le reflet, s’avérant d’une portée limitée pour une part importante d’acteurs sociaux qu’ils devraient pourtant d’abord et avant tout servir. Notre ambition première est donc d’établir non pas ce que sont aujourd’hui le droit et l’architecture, mais ce qu’ils permettent d’être. Ni le juriste ni l’architecte ne peuvent fonctionner à titre d’acteurs humains sans avoir une idée de la finalité de leur intervention et de ce qui constitue une vie bonne et riche de sens, pour reprendre les termes chers à l’École de Francfort[17]. Plutôt que de partir d’une conception de la nature ou de l’essence humaine, notre réflexion s’inscrit dans les souffrances d’origines sociales mises en évidence par une comparaison critique entre ces conceptions de la « vie bonne » et les pratiques et institutions sociales réelles que sont le droit, le cadre architectural et la performance artistique contemporaine.

Nous comprenons le droit et le projet architectural, à titre d’art d’artéfacts sociaux, comme des créations humaines déterminées par l’environnement sociétal. Tous deux s’inscrivent directement au sein de la société humaine et nécessitent la prise en considération de l’entre-deux subjectif auquel se réfère Hannah Arendt[18] en posant un regard critique sur l’élaboration des courants théoriques dans lesquels le droit et l’architecture s’élaborent, s’appliquent et s’interprètent. Nous voulons donc profiter du présent numéro thématique ouvert aux échanges entre le droit et l’art pour proposer que la mobilisation de telles connaissances croisées favorise l’approfondissement de nouvelles questions de recherche et pose les jalons pour l’expérimentation d’approches théoriques (en droit, en architecture, en art), d’idées (les projets juridiques et architecturaux ne peuvent se limiter à leurs délimitations professionnelles) et de méthodes (une double tangente disciplinaire professionnelle centrée sur l’art contemporain), toutes susceptibles de générer des répercussions et des avantages sur le plan intellectuel, culturel et social.

On l’aura compris, notre réflexion se veut prospective et à l’opposé d’une mise en application ou d’une prise de contrôle de l’art par le droit[19], voire de l’illustration du droit par l’art[20]. Pourtant, l’événement artistique que constitue l’installation The Evidence Room, et qui servira à illustrer notre propos, s’y prêterait sous plusieurs aspects et tant la représentation de l’affaire Irving Penguin Books Limited, Deborah E. Lipstat[21], que l’appropriation des divers témoignages artistiques par l’admission en preuve des oeuvres de David Olère[22] pourraient en constituer les parfaits prétextes. Toutefois, nous souhaitons plutôt présenter une réflexion sur les rôles interreliés des trois champs de pratique que sont le droit, l’architecture et l’art, et surtout de la pertinence de ne pas perdre de vue que ces champs spécifiques, abordés individuellement, se nourrissent des réflexions et des remises en question critiques de chacun considéré dans leur ensemble. Il va sans dire que la perspective de l’Holocauste est d’une ampleur abyssale et étourdissante sur le plan de l’« institution imaginaire de la société » pour parler comme Castoriadis, mais au-delà — ou sans doute en-deçà — de cette perspective dramatique, c’est vers la résonnance réflexive de ces trois domaines que nous voulons maintenant orienter notre propos.

2 Le camp de concentration Auschwitz et la preuve technicolégale représentée par l’art

Architecture is the most political of the arts.

Alejandro Aravena[23]

À la source de l’installation The Evidence Room se trouvent les travaux de Robert Jan van Pelt qui a agi à titre de témoin expert lors d’un procès en diffamation tenu à Londres en 2000 (2.1). À la suite de la publication de son rapport[24] s’est développée une nouvelle approche interdisciplinaire réunissant artistes, juristes, géographes et architectes, appelée Forensic Architecture (2.2). Dans cette continuité, et dans l’esprit ouvertement critique mis en avant par le commissaire de la 15e Biennale[25], Alejandro Aravena, l’installation The Evidence Room constitue un exemple de représentation artistique du droit et l’expression d’un dialogue concret entre la pratique du droit, de l’architecture et de l’art (2.3).

2.1 L’affaire Irving v. Penguin Books Limited Deborah E. Lipstadt

L’affaire Irving, qualifiée de « most extensive judicial examination of the Holocaust period since the [1961] Adolf Eichmann trial in Israel[26] », aura obligé les acteurs juridiques à se pencher sur la question de la preuve de l’existence de chambres à gaz à Auschwitz durant la Seconde Guerre mondiale, par l’entremise de l’étude de détails principalement architecturaux. Le procès en lui-même a pris naissance avec la publication en 1993 de l’ouvrage de l’historienne américaine Deborah Lipstadt, intitulé Denying the Holocaust : The Growing Assault on Truth and Memory, dans lequel elle traitait David Irving de « one of the most dangerous spokespersons for Holocaust denial[27]. » Bien qu’il soit alors reconnu comme négationniste[28], David Irving a réagi par une poursuite en diffamation à l’encontre de l’auteure et de son éditeur (Penguin). Selon les règles de common law, le procès ayant lieu à la High Court à Londres, Lipstadt devait établir la fausseté des affirmations de David Irving et donc prouver dans sa défense l’existence de chambres à gaz à Auschwitz. La logique de ce processus judiciaire — quelque peu absurde dans les circonstances, il faut en convenir — découle du fait que David Irving ne se considérait pas comme un négationniste puisqu’il soutenait dire simplement la vérité en affirmant qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence de chambres à gaz à Auschwitz. Voici ce qu’en dit Robert Jan van Pelt :

