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Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !

Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !

Non ! non ! c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !

[…]

Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez bas ;

N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !

Edmond Rostand[1]

Certes, en cette ère de l’image, la beauté est à la mode, ce qui n’est pas une raison suffisante pour s’y intéresser, et même, c’est au contraire, comme le disait Vladimir Jankélévitch, une raison de ne pas le faire, surtout lorsqu’on a l’habitude de ne s’intéresser à rien de ce qui est à la mode. Cependant, il n’est pas rare, et ce, depuis toujours, d’entendre des juristes dire d’une question juridique qu’elle est belle ou, en parlant d’un domaine du droit, que c’est là du beau droit : « Le beau droit, c’est d’abord une expression de juristes : les non juristes ne conçoivent pas que le droit puisse avoir une quelconque beauté… Mais cette expression ne va pas sans mystères[2]. »

La mystérieuse beauté du droit… mais seulement, sans en faire un mystère, posons-nous d’abord la question : existe-t-il du beau droit ? Voilà une interrogation qui peut se décliner de plusieurs façons : est-il possible de dire d’une question juridique qu’elle est belle ? Convient-il d’assigner au droit l’épithète « beau » ? Le droit peut-il être esthétique, lui qui est le plus souvent qualifié de juste ou d’injuste, de bon ou de mauvais, de dur ou de souple ? Ou, dit d’une autre manière encore, le jugement esthétique convient-il au droit plus habitué au point de vue éthique ? Est-ce absurde de voir une beauté dans le droit ? Y a-t-il contresens à parler de l’esthétique du droit ?

Faire entrer l’élément esthétique dans l’analyse du droit peut « paraître dépourvu de sens, et en tout état de cause impertinent (dans le sens de non pertinent)[3] ». C’est principalement la question de la pertinence de l’esthétique dans le droit, du jugement esthétique pour le jugement juridique, que le présent article cherche à éclairer, ce qui exige de relever un certain fardeau de la preuve en réponse à ceci par exemple :

L’ordre du Beau peut-il influencer l’ordre du Droit ? La réponse n’est pas évidente. On peut certes rêver de beau droit, de bel argument, de bel arrêt mais c’est jouer sur les mots car il est plus juste de parler de la subtilité de l’argument, de l’admirable rigueur du raisonnement et du grand arrêt. Le droit est plus une science qu’un art et s’il y a un art du questionnement et de la controverse, la logique et l’équité l’inspirent plus que la beauté[4].

Toutefois, dans la mesure où les juristes qualifient parfois le droit de beau naît le défi, pour la philosophie et la théorie du droit, d’examiner ce constat en vérifiant la prétention à la validité d’une telle proposition, ou encore en l’invalidant au motif que sa condition de possibilité n’est pas satisfaite. Une fois encore, la pratique des juristes formule une question que la théorie du droit doit problématiser et comprendre, car il ne suffit pas d’émettre une opinion sur la beauté du droit pour que le problème puisse être considéré comme résolu :

On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit[5].

En ce sens, la question paraît moins être celle de déterminer si le droit est beau, ce qui relèverait de l’opinion, que de se demander s’il est pertinent de porter sur le droit un jugement esthétique. Comment la beauté du droit est-elle construite ? Pour juger de la pertinence du jugement esthétique en vue de qualifier le droit, il convient d’abord de s’intéresser aux prétentions déjà émises par les juristes ayant prêté attention à la question de la beauté du droit. Contrairement à ce que l’intuition pourrait indiquer, la question n’est pas nouvelle, la philosophie du droit s’étant déjà intéressée à l’esthétique du droit. Il faut néanmoins poser à nouveau la question, en raison des avancées de la science juridique et de ses prétentions, précisément, scientifiques. Ne pourrait-on pas penser, en effet, que la scientificité du droit, à supposer qu’elle existe, serait remise en cause si l’on arrivait à démontrer que le droit relève du jugement esthétique, du jugement de goût, là où la vérité pose problème ? Le droit, dont on a tant cherché à fonder l’objectivité sur le jugement théorique, alors qu’il appartient bien davantage au domaine du jugement pratique[6], ne serait-il que de l’art ?

Pour examiner la beauté du droit et tenter de comprendre la pertinence du jugement esthétique pour le jugement juridique, nous étudierons, dans la première partie de notre texte, les réflexions des juristes qui ont perçu cette beauté du droit dans l’argumentation et l’interprétation juridiques. Puis, dans la seconde partie, nous déplacerons la recherche du beau droit dans le jugement réfléchissant et la réflexivité du droit.

