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Dans les deux derniers numéros de la Revue de psychoéducation, deux critiques de livres sont parues dans la rubrique Controverse : Demande et reçois de Pierre Morency et Valérie Fontaine (Larivée, 2016a) et L’impossible dialogue. Sciences et religions de Yves Gingras (Larivée, 2016b). Lorsque j’ai commencé le compte-rendu du livre de Patrick Doucet, La vie sexuelle des enfants?, j’avais au départ l’intention d’insérer celui-ci dans la rubrique Recensions. Mais la lecture d’une partie des propos de Cornellier (2016) dans Le Devoir et ceux de Paul-André Deschesnes (2016) sur les réseaux sociaux est venue modifier le contenu de la recension qui maintenant convient mieux à la rubrique Controverse. Le texte comprend trois parties : la première est consacrée à la présentation de l’ouvrage de Doucet, la deuxième à ma réaction aux propos de Cornellier concernant la psychanalyse et la troisième, à la dénonciation de Deschesnes qui accuse les soi-disant spécialistes du sexe de vouloir pervertir les enfants.

Sexe

Patrick Doucet, professeur de psychologie au collège Marie-Victorin, a publié un ouvrage a priori surprenant et audacieux : La vie sexuelle des enfants?, dont le sous-titre donne le ton, Tout ce qu’on aimerait sans doute savoir, mais qu’on ne souhaite peut-être pas entendre (Doucet, 2016).

L’ouvrage de 173 pages est composé de six chapitres consacrés à différents aspects de la vie sexuelle des enfants, car, selon Doucet, ils en ont bel et bien une. Celle-ci se manifeste par des plaisirs solitaires (chapitre 1) : la masturbation, observable même chez le foetus, comme en témoignent les échographies; par des jeux sexuels (chapitre 2), comme jouer « au père et à la mère » ou au « docteur ». Dans le chapitre 3, l’auteur traite de la diversité culturelle quant aux pratiques sexuelles avant l’âge adulte; si certaines cultures sont très permissives, d’autres sont très restrictives, confirmant du coup l’existence de telles pratiques. Bref, contrairement à certaines idées reçues, les enfants s’intéressent à la sexualité bien avant l’adolescence et, si on en croit Doucet, la période de latence est un mythe.

« Si Havelock Ellis, Alfred Kinsey et tous les psychologues et sexologues qui écrivent des manuels de sexualité humaine disent la même chose depuis cent ans, comment se fait-il que tant d’adultes, même ceux qui interviennent professionnellement auprès des enfants, ignorent encore ces réalités rudimentaires? » (p.28). La réponse est peut-être, au moins partiellement, dans les « Fabulations freudiennes », objet du chapitre 4 à propos duquel Cornellier (2016) estime dans son texte Quand les petits s’envoient en l’air que « l’essai de Doucet ne mériterait que des éloges, si ce n’était ce chapitre consacré à démolir les thèses de Freud sur le développement psychosexuel des enfants » (p. F6). Je ne partage pas cet avis de Cornellier. Même si Freud a le mérite d’avoir rappelé l’importance de la sexualité, sa théorie de la sexualité infantile et de ses stades ne repose sur aucune observation. Qui plus est, on ne compte plus d’ailleurs les ouvrages qui ont fait la démonstration que la psychanalyse n’est pas une chose sérieuse. Doucet cite à cet égard ce commentaire d’Eysenck repris par Torrey (1992, p. 218) : « Sans l’ombre d’un doute, Freud était un génie non pas de la science mais de la propagande, non de la preuve rigoureuse mais de la persuasion, non de la conception d’expériences, mais de l’art littéraire. Sa place n’est pas, comme il le prétendait, parmi Copernic et Darwin, mais avec Hans Christian Anderson et les frères Grimm, conteurs de contes de fées » (Doucet, 2016, p. 104). J’y reviendrai dans la deuxième partie.