The suit occurred at a pivotal time for Holocaust memory : more and more survivor-witnesses – who between the early 1960s and the 1990s had been crucial in creating global awareness of the Holocaust and its implications for the future of humankind – were dying because of old age. Those concerned about the future of Holocaust memory after the passing of the last generation of survivor-witnesses realized that historians, who conscientiously interpret testimonies and material evidence, would become the primary bearers of both Holocaust memory and history in the future. The London trial provided an opportunity to test this : no survivor-witnesses would be called, only professional historians who would act as expert witnesses. And the key question was not « What happened ? » but « How are historians able to determine the facts on the basis of the convergence of eyewitness testimonies, documentary evidence, and physical remains of, for example, extermination camps such as Auschwitz[29] ? »

Ainsi, il fallait contrer les arguments de David Irving selon lesquels Auschwitz ne pouvait être qualifié de camp d’extermination puisque aucun document officiel allemand de l’époque ne l’établissait[30]. Robert Jan van Pelt, à titre d’historien de l’architecture, devait jouer un rôle crucial par la production d’un rapport d’expertise de quelque 700 pages. Comme il le mentionne lui-même, son rôle d’expert s’inscrivait dans la dynamique propre à l’argumentaire du procès :

I prepared an expert report that tried to do two things : critically assess the forensic analysis of Leuchter and other deniers and account for the evidence that is available about the use of Auschwitz as a factory of death. I framed my consideration of the arguments of the deniers within an analysis of negationist epistemology. Deniers typically dismiss all eyewitness evidence as irrelevant, arguing that survivors lied because they were part of the conspiracy and SS men lied because the post-war trials would have been like the Soviet show trials from the 1930s in which defendants, facing no credible evidence of a crime, publicly incriminated themselves. Instead, deniers focus on material evidence – cyanide traces in walls, documents, photos – that cannot protest attempts of manipulation, misconstruction, and falsification. In relation to this category of evidence, deniers routinely either commit the fallacy of negative proof or they try to « turn » the evidence[31].

Dans le même esprit, Robert Jan van Pelt devait contredire les arguments voulant que la chambre souterraine du crématorium 2, équipée d’une porte étanche au gaz, ne correspondait qu’à un abri antiaérien et que la surcapacité des fours adjacents s’expliquait par la crainte des Allemands d’une épidémie de typhus[32]. La démarche de Robert Jan van Pelt peut être illustrée par ce long extrait :

I analyzed eyewitness statements, such as the very detailed account of the gas chamber of Crematorium 2 given in May 1945 by Auschwitz survivor Henryk Tauber, and squared it with documentary evidence produced by the Germans. For example, Tauber stated that the peephole of the wooden gastight doors designed for and manufactured in Auschwitz had a unique detail : a hemi-spherical wire-mesh cover on the inside of the door. Its purpose was to protect the glass from attempts by the victims to break it. This testimony converged with a photo of a gastight door taken in 1945 by Russian forensic investigators and a German letter specifying the construction of that peephole. Another example was a modification in the way the gastight door was hung into the doorframe. The large basement room in Crematorium 2 had first been designed as a morgue and originally the doors into that space opened inward. When the purpose of the room was changed from morgue to gas chamber, architect Dejaco realized that he had to make the door open outward ; it would otherwise be impossible for the slave workers charged with removing the corpses to enter the packed gas chamber after the gassing. A final example : the gastight shutters used to close the Zyklon-B introduction holes in the walls of the gas chambers of Crematoria 4 and 5. I showed that the blueprints of these buildings indicate that these shutters measured thirty by forty centimetres (roughly twelve by sixteen inches), that two gastight shutters of such dimensions survive in the Auschwitz Museum, and that eyewitness evidence confirms the use of such shutters and makes clear that the SS men used a small ladder to reach them. And so on[33].

Le jugement[34] « destroyed whatever credibility Holocaust deniers still enjoyed in the eyes of some significant sections of the general public[35]. »

Or, à la suite de cette victoire juridique apparente, quelle est la pertinence d’une représentation artistique environ 15 années plus tard dans une exposition telle la Biennale de Venise censée présenter les dernières avancées en matière d’architecture ? Il s’agit, somme toute, d’une considération de publication puisque la question du public est ici centrale : la relation du public à cette histoire, à ses aspects juridiques (est-ce au droit d’établir ce qui a ou non été ? et à partir de quelles preuves ?) et architecturaux (les architectes doivent-ils tout construire ou sont-ils tenus à une forme de serment d’Hippocrate ?) par l’entremise de l’art et sa capacité à courtiser ou à interpeller son public. En d’autres mots, l’installation The Evidence Room pose la question d’une représentation du droit par l’architecture qui les pousse tous deux en dehors de leurs limites disciplinaires dans une optique critique d’un transfert d’un public à un autre. Elle a en outre pour objet de favoriser une plus grande ouverture vers un public à qui on ne « présente » pas de conclusion par rapport au jugement, à la structure bâtie, aux rôles sociétaux des juristes et des architectes, mais chez qui on souhaite susciter un écho et qui doit prendre position devant ce qu’il perçoit. Toute chose que permet et poursuit par ailleurs le travail du groupe de recherche à l’origine de l’approche Forensic Architecture dans la même optique d’échanges et de communications entre juristes et architectes.

