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La machine — On voit, à travers une vitre, dans un espace fermé (70 x 60 x 60 cm) circonscrit dans une boîte (180 x 60 x 60 cm), un latex situé en bas de l’espace (il est tendu au-dessus d’un haut-parleur). En haut de cet espace, on voit la lentille ronde d’un projecteur de lumière. Un pigment rouge sang (densité 1,56) est posé sur le latex. Un observateur fait face à la vitre. On va poser le micro d’un stéthoscope électronique au niveau de son coeur, et entendre, alors, ses pulsations : elles vont agir sur le latex. Celui-ci, en suivant les rythmes cardiaques, va, en quelques minutes, projeter et remplir l’espace de pigment rouge, que l’on va voir seulement dans le rai du projecteur. Il a une forme géométrique qui ressemble à une pyramide (on croit voir un cône dans la partie haute du rai : trompe-l’oeil !). C’est pourquoi la machine s’appelle Cône Pyramide. Mais j’avais d’abord donné à la machine le titre de Heart beats dust (i. e. « Le coeur bat la poussière »), car en battant la poussière, le son du coeur amplifié électroniquement devenait le principal agent « constructeur » de la sculpture. C’était donner au coeur une deuxième fonction : celle de montrer à un observateur une réflexion directe, vibrante, vivante de lui-même[1].

Jean Dupuy

Fig. 1

Jean Dupuy, Cone pyramid (Heart beats dust), 1968, techniques mixtes, 163 x 43,5 x 48 cm, Collection Frac Bourgogne et Jean Dupuy, Cone pyramid (anagramme), 1985, Acrylique sur toile, 184 x 133 cm, Collection Frac Bourgogne. Photo : Fabrice Gousset. Courtesy Galerie Loevenbruck.

© ADAGP, Paris 2016

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Heart beats dust. Le coeur bat la poussière (voir la figure 1). Stéthoscope au creux de la poitrine, le spectateur active l’oeuvre. Ce projet technologique, liant l’art et la vie, est l’un des premiers de Jean Dupuy. L’artiste répond à un appel à concours d’Experiments in Art and Technology (E.A.T.), organisme alors dirigé en partie par un ingénieur, Billy Klüver, et l’artiste Robert Rauschenberg. Leur volonté est de marier l’art et la technologie, moyennant une collaboration entre artistes et ingénieurs. Pour l’occasion, Jean Dupuy réalise donc cette machine à voir les battements de son coeur. Les années 1980 marquent par ailleurs un tournant dans son travail[2] : électron libre de la création contemporaine, il développe une pratique singulière de « descriptions anagrammatiques » de ses propres oeuvres, anagrammes ekphrastiques aux accents tautologiques[3] qui unifient sa production. Cette description, en tant que pratique plasticienne, est une manière de redéfinir le traduire non pas dans une acception linguistique[4], mais dans une acception plastique. Car ici, la traduction se fait transposition d’une oeuvre, d’un langage plastique à l’autre : de la sculpture technologique à l’anagramme langagière (voir la figure 2).

Fig. 2

Jean Dupuy, Cone pyramid (anagramme), 1985, acrylique sur toile, 184 x 133 cm, Collection Frac Bourgogne. Photo : Fabrice Gousset. Courtesy Galerie Loevenbruck.

© ADAGP, Paris 2016

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L’hétérogénéité des médiums nous invite à penser une traduction qui prend place dans un régime intermédial. L’ekphrasis anagrammatique, « belle infidèle », ne nous permettrait-elle pas de sortir de la dichotomie classique opposant traduction fidèle et traduction libre ?

L’étude des anagrammes a une visée double : analyse d’une pratique dans un premier temps, elle est également reconsidération de la figure de l’artiste. Le traduire à l’oeuvre chez Jean Dupuy, non content de redéfinir le territoire de la traduction, nous donne à penser une nouvelle figure de l’artiste, modeste, travailleur actif et prolixe, qui, l’espace d’un instant, redevient amateur. Ainsi, comment penser la question de l’auto-traduction intermédiale dans l’oeuvre de Jean Dupuy ? Traduire, produire du texte à partir d’objets, est-ce ne rien faire, mettre en suspens sa pratique ? Il s’agira « […] de revenir sur l’emploi d’un tel procédé systématique, à partir duquel Jean Dupuy use son temps, feint l’ennui et l’art lazy, […] et de ce qu’il enseigne pour la Recherche (du temps perdu)[5] ». L’anagramme, est-ce ce temps mort dans la pratique de l’artiste ? Un temps perdu, latent, retrouvé ? Un temps(tant) pour tout(tant) ?

Les anagrammes sont dans un premier moment un moyen de redessiner les enjeux d’une traduction intermédiale résolument post-structuraliste. Le passage d’un médium à l’autre, et l’acceptation de leur hétérogénéité respective, fait évoluer le traduire vers un acte spéculaire réflexif, conscient de lui-même. Véritable « jeu », la traduction devient cet « à-peu-près » révélateur de l’entre-deux que ménage cet acte langagier. Les anagrammes, en tant que pratique heuristique du mot, n’ouvrent-elles pas une nouvelle épistémologie de l’art ? L’anagramme, en tant que modèle de recherche singulier, ne permet-elle pas une redéfinition de l’acte traductif en lui-même ? Le traduire est également affaire d’agent : Jean Dupuy fait figure d’artiste-traducteur, amoureux du bon mot. Enfin, la traduction langagière en art ne cesse de rejouer des problématiques intermédiales. Favorisant ce type d’approche, c’est le visuel en tant qu’interface, le « tiers pictural »[6] qu’ont en partage installation et anagramme, qui nous permet de penser la cohabitation de deux langues au sein de cette même pratique. L’anagramme est également actrice d’une « biopolitique de la traduction[7] », d’une praxis de l’art. Volonté de mise en évidence des hétérogénéités constitutives, le traduire comme théorie de la différenciation permet de repenser les modes de circulation, de diffusion et de réception des oeuvres « mêlées ».