1 La beauté du droit entre argumentation et interprétation

Dans la première partie, nous voulons rendre compte des réponses que les juristes ont apportées jusqu’à maintenant à la question de la beauté du droit, qu’ils ont vue et aperçue dans différentes manifestations liées bien souvent à l’élégance avec laquelle la pensée et le raisonnement juridiques se déploient, notamment dans l’énonciation législative du droit[7] ou dans sa représentation littéraire[8]. De plus, la beauté du droit est souvent associée à des domaines du droit : le droit constitutionnel, le droit administratif, le droit des obligations… Miroir, miroir, dis-moi qui est le plus beau ? Ainsi, « l’incertitude règne sur la nature de l’objet-droit désigné comme beau. S’agit-il de certaines branches du droit positif, ou d’une certaine manière d’appliquer son intelligence à la matière, ou encore d’une belle oeuvre de l’esprit juridique[9] ? »

On pourrait également concevoir que la beauté se manifesterait soit dans la clarté du droit, soit, inversement, dans sa complexité. Ainsi, l’énonciation législative claire ferait le beau droit pour certains, alors que d’autres apprécieraient davantage une question difficile, comme le médecin devant un « beau cas ». Cependant, la beauté du droit a été reflétée le plus souvent dans l’argumentation et l’interprétation juridiques.

S’agissant de traiter de la beauté du droit, il convient de souligner, ne serait-ce que pour s’en distinguer ici, que les juristes ont parfois étudié les aspects juridiques de la beauté. S’intéresser à la beauté saisie par le droit pourrait mener à examiner des objets tels que l’encadrement juridique de l’art[10], de l’architecture, de la propriété et de l’urbanisme[11], l’apparence physique en droit du travail[12] ou en matière de droit à l’égalité[13], ou encore l’intervention législative relative aux concours de beauté pour animaux[14] ou humains[15]. Il ne saurait être question dans notre article d’analyser la beauté en droit : nous voulons plutôt poser un regard sur la beauté du droit, à supposer qu’elle existe.

Il arrive aussi que l’absence de beauté soit constatée, notamment pour des raisons idéologiques. Un seul exemple nous suffira, suggéré par Anne-Marie Le Pourhiet « un professeur » de droit public à l’Université de Rennes qui, se demandant « si le délire relativiste du multiculturalisme ne va pas finir par faire disparaître toute norme du monde », écrit ceci : « Il ne faut pas non plus avoir un sens prononcé de la beauté du raisonnement pour goûter les impressionnantes contorsions de la jurisprudence canadienne sur l’“accommodement raisonnable”[16]. » Nous ne cherchons pas à débattre cette dernière affirmation, mais nous tenons simplement à affirmer que tous les goûts sont dans la nature[17].

Nous tentons plutôt de donner sens — ou, plus exactement, de le chercher — à la conviction des juristes selon laquelle il y aurait quelque chose comme du « beau droit », une « beauté du droit[18] ». Cela exige d’abord de montrer la pertinence du jugement esthétique pour le droit : « [C’]’est là le vrai débat — à quoi rime la notion de beau quand on l’applique au droit[19] ? » Qu’en est-il des qualités esthétiques du droit ?

Les Archives de philosophie du droit ont publié en 1995 un dossier intitulé « Droit et esthétique », dans lequel Philippe Jestaz, s’interrogeant sur le sens de l’expression « le beau droit », fait observer que cette beauté naît dans la controverse, là où la persuasion, l’argumentation, la justification et la solution sont maîtres, ou plutôt maîtresses[20]. Révélant par la suite que la beauté nécessaire du droit relève d’un art de la construction et de la communication, Philippe Jestaz soulève que la beauté peut avoir des effets pervers lorsqu’elle prend la forme de l’esthétisme :

[Les distorsions intellectuelles] sont l’inévitable rançon d’un goût immodéré pour l’ordonnancement qui passe pour typiquement français et cartésien […] Qui d’entre nous n’a pas sollicité le sens d’un arrêt parce que l’interprétation proposée allait tellement mieux avec son si joli plan ? Qui n’a pas gonflé une question et dégonflé une autre pour ne point déséquilibrer les paragraphes[21] ?

Sans entrer dans les autres distorsions — théoriques et sociales — mises au jour par Philippe Jestaz, précisons qu’il conclut que « l’élégance véritable doit passer inaperçue[22] ». Si cette conclusion sur la possibilité du « beau droit » peut décevoir, elle ne saurait faire oublier que, même s’il en avait été autrement, Thémis n’en aurait rien su, ou plutôt vu, puisque, à supposer qu’une telle beauté puisse exister (je ne parle pas bien sûr de celle de la déesse, qui ne saurait faire de doute, mais bien de celle du droit !), l’exigence d’impartialité qui lui couvre les yeux et lui voile la vue l’empêcherait de la voir.