2.2 L’approche Forensic Architecture ou l’intégration de l’architecture au processus judiciaire

No Holes, No Holocaust

I consider that an objective historian, taking account of all the evidence, would conclude that the apparent absence of evidence of holes in the roof of morgue at crematorium 2 falls far short of being a good reason for rejecting the cumulative effect of the evidence on which the Defendants rely.

The Hon. Mr. Justice Gray[36]

La démarche de Robert Jan van Pelt et la production de son rapport d’expertise allaient encourager la création d’une approche appelée Forensic Architecture. Aujourd’hui principalement basée au Centre for Research Architecture at Goldsmiths, à l’Univresité de Londres, elle met en lien des recherches en architecture, en technologie des médias et en art sous la gouverne d’une équipe de juristes et de représentants de groupements humanitaires et de défense des droits. Le terme forensic se réfère ici à sa racine latine forensis signifiant « relevant du forum », considérant que le forum romain « was a multidimensional space of negotiation and truth-finding in which humans as well as objects participated in politics, law, and the economy[37] ». Plutôt que de faire référence au sens limitatif de judiciaire et médicolégal habituellement rattaché au terme forensic, l’idée est d’opérer une forme de retour à l’ouverture sociopolitique du processus de mise en preuve, d’études et d’analyse de violation du droit. L’art, l’architecture et les nouvelles technologies sont ainsi mises à profit pour permettre la recevabilité en preuve de divers éléments matériels (ruines, ossements, substances toxiques, aménagements de territoire) et leur instrumentalisation par les médias contemporains par lesquels ils sont représentés au public, et cela, afin de confronter les discours juridiques officiels et de mettre en exergue divers actes de violences systémiques ou de transformations néfastes de nature sociale et environnementale. À la 15e Biennale, deux installations participaient de cette nouvelle discipline : celle de l’architecte Eyal Weizman[38] et The Evidence Room.

Un des éléments principaux de nature architecturale mis en preuve dans l’affaire Irving a été l’existence et le fonctionnement de colonnes servant à diffuser le gaz mortel au crématorium 2. Ces colonnes se présentaient sous la forme de quatre structures faites de grilles de métal prenant appui sous terre, dans la chambre à gaz, et débouchant sur le toit plat de cette dernière, à l’extérieur. Par l’ouverture de chacune de ces quatre colonnes, les SS déversaient le contenu de boîtes de pesticide industriel qu’était le zyklon B — composé de pastilles de terre de diatomée imprégnées de cyanure — dans un panier suspendu qu’ils descendaient à l’intérieur de chacune des colonnes évidées. Au contact de l’air chauffé par la présence des quelque 2 000 personnes nues et entassées dans le local, les granules de zyklon B dégageaient le gaz mortel qui se diffusait vers l’extérieur de chaque colonne grillagée, dans l’ensemble de la chambre hermétiquement fermée au préalable. Une fois les victimes mortes, les SS remontaient le panier et répandaient sur le toit les restes de granules toxiques. Cela permettait, en plus d’une ventilation d’une quinzaine de minutes à l’aide d’un système motorisé, l’ouverture sécuritaire des portes et le ramassage des corps par les prisonniers en charge du nettoyage avant que se répète le processus de mise à mort des prochaines victimes. Ces colonnes ont été démantelées en 1944 par les SS, et aucun n’a survécu à titre de témoin. La principale source de preuve est un témoignage fait en 1945 par Tauber et Michael Kula, prisonniers ayant travaillé à la fabrication des colonnes dans l’atelier métallurgique du camp[39]. Pour David Irving, cette absence de preuve au moment du procès en 2000, ajoutée à l’impossibilité d’identifier clairement les ouvertures des colonnes sur le toit du crématorium 2 aujourd’hui en ruine, constituaient la démonstration que les crématoriums 2 et 3 servaient de morgues, et non de chambres à gaz, et que rien, dès lors, ne prouvait l’existence de l’Holocauste à Auschwitz. No Holes, No Holocaust était ainsi à la fois le slogan et le résumé de la thèse des révisionnistes[40]. Pour Robert Jan van Pelt, cela présentait, au bénéfice du juge et dans le contexte d’un procès, l’obligation de recréer par des détails de nature technique et architecturale ce qui n’existait plus, mais qui avait été[41].

