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Introduction

Les jeunes à double statut ou sous double autorité (crossover youth) sont des mineurs ayant été victimes de maltraitance et qui ont également commis une infraction criminelle (Herz et Ryan, 2008). Des recherches ont montré que ces jeunes se voient imposer des peines plus sévères que les contrevenants n’ayant pas été en contact avec le système de protection de la jeunesse (Conger et Ross, 2001 ; Ryan, Herz, Hernandez et Marshall, 2007). Ces études ont toutefois été réalisées sans tenir compte de la gravité du délit commis et ont limité leur analyse à des catégories spécifiques d’adolescents relevant du système de protection de la jeunesse. L’influence réelle des maltraitances passées dans les décisions peut donc être remise en question. La présente étude vise ainsi à comparer les peines infligées à ces jeunes et celles infligées aux contrevenants mineurs n’ayant pas été victimes de maltraitance en considérant la gravité de l’infraction et les différences de genre.

Qui sont les jeunes doublement insérés dans le système de justice et de protection de la jeunesse ?

Des études ont montré que les jeunes ayant été en contact avec le système de justice ont vécu plus d’expériences traumatisantes et des traumatismes plus profonds que la population adolescente générale (Brosky et Lally, 2004 ; Coleman, 2005). Par exemple, la prévalence des expériences de violence physique et sexuelle chez les jeunes auxquels une peine de prison a été imposée est plus élevée que chez les autres jeunes (Coleman, 2005 ; Dembo et al., 2000). Parallèlement, des recherches approfondies ont pu déterminer que la maltraitance est un facteur prédisposant les jeunes à la délinquance (voir Heck et Walsh, 2000 ; Ireland, Smith et Thornberry, 2002 ; Lemmon, 1999 ; Maschi, Bradley et Morken, 2008 ; Steward, Livingston et Dennison, 2008). En fait, les enfants victimes de maltraitance et de négligence verraient doubler leurs probabilités d’avoir un casier judiciaire (Kendall, 2009). Ce lien entre la maltraitance d’un jeune et sa délinquance montre l’importance d’étudier la situation des jeunes ayant connu ces deux expériences. Ces jeunes étant surreprésentés dans les centres de détention pour jeunes contrevenants, il importe de trouver des solutions à cette situation en vue de réduire les coûts liés à la délinquance juvénile et au système de justice pour la jeunesse (Bala, Finlay, De Filippis et Hunter, 2015).

Les jeunes à double statut, ayant été victimes de maltraitance et ayant commis une infraction criminelle, ont donc été en contact tant avec le système de protection de la jeunesse que le système de justice pour mineurs, simultanément ou consécutivement (Bala et al., 2015 ; Herz et Ryan, 2008). Dans la littérature scientifique sur le sujet, on les appelle des jeunes à double statut (dually adjudicated youth), des jeunes sous double autorité (dual-jurisdiction youth) ou des jeunes doublement impliqués (dually involved youth). De manière générale, on peut obtenir ce statut de trois façons. Un jeune peut être inséré dans le système de protection de la jeunesse à la suite d’allégations de maltraitance, puis commettre une infraction, le faisant entrer dans le système de justice des mineurs alors qu’il est toujours sous l’autorité du service de protection de la jeunesse. Il se peut aussi qu’un adolescent ayant été auparavant en contact avec ce service de protection commette une infraction qui l’inscrive dans le système de justice des mineurs. Il est enfin possible qu’un jeune ayant eu des démêlées avec la justice soit par la suite confié au système de protection de la jeunesse pour enquête sur un cas de maltraitance (Herz et Ryan, 2008).

Le lien entre les jeunes à double statut et la sévérité des peines

La littérature scientifique portant sur le système de justice des mineurs et les écarts observés dans la détermination des peines s’est surtout centrée sur des variables telles que l’origine ethnique, le genre, le statut économique, le type de représentation légale ou la structure familiale (Ryan et al., 2007). Toutefois, très peu d’études se sont penchées sur les peines imposées à ces jeunes et sur la manière dont leur statut en tant que tel influence lesdites décisions. De même, les études sur la maltraitance et la délinquance se sont presque exclusivement penchées sur les risques de récidive sans étudier le sort des jeunes maltraités dans le système de justice des mineurs (Ryan et al., 2007). Il est pourtant nécessaire d’étudier les peines des jeunes à double statut, dont les besoins et les problèmes familiaux, particuliers et complexes, coïncident avec des comportements délinquants (Ryan et al., 2007). Une fois connues les peines rendues pour ces jeunes, il sera possible d’évaluer leur efficacité pour pallier les besoins et les problèmes susmentionnés.

