Corps de l’article

Pendant l’entre-deux-guerres s’élabore en France, sous l’égide de l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques[1], une véritable politique de diplomatie culturelle. Cet organisme « a pour but d’assurer méthodiquement l’expansion et l’exportation de l’art français à l’étranger et le bon accueil des artistes étrangers en France[2] ». Pour diffuser l’art français, cette association multiplie les actions : tournées de musiciens ou de troupes théâtrales, envoi d’expositions d’art pictural, voyages de conférenciers, mais aussi accueil, en France, d’artistes étrangers.

Dans ce domaine, l’organisme seconde les efforts que fournissent alors les directeurs d’écoles de musique, les professeurs et les pouvoirs publics pour attirer à Paris les élèves musiciens étrangers, quelle que soit leur nationalité. Signe de cet intérêt, deux institutions dédiées à l’accueil d’apprentis étrangers ouvrent leurs portes à Paris au lendemain de la Première Guerre mondiale : l’École normale de musique, qui souhaite former des professeurs de musique et attirer en France les « élèves musiciens de toutes les parties du monde » (Mangeot da1918[3]), et le Conservatoire américain de Fontainebleau, fondé pour accueillir, pendant l’été, des artistes américains.

Dans ce contexte, les principaux acteurs de l’enseignement musical français attendent des élèves étrangers formés à Paris qu’ils deviennent, selon une expression d’Henri Rabaud, directeur du Conservatoire national de musique et de déclamation[4], « les plus utiles propagateurs de la culture française » (Rabaud da1932) : ces musiciens voyageurs désireux de se perfectionner assureraient, à leur retour dans leur pays d’origine, la diffusion internationale de techniques musicales et de partis pris esthétiques représentatifs de « l’école française », objet culturel aux contours mal définis. L’ambition de diffuser l’art français à l’étranger par l’intermédiaire de passeurs invite à considérer ces élèves étrangers comme de potentiels médiateurs, selon la terminologie propre au cadre théorique des transferts culturels élaboré par Michel Espagne et Michael Werner (1988).

Cette conception française des relations culturelles internationales semble rencontrer, au Canada français, un écho particulièrement favorable. La première moitié du xxe siècle y est marquée par l’engagement croissant de la province du Québec dans le domaine de l’enseignement musical (Harvey 2012, 143). La volonté de former des artistes professionnels de haut niveau conduit le gouvernement du Québec à adopter, le 24 mars 1911, une Loi pour favoriser le développement de l’art musical, qui fonde le Prix d’Europe. Cette récompense, décernée annuellement par l’Académie de musique du Québec à l’issue d’un concours, offre aux lauréats successifs le soutien financier nécessaire à leur poursuite d’études outre-Atlantique. En aidant les futurs musiciens professionnels à approfondir leur formation en Europe, les pouvoirs publics québécois mettent en oeuvre un transfert culturel : les jeunes artistes importeraient des savoir-faire dont le Canada français serait dépourvu et qu’ils acquerraient au cours de leur séjour parisien.

Paris semble en effet la destination naturelle des apprentis musiciens québécois[5]. Outre les liens historiques et linguistiques qui unissent la France au Canada français, une tradition établie de longue date dans le domaine de la musique explique cette prédilection : nombre de membres de l’Académie de musique du Québec y ont eux-mêmes poursuivi leurs études. De surcroît, « en prenant l’Europe comme modèle, et en premier lieu la France » (Barrière 2012b, 31), le Québec affirme sa singularité au sein du Canada anglophone. Enfin, la richesse de la vie culturelle parisienne exerce sur les artistes du monde entier une attraction à laquelle n’échappent pas les musiciens québécois.