L’installation The Evidence Room cherche à mettre en évidence ces délicates questions relatives à la preuve juridique dans le contexte particulier de la destruction d’une part importante du matériel de mise à mort et de la disparition naturelle des derniers survivants d’Auschwitz. Le vide de l’absence s’oppose ici à l’exigence d’une présence. Ainsi, la question du témoin (alors présent) et de la trace (d’un témoin maintenant passé) est au coeur de l’oeuvre. Il s’agit donc du rôle de l’art et de l’architecture dans la continuité d’un témoignage juridique en l’absence de témoins (qui étaient soit alors déjà morts ou qui, ayant survécu, meurent aujourd’hui de vieillesse). En ce sens, nous pourrions dire que le projet s’insère dans une « longue contemporanéité » où le maintenant est contemporain d’un passé démultiplié (victimes, témoins, coupables, etc.). L’installation The Evidence Room constitue dès lors la représentation de ces diverses lectures et de ce qui est en apparence inoffensif, mais se révèle crucial et critique : l’accent mis sur les pentures (inoffensives) des portes pour démontrer que ce geste est en fait l’indice d’une intention meurtrière d’inverser leur ouverture pour éviter qu’elles ne soient bloquées par l’amoncellement de corps ; ou encore la représentation de produits industriels communs en temps de guerre tels que les masques, les moteurs pour la ventilation, de même que le zyklon B, mais qui deviennent l’index d’un génocide lorsqu’ils sont choisis, sortis de leur sérialité et utilisés à une fin détournée. Ainsi l’installation The Evidence Room montre « que l’analyse technico-légale n’est pas qu’une extension de l’histoire de l’architecture mais une méthode incontournable pour transformer en preuves les fragments documentaires trouvés dans les poubelles de l’histoire[42] ». C’est dans cette optique de dialogue entre le droit à l’art et l’architecture — et puisque l’architecte coauteure du présent texte était l’une des quatre personnes à l’origine de l’installation The Evidence Room[43] — que nous croyons justifié et pertinent de détailler maintenant une partie de la démarche qui a mené à son élaboration.

2.3 L’installation The Evidence Room : la représentation artistique d’un procès

L’installation The Evidence Room pointe vers différentes conceptions de la chambre (room) — dans un sens juridique d’abord, mais également culturel et architectural[44]. Une de ces « chambres » est donc la chambre d’audience 73 de la High Court de Londres (lieu du procès en diffamation tenu en 2000), une autre est la chambre « Q » du pavillon central des Giardini de la 15e Biennale, où l’exposition Reporting from the Front s’est tenue en 2016. Il y a évidemment d’autres chambres : celles d’Auschwitz et ce qu’elles sont devenues au Musée national Auschwitz-Birkenau aujourd’hui, ou encore la chambre octogonale du Centre canadien d’architecture à Montréal où certaines pièces de l’installation The Evidence Room ont aussi été exposées[45]. Cette exposition artistique d’une preuve légale dans des contextes architecturaux variés porte avec elle le poids de différentes perspectives historiques et juridiques autour d’Auschwitz. À Venise, la preuve de l’existence d’Auschwitz telle qu’elle a été établie par le jugement découlant de l’affaire Irving entre dans l’histoire de cette prestigieuse biennale internationale, elle est intégrée à l’histoire de l’architecture, à l’histoire des expositions d’art, aux langages artistique et architectural contemporains, etc. La cause de l’installation The Evidence Room, celle qui est mise en avant par la preuve juridique (re)présentée dans la chambre Q du pavillon central des Giardini de Venise, est profondément concernée par tous ces contextes au sein desquels la question de la relation de l’humain à l’histoire domine et s’inscrit dans cette idée de longue contemporanéité à laquelle nous faisions référence plus haut.

En ce qui a trait à l’élaboration de l’installation The Evidence Room, l’approche adoptée pour la sélection, la création et l’exposition des plâtres est marquée par la conscience non seulement de la nécessité de révéler la preuve d’Auschwitz — ce qu’en tant qu’êtres humains nous devrons toujours faire et refaire —, mais elle est aussi motivée par des interrogations sur les modalités selon lesquelles la signification de l’histoire peut être affirmée ou contestée devant un juge et en société. Entre la salle d’audience et ces diverses pièces (rooms) qui sont en réalité des salles d’exposition — si ce ne sont des musées au sens strict —, comment sont présentés les faits de la vie, du droit et de l’histoire ? Qui les (re)présente ? Qui possède l’autorité, et que permet-elle ? Qui sont les témoins de la preuve présentée à Londres lors du procès puis à la 15e Biennale, et qui en constitue aujourd’hui la cour ? Qu’est-ce qui est véridique et comment le déterminer ? Si notre compréhension de la vérité en histoire dépend des faits que nous pouvons découvrir et certifier, notre certitude proviendra finalement de notre volonté à nous commettre et à être interpellés par ce qui nous est présenté. Cette réceptivité est peut-être un des seuls ponts entre « ce qui s’est passé » et ce que nous pouvons comprendre, entre le passé dans son actualité et la manière dont nous pouvons le raconter et en tenir compte aujourd’hui. En ce sens, l’installation The Evidence Room ne concerne pas seulement le procès — une « re-visite » de l’histoire ou une idée des autorités juridique et judiciaire, qu’elle soit celle du témoin, du tribunal ou de l’expert —, mais cette installation touche de façon plus générale la nécessité de se remémorer ce qui est indéniable tout en défiant toute compréhension. Se rappeler ce que plusieurs voudraient oublier, sinon dénier. Ainsi, bien que les preuves scientifiques et l’investigation criminelle de l’architecture (architectural forensic), ou même la rhétorique puissent être nécessaires dans une salle d’audience pour convaincre 12 jurés ou un juge tenus au respect de la loi, elles n’ont pas le même apport à la « cause » de la mémoire ou pour faire appel à l’humain en chaque personne. Sans la médiation de la rhétorique, les plâtres dans l’installation The Evidence Room se tiennent tels des témoins tangibles qui offrent la possibilité de sentir ce que nous pensons, mais que nous ne pourrions jamais tout à fait imaginer : la réalité inadmissible de moments très sombres de l’Histoire.