Jusqu’à maintenant, deux études ont comparé les processus de la justice des mineurs pour les jeunes à double statut et pour les jeunes délinquants n’ayant pas été pris en charge par les services de protection de la jeunesse. Dans leur étude portant sur 13 000 détentions préventives juvéniles avant jugement et décisions de renvoi, à New York, de 1997 à 1999, Conger et Ross (2001) ont conclu que les jeunes placés en familles d’accueil avaient plus de probabilités d’être détenus que leurs pairs délinquants n’ayant pas eu de contact avec les organismes de protection de la jeunesse, et ce, malgré des similarités observées sur le plan juridique (antécédents, types d’infraction, etc.) et des caractéristiques démographiques (sexe, âge, origine). Cette augmentation des probabilités de détention était en partie attribuée au manque de communication entre le système de justice des mineurs et le système de protection de la jeunesse, qui fait en sorte que le système de justice n’est souvent pas au courant de la prise en charge du jeune en protection de la jeunesse. Devant le peu de renseignements sur le jeune et, souvent, dans l’absence d’un tuteur à qui le confier dans le cas où il serait libéré, le juge tendrait à ordonner sa détention avant jugement. Ainsi, sans la présence d’un gardien légal, la police doit donc escorter le jeune à un centre de détention où il reste provisoirement en attente de sa sentence.

Ryan et ses collègues (2007) ont étudié l’incidence du statut d’un mineur en tant que jeune dans les services de protection de l’enfance sur les décisions rendues dans le système de justice des mineurs. Grâce à des données récoltées auprès du Department of Children and Family Services (DCFS) et du Department of Probation du comté de Los Angeles, ces auteurs ont mis en évidence un préjugé, lorsqu’intervient la protection de l’enfance, qui influence la sentence, mais pas le retrait des accusations. Les jeunes étant traduits devant le système de justice des mineurs depuis le système de protection de la jeunesse avaient autant de chances de voir leur première accusation abandonnée par le procureur que les autres jeunes délinquants. Toutefois, lorsque les analyses tiennent compte de l’âge, du sexe, de l’origine et du type d’infraction, les probabilités de se voir imposer une probation après une première infraction étaient moindres pour les adolescents issus du système de protection de la jeunesse. Ces derniers recevaient aussi plus souvent des sanctions les plaçant dans des maisons de groupes supervisées, des camps gérés par la justice des mineurs ou des établissements de détention.

La théorie des préoccupations sociales appliquée à la détermination des peines

Le cadre analytique proposé par la théorie des préoccupations sociales appliquée à la détermination des peines (focal concerns theory) (Steffensmeier, Ulmer et Kramer, 1998) permet de comprendre les idées préconçues éventuelles pouvant jouer un rôle dans la détermination des peines des jeunes à double statut. Suivant cette théorie, trois préoccupations centrales influenceraient le juge dans sa prise de décision, soit la responsabilité du contrevenant et la gravité des dommages causés à la victime, la protection de la société ainsi que les contraintes et les répercussions liées à la peine.

Il ressort clairement que la première préoccupation, la responsabilité du jeune et la gravité des dommages causés à la victime, contribue à déterminer la sévérité de la peine, qui augmente en fonction du degré de responsabilité du jeune et de la gravité des dommages causés. En effet, les recherches montrent que la gravité de l’infraction, mesurée par les deux facteurs susmentionnés, est l’élément qui influence le plus la décision rendue. Les principaux facteurs sur lesquels le juge s’appuie pour prendre sa décision relativement à la responsabilité ou à la culpabilité du jeune sont ses données personnelles, comme ses antécédents criminels (qui augmentent le niveau de responsabilisation) ou une victimisation passée (qui en diminuent la responsabilisation), et le rôle joué par le jeune lors du crime (meneur, organisateur, suiveur) (Steffensmeier et al., 1998).

La deuxième préoccupation, la sécurité de la société, se fonde sur des caractéristiques similaires, mais se distingue conceptuellement en se centrant sur la nécessité de mettre le contrevenant hors d’état de nuire et de décourager d’autres délinquants éventuels. Des prédictions sur la dangerosité de l’accusé (qui sont définies, de manière générale, en termes de risque de violence future) ou sur d’éventuelles récidives sont faites en fonction d’attributs tels que la nature de l’infraction (ex. : violence, infraction contre les biens), les antécédents criminels et les facteurs aggravants du crime (ex. : utilisation d’une arme ou caractéristiques criminogènes telles que la toxicomanie, le degré de scolarité, la situation d’emploi, l’histoire familiale) (Steffensmeier et al., 1998). De plus, un homme délinquant est typiquement perçu comme plus dangereux, plus menaçant et plus à risque de récidive qu’une femme délinquante (Guevara et al., 2006).