Bien que leurs objectifs diffèrent, les autorités musicales et les pouvoirs publics français et québécois partagent donc un intérêt commun : faciliter les déplacements transatlantiques de médiateurs potentiels de l’art français. Les mesures adoptées en ce sens au Québec sont bien connues : l’histoire, le fonctionnement et les enjeux du prix d’Europe ont fait l’objet d’études récentes (Barrière 2012a) ; plusieurs travaux documentent les tentatives québécoises visant à impliquer l’État dans l’enseignement de la musique (Lefebvre 1984 ; Couture 1992 ; Lefebvre 2004 ; Harvey 2012). En nous appuyant sur les archives de l’AFAA et celles des principales écoles parisiennes de musique, nous déterminerons plutôt les moyens dont usent les élites musicales françaises pour attirer à Paris ces apprentis musiciens, et évaluerons l’efficacité de ce transfert culturel.

Un transfert culturel sciemment orchestré

Envoyer, au Canada français, des représentants de l’art français

Pendant l’entre-deux-guerres, l’AFAA adopte une stratégie diffusionniste pour développer l’influence culturelle française hors de ses frontières. Comme dans d’autres pays, elle soutient financièrement l’envoi au Canada d’objets culturels et de médiateurs qu’elle estime emblématiques. Proposant « une lecture forcément normative de la production artistique française », elle valorise un répertoire « qu’en fonction d’un certain nombre de critères on juge digne et souhaitable de montrer sinon d’imposer à l’étranger » (Piniau et Tio Bellido 1998, 73). Elle exporte avant tout des partitions d’oeuvres françaises récentes ou contemporaines : en 1922, l’imprésario québécois Louis Bourdon reçoit des oeuvres pour piano de Paul Dukas, Déodat de Séverac, César Franck, Claude Debussy, Gabriel Fauré, Camille Saint-Saëns et Maurice Ravel[6].

Au Canada français comme ailleurs, l’Association multiplie en outre les dons d’anthologies et d’ouvrages d’esthétique musicale destinés aux bibliothèques de conservatoires ou d’universités. Le privilège qu’accorde l’AFAA à ces institutions pédagogiques relève à la fois de considérations pratiques — les musiciens professionnels recourent à ces bibliothèques pour trouver de nouvelles oeuvres à interpréter — et stratégiques : la création de « bibliothèques françaises » dans ces lieux d’enseignement favorise la connaissance, à l’étranger, de la musique française, pour peu que les artistes les fréquentent.

Les tournées d’artistes et les séjours de pédagogues français à l’étranger secondent ces actions. La plupart des virtuoses dont l’AFAA finance les tournées outre-Atlantique visitent brièvement le Québec et informent l’organisme des questions d’actualité. En 1922, l’organiste Marcel Dupré (1886-1971) rapporte à Robert Brussel (1874-1940), directeur de l’AFAA, sa conversation avec Athanase David, secrétaire de la province du Québec (1919-1936), qui « désire ardemment avoir au Canada de jeunes artistes Français comme professeurs d’Arts, pendant quelques années chacun » (Dupré da1922). Bien que la conversation concerne les arts plastiques[7], Marcel Dupré élargit le propos :

N’est-ce pas, peut-être, un intéressant débouché pour votre belle oeuvre de propagande ! Les Canadiens Français brûlent d’amour et d’enthousiasme pour notre chère France !

ibid.

L’engouement que décrit l’organiste ne semble cependant pas réciproque. Les pédagogues français renommés répugnent à quitter le confort matériel que leur offre leur pays, laissant à quelques enseignants prosélytes le soin de s’expatrier. Parmi ceux-ci, on peut retenir le nom de la pianiste française Yvonne Hubert (1895-1988), élève d’Alfred Cortot. Suite à une tournée au Canada dont elle rentre enthousiaste, elle fonde à Montréal l’École de piano Alfred Cortot, grâce à l’appui de ce dernier. Édouard Carteron, consul général de France à Montréal, loue la générosité du virtuose :

Le Maître qui s’était plaint de ce qu’aucun Mécène canadien n’eût encouragé la musique, […] a fait don à l’École de Melle Yvonne Hubert, au nom de « l’École Normale de Musique », d’une bourse d’un an comprenant l’enseignement gratuit, à Paris, de toutes les branches de la musique