Le débat juridique autour des trous dans les toits des crématoriums 2 et 3, ces trous par lesquels les SS pouvaient insérer le contenu des boîtes de zyklon B, est un des exemples les plus puissants par rapport aux différentes façons de vouloir accéder à une vérité. La question de l’absence de ces trous aujourd’hui (toutes traces ayant été effacées sur le site) a été plusieurs fois abordée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que certains s’y réfèrent pour nier l’Holocauste. Répondant à l’absurde nécessité de faire la preuve de l’existence passée d’un vide, l’analyse architecturale de Robert Jan van Pelt a mis en lumière des éléments qui encadrent ces vides : esquisses, descriptions écrites, barres d’armature tordues dans un toit effondré ou petits points représentatifs sur une photo aérienne. Dans l’installation The Evidence Room, au-delà de la matérialisation juridique du vide de ces colonnes, c’est à l’engagement personnel du public que les plâtres font appel pour communiquer la réalité de l’histoire. Les plâtres moulés ramènent chacun à la complicité inséparable de ce qui est présent et absent, à ces vies vécues et à ces vies perdues. Dans l’installation The Evidence Room, la preuve tirée d’un procès et présentée en blanc sur blanc opère entre le scientifique et l’empathique, entre l’évidence matérielle et son expérience actuelle, et crée un passage — obligé vu le sujet ? — du juridique au poétique.

L’idée de mouler les dessins présentés en preuve dans l’affaire Irving amène d’autres considérations. La texture du plâtre — la présence des lignes et leur ombre — renvoyait aux origines du dessin comme ichnographia — ou le tracé des ombres. Les architectes le savent, le terme ichnographia a été employé il y a plus de 2 000 ans par Vitruve pour se référer à ce que l’on entend aujourd’hui par le plan : la représentation de ce qui se trouve au-dessous d’une coupe horizontale prise à une hauteur déterminée. La simple traduction du terme ichnographia dans l’utilisation contemporaine de l’idée du plan ne fait pas honneur à la profondeur du concept. Étymologiquement, icgnographia contient la racine graphie, c’est-à-dire dessiner, et ichno, soit l’idée de traces et, dans certains cas, les traces laissées par le soleil lorsqu’un objet se trouve dans sa trajectoire — l’ombre. Ces ombres sont partout présentes dans les dessins que nous ont laissés les architectes d’Auschwitz, que le juge a dû interpréter[46] et qui ont été moulés pour l’installation The Evidence Room. Suivant le changement des pentures sur l’ouverture d’une porte, la standardisation des trappes et des portes étanches au gaz sous forme de mesures répétées d’un dessin à l’autre, ou l’impression d’un système de ventilation mécanisé destiné à une chambre à gaz ou à un four à incinération, les plâtres des bleus laissés par les architectes d’Auschwitz offrent les plus sombres tons de blanc. Qu’on puisse les trouver « beaux » est un fait ou une aberration : il importait d’abord de communiquer cette relation entre la lumière et la trace, entre le blanc et son ombre. Le pouvoir des plâtres réside précisément dans cette abstraction et le risque inhérent d’une forme d’aberration esthétique.

Il faut de plus réaliser que ces plâtres des éléments de preuve juridique sont produits à la suite de plusieurs traductions incluant, par exemple, une photographie prise durant les années 90 d’un bleu d’architecte datant de 1942, numérisée, nettoyée à l’aide d’un stylus dans un document numérique, pour être ensuite traduite par un programme informatique et exécutée par un graveur au laser dans un morceau d’acrylique qui devait alors être lui-même nettoyé, scellé et cadré pour finalement recevoir le plâtre, objet final. Ce processus abstrait signifie aussi qu’une certaine esthétique tendait constamment à poindre, sans doute d’ailleurs en résonnance de la recherche esthétique inévitable du juge dans la rédaction de son jugement. Aussi dérangeant que cela puisse l’être, il faut l’admettre : l’équipe cherchait à produire de « bons » plâtres. Les discussions revêtaient ainsi des dimensions tant symbolique qu’esthétique : la surface était-elle lisible ? Était-elle suffisamment subtile ? Comment devait-elle être éclairée ? Était-elle assez régulière ? Il fallait aussi accepter le fait que les plâtres ramenaient à d’autres formes : la preuve juridique, d’une part, et l’idée du plâtre dans les fouilles archéologiques ou encore comme spécimen dans un musée, d’autre part.