La troisième préoccupation, les contraintes pratiques et les répercussions liées à la peine, relève à la fois de questions organisationnelles et individuelles, comme la nécessité de conserver un bon roulement dans les affaires traitées et le surpeuplement des établissements correctionnels, ou encore la santé du délinquant, ses éventuels besoins et les coûts de son passage dans le système correctionnel ainsi que la perte de contact avec les membres de sa famille. De plus, puisque les juges sont imputables, face au public, de la décision rendue, ils tendent à prendre en compte les conséquences de cette dernière sur la crédibilité de l’institution de justice dans la collectivité (Steffensmeier et al., 1998).

Dans le cadre de la présente étude, la première préoccupation, soit la responsabilité du jeune, pourrait nous éclairer sur un préjugé éventuel envers les jeunes à double statut. La perception qu’en a le juge est influencée par certains facteurs personnels, dont la « victimisation antérieure aux dépens des autres ». Suivant cette théorie, un profil de victimisation pourrait atténuer le caractère répréhensible perçu du contrevenant (Steffensmeier et al., 1998). Logiquement, la peine imposée au délinquant ayant été lui-même une victime par le passé devrait être modérée. Si, comme le montrent Ryan et ses collègues (2007), les jeunes à double statut reçoivent généralement des peines plus sévères que les autres jeunes contrevenants, l’idée voulant que la victimisation antérieure contribue à atténuer la peine imposée est donc contredite. Cela diffère de ce que relève la théorie des préoccupations sociales, et soutient plutôt l’idée qu’il existerait des préjugés envers les jeunes maltraités lorsqu’il est question de détermination de la peine.

Les limites des études précédentes

La littérature scientifique qui compare les décisions judiciaires rendues pour les jeunes à double statut et les autres jeunes délinquants comporte certaines limites. La première, et la plus importante, est qu’une seule étude empirique s’est penchée sur la disparité des décisions rendues pour les jeunes à double statut comparativement à ceux n’ayant pas eu de contact avec les services de protection de la jeunesse auparavant (Ryan et al., 2007). La présente étude pourrait donc offrir une contribution aux connaissances limitées acquises sur les disparités dans le système de justice des mineurs. Une deuxième limite concerne l’absence d’une mesure précise de la gravité des infractions commises. En effet, bien que les catégories générales du crime soient prises en compte (par ex. : crime violent vs crime contre la propriété), il semble qu’un indice de gravité plus précis pourrait être utile dans l’évaluation d’éventuelles disparités dans les décisions rendues. En effet, un crime violent varie de la menace d’agression à l’homicide. Un manque de prise en compte de ces différences dans les modèles statistiques remet en question l’influence réelle d’autres facteurs permettant de prédire la décision. Troisièmement, des études portant sur les processus de justice visant les jeunes à double statut ont établi une définition assez limitée de ces derniers. S’intéresser seulement aux jeunes en familles d’accueil (Conger et Ross, 2001) ou à ceux sous l’autorité des organismes de protection de la jeunesse (Ryan et al., 2007) peut empêcher d’avoir un portrait général des expériences de chaque jeune délinquant ayant été victime de maltraitance dans les tribunaux de la jeunesse. Notre recherche s’intéresse principalement à la prédiction des peines imposées en fonction d’antécédents de maltraitance, et non aux conséquences d’un contact avec les organismes de protection de la jeunesse. La littérature sur le sujet avance qu’il n’existe aucun lien direct entre le passage d’un jeune dans ces organismes de protection et son implication ultérieure dans le système de justice. Ce sont plutôt les antécédents traumatiques qui mèneraient le jeune, d’une part, vers une implication dans le système de la protection de la jeunesse, et d’autre part, vers l’adoption de comportements délictueux qui le mettraient en contact avec le système de justice (Bala et al., 2015 ; Finlay, 2003 ; Piscitelli et Follett, 2012 ; Ryan, Marshall, Herz et Hernandez, 2008). Enfin, les différences entre les sexes dans le lien entre la maltraitance et la détermination de la peine ont été ignorées, limitant ainsi notre compréhension de l’étendue des préjugés éventuels envers les jeunes à double statut.

Objectif

L’objectif de la présente étude est d’analyser si le double statut d’un jeune est un facteur permettant de prédire avec succès la peine reçue par le jeune. Tenant compte des limites susmentionnées, nous proposerons une analyse qui offre une définition inclusive des jeunes à double statut et qui tiendra compte de caractéristiques importantes concernant le jeune et l’infraction. De plus, les différences de sexe seront considérées. Cette étude pourra ainsi contribuer aux résultats de recherche de Ryan et al. (2007) sur les préjugés motivant les peines imposées aux jeunes à double statut.