Ainsi, la beauté du droit prendrait notamment la forme de sa force persuasive. Dans Les Lois, Platon émet déjà l’idée que les lois doivent tenter de persuader. En matière de législation, écrit-il, on dispose de deux méthodes, la persuasion et la contrainte. Reprochant aux législateurs de n’en connaître qu’une, l’Athénien par lequel s’exprime Platon dit que, « au lieu de mélanger nécessité et persuasion lorsqu’ils légifèrent, les législateurs recourent à la contrainte pure et simple[23] ». Pour cette raison, il propose d’utiliser les préambules, tels des préludes, en guise d’avant-propos en vue d’encourager et de persuader. Selon les critiques, si les lois commencent à argumenter, elles se relativisent :

L’originalité de la procédure peut même expliquer pourquoi elle fut totalement rejetée, à la probable exception de certains cercles néo-pythagoriciens, par la pensée politique et juridique postérieure. Car la proposition revenait à faire glisser la législation non seulement dans le domaine de la rhétorique, mais aussi dans celui de la disputatio philosophique. La réaction du stoïcien Posidonius, le maître de Cicéron, et par ailleurs grand admirateur des Lois, est extrêmement significative à cet égard : « que la loi ordonne, et n’argumente pas » (jubeat lex, non disputet)[24].

Pourtant, dès lors que les lois argumentent s’ouvrirait la possibilité du « beau droit ». Si, dans la philosophie analytique que représentent ici les idées de Philippe Jestaz, la relation entre le droit et l’esthétique est surtout réfléchie sur la base de l’argumentation juridique, dans la tradition anglo-saxonne[25], elle évoque immédiatement la question de l’interprétation juridique et la philosophie herméneutique. En effet, avec le « tournant interprétatif[26] », Ronald Dworkin montre qu’une contrainte esthétique pèse sur l’interprète, dont la figure par excellence demeure bien sûr celle du juge. La question du droit le meilleur y devient aussi mythique que le juge Hercule est mythologique.

Selon la célèbre métaphore du roman à la chaîne qu’imagine Dworkin pour décrire la production interprétative du droit, « un groupe de romanciers écrit un roman, chacun à son tour ; chaque romancier de la chaîne interprète les chapitres qu’il a reçus pour écrire un nouveau chapitre, qui vient alors s’ajouter à ce que reçoit le romancier suivant, et ainsi de suite. Chacun doit écrire son chapitre pour aider à la meilleure élaboration possible du roman[27]. » Une double contrainte pèse alors sur chaque auteur, comme sur chaque interprète : d’abord, une contrainte de cohérence ou de compatibilité[28] ; puis, une contrainte esthétique selon laquelle l’interprète est alors amené « à apprécier laquelle de ces lectures possibles rend meilleure l’oeuvre en cours de rédaction, tout bien considéré. Là, ses jugements esthétiques plus essentiels, sur l’importance, sur la pénétration, sur le réalisme ou sur la beauté des différentes idées que peut être amené à exprimer le roman entrent en jeu[29]. » L’interprétation retenue doit faire apparaître le droit sous son meilleur jour. Ainsi, « [d]es jugements de cohérence et d’intégrité du texte, reflets de diverses valeurs littéraires de forme, sont étroitement associés à des jugements esthétiques plus essentiels qui eux-mêmes recouvrent divers objectifs littéraires[30]. »

Bref, comme l’écrit Julie Allard, « [l]’argument central de Dworkin est lui-même formulé comme une “hypothèse esthétique” : dans chaque interprétation, le juge cherche à faire paraître le droit sous son meilleur jour et cet effort s’accompagne d’une prétention qui contraint rationnellement le jugement[31] ». L’hypothèse esthétique de Dworkin fait en sorte que le jugement juridique est entièrement traversé par cette exigence de beauté du droit. Julie Allard précise que « le juge ne peut pas interpréter le droit sans prétendre que son interprétation est meilleure que celles des autres[32] » : « Les tribunaux et les législatures, les dirigeants et les citoyens confrontent ces problèmes à la lumière de l’hypothèse régulatrice selon laquelle, d’habitude, une seule interprétation […] fournit de la pratique constitutionnelle en cours une meilleure justification que toute autre[33]. »

L’hypothèse esthétique oblige le juge à faire paraître le droit sous son meilleur jour, ce qui équivaut à produire la meilleure interprétation juridique : « L’art est exemplaire dans ce cadre non pas parce que Dworkin cherche à esthétiser le droit : il ne dit pas que le beau est juste, ou que le juste est beau. L’art est exemplaire parce qu’une peinture abstraite peut n’avoir aucun sens clair et évident, et pourtant avoir de la valeur. Cette valeur dépendra en quelque sorte du spectateur, c’est-à-dire de l’interprète ou du juge[34]. » Dworkin dépasse ainsi l’herméneutique classique, en intégrant l’esthétique à l’interprétation :

Non pas le beau comme tel, mais une présentation du droit qui le mette en valeur selon des critères qui ressortissent également aux prétentions du jugement esthétique chez Kant. En émettant une hypothèse de type esthétique, Dworkin propose en effet un modèle d’interprétation du droit fondé sur la manière dont les oeuvres d’art, ou plutôt dont les jugements qui les instituent comme telles, prétendent à une valeur universelle[35].