Finalement, plus de 60 plâtres constituent l’installation The Evidence Room. Ils sont séparés en quatre baies, chacune racontant une dimension de l’analyse architecturale produite en preuve lors de l’affaire Irving. La première baie montre la région d’Auschwitz pour offrir ensuite des vues rapprochées des ouvertures de colonnes manquantes. La deuxième baie retrace les transformations des sous-sols des crématoriums 2 et 3, ainsi que, de façon plus précise, le changement de la direction d’ouverture de la chambre à gaz, d’abord envisagée comme morgue. La troisième baie met en évidence les contrats de commande et les dimensions des portes et des trappes étanches au gaz dans les crématoriums 4 et 5. Un dernier mur démontre la capacité impressionnante des crématoriums et la manière dont la ventilation des chambres à gaz et l’incinération pouvaient être accélérées par des ventilateurs motorisés. La sélection des éléments de preuve présentés au juge, et la façon de l’organiser, même si elle est liée en quelque sorte à la volonté de définir quatre lignes de narration, défie toujours la compréhension. Tout comme le processus de moulage par lequel ils ont été (re)produits, l’histoire des plâtres ne peut jamais être complètement comprise ni entièrement élucidée. Ainsi, l’installation The Evidence Room courtise le public, plaidant en silence, sans mouvement, solennellement, à l’opposé des échanges volubiles et des effets de toge produits généralement devant le tribunal. L’installation montre des dessins, des constructions et des artéfacts en tant que constructions intentionnelles, des indices pointant vers les mains qui les ont créées. Elle enlève donc à l’architecture son voile mondain pour la révéler dans la plus sombre lumière et contribue à tisser un lien entre le droit, l’histoire et l’art :

L’histoire prend alors valeur emblématique, puisque le passé d’une époque déterminée est toujours « le passé de toujours » : de là surgit la valeur prospective de l’oeuvre d’art […] l’art, loin d’être une simple « escapade », donne une vue allégorique sur la Kultur et sur la politique, comme oeuvre et comme « image » […].

On le voit, l’art […] allégorise la rencontre du sens et de l’histoire, présentifiant l’Absence suprême. Mais par ailleurs il incarne le scandale de la survie à la barbarie, s’il est vrai que, comme l’écrivait Adorno dans Prismen, « écrire de la poésie après Auschwitz est un acte de barbarie » – à moins que ce ne soit la preuve que la barbarie n’a pas le dernier mot[47]

L’installation The Evidence Room cherche à offrir un vide dans le temps qui, pour un bref instant, pourrait venir troubler l’obsession liée à l’immédiat, au concret et à l’efficient. Elle n’explique ni ne permet d’élucider le passé, le procès ou le jugement. Elle pose simplement une question qui ne mène qu’à sa réponse la plus pleine que lorsqu’on cherche véritablement à faire l’expérience des plâtres dans leur présence qui, même muette, spectrale et fragile, demeure tangible. L’installation The Evidence Room plaide, discrètement, mais avec insistance devant le juriste citoyen de l’Histoire, en marge du corpus légaliste et positiviste, pour la considération d’échanges discursifs et savants entre l’art, l’architecture et le droit.

3 L’apport de l’art et de l’architecture au droit

C’est ainsi qu’en se conceptualisant l’art contemporain amène le droit sinon à infléchir, du moins à réfléchir à certains de ses concepts, de même qu’en s’appliquant à agir aux frontières de la légalité, il contribue à les faire reculer.

Nathalie Heinich[48]

Puisque notre lectorat est ici avant tout juridique, et bien que notre texte s’inscrive dans une perspective déjà ouverte à la relation du droit et de l’art dans le présent numéro thématique, soulignons que la question de la relation entre le droit et l’art peut et doit continuer de se poser[49]. En outre, bien d’autres l’ont fait avant nous[50]. Sans considérer que la question se rattache à un contexte historique et culturel qui impose l’humilité devant les considérations contemporaines très souvent limitées à des perspectives critiques postpositivistes[51]. Ici, le processus de création des plâtres, la réflexion liée à l’histoire du dessin et à celle du moulage ainsi que l’anachronisme des plâtres, qui appartiennent toujours au moins à deux temps, sont autant d’éléments qui nous projettent dans une longue contemporanéité et dans une perspective de questionnement par rapport aux balises socioculturelles à l’intérieur desquelles le juriste structure son discours.