Carteron da1930

La libéralité d’Alfred Cortot, alors directeur de l’École normale de musique, s’avère intéressée : elle participe de la stratégie mise en oeuvre par l’AFAA et dont il est l’un des membres actifs[8]. Cette entreprise de diffusion, à l’étranger, d’une certaine musique française, s’accompagne en effet d’une politique délibérée d’attraction vers la France d’artistes que l’on estime capables de s’approprier l’art français. Les étudiants, considérés implicitement comme de jeunes esprits qu’il paraît aisé d’acquérir à la cause de l’art français, font ainsi l’objet d’une attention particulière de la part des directeurs des écoles de musique, des professeurs et des pouvoirs publics, qui rivalisent d’ingéniosité pour faciliter leur séjour à Paris.

« Assurer le bon accueil des artistes étrangers en France[9] »

La fondation, en France, de bourses d’études, apparaît comme l’un des outils les plus efficaces dont disposent les écoles de musique pour attirer les élèves étrangers. Sous la direction d’Alfred Cortot, qui se révèle particulièrement sensible aux enjeux de la diplomatie culturelle, l’École normale de musique, dont les ressources financières dépendent du nombre d’élèves inscrits, établit des relations privilégiées avec plusieurs pays qui engagent leurs boursiers à y poursuivre leur formation. Dès 1921, la jeune école parisienne souhaite mettre à la disposition d’Athanase David, qui visite l’établissement, une bourse d’études pour un élève soutenu financièrement par le gouvernement québécois[10]. Huit ans plus tard, l’Académie de musique du Québec envisage d’obliger les bénéficiaires du Prix d’Europe à suivre les cours de l’École normale de musique. Cette résolution serait le fruit des observations d’Arthur Letondal (1869-1956), missionné par l’organisme « pour étudier le fonctionnement des principaux conservatoires et Écoles de musique d’Europe et apprécier la valeur de leur enseignement[11],[12] ».

Comme Arthur Letondal, plusieurs pédagogues canadiens-français désireux d’innover en matière d’enseignement musical séjournent en France au cours des années 1920 et 1930. L’AFAA, qui voit en eux de possibles médiateurs de la musique française, les reçoit et les aide à organiser leur séjour. En 1935, soeur Marie-Stéphane, fondatrice en 1932 de l’École supérieure de musique d’Outremont — future École Vincent-d’Indy —, vient, en compagnie de l’une de ses consoeurs, « étudier sur place le fonctionnement de nos grandes écoles de musique » (Turck da1935). Robert Brussel se voit enjoindre de réserver le meilleur accueil à ces religieuses qui « ont le plus grand désir de conserver un caractère exclusivement français à leur Institut qui comporte déjà 4 classes » (Hart da1935). Il les rencontre, leur procure des titres de transport à tarif réduit et des lettres d’introduction pour les écoles et les associations symphoniques qu’elles projettent d’observer (soeur Marie-Stéphane da1935).

Les artistes originaires du Canada français ne font cependant pas l’objet de mesures spécifiques de la part des pouvoirs publics français : l’aide dont ils bénéficient — bourses d’études de l’École normale de musique, aide matérielle[13], conseils… — concerne de nombreux artistes étrangers. Le Québec français semble même revêtir un intérêt secondaire aux yeux de l’AFAA dont la plupart des décisions sont motivées, pendant l’entre-deux-guerres, par la hantise de voir l’influence allemande — réelle ou supposée — s’étendre dans des pays où elle est d’ores et déjà jugée préoccupante. Sur le continent américain, l’Association concentre ses efforts sur les États-Unis ; le Québec, qu’elle imagine francophone et francophile, retient rarement son attention. Les rares bourses d’études que l’Association accorde au cours des années 1930 à des apprentis musiciens étrangers reviennent ainsi à des musiciens qu’il s’agit, en raison de leurs origines nationales, de soustraire à l’influence allemande : alors qu’elle accède aux demandes d’élèves estoniens, elle refuse en 1933 la requête d’Arthur LeBlanc (1906-1985), violoniste acadien (Marx da1933).