Dans le chapitre 5, Doucet rappelle les relations inacceptables au plan sexuel, dont au premier chef l’inceste et la pédophilie. Même si on reconnait que les enfants ont une vie sexuelle, lorsque des adultes entrent en scène, il ne s’agit plus d’un jeu d’enfant. Dans le sixième et dernier chapitre, il tient quelques propos sur l’éducation sexuelle et le rôle des parents à qui il suggère de répondre simplement aux questions de leurs enfants en s’en tenant strictement au libellé des questions. Alors qu’il apparaît tout à fait normal que les enfants manifestent de la curiosité sur un grand nombre de sujets et d’événements (cuisine, musique, sports, etc.), pourquoi le fait qu’ils en manifestent à propos de la sexualité serait-il condamnable? J’aimerais également rappeler, à l’instar de Cornellier (2016), un autre propos éducatif de Doucet : « Curieusement, écrit-il, les enfants et les adolescents assistent à la télé ou au cinéma à des millions de meurtres, tandis que nous veillons beaucoup plus scrupuleusement à ce qu’ils ne voient aucune représentation de ces activités sexuelles auxquelles ils se livreront tôt ou tard. N’est-il pas un peu étrange de montrer si généreusement ce que l’on ne devra pas faire et si peu ce que l’on fera? » (p.147). Les choses ne semblent pas aussi simples pour certains parents catholiques comme on le verra dans la troisième partie.

Psychanalyse

En ce qui concerne les propos de Freud relatifs aux stades oral, anal et phallique et à leurs répercussions sur la personnalité adulte, Doucet écrit : « Chose certaine, aujourd’hui, aucun psychologue un tant soit peu informé ne peut soutenir que le plaisir lié à la bouche et à l’anus dans les trois premières années de vie suffit à expliquer la variété des personnalités à l’âge adulte » (p. 111). Quelques pages plus loin, il insiste à nouveau sur l’absence de répercussions à l’âge adulte « … on peut encore affirmer qu’aucune étude ne soutient que les événements qui se déroulent durant les prétendus stades oral et anal ont un impact sur la personnalité adulte » (p.113).

Par ailleurs, le complexe d’Oedipe est probablement le plus gros conte de fées de la psychanalyse, ce que Doucet note avec vigueur (p. 113-115). « La célèbre psychologue et spécialiste des différences entre les genres, Eleanor Maccoby, observait pour sa part que les enfants des deux sexes vont davantage vers leur mère pour le réconfort et vers leur père pour le plaisir et les jeux. Il ne semble pas qu’il y ait de différence entre les garçons et les filles quant à la qualité de leur attachement aux parents des deux sexes et, de manière générale, il n’y a pas de préférence de la part des garçons ou des filles pour le père ou pour la mère » (p.114). Pour leur part, Fisher et Greenberg (1977), après avoir passé en revue les relations entre la pathologie mentale et le complexe d’Oedipe, concluent : « il n’y a pas d’étude qui ait pu établir une corrélation, même faible, entre la perturbation des relations oedipiennes et une symptomatologie névrotique dans la suite de l’existence » (p.218).

En se réclamant de la légende grecque d’Oedipe, Freud voulait renfocer l’universalité du complexe d’Oedipe et donner un poids décisif à sa « découverte » (Vatan, 2005). Pourtant, des spécialistes de la mythologie grecque ont largement mis en doute la présence du fameux conflit sexuel dans le crime qu’aurait commis Oedipe. À cet égard, l’helléniste Jean-Pierre Vernant (1988) se demande « en quoi une oeuvre littéraire appartenant à la culture de l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. et qui transpose elle-même de façon très libre une légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d’un médecin du début du XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet? » (p.1). En fait, Freud suppose tout simplement que le vécu oedipien existe depuis la nuit des temps et se reflète dans la pièce de Sophocle indépendamment du contexte socioculturel de l’époque. Mais il y a plus, si le destin d’Oedipe symbolise une donnée universelle que chaque humain porte en lui, « pourquoi la tragédie est-elle née dans le monde au tournant du VIe et Ve siècle? Pourquoi les autres civilisations l’ont-elles entièrement ignorée? » (Vernant, 1988, p.4). D’un autre côté, que fait Freud des légendes et des tragédies grecques qui n’ont rien à voir avec les rêves oedipiens? De plus, Vernant note que « dans les versions premières du mythe, il n’y a pas, dans le contenu légendaire, la plus petite trace d’autopunition puisque Oedipe meurt paisiblement installé sur le trône de Thèbes, sans s’être le moins du monde crevé les yeux » (p.5). Enfin, Mullahy (1948) a montré que « dans toutes les vieilles versions du mythe, sauf une, [Oedipe] n’épouse aucunement sa mère » (p. 271) (Voir Larivée, 2014, p. 103-130 pour des informations supplémentaires).