Les enjeux de la traduction intermédiale dans l’oeuvre de Jean Dupuy

La traduction anagrammatique à l’ère du post-structuralisme : relations transesthétiques et équivalence linguistique feinte

Jean Dupuy jongle donc, à la manière de l’artiste-farceur qu’il est, entre plusieurs pratiques et différents médiums. Cette hétérogénéité assumée des matériaux rend nécessairement caduque la définition de la traduction telle que donnée par la mouvance structuraliste. Délaissant les hiérarchies mortifères, Jean Dupuy, bien loin également des considérations datées de l’ut pictura poesis, prône une irréductibilité de l’image au texte. Irréductibilité qui dépasse toute question de subordination du texte-traduit à son texte-source, de soumission de l’image au texte, ou inversement. Cette attitude, qui différencie les systèmes, nous permet non seulement de faire évoluer la question du traduire dans un régime d’intermédialité, mais aussi de penser la traduction linguistique depuis la traduction intermédiale : en termes d’irréductibilité des textes et des oeuvres[8].

Quand J. Dupuy décide, de manière systématique et obsessionnelle, d’écrire une anagramme pour accompagner ses oeuvres, il ne réalise pas une mais deux traductions. La première est celle qui accomplit le passage de la production « sculpturale » à la production « langagière » : l’artiste décrit son oeuvre et passe ainsi d’un système visuel à un système verbal[9]. La deuxième traduction est celle qui se joue au sein même de l’anagramme : la dynamique anagrammatique, véritable gymnastique mécanique[10], est une traduction sous forme de réagencement[11]. Le traduire chez Jean Dupuy est donc une traduction « à la puissance deux[12] » : l’anagramme est la traduction-transposée de la traduction-description. Pour reprendre l’explication de Bernard Vouilloux, le premier passage participe d’une « relation transémiotique[13] », tandis que le réagencement anagrammatique (qui fait émerger une signifiance seconde) est une « procédure de traduction[14] ».

La traduction, entendue en des termes linguistiques, avait, semble-t-il, vocation d’équivalence. Qu’advient-il de ce système économique en traduction intermédiale ? Car, même lorsque le référent est commun (à la pièce sculpturale et à la pièce anagrammatique), les productions plastique et discursive ne sont pas concomitantes : elles ne s’équivalent pas sur le plan quantitatif, le commerce de l’une à l’autre étant faussé par une économie d’échanges boiteux. La différence matérielle est constitutive de la différence systémique : elle évacue toute possibilité de traduction de type structuraliste. Et quand bien même, au sein de l’anagramme, l’équivalence quantitative semble être respectée (un « tant pour tant » didactique de lettres employées[15]), c’est au niveau qualitatif-sémantique (au niveau de la signifiance, donc) que l’équivalence ne peut être obtenue. Le principe d’équivalence en traduction devient dès lors principe d’indifférence : « Alors, bien vite, le haut vaut le bas, le principe d’une équivalence relative met à mal tout critère de qualité […]. L’indifférence esthétique paraît […]. Elle feint stratégiquement l’ignorance par équivalence (tout se vaudrait). On sait bien que c’est aussi un artifice de la pensée qui opère comme un postulat nécessaire […][16]. » Chez Dupuy, feindre l’équivalence linguistique-anagrammatique est une stratégie de remise en question de toute pratique structuraliste et catégorielle d’indifférenciation et d’homogénéisation. La pratique anagrammatique révèle aussi par là même l’envers du principe d’équivalence en traduction : une équivalence feinte qui occulte les rapports de force et de résistance inhérents au traduire[17].

Le spéculaire[18], « un pli pas net » : sortie de la logique binaire du traduire

Ainsi, au coeur même de l’anagramme, en son « milieu » (tant géométrique qu’écologique), se joue un pli. Mais pas de n’importe quel type : il s’agirait de penser, avec Dupuy, un pli « pas net ». Au niveau étymologique de l’anagramme se joue déjà la rupture, le renversement, le sens inverse et le contre-pied du nouveau[19]. Car, en effet, « “la figure [anagrammatique] part d’un pli du langage [...] qui l’articule dans l’ombre.” Ce pli du langage n’est pas net[20] ». La traduction spéculaire est ici remise en question. Très peu d’anagrammes sont partagées de manière physique : le trait horizontal présent quelquefois disparaît souvent au profit d’un espace blanc, qui mime cet effet de miroir déformant. C’est que, dans la traduction anagrammatique, le pli ne se fait pas axe de symétrie. Complication du phénomène, il est une manière de penser la complication phénoménale de la traduction linguistique : un traduire que concrétise le contact, l’effleurement non concomitant d’un haut et d’un bas induit par une pliure informelle. Ainsi, faire de l’anagramme une symétrie spéculaire selon un axe « pas net », c’est sortir de la logique binaire que le structuralisme a longtemps contribué à construire. Dans l’oeuvre Sans titre (Jean Dupuy, 1993), la mise en page de « l’anagramme typographique[21] » exploite directement l’effet-miroir de la ligne d’horizon que Dupuy ne trace qu’à moitié, entre partie haute et partie basse de l’anagramme : « L’anagramme est composée de deux paragraphes, il vaudrait mieux dire, le dessus et le dessous […], pour construire une histoire continue, mais décousue (et recousue)[22]. » (voir la figure 3)

Fig. 3

Projection de Jean Dupuy, Sans Titre, 1993, gouache sur papier, 21 x 15 cm.