2 Du jugement réfléchissant à la réflexivité du droit

Pour approfondir l’hypothèse esthétique, il importe de s’intéresser au jugement juridique comme jugement réfléchissant (2.1) et à la réflexivité du droit (2.2).

2.1 Le jugement réfléchissant

Depuis que Kant[36] et, dans son prolongement, Fichte ont mis en lumière la dimension réfléchissante du jugement, sans en percevoir l’application au jugement juridique[37] — c’est-à-dire depuis le passage du monde objectif vers le monde intersubjectif —, des philosophes du droit[38] ont eu recours au jugement réfléchissant pour expliquer le jugement juridique, dans ce qu’il est convenu d’appeler le « retour à Kant », sans nécessairement bien percevoir la « structure conceptuelle » du jugement réfléchissant[39]. La dimension réfléchissante a souvent été utilisée pour expliquer la nature interprétative du jugement juridique. Par exemple, un rapprochement a été effectué entre la célèbre théorie de l’interprétation du droit de Dworkin et le modèle kantien du jugement réfléchissant[40].

La distinction entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant, que Kant établit dans la Critique de la faculté de juger, est bien connue, mais elle mérite néanmoins d’être rappelée :

La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme compris sous l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger qui subsume sous celui-ci le particulier est déterminante (il en est de même lorsque, comme faculté de juger transcendantale, elle indique a priori les conditions conformément auxquelles seules il peut y avoir subsomption sous cet universel). Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l’universel qui lui correspond, elle est simplement réfléchissante[41].

Le jugement esthétique, le jugement de goût sur le beau, étant par essence un jugement subjectif, se pose inévitablement la question de savoir si une chose est belle en soi — ou si le goût n’est que relatif (« à chacun ses goûts »). Apparaissent ainsi le problème de la subjectivité et de la possible objectivité (ou de la vérité) et, par le fait même, la question de la capacité de la raison à former des jugements sur le beau. En cela, « le jugement esthétique est donc purement réfléchissant : il réfléchit l’activité de la faculté de juger[42] ».

Sans entrer dans toute la résolution du problème du jugement esthétique chez Kant, il importe de préciser ici que celle-ci passe par la reconnaissance de l’intersubjectivité comme instance pour assurer la validité universelle d’un jugement esthétique. La faculté de juger « parvient à considérer comme possible […] de se représenter des jugements qui pourraient exiger universellement cet assentiment universel — et de fait chacun exige un tel assentiment pour chacun de ses jugements de goût[43] ». Julie Allard explique comme suit le déplacement introduit par l’exigence d’intersubjectivité :

Cette prétention à l’universalité du sentiment éprouvé est nécessairement attachée au jugement esthétique sur le beau. Et l’intersubjectivité qui rend possible cette prétention est celle d’une communauté de « jugeants », c’est-à-dire la communauté de tous ceux qui sont capables de juger. Pourquoi ? Parce que l’universalité n’est qu’une prétention à l’universalité, une exigence d’adhésion, qui est subjective et qui ne s’impose qu’à celui qui porte aussi un jugement. L’universalité n’est donc pas liée à une représentation objective, mais au fait que tous ceux qui portent un jugement sur le beau prétendent à cette universalité et peuvent donc comprendre et/ou partager les arguments qui y sont attachés. La validité du jugement est donc une « validité commune », mais seulement commune à ceux qui jugent[44].

Sur cette base, l’universalité esthétique attribuée à un jugement « ne relie pas le prédicat de beauté au concept de l’objet, considéré dans toute sa sphère logique, mais l’étend cependant à toute la sphère de ceux qui jugent[45] ». Il y a donc une sortie de l’objet, vers le sujet, plus précisément vers les sujets, pour penser l’« objectivité » — conçue comme validité ou universalité — du jugement.

L’intersubjectivité sert ainsi à fonder le droit. Cependant, reformulons à nouveau notre interrogation : puisque le jugement juridique donne ouverture à la subjectivité et à l’intersubjectivité, le droit peut-il être objectivement beau ? Et est-ce à dire que le droit peut être considéré comme un bel objet ?