Méthodologie

Sources des données

Population étudiée

Les données analysées dans la présente étude sont tirées des registres officiels du Québec sur la population adolescente, masculine et féminine, âgée de 12 à 17 ans, ayant plaidé coupable ou ayant été condamnée à la suite d’une infraction et ayant été jugée sous la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA), entre le 1er janvier 2005 et le 31 décembre 2010. Dans cette population, 81,3 % étaient des jeunes hommes. En termes d’origines, 87,7 % étaient des Blancs, 4,0 % étaient des Noirs, 2,3 % étaient originaires des Premières Nations et 6,0 % appartenaient à une autre minorité visible. La forme majoritaire de garde de ces jeunes était la garde exclusive par la mère (30,5 %), puis la garde par des parents vivant ensemble (15,6 %) et, en dernier, la garde exclusive par le père (10,4 %). Dans les rapports d’arrestation du comté de Los Angeles, de 2002 à 2005, utilisés par Ryan et ses collègues (2007), 75 % des jeunes arrêtés étaient du sexe masculin, mais seuls 14 % étaient d’origine caucasienne.

Collecte des données

Notre étude se fonde sur des données récoltées par Lafortune et al. (2014). La collecte des données a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Institut Philippe-Pinel de Montréal et d’un juge de la Cour du Québec. Ainsi, les données ont pu être prélevées des banques de données de chaque centre jeunesse du Québec. Ces banques de données rassemblent l’ensemble des tableaux de données sous la gestion du « Système clientèle jeunesse » du Projet d’intégration jeunesse. Grâce à ces données officielles, le parcours de 43 096 jeunes ayant plaidé coupables ou ayant été condamnés de 2005 à 2010 a pu être retracé jusqu’à la date de leur première expérience avec un centre jeunesse (que ce soit sous la Loi sur la protection de la jeunesse [LPJ] ou la LSJPA), qui peut être survenue avant 2005. À partir de ces données, des variables ont été extraites concernant les caractéristiques personnelles des jeunes, les caractéristiques de l’infraction et celles de la décision rendue sous la LSJPA.

Pour les besoins de l’étude, seules les données concernant la première condamnation ont été considérées, permettant ainsi un contrôle des antécédents criminels. De plus, afin d’examiner adéquatement la maltraitance comme facteur prédisant la peine reçue, les jeunes dont la première condamnation précédait leur première expérience de maltraitance ont été exclus de cette étude. Après ces exclusions, l’échantillon final comporte 38 025 jeunes.

Opérationnalisation des variables

Présence de maltraitance. Une variable dichotomique notant la présence ou l’absence de maltraitance a été créée. Nous avons défini les jeunes à double statut comme ayant vécu au moins un incident confirmé de mauvais traitement (ex. : violence physique [LPJ art. 38e], violence sexuelle [LPJ art. 38d], négligence [LPJ art. 38b], maltraitance psychologique [LPJ art. 38c] et abandon [LPJ art. 38a]), alors que les jeunes non maltraités ont été définis comme ceux n’ayant pas connu de telles expériences. Cette définition s’applique indépendamment des interventions de la LPJ. La prise en compte de ces incidents, à la suite de l’analyse détaillée des conditions de vie du mineur, implique que la sécurité ou le développement de ce dernier est compromis (Roc, 2011)

Caractéristiques de l’infraction. La gravité de l’infraction a été prise en compte dans l’étude. Elle a été calculée grâce à l’indice de gravité de la criminalité (IGC ; Wallace, Turner, Matarazzo et Babyak, 2009) établi par Statistique Canada pour donner à chaque infraction un poids relatif qui est établi en fonction des peines généralement appliquées pour ces infractions. Plus la peine moyenne imposée est sérieuse, plus le poids attribué à l’infraction est élevé. Ces poids varient de 1 à 7042, 1 représentant le crime le moins grave, et 7042 représentant le meurtre au premier degré. De plus, le type de crime a été pris en compte et dichotomisé, avec d’un côté les crimes contre les personnes (ex. : agression sexuelle, autre crime sexuel, enlèvement, séquestration, prise en otage, homicide, agression physique, profération de menaces et harcèlement criminel) et, de l’autre, les « autres crimes », qui comprennent les infractions contre les biens, la possession d’armes et les infractions liées à la drogue. La gravité et le type d’infraction n’ont montré aucune multicolinéarité (r = 0,122 ; p < 0,001).