Certains musiciens québécois comprennent cependant le parti qu’ils peuvent tirer d’arguments antigermaniques. En 1921, Victoria Cartier (1867-1955), pianiste fondatrice, au début du xxe siècle, d’une « École de musique Paris-Montréal », présente au Service d’études d’action artistique[14] le cas d’un jeune compositeur peu fortuné, Rodolphe Mathieu (1890-1962). Récemment installé à Paris, il souhaiterait suivre les cours de composition du Conservatoire. Reprenant l’argumentation de Victoria Cartier, le rédacteur de la note plaide en sa faveur :

Cette acceptation, dans notre École Nationale, serait du meilleur effet au Canada où l’influence de M. Alf. [Alfred] Laliberté [sic] agit le plus possible pour détourner les étudiants de leur désir de venir à Paris, et pour les engager à finir leurs études à Bruxelles à défaut de l’Allemagne. (M. Laliberté aurait reçu une éducation musicale en Allemagne, d’ailleurs très imparfaite et serait resté germanophile)

Henard da1921

Le Service d’études a beau faire valoir au directeur du Conservatoire l’intérêt que la France pourrait retirer d’une réponse favorable, le nom de Rodolphe Mathieu n’apparaît sur aucun des registres d’inscription de l’institution.

L’organisme ne peut en effet imposer au directeur du Conservatoire de déroger aux strictes règles qui régissent alors l’admission des musiciens étrangers en son sein. Dans les relations qu’elle entretient avec les institutions musicales parisiennes, l’Association doit se contenter de délivrer des recommandations. L’une d’entre elles bénéficie à Jean Dansereau, pianiste canadien qui, grâce à l’entremise de Robert Brussel, se fait entendre du chef d’orchestre de la société des concerts Colonne ; la décision d’engager l’interprète appartient cependant à la société symphonique[15].

C’est donc vers les institutions musicales parisiennes elles-mêmes, à commencer par les écoles dans lesquelles ils sont inscrits, que les étudiants étrangers se tournent pour trouver le soutien financier ou artistique que l’AFAA n’est pas toujours en mesure de leur offrir. Outre l’octroi de bourses d’études, l’École normale de musique se distingue, au cours de l’entre-deux-guerres, par les multiples possibilités qu’elle ménage aux musiciens les plus brillants de se faire entendre du public, élèves étrangers inclus.

Le parcours du violoniste Arthur LeBlanc (Maheu 2004) souligne le rôle que jouent les établissements d’enseignement de la musique dans le lancement des carrières artistiques. Le jeune homme, formé à l’Université Laval puis au New England Conservatory de Boston, s’inscrit au début des années 1930 à l’École normale de musique et saisit toutes les occasions que lui offre l’école de recueillir l’approbation du public : il participe aux cours d’interprétation de Jacques Thibaud où il a « laissé une très belle impression » (Maheu 2004, 104) ; à l’invitation d’Alfred Cortot, il intègre l’orchestre des concerts privés. Si sa brillante réussite à l’examen de fin d’année ne suffit pas à convaincre l’AFAA de lui octroyer une bourse d’études, elle lui vaut de se produire en soliste avec l’orchestre d’Alfred Cortot puis de partir en tournée en compagnie de deux musiciennes, lauréates comme lui de l’École normale de musique. Les conservatoires de Bâle, Genève, Lausanne, Liège et Bruxelles accueillent les artistes ; le violoniste joue en outre en récital à Amsterdam. Ce voyage enrichit son dossier de presse et le met en relation avec Arthur Dandelot, imprésario organisateur de la tournée pour le compte de l’École normale de musique. C’est lui qu’Arthur LeBlanc sollicite pour préparer son « grand “récital de début” » (Maheu 2004, 127), qui a lieu le 4 mai 1936 dans la salle de concert de l’École normale de musique.

Tout au long de l’entre-deux-guerres, l’AFAA et les directeurs des principales écoles de musique parisiennes, École normale de musique en tête, oeuvrent donc de concert pour sensibiliser, à l’étranger, les futurs artistes à la musique française, et pour faciliter ensuite leur séjour d’études en France. Grâce à leurs efforts conjugués, toutes les conditions sont réunies pour que naisse à Paris un transfert culturel : les apprentis musiciens étrangers peuvent y assimiler les connaissances que leur transmettent les pédagogues français avant d’en assurer la diffusion dans leur pays d’origine.