Le problème que pose le jugement esthétique, surtout si la prétention est de l’associer au droit, réside dans la possibilité de lui reconnaître une certaine forme d’objectivité ou de validité[46]. En quoi le jugement juridique, à supposer qu’il soit assimilable à un jugement esthétique (ou que le jugement esthétique soit applicable au droit), pourrait-il objectivement valoir, c’est-à-dire être valide au-delà de la subjectivité individuelle et relative ? Dans la mesure où la subjectivité intervient dans le jugement juridique, comment lui attribuer une validité universelle ? Pour répondre à ces questions, il faut approfondir l’analyse du jugement esthétique et de la faculté de juger réfléchissante.

Depuis la modernité, le beau est ce qui plaît à la sensibilité, à la subjectivité. C’est ainsi l’inverse de la pensée ancienne du beau qui s’en remettait plutôt à la beauté de l’objet. La subjectivité s’avère donc nécessaire à l’esthétique ; sans jugement subjectif de goût, la beauté n’est pas possible :

L’Antiquité lui applique des critères objectifs et la Renaissance, qui après la discrétion des siècles précédents prend le relais de la quête esthétique, reste fidèle à une « mathématisation de l’art », à une symétrie où le cercle et le globe occupent une place centrale, des perspectives géométriques portées à la perfection par un Léonard de Vinci, une « divine proportion », une section, un « nombre d’or ».

Mais le xviiie siècle prend le contre-pied de cette tendance et combat l’idée du Beau absolu au profit du jugement de goût particulier. Ce n’est pas l’objet qui importe mais l’attitude du sujet à son égard. L’esthétique devient une théorie, un sentiment que le Beau fait naître chez chacun. « Le paysage ne vaut que par celui qui le regarde », « on ne fait pas de paysage avec de la géométrie », Baudelaire et Victor Hugo s’entendent sur ce point[47].

Donc, contrairement aux Grecs qui pensaient le beau à partir de l’objectivité, la beauté ne relève plus d’une supposée qualité objective, qui appartiendrait à l’objet lui-même, mais réside désormais dans ce qui plaît à la subjectivité, au goût subjectif. Selon David Hume, « la beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple[48] ». Le beau doit donc être fondé non plus dans ce qu’il y a de plus objectif, mais au contraire en ce qu’il y a de plus subjectif en chacun de nous, soit la sensibilité :

Le sentiment de plaisir que j’éprouve et que je veux communiquer est mien et comme tel subjectif. C’est pour cette raison que, prétendant à l’universalité, le jugement de goût ne sera jamais l’équivalent d’un jugement logique ou moral. Il n’est que subjectif. Mais cette subjectivité n’est pas quelconque, puisque sans elle […] l’objectivité elle-même n’aurait plus de sens[49].

La seule prétention du jugement esthétique serait, dès lors, qu’il puisse être partagé, et ce, en l’absence d’objectivité. Comme le jugement esthétique sur le beau, le jugement juridique repose aussi sur un concept indéterminé, celui du juste, ce qui les rend l’un comme l’autre possibles en tant qu’ils sont subjectifs. D’après Julie Allard, « les concepts du beau et du juste tirent leur validité du fait qu’ils sont indéterminés et que leur contenu reste indéterminable. Ainsi, les concepts de beauté et de justice sont des concepts inépuisables, qui en appellent indéfiniment au jugement et à une communauté politique de communication[50] » :

Selon Kant, la validité du jugement esthétique lui-même dépend de la capacité de la faculté de juger à partager des jugements qui sont sans concepts et dont le contenu n’est pas prouvé […] C’est la condition pour qu’un jugement sur ce qui est beau et sur ce qui est juste puisse être subjectif et partagé, c’est-à-dire évalué par d’autres. Si d’autres, comme moi, sont capables de juger, ils peuvent dire si mon jugement est convaincant ou s’il ne l’est pas. Tout jugement peut à son tour faire l’objet d’un jugement. Et grâce à cette évaluation, tout jugement n’est plus aussi bon qu’un autre[51].

Lorsqu’il est affirmé qu’une chose est belle, il ne peut s’agir que de prétendre que les autres aussi devraient la juger ainsi, puisque la chose n’est pas objectivement belle : « L’universalité n’est donc pas liée à une représentation objective, mais au fait que tous ceux qui portent un jugement sur le beau prétendent à cette universalité et peuvent donc comprendre et/ou partager les arguments qui y sont attachés[52]. » Ce n’est pas le jugement sur la beauté qui est universel, mais la prétention (que les autres vont aussi la trouver belle) qui est associée à ce jugement : « Disant “Ceci est beau”, je m’élève par la réflexion de mon sentiment particulier jusqu’à l’universalité[53]. » Kant écrit :

S’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : cette chose est belle ; et ce en comptant sur l’adhésion des autres à son jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce qu’il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le sien ; mais, bien plutôt, il exige d’eux cette adhésion[54].