Caractéristiques des jeunes. Selon les renseignements puisés dans les banques de données, l’âge des jeunes au moment de leur infraction allait de 12 à 17 ans, conformément à la LSJPA. De plus, l’origine ethnique autodéclarée ou déclarée par les parents, telle que notée, est prise en compte. Cette variable a été dichotomisée entre Blancs et non-Blancs.

Nature de la peine. Parmi les renseignements puisés dans les banques de données, la nature de la peine imposée aux jeunes délinquants était mentionnée. Cette variable, qui agit à titre de variable dépendante dans les analyses, a été dichotomisée en « peines de détention » et « autres peines ». Conformément à l’article 42(2) de la LSJPA, les peines de détention comprenaient une détention continue ou discontinue dans des institutions fermées aussi bien que dans la communauté. Les « autres peines » comprenaient à la fois les sanctions extrajudiciaires et les peines spécifiques, conformément à la LSJPA, soit les réparations faites à la victime, la médiation, le travail pour la victime, les compensations financières faites à la victime, les excuses verbales et écrites, les réparations faites à la communauté, les services communautaires, les mesures prises pour le développement de compétences sociales, les activités de formation, les activités d’intégration sociale, celles de prise de conscience et de réflexion, l’interdiction de la possession de biens (saisie et confiscation), la probation (sous surveillance ou non), la réprimande, la liberté conditionnelle et le paiement d’amendes.

Analyse statistique

L’analyse s’est faite par régression logistique conditionnelle poussée (forward conditional logistic regression) en prenant en compte la présence de maltraitance, la gravité de l’infraction, le type de crime, l’âge au moment de l’infraction, l’origine ethnique, le sexe et l’interaction entre la maltraitance et le sexe du jeune pour déterminer l’influence de ces facteurs sur les probabilités de recevoir une peine de détention.

Résultats

Les statistiques descriptives concernant les variables étudiées sont présentées au Tableau 1. Dans cette population de jeunes contrevenants, 29,3 % ont vécu au moins un incident de maltraitance corroborée selon la LPJ et se classaient donc comme jeunes à double statut. Quant aux peines imposées en fonction de la LSJPA, 2,2 % des jeunes de la présente étude ont reçu une peine d’emprisonnement pour leur première infraction. Comparativement aux jeunes inclus dans l’étude de Ryan et al. (2007), dont 16 % avaient commis des crimes violents et étaient âgés d’en moyenne 15,5 ans lors de leur première infraction, 32 % de la population que nous étudions ont commis des crimes contre les personnes, avec une moyenne d’âge de 15,2 ans.

Tableau 1

Description des variables dépendantes et indépendantes

Description des variables dépendantes et indépendantes

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Ensuite, l’analyse par régression logistique a permis d’évaluer l’influence de ces facteurs sur les probabilités de recevoir une peine d’emprisonnement (Tableau 2). Les principales variables indépendantes expliquent 15 % de la variation dans le choix du type de peine, une proportion relativement petite, mais statistiquement significative (Nagelkerke R2 = 0,153). L’âge au moment de l’infraction, l’origine ethnique, le sexe du jeune, la gravité de l’infraction, la commission d’un crime violent ainsi que le lien entre la maltraitance et le sexe constituaient tous des éléments de prédiction de la nature de la peine. Notamment, le fait de ne pas être identifié comme étant d’origine blanche augmentait de 2,622 fois les probabilités de recevoir une peine d’emprisonnement, comparativement aux Blancs. Commettre un crime contre les personnes plutôt que contre les biens ou un crime lié aux armes ou à la drogue augmentait ces risques d’une détention de 1,937 fois. Ces risques se multipliaient par 1,181 pour chaque année supplémentaire d’âge au moment de l’infraction. Commettre une infraction plus grave augmentait de 1,005 fois par unité de l’IGC la probabilité de recevoir une peine d’emprisonnement. Les garçons avaient 2,530 fois plus de risques de recevoir une peine d’emprisonnement que les filles. Enfin, le lien entre la présence de maltraitance et le sexe du jeune a révélé que les jeunes à double statut de sexe masculin étaient 1,638 fois plus à risque d’une peine d’emprisonnement que les filles dans la même situation. Toutefois, le double statut du jeune en tant qu’effet majeur n’influençait pas significativement les risques de recevoir une peine d’emprisonnement et a donc été exclu du modèle.