Les artistes québécois appartiennent à la cohorte de ces médiateurs attirés par la richesse de la vie culturelle de la capitale française, par ailleurs fort cosmopolite, et par la renommée de ses établissements d’enseignement musical. Une caractéristique les distingue cependant des autres élèves étrangers qui, comme eux, poursuivent leur formation musicale en France. Les musiciens canadiens-français semblent en effet particulièrement prédisposés à jouer le rôle de médiateurs volontaires de l’art français. Les différentes subventions gouvernementales qui naissent dans les premières décennies du xxe siècle — Prix d’Europe, bourses du gouvernement et bourses d’Europe (Lefebvre 2012) — doivent, selon le ministre Lomer Gouin, « former une élite musicale » (Barrière 2012b, 33) à même de « favoriser le développement de l’art musical », selon le titre de la loi fondatrice du Prix d’Europe.

Les musiciens canadiens-français séjournant à Paris remplissent-ils le rôle qui leur est dévolu par les pouvoirs publics québécois et français ? Dans quelle mesure contribuent-ils à l’acculturation, au Canada français, des différents objets culturels qu’ils rencontrent à l’occasion de leur séjour d’études ?

D’efficaces ambassadeurs de l’école française ?

Les archives du Conservatoire de Paris, de l’École normale de musique et du Conservatoire américain de Fontainebleau permettent d’identifier les artistes étrangers inscrits dans ces écoles[16]. Les apprentis musiciens canadiens-français représentent la portion congrue : notre banque de données, forte de 2 255 noms, répertorie seulement 18 d’entre eux[17]. Des informations biographiques d’origines diverses complètent les données qu’offrent les registres d’inscription et les dossiers d’admission. Le Dictionnaire biographique des musiciens canadiens publié par les Soeurs de Sainte-Anne (1935), des notices issues d’encyclopédies, la liste des boursiers titulaires du Prix d’Europe et quelques noms de boursiers du gouvernement ou de bénéficiaires de financements privés, glanés au hasard des fonds d’archives consultables en France, permettent d’ajouter à cette liste les noms de 36 musiciens québécois supplémentaires[18].

Une communauté musicale aux traits distinctifs

Ces 54 musiciens canadiens-français[19] présentent des points communs qu’une étude prosopographique[20] met en lumière et qui les distinguent des autres élèves étrangers. À la différence d’étudiants d’autres nationalités, ils s’inscrivent rarement au Conservatoire de Paris. En plus de limiter à deux, puis à trois par classe le nombre de places réservées aux élèves étrangers, quelle qu’en soit l’origine, le prestigieux établissement impose en effet des limites d’âge que peuvent difficilement respecter les apprentis musiciens canadiens. Un séjour d’études en Europe nécessite en effet un investissement financier considérable. Le Prix d’Europe représente souvent, pour ses lauréats, une aide indispensable ; or les musiciens attendent généralement d’avoir achevé leurs études musicales au Québec avant de se présenter à ce concours sélectif.

Les Canadiens français trop âgés pour se présenter aux concours d’entrée du Conservatoire de Paris s’inscrivent dans des écoles concurrentes, à l’École normale de musique en particulier, ou suivent des cours en privé, ce dont témoigne la longue litanie des noms de professeurs que mentionnent les élèves dans leurs notices biographiques : aux 54 musiciens recensés correspond une centaine d’enseignants. La liste des musiciens auprès de qui se forment les artistes québécois révèle des personnalités aujourd’hui oubliées. À Félix Fourdrain (1880-1923), élève de Massenet et de Widor, connu essentiellement pour son oeuvre de compositeur, sont ainsi associés, entre 1910 et 1922, pas moins de six élèves québécois : Georges-Émile Tanguay (1893-1964), Joseph Trudel (1892-1977), Clotilde Coulombe (1892-1985), Omer Létourneau (1891-1983), Lucille Dompierre (1899-1968) et Anna-Marie Messénie (1902-1999). Le bouche-à-oreille, conjugué aux compétences de l’enseignant, explique le succès que le pédagogue rencontre auprès de ce groupe de musiciens canadiens-français. Omer Létourneau rapporte s’être adressé à Félix Fourdrain sur les conseils de son professeur, « J.-Arthur Bernier, qui avait étudié avec lui, ainsi que Mlle Coulombe, premier prix d’Europe » (Huot 1979, 93).