Le problème posé par l’indétermination du droit n’est pas autre : le jugement juridique n’est pas déterminé par une règle de droit, mais il peut néanmoins prétendre à une certaine objectivité ou validité, en ce qu’il peut être partagé[55]. Par exemple, « personne ne peut affirmer qu’à ses yeux l’esclavage est injuste sans penser qu’il doit l’être aussi aux yeux des autres. Si l’on pense que l’esclavage est injuste, on ne peut pas se contenter de dire : “moi je pense que l’esclavage est injuste, mais vous, après tout, vous pouvez penser ce que vous voulez”[56]. »

La réflexion sur le jugement réfléchissant éclaire le jugement juridique. Plus encore, la faculté de juger réfléchissante permet de comprendre comment le jugement esthétique peut être appliqué au droit, et à quelles conditions il peut, en conséquence, être considéré comme beau. Toutefois, l’histoire des idées philosophiques sur le goût ne s’arrête pas avec Kant, et il importe d’en poursuivre l’étude pour tenter de mieux saisir en quoi le beau droit peut être possible.

2.2 La réflexivité du droit

Bien que le jugement esthétique se puisse comprendre ainsi dans la voie de la faculté de juger réfléchissante, le moment kantien, si important soit-il, n’épuise pas le sujet du beau, pas plus qu’il ne marque la fin de l’histoire de la révolution du goût, les moments hégélien et nietzschien lui ayant succédé[57]. Si le premier, le moment hégélien, marque un certain retour au classicisme, le second, nietzschéen, pave la voie aux arrière-mondes philosophiques de l’avant-garde qui caractérise l’art moderne et l’art contemporain. Pour maintenir le parallèle entre l’art et le droit, c’est dans cet esprit que doivent se comprendre les innovations juridiques à l’ère de la mondialisation et de la gouvernance.

Avec Nietzsche, on assiste à la revalorisation de l’esthétique ; il réhabilite la fonction de l’art qui est l’affirmation même de l’existence, de la volonté de puissance qui est « l’essence la plus intime de l’être[58] ». Dans La naissance de la tragédie, il écrit : « Seule vie possible : dans l’art. Autrement, on se détourne de la vie[59]. » Plus précisément, il ne nie pas le monde sensible, par rapport au monde intelligible, renversant ainsi le platonisme : « ma philosophie est un platonisme inversé », ce qui signifie que l’art « a plus de valeur que la vérité[60] ». Dans ce contexte, « la beauté n’est rien d’autre que l’expression savamment hiérarchisée (dans le “grand style”) de cette multiplicité [des forces vitales][61] ».

L’art est le domaine par excellence des forces actives, qui n’ont pas besoin d’annihiler les autres forces, l’artiste posant des valeurs sans argumenter ni discuter, sans s’opposer, c’est-à-dire sans avoir à réfuter :

Ce qui a besoin d’être démontré pour être cru ne vaut pas grand-chose. Partout où l’autorité est encore de bon ton, partout où l’on ne « raisonne » pas, mais où l’on commande, le dialecticien est une sorte de polichinelle : on se rit de lui, on ne le prend pas au sérieux. — Socrate fut le polichinelle qui se fit prendre au sérieux : qu’arriva-t-il là au juste[62] ?

Sur la base de « ce qui a besoin d’être démontré ne vaut pas grand-chose », il serait impossible de trouver dans la philosophie nietzschéenne le besoin d’extériorité du sujet qui serait nécessaire pour établir une norme juste[63]. Quant au grand style, il consiste à harmoniser les forces réactives (de la vérité) et les forces actives de l’art, il s’agit de faire coexister la vérité et l’art. Pour Nietzsche, l’art classique français représente l’art de la maîtrise parfaite, caractérisée par le calme, la sérénité, le dépassement des déchirements intérieurs et du conflit des passions dont le romantisme est porteur. En droit, ce classicisme pourrait correspondre au mouvement de codification législative des règles juridiques dans la France du début du xixe siècle[64]. Ce n’est toutefois pas là la principale voie ouverte par la philosophie nietzschéenne de l’art. En effet, le moment nietzschéen développe également l’arrière-plan philosophique de l’avant-garde[65] :