Loin d’être une simple diversion érudite, le recours aux échanges entre droit, art et architecture se doit d’être abordé, comme nous le soulignions en introduction, sous l’angle de la subversion critique[52] de notre considération de la discipline juridique, du temps à l’intérieur duquel elle se développe et s’inscrit de même que de la « science » de la vérité sur laquelle, à titre d’universitaires, nous prétendons souvent la structurer. Ainsi, il faut considérer que l’art et l’architecture peuvent coloniser le droit, en l’incitant au besoin à redéfinir les frontières tracées par les juristes. Les démarches artistiques et architecturales se nourrissent à la source des nombreux et inévitables maux juridiques propres aux structures complexes du droit. Ce faisant, elles créent un outil réflexif pour les juristes[53] en mettant à l’épreuve le droit[54]. Il a été énoncé que l’art contemporain, dans le domaine de la sociologie, permet « plus que tout autre objet, de repenser, et parfois d’abandonner ou de renverser, un certain nombre de postures, de routines, d’habitudes mentales ancrées dans la tradition[55] ». De la même manière, pour le droit, il nous faut nous interroger à savoir « comment l’art contemporain déplace les frontières mentales et institutionnelles, les principes de jugements, les modalités de positionnement des acteurs[56] ». Cependant, allons plus loin et soulignons que les liens entre le droit et l’art sont de l’ordre du révolutionnaire[57], tout en rappelant les propos de Malraux : « Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux », sans oublier de considérer que « le droit [est] un moyen de la révolution ; la révolution, un moyen de l’art[58] ».

L’apport prospectif de l’art et de l’architecture est sans doute facilité par une forme d’irréductibilité du droit qui permet de le penser autrement, d’éviter de tout rattacher à des catégories préconstruites, à des institutions ou à des constructions sociales. Ainsi, le recours à des « outils juridiques » par l’architecture, comme dans l’installation The Evidence Room, permet de projeter des valeurs plurielles et surtout divergentes sur un même objet (la représentation de la preuve utilisée lors d’un procès ou la véridiction historique par un juge). C’est au rôle social de l’art et de l’architecture que le droit doit faire appel[59], et cette relation heuristique — soit l’enrichissement de la connaissance des juristes — par le recours au recul réflexif et critique — c’est-à-dire le déplacement des frontières, l’ébranlement des dogmes juridiques — est facilitée par l’expérience devant l’oeuvre. De la même manière qu’Hannah Arendt considérait le lieu d’opposition entre l’art et le politique comme absolument nécessaire[60], l’artiste et l’architecte donnent accès au juriste, par leurs représentations plus ou moins abstraites, à une critique sur son objet de savoir[61]. Cette dernière prend sans doute sa source dans le fait que, pour reprendre cette fois les termes de Theodor W. Adorno, l’« art ne se maintient en vie que par sa force de résistance sociale[62] ». Il s’agit, ni plus ni moins, de réinventer la démocratie juridique à l’aide des poètes au coeur de la cité[63]. Bien qu’ils soient généralement ignorés, les liens sont réels et importants puisqu’il « y a une concordance dans les mouvements historiques de l’art et du droit, même si les grandes périodes artistiques peuvent correspondre à des crises du droit[64] ». Dans leur dimension politique au sens élargi, et par conséquent juridique, l’art et l’architecture incitent donc le juriste à maintenir ouverte la perception de son champ épistémologique, et cela, dans une perspective utopique — au sens strict où l’entendait Moore ou Campanella[65] — en vertu de laquelle artistes et architectes tendent à engendrer une humanité meilleure[66] et s’inscrivent dans l’élaboration d’une modernité juridique et démocratique. Toutes ces choses sont possibles dans la mesure où cela permet de renouer avec une conception plus humaniste du droit. Un humanisme par rapport au temps, au droit dans le temps, à une longue contemporanéité, ce à quoi se réfère par ailleurs l’installation The Evidence Room : le procès en 2000, les expositions en 2016, mais plus encore la période 1942-1945, de même que les travaux de forensic analysis en cours depuis une dizaine d’années, les procès des années 80 de Leucther and Ernst Zeundel, et aujourd’hui le discours même de David Irving qui continue de circuler malgré le jugement sans équivoque rédigé par le juge Gray. Tous ces temps variés, de sources multiples quant à leur présentation et leurs représentations, forment en partie et indirectement, mais indubitablement, notre discours sur le savoir juridique.

Par conséquent, dans une optique qui pourra paraître frondeuse parce qu’elle est opposée à l’utilitarisme ambiant, nous allons jusqu’à soutenir que l’art (et l’architecture dans sa dimension artistique), dans une visée critique ouverte à l’interdisciplinarité avec le droit, est susceptible d’apporter bien davantage que tout autre domaine du savoir[67]. Cela se justifie en grande partie par la liberté fondamentale qui nourrit le travail de l’artiste et qui, souhaitons-le, apporte une perspective favorable au questionnement et à la réflexion[68]. L’art fait un « usage du monde qui passe par son observation déférente plutôt que par son exploitation sans vergogne[69] », ce que trop peu de juristes — et d’architectes par ailleurs — peuvent, il faut bien l’avouer, se targuer de faire, en remettant « en forme ce qui s’oublie dans le déni de la réalité[70] ». Par conséquent, l’installation The Evidence Room touche, pèse et opprime le spectateur[71]. L’artiste est producteur de sens, ce qui contribue à l’enrichissement des connaissances de nature sociétale, et donc plus ou moins directement mais inévitablement juridique, le droit ne pouvant s’élaborer in fine qu’entre les deux idéaux classiques que sont le droit naturel et le droit positif[72]. Alors que les types de connaissances générées par l’art peuvent être nombreux, l’oeuvre d’art permet notamment au récepteur d’acquérir un savoir concernant celle-ci en tant qu’objet, mais aussi un savoir relativement à sa propre réaction émotionnelle devant l’oeuvre et, plus généralement, à propos du monde dans lequel il se trouve. Ainsi, « l’art représente en effet le phénomène concret où se déchiffre la culture dans son ambivalence, à la fois reflet de la barbarie qui oeuvre dans la civilisation (en vertu du principe de domination) et “promesse de bonheur” (selon la définition stendhalienne), donc “échappement” — ô combien conditionnel — à la domination[73] ». Il s’agit d’éviter une posture selon laquelle les juristes resteraient cantonnés dans le champ juridique des connaissances, d’une part, et selon laquelle les artistes et les architectes s’en tiendraient à celui de l’art, d’autre part, échangeant certes entre eux, mais sans toutefois espérer de véritables modifications du discours propre à l’autre discipline. Il faut plutôt viser une influence réciproque sur chacun des savoirs et, au final, une possible transformation des discours que l’on peut qualifier d’intradisciplinaires[74]. Ce qui est visé est donc une mise en dialogue de deux discours disciplinaires[75], ou encore une forme d’interculturalité qui implique de penser le savoir dans sa globalité[76], forçant la dogmatique juridique à communiquer le plus pleinement possible avec le milieu dans lequel le droit se développe[77].