L’expérience du monde de l’enseignement musical parisien qu’acquièrent leurs aînés guide donc parfois les nouveaux élèves dans leur choix d’un maître. Ainsi naissent de véritables filières, à l’image de la « filière catholique Québec Boulanger » qu’a étudiée Jean Boivin (Boivin 2009, 462 et 2013, 71). Le nombre de musiciens québécois qu’accepte la célèbre pédagogue croît tout au long de l’entre-deux-guerres : Reginald Stewart (1900-1984) et Hélène Landry (?-?) étudient avec elle au Conservatoire américain respectivement en 1932 et 1933 ; Gabriel Cusson (1903-1972), Paul Doyon (1903-1986), Rita Savard (1905-1994) et Arthur LeBlanc s’inscrivent à l’École normale de musique (respectivement à partir de 1924, 1925, 1928 et 1930[21]). Nombre d’élèves, tels Jean Papineau-Couture (1916-2000), Elzéar Fortier (1915-1987) et Françoise Aubut (1922-1984), rejoignent plus tard la « Boulangerie », surnom que donnent les élèves de Nadia Boulanger à la communauté cosmopolite qu’ils forment.

Les musiciens canadiens-français sont certes loin d’être les seuls artistes étrangers à fréquenter les cours de Nadia Boulanger. Ils se singularisent en revanche par leur façon d’investir le marché parisien de l’enseignement artistique. À la différence d’autres ressortissants, ils s’adonnent massivement à l’écriture musicale (harmonie, fugue, contrepoint, composition) et d’orgue : 30 des 54 élèves suivent au moins un cours d’écriture musicale au cours de leur séjour[22] ; 16 musiciens pratiquent l’orgue, dont huit auprès de Marcel Dupré. De surcroît, la plupart des élèves canadiens-français font preuve d’une rare polyvalence : la majorité des interprètes complètent leur formation instrumentale par des cours théoriques ; certains pratiquent même plusieurs instruments. Le pianiste et compositeur Auguste Descarries (1896-1958, prix d’Europe en 1921), qui assiste à quelques cours publics d’Alfred Cortot et se perfectionne auprès de Léon Conus, suit aussi des cours de violon et d’orchestration auprès de Jules Conus, frère de Léon Conus, et d’orgue avec Marcel Dupré (Lefebvre 2013, 158-159). Gabriel Cusson, violoncelliste et compositeur, suit une formation de chanteur.

La prédominance de l’orgue et la polyvalence instrumentale de ces musiciens reflètent, à Paris, la structuration de la profession musicale québécoise, dominée par les besoins en matière de musique religieuse — comme en atteste l’emploi récurrent de l’expression « maître de chapelle » dans le Dictionnaire biographique des musiciens canadiens (Soeurs de Sainte-Anne 1935) — et par le pouvoir qu’exercent les congrégations religieuses dans le domaine de l’enseignement[23]. Or ces institutions attendent de leur personnel des compétences variées. À son retour à Montréal, l’Institut Nazareth, qui accueille prioritairement des élèves atteints de déficience visuelle, offre un poste d’enseignant à l’un de ses anciens élèves, Gabriel Cusson, lui-même malvoyant. Il y enseigne le chant, le violoncelle, l’histoire de la musique, puis, progressivement, les disciplines d’écriture, en plus de participer à la chorale.