Religion

Pour Paul-André Deschesnes (2016), directeur de la revue En route … vers le triomphe de la Croix glorieuse, sexe et religion ne font décidément pas bon ménage. Il dénonce sur les réseaux sociaux le texte de Cornellier (2016) et, du même souffle, l’ouvrage de Doucet. J’ai peine à croire que des croyants matures puissent adhérer aux propos de Deschesnes, dont quelques extraits sont présentés dans l’encadré 1. On peut se désoler en les lisant que les données scientifiques cumulées au fil des ans n’aient aucune prise sur ce genre de croyants.

La remarque conclusive de Deschesnes quant à l’enseignement du Christ à propos de ceux et celles qui scandalisent et pervertissent les enfants n’est-elle pas peu digne d’un Dieu bon et miséricordieux? Par ailleurs, Deschesnes ne devrait-il pas plutôt inviter le pape et les évêques à prendre une position sur le scandale des religieux pédophiles dont les actions ont fait l’objet de nombreuses dénonciations et condamnations au cours des dernières années? À la fin des années 1990, Jenkins(1996) a dressé un portrait saisissant de ce cancer au sein de l’Église catholique, auquel de toute évidence on n’a pas apporté les remèdes nécessaires. Illustrons la situation à l’aide de deux exemples plus récents.

Le premier concerne Tony Anatrella, un prêtre psychanalyste farouchement opposé à l’homosexualité qui est, à ses yeux, « un inachèvement et une immaturité foncière de la sexualité humaine » (Squiggle, 2016). Dès 2006, des jeunes hommes l’ont dénoncé en affirmant qu’il utilisait une « théorie corporelle » pour tenter de les « guérir » de leur homosexualité. Selon les dires de l’un d’entre eux, les séances de thérapie se terminaient parfois par de véritables rapports sexuels. Craignant que des mineurs soient aussi victimes du « traitement », le jeune homme a alerté le parquet de Paris, qui a ouvert une enquête en août 2006. À l’issue de l’enquête, le Parquet a décidé de classer le dossier sans suite (Squiggle, 2016). Dans sa défense, Tony Anatrella avait évoqué la confusion entre le fantasme et la réalité chez la personne en thérapie (Terra, 2016). On verra plus loin que ce stratagème est utilisé par les thérapeutes pris en flagrant délit d’abus sexuels. Les agissements « thérapeutiques » d’Anatrella avec de jeunes adultes en thérapie ont refait surface récemment. L’un d’eux se plaignait qu’en 2010-2011, son traitement a consisté en « une bonne dizaine de ‘‘séances spéciales’’ gratuites : ‘‘une demi-heure d’attouchements’’, suivi ‘‘d’une demi-heure de débriefing sur le ressenti, les émotions’’ » (Agence France-Presse, Le Devoir, 11 octobre 2016, p.B6).

Est-il utile de rappeler ici que Tony Anatrella est reconnu dans l’Église catholique comme un spécialiste des questions sexuelles? Il est même l‘auteur d’une directive du Vatican concernant la formation des nouveaux évêques dans laquelle il est stipulé que ceux-ci n’ont pas nécessairement l’obligation de dénoncer à la justice des actes de pédophilie commis par les prêtres. Réagissant à cette déclaration publiée dans The Guardian, Tony Anatrella assure que les propos qu’on lui attribue ne sont pas tout à fait exacts : « L’évêque et son représentant doivent inciter d’abord les victimes à porter plainte et seulement dans le cas où elles ne le font pas, l’évêque se doit de le faire » (Senèze, 2016).