Tableau 2

Régression logistique conditionnelle poussée prédisant les peines d’emprisonnement

Régression logistique conditionnelle poussée prédisant les peines d’emprisonnement

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Discussion

La présente étude avait comme objectif de déterminer si le statut d’un jeune sous double autorité était un élément significatif dans la prédiction d’une peine d’emprisonnement, ce qui révélerait un préjugé dans les décisions prises à l’endroit de ces jeunes. Les résultats montrent que la présence de maltraitance dans le passé des jeunes délinquants de sexe masculin permet de prédire l’imposition d’une peine d’emprisonnement, après la prise en compte de l’âge au moment de l’infraction, de l’origine ethnique, de la gravité de l’infraction et du type de crime.

D’abord, les résultats montrent un lien entre l’âge et la décision rendue. Par exemple, se trouver parmi les plus âgés augmentait le risque de recevoir une peine d’emprisonnement. Ce résultat correspond à de récentes études soulignant que les délinquants les plus jeunes (moins de 14 ans) risquent moins de passer par les procédures formelles que leurs pairs plus âgés, et ce, même lorsque l’on tient compte des variables comme le sexe, l’origine ethnique et les antécédents criminels (Mears et al., 2014). Bien que cette conclusion ne soit pas discutée par Steffensmeier et al., qui se sont concentrés sur les délinquants adultes, elle semble cohérente du point de vue de la théorie des préoccupations sociales. Les contrevenants les plus jeunes sont probablement davantage perçus comme des enfants, inoffensifs et ayant besoin de soins et de supervision. Leur mise hors d’état de nuire en vue de protéger la collectivité ne semble donc pas pertinente.

Les résultats de l’analyse ont également montré que les jeunes qui se déclarent ou dont les parents les déclarent non-Blancs voyaient leur risque de recevoir une peine d’emprisonnement augmenter. Ce résultat rejoint en partie ceux de Ryan et al. (2007), qui ont permis de relever que les personnes d’origine afro-américaine et latino-américaine risquaient davantage d’être placées dans des établissements correctionnels que les jeunes Blancs. On retrouve des résultats semblables dans la littérature sur la justice des mineurs, en particulier aux États-Unis. Les jeunes Noirs y ont plus de risques d’être arrêtés et placés en détention tout en ayant moins de chances de recevoir des services d’aide psychologique (Lieber et Fox, 2005 ; Rawal, Romansky, Jenuwine et Lyons, 2004). Cette conclusion s’étend aussi aux contrevenants adultes, des études indiquant que des préjudices majeurs visaient spécifiquement les personnes afro-américaines et latino-américaines, sans considération des facteurs juridiques pertinents (Kutateladze, Andiloro, Johnson et Spohn, 2014 ; Mitchell, 2005 ; Spohn, 2000 ; Steffensmeier et al., 1998 ; Zatz, 2000). En contexte canadien, il serait intéressant d’étudier les peines pour les jeunes issus des Premières Nations. Bien que des recherches aient conclu que ces jeunes ont autant de probabilités que les non-Autochtones de recevoir des peines d’emprisonnement sous l’ancienne Loi sur les jeunes contrevenants (Latimer et Foss, 2005), aucune étude connue ne s’est penchée sur la question dans le cadre de la LSJPA. Cette dernière énonce toutefois que « Bien que le tribunal soit tenu d’examiner les solutions de rechange au lieu d’imposer le placement sous garde à tous les délinquants, il doit accorder une attention particulière aux circonstances des délinquants autochtones » (Ministère de la Justice du Canada, 2013, p. 12).

Comme énoncé plus haut, la présente étude tente d’examiner le lien entre la maltraitance et les décisions de justice pour les mineurs, en considérant la gravité de l’infraction commise. Les résultats révèlent qu’un crime grave augmente de 1,005 fois les probabilités de recevoir une peine d’emprisonnement pour chacune des 7042 unités de l’IGC. Que la gravité de l’infraction contribue à la peine rendue est conforme à la théorie des préoccupations sociales, qui établit que le besoin de protéger la société se fonde sur des prédictions quant à la gravité de l’infraction.