Le processus de transfert culturel initié par les pouvoirs publics français se heurte ainsi à un premier obstacle : rares sont les musiciens canadiens-français à suivre scrupuleusement le cursus que proposent les institutions parisiennes d’enseignement musical. Leurs choix en matière d’apprentissage ou de perfectionnement déjouent le projet des autorités musicales françaises, qui souhaitaient faire table rase de la culture propre des élèves étrangers pour lui substituer la culture française. La seconde difficulté surgit au retour des artistes dans leur pays : les musiciens québécois qui endossent le rôle d’ambassadeurs de la culture française se heurtent parfois à des résistances inattendues.

Ambassadeurs prosélytes et résistances locales

Conformément aux souhaits des autorités françaises, certains interprètes formés à Paris deviennent, à leur retour au Québec, « les plus utiles propagateurs de la culture française ». Le pianiste Léo-Pol Morin (1892-1941) fait en la matière figure de pionnier. Ce lauréat du prix d’Europe, élève à Paris d’Isidore Philipp, de Raoul Pugno et de Ricardo Viñes, se singularise par la part croissante qu’occupent les oeuvres de compositeurs français contemporains dans ses programmes. Sa prédilection pour ces oeuvres « modernes » et « étrangères » lui attire de violentes critiques au Québec (Caron 2006, 37), bien que son statut de passeur culturel ne passe pas inaperçu en France où Robert Brussel le reconnaît volontiers :

J’ai su par M. Laberge[24] l’action que vous exerciez [sic] dans votre pays bien que n’y résidant pas actuellement. Je sais d’ailleurs que la musique française prend de plus en plus au Canada la place à laquelle elle a droit et que les témoignages de sympathie n’y font pas défaut à ceux de nos artistes qui s’y rendent

Brussel da1923

La carrière de Léo-Pol Morin rend apparentes les difficultés que rencontrent dans leur pays natal les jeunes interprètes formés à Paris. Se consacrer, même partiellement, au répertoire français représente un parti pris risqué, a fortiori lorsqu’il s’agit d’oeuvres modernes comme celles que promeut l’AFAA. Ainsi, après s’être « révélé aux Parisiens éblouis », Auguste Descarries se présente au public montréalais le 20 janvier 1930 dans des oeuvres de Chopin, de Debussy et de Nicolas Medtner. Le consul général de France à Montréal, très critique vis-à-vis de son interprétation, conclut : « Auguste Descarries est certainement doué. Ses compatriotes lui en veulent d’aimer la France et de se trouver à l’étroit en leur compagnie. Je ne crois pas à l’avenir de ce pianiste canadien dans sa patrie » (Carteron da1930).

Quelques interprètes, comme Anna-Marie Messénie (prix d’Europe en 1922), tentent de résoudre ce problème en associant à des oeuvres françaises celles de compositeurs canadiens contemporains. Le programme d’un de ses récitals québécois comprend un Caprice composé par son professeur de piano parisien, Isidore Philipp, et des pièces de ses compatriotes Georges-Émile Tanguay et Léo Roy (1887-1974). La rareté des informations relatives à la carrière de cette pianiste laisse cependant supposer que le fait de poursuivre des études à Paris, voire d’y recueillir l’approbation du public, ne suffit pas à assurer aux jeunes virtuoses un avenir professionnel dans leur pays d’origine.

En attendant de pouvoir vivre de leur métier d’interprète, les musiciens se tournent souvent vers l’enseignement de la musique, activité particulièrement propice à la transmission des savoir-faire acquis à Paris. Cependant, les professeurs les plus actifs rencontrent, eux aussi, d’importantes difficultés qui tiennent parfois au niveau musical des apprentis. Dans une lettre adressée à Nadia Boulanger, le violoncelliste Gabriel Cusson, de retour au Québec en 1930, regrette ainsi de ne pas pouvoir enseigner le contrepoint : « C’est ce que j’aurais aimé le mieux à enseigner, aucun élève n’est prêt à en entreprendre l’étude » (Cusson da1930). De surcroît, les jeunes pédagogues s’insèrent dans un secteur fortement concurrentiel, comme l’indique implicitement le violoncelliste : « Pour ce qui est des études d’harmonie, il y a ici un professeur qui l’enseigne depuis plusieurs années et on ne tient pas à en changer, d’ailleurs je ne voudrais pour rien au monde lui enlever la place » (Cusson da1930).