Source : Christian Xatrec et Jean Dupuy, « Stratégie de l’usure. Jean Dupuy : passeur de (son) temps », conférence lors du colloque international « L’usure : excès d’usages et bénéfices de l’art », Université Bordeaux-Montaigne, décembre 2013. Avec l’aimable autorisation de Pierre Baumann, Université Bordeaux-Montaigne

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Le pli-trait n’est pas continu, pas net donc, il déjoue le spéculaire, modélisation séculaire de la représentation mimétique et de la traduction[23]. L’anagramme est une « oeuvre-en-valise » qui pense un spéculaire en termes d’inclusion : la pensée anagrammatique est incluse dans la pensée plasticienne générale de l’artiste. Elle met la pensée à l’envers, sur l’envers, fait voir le revers d’une vêture, le revers d’une pratique, comme on retourne sa veste : l’anagramme se fait pratique opportuniste du hasard heureux.

Jeu et temps récréatifs : bricolage heuristique du mot

Ce « pli pas net » à l’oeuvre dans le travail anagrammatique de Jean Dupuy est donc le moyen de faire comprendre au lecteur qu’assurément, il y a du « jeu » dans sa pratique. Un jeu qui dit « l’à-peu-près » de la traduction intermédiale, la résistance des médiums (expression matérielle de leur spécificité) que ce type de traduction implique. « Donner du jeu, c’est ouvrir du sens[24] », écrit Jean-François Dusigne. Mais le « jeu » n’est pas qu’une pratique bancale : c’est avant tout une pratique heuristique, enfance de l’art, qui ouvre à une épistémologie nouvelle[25]. La traduction qui a du jeu est donc à la fois celle qui prend le temps de douter de son efficacité[26] et, par là même, celle qui prend le temps de se retrouver. Mais tant de détours dans la pratique de l’artiste ne sont-ils pas perte de temps ? Il s’agit de l’une des questions centrales de cette étude : l’exercice anagrammatique auquel se livre l’artiste est-il une mise en suspens de sa pratique ? Compte tenu de l’ampleur que les anagrammes ont prise chez Jean Dupuy, la réponse est assurément non. Pourquoi dès lors se poser la question ? N’y a-t-il pas, dans ce genre de considération, confusion entre l’écrire comme théorie et l’écrire comme pratique ? C’est l’hypothèse que nous posons ici. Cependant, cette confusion est entretenue par le statut particulier de l’anagramme chez Dupuy : un « faire [qui] théorise le fait[27] », une fabrique de l’art qui porte un regard réflexif sur ce qu’elle est. Jean Dupuy est « passeur de (son) temps[28] », il cherche en trouvant, il « [...] négocie un modèle de pensée, qui fonde l’essence même de la recherche : la mise en doute […][29] ». L’anagramme érige comme principe moteur l’incertitude de toute traduction, production verbale réflexive à valeur de pratique plastique. Cette dimension réflexive est présente dans beaucoup d’anagrammes :

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Ici, Jean Dupuy se revendique bien passeur de temps, disposant de (son) temps pour se livrer au jeu fertile de l’anagramme. « Que la traduction soit “recréation” est admis, mais qu’elle soit affaire de “singulière originalité” (Blanchot) n’est guère concevable[31]. » La traduction, non plus considérée comme subordonnée à un faire plus créatif, s’émancipe. De la « récréation » à la « re-création », il n’y a qu’un pas chez J. Dupuy. Traduire n’est donc pas une suspension de sa pratique, mais un renouvellement créatif. L’activité de traduction est très justement définie par Fabienne Durand-Bogaert en tant « qu’atelier » de la pensée : lieu-faire de tests, de bricolages successifs, lieu de l’amateur. Dans l’atelier, c’est la violence de la traduction[32] que le bricolage transcende. Le choc mécanistique du traduire anagrammatique devient une opération plastique nécessaire de la lettre et des choses[33].

La traduction intermédiale redéfinit donc les enjeux du traduire : non plus des enjeux uniquement linguistiques, mais aussi des enjeux plastiques[34]. La traduction n’est plus dans une logique économique[35], mais dans une logique heuristique de renouveau méthodologique pour une épistémologie ludique de l’art.

« De l’acte de traduire au sujet traduisant » : Jean Dupuy, figure de l’artiste en traducteur

DUPUY / YPUDU : travestissement duchampien[36] et ethos du traducteur

La pratique anagrammatique de Jean Dupuy est donc un faire qui non seulement réactive la créativité de l’artiste, lui apprend comment « employer son temps », mais aussi nous donne à penser la figure de l’artiste en traducteur. « De l’acte de traduire au sujet traduisant[37] », il n’y a là qu’un pas. L’anagramme Sans titre, précédemment analysée, relève de ce glissement de considération de la traduction (en tant que « je[u] sans queue ni tête ») à l’agent principal de la traduction : le traducteur, le « je sans queue ni tête » dont l’identité oscille et chancelle. Cette crise identitaire[38], ce questionnement sur le statut du traducteur est primordial dans la compréhension de ce qu’est le traduire. L’anagramme, si elle interroge la pratique de Jean Dupuy, n’en redéfinit pas moins l’identité de son auteur. Ainsi, dans YPUDU, ANAGRAMMISTE[39], l’artiste devient « Ypudu », personnage (anagrammatique lui aussi) qui s’emploie à décrire le « système » de cette gymnastique, véritable « hygiène de vie qui passe par la logorrhée de la lettre[40] ». Roman au genre indécidable[41], livre d’artiste à l’origine d’une longue série, YPUDU, ANAGRAMMISTE met en jeu le dédoublement de la personnalité de son auteur, du narrateur et de ses personnages :

J’ai mis presque trois ans pour écrire (Hand Made !) les 85 000 caractères que représentent ces quelque cent quatre-vingt-neuf pages. C’est un portrait de Léon (Léo, en anglais), qui commence à son adolescence. Il parle de sa famille, de ses amis; il décrit des objets souvent curieux qu’il crée; il invente aussi un personnage, un black bilingue et qui bégaie. Le bégaiement est un des systèmes qu’il utilise pour résoudre les équations de lettres (les anagrammes) que constituent ses textes[42].