Nos conclusions montrent également que commettre un crime contre les personnes était un important facteur de prédiction d’une peine d’emprisonnement. Ces résultats correspondent dans les grandes lignes à ceux de Ryan et al. (2007), selon qui les jeunes ayant commis un crime de nature sexuelle ou lié à des menaces se sont révélés plus à risque d’être envoyés dans des foyers de jeunes supervisés que ceux ayant commis des crimes contre les biens. Ces conclusions sont cohérentes avec la seconde préoccupation sociale de la théorie susmentionnée, la protection de la collectivité (Steffensmeier et al., 1998). La protection de la collectivité signifie le besoin de mettre le contrevenant ou la contrevenante hors d’état de nuire en fonction de prédictions sur sa dangerosité ou ses risques de récidive. Ces prédictions se fondent en partie sur la nature de l’infraction. Suivant la théorie des préoccupations sociales appliquée à la détermination des peines, l’on s’attend à ce que les crimes contre les personnes – considérés comme étant plus graves que tous les autres types de crimes – soient punis plus sévèrement (Steffensmeier et al., 1998). Toutefois, nos résultats doivent être interprétés avec prudence puisqu’on peut n’y voir qu’un reflet d’un des objectifs centraux de la LSJPA. En effet, sous cette loi, le système canadien de justice des mineurs vise expressément les sanctions extrajudiciaires pour les jeunes délinquants non violents. Ces sanctions sont estimées suffisantes pour punir et réhabiliter ces contrevenants (Ministère de la Justice du Canada, 2013). Cette politique rappelle la troisième préoccupation sociale de la détermination des peines, selon Steffensmeier et al. (1998), soit les contraintes pratiques et les répercussions du jugement rendu. Ces contraintes et ces répercussions englobent les préoccupations organisationnelles quant au surpeuplement des établissements correctionnels et aux ressources judiciaires. La LSJPA recommande l’application de sanctions extrajudiciaires pour les contrevenants non violents : « Le recours accru aux mesures extrajudiciaires permet aussi aux tribunaux de se concentrer sur les cas plus graves de crimes perpétrés par les jeunes » (Ministère de la Justice du Canada, 2013, p. 3). De nouvelles études devraient être réalisées dans d’autres juridictions en vue d’appuyer nos résultats.

En ce qui a trait à l’objectif de cette étude, les expériences passées de maltraitance, ou le double statut du jeune, n’augmentaient pas les probabilités de recevoir une peine d’emprisonnement en tant qu’effet principal. Toutefois, suivant les résultats, les jeunes à double statut de sexe masculin étaient particulièrement à risque de recevoir de telles peines, indépendamment de l’incidence principale de leur sexe. Bien que ce résultat soit nouveau puisqu’il se rapporte spécifiquement aux jeunes délinquants victimes de maltraitance, il est plutôt conforme aux conclusions de Ryan et al. (2007), qui énoncent que les jeunes délinquants de sexe masculin étaient plus à risque de recevoir des peines d’emprisonnement que les jeunes délinquantes. Ces conclusions correspondent également à d’autres recherches montrant que les jeunes adolescentes à comportements délinquants reçoivent des peines moins sévères que leurs pairs masculins, même lorsque des variables telles que les antécédents et la gravité de l’infraction sont prises en compte (Bishop et Frazier, 1992 ; Farrington et Morris, 1993 ; Guevara, Herz et Spohn, 2006 ; Johnson et Shueble, 1991 ; Steffensmeier et al., 1998). Nos conclusions rejoignent aussi la théorie des préoccupations sociales appliquée à la détermination des peines et sa conception de la dangerosité du contrevenant. Puisque les garçons sont perçus comme plus dangereux, plus menaçants, et plus à risque de récidive que les jeunes filles, ils sont sujets à des peines plus sévères que ces dernières (Guevara et al., 2006).

Nos résultats montrant que les jeunes garçons à double statut sont plus à risque de recevoir des peines d’emprisonnement que leurs pairs féminins argumentent en faveur des conclusions de Ryan et al. (2007). Il y aurait réellement une disparité dans les peines des mineurs et un préjugé envers les jeunes à double statut. L’importance de la présente étude est qu’elle élargit les conclusions précédentes qui se limitaient aux jeunes sous la charge des services de la protection de la jeunesse (Ryan et al., 2007) pour inclure les jeunes ayant vécu un incident corroboré de maltraitance, indépendamment des services de protection reçus. Le fait que les jeunes à double statut de sexe masculin reçoivent des peines plus sévères que les autres jeunes délinquants est en contradiction avec l’importance accordée au caractère répréhensible. Comme mentionné plus haut, une victimisation passée aux mains d’une tierce personne modère généralement la perception du caractère répréhensible et sert donc à adoucir la peine. Cette incohérence avec la théorie en question soutient l’idée qu’il existe un préjugé envers les jeunes à double statut, du moins dans le cas des garçons. Ceci ne veut pas dire pour autant que les acteurs du système de justice font ouvertement preuve de discrimination envers ces jeunes dans les tribunaux de la jeunesse. Bien que la documentation portant sur ce traitement plus sévère soit limitée, il se peut que les acteurs judiciaires les perçoivent comme ayant plus de facteurs criminogènes et moins de soutien social, qui permettraient d’opter davantage pour des mesures extrajudiciaires (Bala et al., 2015). Les juges seraient également plus réticents ou peu enclins à diviser des familles intactes (DeJong et Jackson, 1998) et imposeraient donc des peines plus sévères aux jeunes qui ne sont pas issus de « bonne » famille (Feld, 1999). Les familles des adolescents maltraités, ayant été en contact avec les services de protection de la jeunesse, ne sont probablement pas perçues comme de « bonnes » familles. Ces jeunes peuvent donc être victimes de cette disparité.