C’est en lui-même que l’homme fait les meilleures découvertes sur la culture, quand il y trouve agissantes deux puissances hétérogènes. Supposé qu’un homme vive autant dans l’amour de l’art plastique ou de la musique qu’il est entraîné par l’esprit de la science, et qu’il considère comme impossible de faire disparaître cette contradiction par la suppression de l’un et l’affranchissement complet de l’autre : il ne lui reste qu’à faire de lui-même un édifice de culture si vaste qu’il soit possible à ces deux puissances d’y habiter, quoique à des extrémités éloignées, tandis qu’entre elles deux des puissances conciliatrices auront leur domicile, pourvues d’une force prééminente, pour aplanir en cas de nécessité la lutte qui s’élèverait. Or, un tel édifice de culture dans l’individu isolé aura la plus grande ressemblance avec l’édifice de la culture d’époques entières et fournira par analogie des leçons perpétuelles à son sujet. Car partout où s’est développée la grande architecture de la culture, sa tâche a consisté à forcer à l’entente les puissances opposées, par le moyen d’une très forte coalition des autres forces moins irréconciliables, sans pourtant les assujettir ni les charger de chaînes[66].

Il est donc question de faire cohabiter les forces rationalistes et celles de l’art. La vérité doit donc coexister avec la beauté de l’art qui doit avant tout embellir la vie. Si Nietzsche « doit être considéré comme le premier penseur de l’avant-gardisme[67] », il convient, dès lors, de s’intéresser aussi à l’art contemporain qui bouleverse les conceptions du beau. Pour le dire d’un trait, la beauté y compte moins que l’innovation[68]. Depuis que l’artiste Marcel Duchamp, pour ne mentionner qu’un exemple, a fait d’un urinoir une oeuvre d’art en l’introduisant au musée, il y a rupture dans l’histoire de l’art. L’art contemporain présente un double visage :

D’un côté, l’art contemporain se veut « déconstructeur », subversif à l’égard du passé, voire révolutionnaire puisque voué à la mise en scène permanente de la « rupture avec la tradition ». Tel est son versant voué à ce que Hegel appelait la « négativité » ; mais de l’autre, il s’affiche positif, novateur, inventif et créatif, orienté tout entier vers l’ouverture d’un avenir[69].

Dans le contexte de la mondialisation et de la gouvernance, le droit présente aussi des innovations normatives et juridiques qui amènent la théorie du droit à réinterroger les critères de juridicité[70], à revisiter sa théorie des sources du droit[71], à repenser la normativité[72] et la force normative[73], à réfléchir sur les fondements théoriques de la norme juridique ainsi « reformatée[74] » et à reconceptualiser les rapports entre le droit et la démocratie[75]. Les innovations du droit global, du droit souple et du droit procédural, pour ne nommer que ces nouveaux types de droit, remettent en question les catégories traditionnelles du droit définies par la théorie positiviste du droit depuis quelques siècles[76]. Ce faisant, la réflexion sur le beau droit doit éviter de rester prisonnière des conceptions du droit qui insistent principalement sur la perspective du juge[77].

Si, comme le dit Nietzsche, « l’art doit avant tout embellir la vie », qu’il « doit cacher ou transformer tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface[78] », le droit doit lui-même transformer. Le beau droit serait, dans ce contexte, le droit qui parvient à atteindre les objectifs de transformation de la forme de vie[79]. À cet égard, la beauté que la conception kantienne de l’esthétique associe à la faculté de juger réfléchissante se reflète, dans le droit de la gouvernance, dans la capacité réflexive de ce dernier d’opérer la nécessaire transformation du social et des identités d’action individuelles et collectives pour que l’objectif poursuivi normativement se réalise effectivement. Pour cela, la théorie du droit doit dépasser la seule perspective du juge afin de penser le problème du droit[80] :

Élucider le phénomène juridique revient à comprendre cette pratique par laquelle un groupe social produit une signification normative partagée. Cette compréhension présuppose donc nécessairement elle-même une certaine compréhension du processus par lequel se produit un effet de sens dans la réalité (sociale). Tel est bien l’enjeu d’une théorie du jugement : celle-ci vise à réfléchir les conditions de possibilité de l’opération (c’est-à-dire de l’action, de la pratique) par laquelle un jugement produit des effets de sens. En reconstruisant les conditions du processus d’effectuation (c’est-à-dire d’application) du jugement, la réflexion épistémologique fournit donc un accès nécessaire et privilégié pour mettre en évidence les conditions de possibilité de la pratique par laquelle un groupe social produit et « reconnaît » une autorité normative, c’est-à-dire pour mettre en lumière les conditions de possibilité d’une gouvernance par le droit[81].

La réflexion doit donc porter sur la « question de la transformation effective de ce contexte en vue d’y inscrire la forme de vie idéalisée[82] » :

Cela signifie que tout jugement (donc aussi toute norme) ne peut s’appliquer et produire une signification (et, donc, des effets dans le réel) qu’au terme d’une opération complexe qui est un échange entre les effets “attendus” par la norme posée “abstraitement”, d’une part, et, d’autre part, les effets rendus possibles par les cohérences propres aux “formes de vie existantes”[83].