Jean Dupuy se fait artiste-écrivain[43], sous le titre « YPUDU, ANAGRAMMISTE », mettant en scène[44] Léon (devenu par le détour de la traduction « Léo ») qui lui-même invente un personnage bilingue qui de surcroît bégaie, dédoublant à l’infini sa propre parole. Jean Dupuy est donc tout cela à la fois : homme bégayant, féru de bi-linguismes, inventeur de personnages et conteur d’histoires à la percussion douce. Ces personnages enchâssés en disent long sur la personnalité bigarrée de cet artiste aux mille facettes.

« L’éthos » d’YPUDU, traducteur anagrammatique, transcende la figure de Jean Dupuy : « L’ethos désigne [...] la manière dont l’énonciateur construit une image de lui-même sur le plan de l’énonciation et non ce qu’il affirme de lui-même sur le plan des énoncés. Autrement dit, l’ethos concerne l’inscription de la subjectivité dans le langage[45]. » À travers ses anagrammes, Jean Dupuy se cherche à haute voix. Et dans ce jeu de travestissement, c’est la « valeur heuristique de l’éthos » (valeur de praxis traductologique) qui nous permet de penser Dupuy sous la figure de l’amateur-traductologue, agent de ré-énonciation qui « échapp[e] à la conception essentialiste de l’identité[46] ». Christian Xatrec mène une analyse très pertinente de l’utilisation des i dans l’oeuvre Quoi (Jean Dupuy, 1984) : « Mais il y a plus. La lettre i, cristallisée dans son galet, sous son point dans le bois, peut être lue ou doit être lue en anglais (c’est ça la complexité aussi de certaines des compositions de Jean, c’est qu’elles sont bilingues, entre le français et l’anglais), comme “i” : I. I, je, moi. Aussi “eye”, l’oeil. Je est donc celui qui voit ici, mais encore une fois qui voit quoi ? : quoi ? Moi? Moi ? Quoi ?[47] »

Cette oeuvre ouvre un questionnement : quoi ? Le mot est inscrit en noir, en lettres capitales, sur une planche de bois; le i est un trait naturel sédimentaire, ready-made d’un art paresseux, produit par le galet. Celui-ci est posé sous un noeud présent dans le bois : le point du i. Les galets s’agencent chez Jean Dupuy au gré de leur ramassage, de leur trouvaille. Cette « récolte » opportuniste de galets, sur lesquels s’inscrivent naturellement des lettres, ouvre la voie à un questionnement sur la quête : à la recherche de quoi l’artiste part-il ? D’un nouvel alphabet, de mots dispersés puis retrouvés, d’une identité à rassembler.

Jean Dupuy : amoureux de la langue, amateur de bons mots

Si la figure de Jean Dupuy se lit en filigrane de ses oeuvres, c’est que ses anagrammes, jeux d’esprit et de mots, font corps avec leur auteur, dans une relation amoureuse où se mêlent pulsion scopique[48] et « pulsion de traduire[49] ». Faire de Dupuy un amoureux de la langue, un amateur du mot, permet de penser le traduire à travers une érotique de la traduction. Cette dimension érotique, sensuelle de la pratique anagrammatique, peut paraître surprenante. Pour comprendre la passion à l’oeuvre ici, il ne faut pas remonter bien loin : la genèse de la première anagramme de Dupuy suffit à nous éclairer :

73. C’est vrai qu’à l’époque les crayons furent pour moi une source d’inspiration [voir ses oeuvres (sans titre) en 1972 — crayon et collage sur papier, et Think and Suggest en 1974]. Je suis tombé sur un crayon, par hasard, un jour de désoeuvrement, sur lequel étaient marqués ces quatre mots : « American Venus Unique Red ». Pour m’occuper, j’ai essayé de faire une anagramme avec les vingt-deux lettres de ces quatre mots. C’est par tâtonnements, mais en plusieurs heures quand même, que j’ai fini par tomber sur ces quatre autres mots : « Univers Ardu en Mécanique ». Cette métamorphose m’a vraiment frappé, mais je ne me doutais pas qu’elle allait changer ma vie. Bigre ! J’avais trouvé une mine inépuisable que je continue aujourd’hui encore à creuser avec autant de surprise que de plaisir. IL A L’AIR AMATEUR DE SURPRISES / AMATEUR DE PLAISIR, IL RASSURE (25 x 2)[50].

Cette première anagramme est donc issue de travaux sur les crayons de papier[51] : outils de l’écrivain, du dessinateur, ils se font matière première d’une sculpture matérielle (une action directe, sur les crayons coupés en deux dans la hauteur — découverte de leur milieu) et langagière (les anagrammes). Cette pratique anagrammatique, de par sa parenté généalogique avec les crayons — outils primaires de la pensée en tout genre, devient pratique plastique à part entière. Comme le dit si bien P. Baumann, « ça raconte ce qu’il vient de se produire[52] » : l’anagramme devenue Vénus d’une érotique langagière mécanique[53]. Il n’en fallait pas plus pour que chaque anagramme, de manière plus ou moins explicite, use et abuse de son érotique  (voir la figure 4): « Quelle ellipse ! Trou/Verge… L’amour fou, l’amour vénal, l’amour ronron, le fiasco, la performance érotique… Tout y est ! […] Vertige des mots ! Vertige de l’amour ! […] Ébats des lettres, positions infinies[54] ». Les anagrammes sont en effet « […] la suggestion des images sensitives qui naissaient à leur oreille selon que, pour citer Barthes, “ça granule, ça grésille, ça caresse, ça râpe, ça coupe : ça jouit”[55] ». Anagramme : jouissance des mots et de leurs agencements.