À l’inverse, il faut bien évidemment éviter un réalisme radical en vertu duquel le savoir juridique ne pourrait qu’être entièrement dissous dans les autres disciplines[78]. C’est ainsi que, dans l’objectif d’en arriver à une compréhension inclusive et ouverte du droit et de l’architecture qui tenterait de nous éloigner de la tentation de la doxa (croyance) au profit de la connaissance, des échanges interdisciplinaires s’avèrent toujours souhaitables. Au-delà de l’appel à l’échange intellectuel entre le juriste et l’architecte, soit leur relation dans la sphère de l’utile, de la logique et de la raison[79], les savoirs juridiques et artistiques se rejoignent dans des considérations propres à la création de leurs discours respectifs. En effet, l’intelligence de l’art, de l’architecture et du droit réside dans l’atteinte d’un équilibre en ce qui concerne l’encadrement de l’expérience « brute » du monde qu’ils offrent respectivement, par les oeuvres et le système juridique[80].

Conclusion

I will show you fear in a handful of dust.

T.S. Elliot[81]

L’installation The Evidence Room, comme oeuvre architecturale et d’art contemporain, cherche à faciliter la prise en considération de l’expérience artistique, à titre d’outil de compréhension du droit (le procès, la preuve, la valeur historique d’un jugement, le processus judiciaire), ce qui permettra d’enrichir l’expérience du droit au-delà d’une logique formatée exclusivement par la formation et l’expérience juridique[82]. L’aspect qui rend l’étude de l’oeuvre d’art potentiellement enrichissante pour les connaissances en droit est probablement le fait que le juriste, devant une problématique donnée, réagira d’une manière différente selon que la question lui est amenée dans un cadre exclusivement juridique ou qu’elle est soulevée à travers un objet artistique[83]. C’est pourquoi il s’agit de « s’intéresser aux oeuvres non [simplement] pour ce qu’elles valent ou ce qu’elles signifient, mais pour ce qu’elles font[84] ». À travers la manipulation artistique d’un discours juridique, comme dans l’installation The Evidence Room, il se produit un moment de deconstruction (deconstructive moment) qui vient déstabiliser les connaissances acquises au sujet du droit[85]. Ce faisant, l’oeuvre d’art permet au juriste d’adopter de nouvelles postures[86]. La considération de l’ensemble des « mondes » (juridique, artistique, architectural, historique, etc.) qui constituent la réalité sociale incite dès lors chacun à éviter de percevoir le droit en tant que vérité[87].

Alors que « la pluralité des vérités, choquante pour la logique, est la conséquence normale de la pluralité des forces[88] », la violence avec laquelle le droit est déstabilisé par l’esthétique de l’oeuvre — ici l’effacement des preuves par leur moulage en plâtre — se veut d’autant plus troublante concernant l’enrichissement du savoir juridique : l’émotion créée par la volonté de néantiser, en les reproduisant en blanc sur blanc, les documents produits en preuve lors du procès remet en question le rôle de l’objectivité de la preuve en droit. L’art et l’architecture permettent cette opposition jugée essentielle par Hannah Arendt puisqu’elle stimule le détachement « sur l’arrière-fond des expériences politiques et des activités qui, laissées à elles-mêmes, viennent et s’en vont sans laisser de traces dans le monde », chose possible puisque « la beauté est la manifestation même de la permanence[89] ». Placé devant un événement et sa permanence, aussi horrible soit-il — soit l’extermination de plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants —, devant des spectres de nature artistique et architecturale, le juriste s’interroge : quid du rôle du droit et de ma démarche critique ? Au final, la réflexion intellectuelle du juriste que suscite l’oeuvre d’art, dans la mesure où elle s’insère dans une perspective critique du droit, ne serait-ce qu’indirecte, facilite la réapparition du « juriste citoyen » et du « savant engagé[90] », en ce que « le destin de l’art permet de lire la finalité de la “civilisation”[91] ».