Implications

Les résultats de notre recherche ont des conséquences pratiques. Ayant analysé le type de peines rendues pour les jeunes à double statut, il devient possible d’évaluer l’efficacité relative des différentes peines et sanctions pour ces jeunes. Les jeunes à double statut ont non seulement un dossier ouvert dans le système de justice des mineurs, mais également des expériences de maltraitance signalées. Il est difficile de déterminer si le système de justice des mineurs est adéquatement équipé pour faire face à deux problèmes complexes une fois le jugement rendu : un comportement délictueux devant être réhabilité et une situation familiale dont il faut améliorer la sécurité (Conger et Ross, 2001 ; Mallett, 2014 ; Ryan et al., 2007). L’évaluation des décisions de justice rendues pour les jeunes à double statut devrait donc tenir compte de ces deux questions. De manière générale, envoyer ces jeunes dans les établissements sécurisés du système de justice des mineurs accomplit peu lorsqu’il s’agit de répondre à leurs besoins associés à la maltraitance et à la délinquance (Ryan et al., 2007).

Peu de méthodes innovantes existent actuellement pour travailler auprès des jeunes à double statut. La situation de ces jeunes s’accompagne de véritables défis pour les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs, qui sont plutôt conçus pour répondre à un maigre éventail de problèmes (Spain et Waugh, 2005). Améliorer la coordination entre les deux systèmes par la communication, la coopération et la collaboration des différentes instances est donc essentiel pour améliorer le sort des jeunes maltraités et les éloigner de la délinquance (Bala et al., 2015 ; Kendall, 2009 ; Mallet ; 2014). Aux États-Unis, un sondage des autorités publiques de la justice des mineurs montre que moins de 10 % de ces dernières prennent des initiatives pour répondre aux besoins particuliers des jeunes à double statut (Wiig, Widom et Tuell, 2003). Le Crossover Youth Project, mis en oeuvre en Ontario, est un exemple rare et prometteur des efforts de coordination des deux systèmes susmentionnés. Le but de ce projet est d’aider les jeunes à la charge des services de protection de l’enfance à se tenir loin du système de justice des mineurs et d’améliorer leur sort en coordonnant des solutions durables et généralisées qui impliquent les deux systèmes et leurs partenaires communautaires (Cross-Over Youth Project, 2016).

Limites et orientations des prochaines recherches

Les conclusions de cette étude doivent être comprises en tenant compte de ses limites. D’abord, bien que l’utilisation de données officielles présente plusieurs avantages, elle demeure toutefois limitée. Les données officielles peuvent sous-estimer le volume réel d’incidents de maltraitance puisqu’il dépend des taux de signalement ou de détection. De plus, certains épisodes réels de maltraitance ne sont pas corroborés et peuvent ainsi être exclus des données officielles (Kirk, 2006). Ensuite, puisque l’ensemble de la population de l’étude est délinquante, il n’a pas été possible de vérifier l’hypothèse d’un préjugé envers les jeunes à double statut en termes d’acquittement et de retrait des accusations. Enfin, devant la faible proportion de variance expliquée et le taux de classement correct à 97,8 % à la fois pour le modèle vide et le modèle d’analyse, d’autres variables importantes pourraient expliquer les peines rendues à l’endroit des jeunes à double statut. Dans cet ordre d’idées, on propose d’envisager des facteurs éventuels tels que la détention provisoire, la représentation juridique, la pauvreté, la fréquentation irrégulière d’un établissement scolaire, le statut de famille monoparentale et les conditions de vie actuelles (Herz et al., 2010 ; Ryan et al., 2007).

Malgré ces limites, la présente étude soutient l’hypothèse d’un préjugé contre les jeunes à double statut de sexe masculin dans les peines imposées, de manière à ce que les jeunes maltraités voient leurs risques de recevoir une peine d’emprisonnement augmenter. Les prochaines études devraient chercher à contribuer à la littérature limitée sur le sujet en s’intéressant notamment à d’autres juridictions. Il faudrait en outre aborder dans des recherches futures l’évaluation de la maltraitance et le sort des jeunes délinquants à double statut après la détermination de la peine.