Fig. 4

Jean Dupuy, Trou Verge, 1983, gouache polychrome, mine de plomb sur tissu effiloché usagé, 15 x 20 cm. Avec l’aimable autorisation de Drouot-Estimations. Photo : François Fernandez.

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Jean Dupuy est donc cet amateur-traducteur qui s’abandonne à une pulsion de traduire comme à une pulsion de jeu enfantine. Étymologiquement, l’amateur dit bien la figure de « celui qui aime ». Dans cette entreprise d’infidélité que sont les anagrammes (infidélité aux oeuvres et infidélité inhérente), l’amateur devient amant, faisant de « fidèles infidélités » à son oeuvre. L’oxymoron dit bien le paradoxe d’un amour transgressif du traduire. D’autre part, toujours dans une perspective de redéfinition heuristique de sa pratique, le traduire chez Jean Dupuy est synonyme d’abandon :

Entre la chimère de la traduction parfaite et l’éloge de la trahison, il conviendrait de faire la place à une pédagogie de l’abandon. Par là, nous entendons la mise en dialogue préliminaire entre la perte d’autorité de l’original (sur lui-même) et sa saisie en traduction (du point de vue de l’autre langue). C’est précisément à cette “croisée” […] que se tient le plaisir (éventuellement nostalgique) de la perte. […] Pour le dire autrement, l’abandon n’est pas nécessairement tragique : il s’obtient à force de caresses et de précautions. L’érotique du traduire est l’épreuve — la pédagogie et la pragmatique, si l’on préfère — de cet abandon[56].

L’art de l’abandon, Dupuy y a soustrait de manière plus radicale avant de partir à New York, détruisant volontairement toutes ses oeuvres picturales[57]. Ici, l’abandon est lascif, lazy, il est le principe d’une entreprise qui s’est construite avec le temps.

« Étranger » sa pratique : entre langue maternelle et hétérolinguismes

Devenant YPUDU, Jean Dupuy se met littéralement « en traduction[58]». Ce travestissement aux accents duchampiens corrobore l’idée qu’il y a une recherche de « l’autre en soi » dans la pratique d’auto-traduction intermédiale de l’artiste : recherche d’un autre médium, d’un autre sens à l’intérieur de l’anagramme, d’un autre soi méthodologique au coeur de sa propre pratique. Il y a donc dans l’auto-traduction intermédiale ypudienne un « étrangement » à l’oeuvre. Jean Dupuy, dans un même mouvement, « étrange » sa pratique et « s’étrange » à lui-même, « toute proportion gardée » : «“Toute proportion gardée”, voilà [...] la vérité inthéorisable de la traduction, dont l’authenticité consiste justement en son infidélité à l’original. [Jean Dupuy] prend sur [lui] le poids de l’écart, ce que Stephen Wright a appelé le coefficient d’étrangeté[59] ». L’anagramme, et la traduction à la puissance deux qu’elle engage, est également porteuse de ce « coefficient d’étrangeté », héritage direct du lien filial qui l’unit à son créateur. Antoine Berman, cité par Rada Iveković, se questionne sur la « parenté des langues ». Notons ici que Jean Dupuy s’exile volontairement aux États-Unis en 1967. Ses anagrammes (ainsi que ses interventions) négocient donc entre français et anglais, entre langue maternelle et langue du déracinement :

Par l’enracinement, l’oeuvre s’enfouit dans l’épaisseur de la langue natale; par l’écart, elle s’arrache à elle en produisant une « autre langue », étrangère dès lors à la langue commune. Enracinée, l’oeuvre est intraduisible. […] Et ici advient une curieuse dialectique. […] [La traduction] a pour « fin » de déporter l’oeuvre toujours plus loin de sa langue. Mais plus une oeuvre est traduite, plus s’accroît pour elle la possibilité de s’enraciner dans sa langue en apparaissant comme intraduisible. Cela n’apparaît guère au moment de sa « naissance », où ce périple n’a pas encore été effectué. Elle n’apparaît comme oeuvre-de-la-langue-natale que lorsqu’elle est (re)traduite. On peut donc dire que la traduction accomplit le rapport de l’oeuvre à sa langue[60].

Si les anagrammes déterritorialisent une pratique et une langue, si elles conjurent l’enracinement mortifère d’une pratique, ce n’est que pour mieux affirmer leur parenté avec les performances, oeuvres technologiques et autres productions de Jean Dupuy : « Il n’y a plus de partage, mais un geste continu, une attitude entre le langage de la forme et le langage du texte[61]. » L’anagramme s’est donc faite traduction nécessaire à la révélation d’une oeuvre protéiforme mais unifiée, à l’image d’un homme dont le destin s’est écrit entre deux continents et dont la trajectoire artistique s’est dessinée trans-atlantique. L’anagramme est une « reconversion franco-américaine[62] ».