[…]

Toute norme vise à instaurer une forme de vie jugée rationnellement plus acceptable. Les règles formelles (calcul d’optimisation, règles argumentatives ou tout autre mécanisme formel d’apprentissage) qui conditionnent la « rationalité » de ce choix ne garantissent cependant pas la transformation des formes de vie existantes. La réalisation de la forme de vie « idéale » appelée par la norme est conditionnée par autre chose que par la seule « validité » formelle de la règle. La norme ne peut s’inscrire dans le réel et y prendre « sens » qu’en s’appuyant, en mobilisant, en « faisant retour » (réflexivité) sur les perceptions de formes de vie vécues et effectivement acceptées par les destinataires de la règle[84].

Les innovations normatives de la gouvernance interpellent les destinataires de la norme qui en deviennent ses auteurs, au départ de leur monde vécu. Alors que Rousseau écrit à l’époque ceci : « Si vous voulez qu’on obéisse aux lois, faites qu’on les aime[85] », l’adage se terminerait plutôt maintenant par « qu’on les fasse » : si vous voulez que les citoyens adaptent leurs comportements aux normes juridiques, faites qu’ils en soient non seulement les destinataires, mais également les auteurs. D’ailleurs, ce qu’on aime le plus n’est-il pas ce que l’on fait soi-même — à preuve les enfants et l’amour[86] ?

L’« exigence de réflexivité[87] » transforme l’appréciation de la beauté du droit : le beau droit est celui qui prend en considération cette réflexivité, ce qui « nécessite un dispositif spécifique qui organise une coopération rendant possible une reconstruction réflexive par les destinataires des normes de leur perception contextuelle et les contraignant à une construction réflexive en commun des nouvelles formes de vie à instituer[88] ». La capacité à coopérer et à se coordonner ne peut être présumée : « supposer que l’adaptation de ces perceptions dominantes et des formes de vie organisées qui leur correspondent se fait automatiquement ou est directement liée à la seule mise en oeuvre du mécanisme formel conditionnant l’acceptabilité de la norme, revient à méconnaître cette réflexivité[89] ». Il importe de mettre en place « les incitants réflexifs à même de créer les conditions d’une capacité effective d’identifier en commun les problèmes à résoudre et la nature des solutions jugées acceptables[90] ».

Conclusion

Le questionnement sur le jugement esthétique et la beauté du droit s’avère pertinent pour le jugement juridique, et ce, sous une double perspective. D’une part, sur la base de la faculté de juger réfléchissante élaborée par Kant, la question du beau droit permet de développer une explication de la validité du droit. À la manière du jugement subjectif de goût, le jugement juridique ne peut être établi sur une objectivité, mais il demeure possible de le partager, ce qui lui assure une certaine universalité. Alors que la subjectivité a longtemps été comprise comme l’ennemie de l’objectivité du droit, c’est bien plutôt parce qu’il est subjectif (la subjectivité étant une condition de possibilité du jugement esthétique) que le jugement juridique peut être partagé et universellement reconnu comme beau. D’autre part, la nécessaire réflexivité des innovations juridiques, qui transforment le droit aujourd’hui et amènent la théorie juridique au-delà du sempiternel problème de la subjectivité de l’interprète ou du juge, redéfinit les critères du beau droit, lequel se ferait procédural selon cette hypothèse de procéduralisation du droit. La réflexivité prolonge ce que la mise en lumière de la dimension réfléchissante du jugement juridique avait déjà éclairé, soit l’intersubjectivité et la contextualisation du moment d’application du droit. Le contexte n’est jamais donné : il est à construire « réflexivement » et par un « acte concret de réflexivité communautaire[91] » ou intersubjective.

Évidemment, les juristes ont l’habitude de prêter davantage attention au lien possible entre le droit et le juste, qui pose également sa part de difficulté, mais ce sera pour un autre article[92]. Invoquer le problème du droit juste risque de faire paraître la question du beau droit comme une question futile, voire inutile[93] — surtout en cette époque où l’utilité fait office de critère à l’aune duquel l’importance et la pertinence se mesurent. Cependant, est-ce une raison pour ne pas s’y intéresser ? Certainement pas, car comme le disait Fernand Dumont en conclusion du colloque consacré à André Laurendeau, « [il faut] travailler à ces oeuvres inutiles qui, comme le théâtre et le roman de Laurendeau, démontrent que les sociétés ne sont vivantes que par l’ouverture sur une gratuité dont elles prétendent parfois n’avoir pas besoin[94] ». En ce sens, réfléchir au beau droit ne serait donc pas si absurde, bien que cette réflexion soit inutile.