Le deuxième exemple a fait l’objet d’un film choc, Spotlight, qui raconte les péripéties d’une équipe de journalistes du Boston Globe qui a révélé au grand jour les abus sexuels sur près d’un millier d’enfants de la part de prêtres chargés de leur éducation (Tisseron, 2016). Le 6 janvier 2002, le Boston Globe publie une série de documents extraits des archives du diocèse de Boston qui montrent clairement que les autorités religieuses ont laissé courir le Père John Geoghan, ce prêtre aux 130 victimes avérées condamné à dix ans de prison (pour plus d’informations voir Globe Newpapers CO., 2002; Spotlight, 2015). L’Église estime qu’environ 2000 prêtres aux États-Unis ont été impliqués dans divers sévices sexuels sur une période de 40 ans. Pour sa part, l’exploitation sexuelle qui s’est produite dans l’archidiocèse de Boston a fait 789 victimes connues et implique 237 prêtres. De plus, ce n’est pas seulement la pédophilie d’une minorité de prêtres qui fait scandale, mais également la loi du silence soigneusement entretenue par la hiérarchie ecclésiale pour couvrir ces agissements et éviter le scandale. « Et le silence l’emporte lorsque l’agresseur est une autorité religieuse et que sa dénonciation fait craindre d’ ‘‘aller en enfer’’ » (Tisseron, 2016, p.75). Pour d’autres, leur silence est acheté à grand frais. Signalons en outre que l’archevêque de Boston, le cardinal Law (décidément, il porte mal son nom) a couvert les agissements des prêtres pédophiles se contentant de muter de paroisse en paroisse les coupables qui continuent alors d’abuser des enfants.

Lorsque les journalistes du Boston Globe ont réussi, à la suite d’un jugement de la cour, à avoir accès aux dossiers, il était clair que les documents disponibles, dont les lettres signées par le cardinal Law, attestaient la culpabilité de celui-ci. Au début 2002, les quelque 450 victimes alors déclarées ont entamé des procédures en justice contre le clergé de Boston. Les éventuelles compensations financières s’ajouteront aux millions de dollars de dommages et intérêts versés aux États-Unis dans des affaires de pédophilie au cours des 40 dernières années par des règlements hors cour. Conscient de la situation, le cardinal Law a alors pris les mesures nécessaires pour déclarer l’archidiocèse en faillite – une première dans l’Église catholique – afin de couper court aux demandes des familles victimes de prêtres pédophiles (Bolopion, 2002; Guenois, 2002a; Guenois, 2002b).

Plusieurs associations de victimes, de laïcs et même de prêtres ont exigé sa démission, estimant qu’il avait plutôt cherché à protéger sa réputation et celle de l’Église au lieu de se préoccuper du sort des enfants. Assez curieusement, lors d’une rencontre du cardinal Law avec le pape de l’époque, Jean Paul II, le 12 avril 2002, ce dernier a refusé la démission du cardinal. La pression étant devenue insoutenable, Jean Paul II a dû l’accepter huit mois plus tard, le 13 décembre 2002 (Guenois, 2002b).

À la suite de ce bref rappel des faits sur l’attitude de l’Église catholique de Boston, Deschesnes inviterait-il encore le pape et les évêques à prendre une position très ferme à propos, cette fois, d’un véritable scandale? Par ailleurs, la dénonciation de Doucet concernant les fabulations freudiennes trouve un écho dans les propos de Tisseron concernant la conspiration du silence qui a étendu ses tentacules dans la ville de Boston privant les victimes de « faire entendre leur souffrance à un thérapeute. Eva Thomas, la première femme victime d’inceste à avoir rendu son histoire publique en 1985, a raconté lors des nombreuses conférences qu’elle fit ensuite, [qu’] il se trouvait toujours un psychiatre ou un psychologue pour lui expliquer qu’elle avait pris ses fantasmes oedipiens pour une réalité, et que même si son histoire était vraie, il n’y avait pas de différence pour l’esprit humain entre vivre une situation et l’imaginer! » (Tisseron, 2016, p.72). Les fabulations freudiennes semblent n’avoir aucune limite. Que dire de plus?

Conclusion

Au total, Doucet a produit un ouvrage important, accessible et qui a suscité un intérêt manifeste dans les médias. Les propos de l’auteur quant à la pédagogie utilisée dans son enseignement au Collège ne sont probablement pas étrangers à cet intérêt. On peut en effet y déceler une pédagogie socratique utilisée pour intéresser les étudiants qui lui paraissent peu excités d’aborder ce thème dans le cadre d’un cours académique. Cette pédagogie devrait également susciter l’intérêt du lecteur qui découvrira tout au long de l’ouvrage des situations truffées de détails très explicites échelonnés sur plus d’un siècle qui montrent que beaucoup d’enfants ont des activités sexuelles normales. Les promoteurs du retour d’un cours d’éducation sexuelle à l’école, du moins au primaire et au secondaire, devraient trouver dans cet ouvrage des arguments pertinents. Ils en découvriront d’autres dans un précédent ouvrage de P. Doucet (2015) Comment l’éducation sexuelle peut rendre plus intelligent. Orientations sexuelles et homophobie.