Par ailleurs, les intrusions de la langue anglaise dans les textes de Dupuy ainsi que les systèmes d’utilisation des lettres restantes[63] peuvent être analysés en tant qu’« hétérolinguismes[64] ». Or, pour Myriam Suchet, « l’hétérolinguisme constitue une stratégie de relation à l’altérité[65] ». Ces hétérolinguismes ne subissent pas une traduction linguistique (puisqu’ils restent in-traduits au sens strict dans les anagrammes), mais bien plutôt une traduction anagrammatique dont le propre serait de rendre visible le travail de ré-énonciation du mot : les systèmes bégayants, les notes musicales, la répétition de lettres identiques ou encore l’énumération de mots brefs et juxtaposés sont autant de marqueurs formels de la transposition anagrammatique. Cet « “appareil formel de ré-énonciation traductionnelle” » permet non seulement de « démythifier l’invisibilité du traducteur », mais également de penser l’anagramme comme discours : énoncé une première fois puis traduit à la puissance anagrammatique. La notion d’hétérolinguisme permet de comprendre la traduction anagrammatique comme ré-énonciation au sein même de la langue ypudienne : « Envisagée comme un acte de ré-énonciation à part entière, la traduction se voit attribuer un sujet d’énonciation autonome et responsable de sa propre stratégie discursive[66]. » Les anagrammes sont bien la stratégie discursive à l’oeuvre dans la pratique de Jean Dupuy : une pratique qui n’a de cesse de s’étranger.

« Tiers paysage » anagrammatique : traduction intermédiale[67]

Interface visuelle du traduire : tiers pictural et voyure anagrammatique

Nous évoquions tout à l’heure « l’inthéorisable » à l’oeuvre dans la traduction, ce « quelque chose » d’indécidable en reste, qui ne peut être soumis à une transposition. La première traduction chez J. Dupuy reste celle, transsémiotique, qui opère le passage de l’oeuvre plastique antérieure à l’oeuvre anagrammatique. Dans ce traduire, il n’y a pas de perte[68], mais plutôt du commun en suspens. Dans Heart beats dust, du dispositif sculptural à l’anagramme, c’est le visuel qui participe de cette restance[69] volatile : pigment rouge tourbillonnant, cône de lumière immatériel, muscle cardiaque se contractant. L’oeuvre de Dupuy incarne, au sens littéral comme au figuré, « ce mouvement entre-deux dans la non-résolution du battement[70] ». Les oeuvres technologiques de l’artiste, dont Heart beats dust, invitent à décortiquer les mécanismes de l’attention et de la sensation[71] : cette pièce en particulier renvoie au corps et à ses mécanismes réflexes les plus intimes. Elle traduit le passage d’un mouvement spontané du corps, inconscient, à sa révélation, sa prise de conscience individuelle et collective.

Ce commun en partage, que la traduction peine à transcrire, nous nous proposons d’en faire l’interface majeure de la traduction, le lieu où le traduire se joue. Nous dirons qu’il y a du « tiers » dans le traduire : « Acte éminemment stratégique, la traduction consiste, selon Berman, à “chercher-et-trouver le non-normé de la langue maternelle pour y introduire la langue étrangère et son dire”[72]. » Quel serait donc cet « interstice », tiers partagé dans lequel la langue se glisse, interstice que la traduction exploite et dans lequel s’insinue l’altérité ? Avec Liliane Louvel, nous nous proposons d’envisager le « tiers pictural » à l’oeuvre dans le traduire :

Je propose alors de nommer « tiers pictural » cet événement, cet entre-deux, tiers nécessaire pour analyser un certain type de textes à fort coefficient pictural. Je le construis sur le « tiers-instruit » de Michel Serres et sur le « troisième livre » de Derrida parlant de Jabès, et du livre qui reste en suspens quelque part, entre celui que le lecteur tient entre les mains et celui que l’auteur a voulu, un supplément, une « invention » dans tous les sens du terme, et d’abord celui de trésor[73].

Dans les anagrammes, véritables « événement[s] de lecture[74] », est donc présent ce tiers pictural, ce voir, « le tressaillement de ce “plus-à-jouir” de l’image lorsqu’elle s’interpose dans le texte littéraire et y fait tiers[75] ». L’anagramme est un texte littéraire mais avant tout plastique, qui se grossit du visuel en partage avec l’oeuvre sculpturale : « La description [anagrammatique] serait le lieu d’un dire qui serait lui aussi un voir […][76]. » Pierre Baumann, concluant son analyse sur les anagrammes de J. Dupuy, évoque également ce « tiers » à l’oeuvre chez l’artiste, qui fait sortir définitivement le traduire de toute logique binaire :

En d’autres termes, la répétition, ou plus précisément la redite déplacée (un texte pour un fait et un texte pour un texte), ne décrit pas un champ binaire, comme de l’auto re-présentation, mais un « tiers paysage » (j’emprunte la formule à Gilles Clément, je la détourne, et on pourra aussi penser au tiers-instruit de Michel Serres). Quel est ce tiers paysage d’Ypudu ? C’est le territoire indécidable de l’art [...][77].

L’ekphrasis anagrammatique est bien le paroxysme du texte à fort coefficient pictural, hétérotopie visuelle foucaldienne que L. Louvel se propose de nommer une « voyure[78] ». Entre lecture et vision, l’anagramme balance, d’un pôle à l’autre, du verbal au visuel : « Je lis un texte et voici de l’image, ou bien voici plus de texte encore ! En regardant l’image, je la textualise toujours de quelque façon, et en lisant le texte, je l’image. Ces actualisations sont innombrables […][79]. » Jean Dupuy, avec ses anagrammes, devient donc maître en l’art de la « voyure », art du voyou/voyeur articulant et démembrant les pratiques, en lequel il excelle depuis déjà longtemps[80].

Anagrammes : un verbal visuellement sonore

Si l’étude du visuel dans les anagrammes de Jean Dupuy nous semblait essentielle pour la compréhension du traduire intermédial, la dimension sonore de ces anagrammes n’est pas non plus à négliger. Celles-ci sont donc ce verbal visuellement sonore dont les lettres s’organisent en une gamme de notes colorée : « Ainsi l’anagramme s’enrichit d’une petite méloppée [sic] élémentaire : La Ré Ré Ré, par exemple, et devient chantante[81]. » Ces notes de musique sont l’un des systèmes privilégiés par YPUDU pour utiliser les lettres restantes. Ainsi, Jean Dupuy fait entendre le visuel, il fait sonner cette restance : « Bref, l’anagramme est aussi l’art d’accommoder les restes […][82] » et d’orchestrer leur libre expression. Le résiduel de l’opération anagrammatique, « tiers » de la traduction, est rendu visible. L’anagramme ménage visuellement la négociation et le gain que l’acte de traduire implique.

Fabienne Durand-Bogaert, dans son article « Oublier l’image, tendre l’oreille », reprend indirectement l’injonction de Louis Marin : « Donner à voir la voix, ce serait l’étrange entreprise, et peut-être le comble, de l’entreprise nommée représentation de peinture[83]. » L’auteur se propose en effet de « […] se détourner de l’image, du figurable, et de porter son attention sur le pan souvent oublié de l’acte de traduire — l’écoute — […], cheminement infiniment plus fructueux[84] ». Cette piste méthodologique semble tout à fait applicable aux anagrammes de Jean Dupuy. En effet, ces dernières ne sont pas seulement destinées à être vues et lues, mais également à être dites : « Ainsi, une anagramme se lit à voix haute. Elle se déclame, oh oh, hi hi, de manière un peu exagérée, théâtralisée, border line, performée[85]. » La lecture du texte se fait donc par l’oreille : nous écoutons son intonation, l’accent et le rythme de la phrase. Nous sommes dans un type de lecture nouveau, la lecture du traducteur : « [...] les yeux seuls sont impuissants à entendre le tempo d’une phrase, à déceler les ruptures de rythme qui fondent les oppositions de style, à percevoir la couleur des sons produits par l’enchaînement des voyelles et des diphtongues[86] ». Dans Heart beats dust[87], la poussière-matière-couleur est un pigment visuel mis en mouvement par la pulsation cardiaque, la pulsation organique, intérieure, perçue par un stéthoscope[88]. Celui-ci n’est-il pas un instrument d’écoute, lié au son, et plus encore au rythme et à ses arythmies ? L’anagramme, lorsqu’on la lit, lorsqu’on la met en bouche[89], prend une dimension sonore très importante : « BEET BEET BEET BEET BEET BEET ». Les premières lignes de l’anagramme de Heart beats dust rythment la pulsation, miment par homophonie les battements du coeur, multiplient assonances et allitérations. Comme le souligne F. Durand-Bogaert, « lire, c’est donc lire avec l’oreille, prêter au texte son écoute afin de pouvoir en recueillir toutes les subtilités[90] ». L’écoute en traduction est une mise à l’épreuve de l’attention : attention de celui qui découvre la traduction, mais aussi attention de celui qui la met en oeuvre. L’anagramme chez Dupuy fait en somme office de marqueur d’attention décuplée, augmentée et amplifiée :

Pour qu’une véritable écoute du texte puisse s’opérer, il faudrait que le comprendre veuille bien attendre, que l’acte d’interprétation se laisse différer. Alors peut-être le traducteur pourrait-il se mettre à l’écoute non seulement du rythme et de la scansion du texte, mais aussi — et la chose me semble d’égale importance — de son propre rythme intérieur. Chacun porte en soi un rythme propre que la parole et l’écriture mettent en évidence. Ce rythme est comparable à une ritournelle : familier et ronronnant[91].

La description anagrammatique est bien cet acte de compréhension différée auquel l’auteur fait écho. Heart beats dust est la métaphore plastique de cette attentive écoute des rythmes : rythme du spectateur, de l’oeuvre et d’un Jean Dupuy-traducteur qui, à la manière d’un Duchamp volontairement retardataire, diffère l’interprétation close et définitive de ses oeuvres et de sa pratique. Les anagrammes incarnent « le plaisir d’une pensée qui respire (Jankélévitch), qui germe dans les interstices. La respiration, c’est un maître mot d’YPUDU. Heart Beat[s] Dust avait ouvert la voie […][92] ».

En faisant usage de l’anagramme, cette « gymnastique linguistique » toujours recomposable et à recommencer, Jean Dupuy redéfinit l’acte de traduction comme toujours inachevé : « […] un traducteur est à la fois un lecteur qui signe et écrit sa lecture, et un auditeur qui signe et écrit son écoute. […] Traduire, dans ces conditions, ne saurait relever que d’un acte provisoire, toujours à reconduire[93]. » L’artiste pose aussi les fondements d’une pratique vivante, d’une pensée des oeuvres, et de l’art dynamique et organique. Nous parlions tout à l’heure d’étranger sa langue. Tendre l’oreille, redécouvrir les oeuvres « à l’oreille » sont l’un des moyens d’y parvenir :

Pour Roland Barthes, le rêve est précisément de « connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre; descendre dans l’intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir, […] ». En retour, concernant le travail sur sa propre langue maternelle […], il me paraît important d’adopter une attitude équivalente : débanaliser son usage, rendre la parole non ordinaire, pour en laisser vibrer ses multiples résonances, comme s’il s’agissait d’apprendre à la réentendre, comme une langue étrangère, quand bien même il s’agit de sa langue maternelle[94].

C’est exactement la démarche de Jean Dupuy : il « étrange » sa langue maternelle à travers la pratique des anagrammes. Il « approche “en étranger” [sa] langue originelle[95] ». L’anagramme devient cette langue vernaculaire, étrange, qui différencie les mots, qui ouvre une « méta-poétique de l’ordinaire qui transcende les fondations du système sur lesquelles ell[e] repos[e][96] ».

Adresse du traduire : praxis sociale de l’art

La description anagrammatique, qui s’énonce et s’exprime, était pensée chez M. Suchet en tant que « discours ». L’anagramme est bien cet acte d’énonciation, à la puissance deux[97]. Au-delà de son aspect plastique et des enjeux méthodologiques qu’elle pose, elle acquiert un rôle politique en se faisant praxis sociale[98]. Qu’entendre par là ? L’anagramme chez Dupuy signe un engagement particulier, une responsabilité multiple : celle d’un artiste envers son oeuvre et son public, celle des spectateurs envers la création. Les anagrammes de Jean Dupuy prennent donc place dans une « biopolitique de la traduction[99] » étendue à une biopolitique de la médiation artistique (qui en passe nécessairement par une traduction dont la définition excède l’acception linguistique). Le traduire anagrammatique est au contraire un acte de pratique sociale qui construit les agents, sujets épistémologiques de la traduction, dans leur singularité : la traduction assume un rôle de constitution de la différence au sein même du système de création-réception de l’art.

Dans une logique post-structuraliste, « les deux aspects clés de la définition de la traduction selon Sakai sont les suivants : 1) la distinction entre deux moments séparés, l’adresse et la communication et 2) la position exceptionnelle du traducteur[100] ». Si nous avons déjà évoqué la place de choix dont le traducteur dispose, la question de la nature du traduire reste à interroger. Le traduire anagrammatique, en tant que ré-énonciation, se faisait discours chez M. Suchet. Mais tout discours n’est pas nécessairement communication. En effet, si la communication est l’aboutissement espéré de toute situation linguistique, il ne faut pas négliger le potentiel de « non-communication » du discours. Ainsi, l’anagramme nous permet de distinguer entre adresse et communication :

[…] l’« adresse » indique une relation sociale (entre l’émetteur et le destinataire du message) essentiellement pratique et performative par nature, et par là même indéterminée et ouverte à la négociation du signifié; la « communication » nomme la représentation imaginaire de cette relation sous la forme d’une série d’unités dénotées par des identités pronominales et un contenu informatif, c’est-à-dire qui nous sommes supposés être et ce que nous sommes supposés vouloir dire[101].

Ainsi, toute ekphrasis anagrammatique ne serait-elle pas adresse plutôt que communication ? Interroger l’adresse, c’est se questionner sur les agents qui sont des témoins actifs ou passifs de la traduction. Les traductions anagrammatiques de Dupuy sont des « adresses » au spectateur : elles performent une relation entre l’oeuvre et son récepteur qu’il faut actualiser en permanence. Cette auto-traduction intermédiale n’est pas communication en ce sens qu’elle évacue tout contenu informatif stable et fixé qui présuppose une attitude normée et homogène chez le spectateur : elle met en place une « négociation du signifié » perpétuelle. J. Solomon le résume ainsi : « En soi, l’“adresse” ne communique rien, sinon la présence de la “communication” comme une possibilité susceptible d’être réalisée ou non en cours de traduction. L’adresse est donc un déclencheur de potentialité […][102]. » Les anagrammes, ces adresses au spectateur-lecteur, dénoncent un phénomène global de standardisation linguistique, elles incarnent le refus chez l’artiste de tout processus d’homogénéisation de la langue. Par ailleurs, il ne tient qu’au spectateur de faire de l’anagramme une communication : l’art et la vie que Jean Dupuy a toujours éprouvés comme intimement liés s’entrelacent ici de manière active, selon le bon vouloir du spectateur même. L’adresse anagrammatique est une manière de plus pour l’artiste de « s’étranger » et de trouver une « extériorité » à sa propre pratique[103]. C’est le régime d’adresse hétérolinguale, amené à son paroxysme par l’hétérogénéité des médiums, qui permet de sortir d’un régime homolingual mortifère : régime qui lissait le caractère singulier des pratiques et des agents. En cela, Jean Dupuy est passé maître au jeu d’adresse qu’est le traduire anagrammatique.

Ainsi, l’auto-traduction intermédiale chez Jean Dupuy met au jour « la relation complexe entre les langages[104] ». Interrogation propre au traduire, elle est le fondement de la recherche en art. Les anagrammes, « […] vertiges méthodiques scrupuleusement poursuivis, que dis-je, recherchés avec acharnement, produisant, au-delà des jeux de langage, des récits brefs, des peintures, de la musique même[105] », sont l’expression vibrante d’une méthode nouvelle, « une méthode dans la méthode : la “méthode Dudu” ![106] ». Les enjeux de cette méthode fondent une nouvelle pratique, une nouvelle adresse de l’art, mais aussi une nouvelle épistémologie, heuristique et organique, tenant du modus vivendi. La redéfinition du traduire s’est faite chez Jean Dupuy à travers le modèle de recherche singulier qu’est l’anagramme : « Elle est “figure de rhétorique” […], “gymnastique chorégraphique, bref […] le geste du corps saisi en action, et non pas contemplé au repos […]. La figure, c’est l’amoureux au travail.” Un performeur au grand coeur[107]. » Jean Dupuy, homme aux yeux d’enfant, est de ceux qui, lorsqu’on les interroge sur leur oeuvre, répondent par un rébus :

AB²
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DO [108]

Génialité de la méthode et du ton, qui, lui, « échappe […] à toute méthode[109] ».