En dépit de leur nombre, les écoles de musique au Québec ne disposent pas toujours de ressources financières suffisantes pour que les enseignants puissent employer les méthodes pédagogiques qu’ils estiment appropriées. En 1931, Gabriel Cusson propose ses services au Conservatoire national de musique, où Eugène Lapierre lui confie deux élèves inscrits en harmonie et en contrepoint. Cependant, les conditions dans lesquelles il exerce ses nouvelles fonctions ne lui conviennent pas, ce qu’atteste la correspondance qu’il entretient avec Nadia Boulanger :

J’aurais préféré une classe de solfège ou une classe d’histoire de la musique, car l’enseignement de l’harmonie et du contre-point [sic] me paraît nous nécessiter un aide [sic], surtout s’il s’agit d’études très poussées, et je n’ai personne. J’ai accepté quand même ; il me faut risquer le tout pour le tout. Je ne recevrai pour le moment aucun salaire, car la première année d’enseignement à cette école n’est pas rémunérée

Cusson da1931

L’aide à laquelle Gabriel Cusson fait allusion paraît moins liée à son handicap visuel qu’à son désir de reconduire, au Québec, un dispositif pédagogique qu’il a connu en France[25] : au Conservatoire de Paris comme à l’École normale de musique, des assistants secondent les professeurs des classes supérieures dans leur enseignement.

Dans bien des cas, les pratiques pédagogiques usuelles au Québec freinent le prosélytisme de ces passeurs culturels. Une discipline, le solfège, semble faire exception. Plusieurs pédagogues renommés oeuvrent à l’importation de la méthode de solfège d’André Gedalge (1856-1926[26]), que Léo-Pol Morin estime facilement transposable au Canada (Morin 1930, 195). Claude Champagne (1891-1965), qui étudie avec le pédagogue français[27], souhaite, en sa qualité de membre de la Commission des écoles catholiques, systématiser l’enseignement du solfège dans les écoles primaires canadiennes (Plamondon 1979, 29). Se documentant sur les méthodes d’initiation musicale en usage en France, Victoria Cartier tente même de faire adopter sa méthode par le ministère québécois de l’Instruction publique[28].

La fondation d’une école nationale à travers le prisme français

Cet exemple d’acculturation ne concerne pas directement l’enseignement professionnel de la musique, pourtant en proie à d’importantes restructurations au Québec depuis le début du xxe siècle. Pouvoirs publics et élites musicales canadiennes-françaises partagent alors une même ambition : développer la musique classique dans la province en formant des artistes professionnels de haut niveau, voire en encourageant la naissance d’une identité musicale canadienne-française (Lefebvre 1984). Différentes initiatives concourent à ce mouvement : la fondation du Prix d’Europe et la création de bourses d’études donnent aux jeunes artistes les moyens de poursuivre hors de leur province des études musicales supérieures qu’ils ne peuvent alors, faute d’institution adéquate, mener au Québec ; pédagogues et pouvoirs publics tentent en outre de fonder un établissement d’enseignement de la musique capable de pallier ce manque, souvent évoqué jusqu’à l’ouverture, en 1942, du Conservatoire de musique et d’art dramatique de la province de Québec.

Ces actions s’avèrent indissociables de la réflexion que mènent les compositeurs et pédagogues les plus actifs quant à l’existence d’une véritable musique canadienne. En dépit de leurs divergences d’opinions récurrentes, le secrétaire du Conservatoire national de Montréal, Eugène Lapierre (1899-1970), et le pianiste et compositeur Léo-Pol Morin, estiment que le manque structurel de compositeurs capables de « produire un style canadien » (Lapierre 1933, 124) tient en partie à l’organisation défectueuse de l’enseignement musical. Sans classes de composition, comment apprendre le métier de compositeur ? Dans une province où la composition n’apparaît pas encore comme un métier à part entière (Lefebvre 2004, 145), la fondation d’un établissement d’enseignement de la musique à vocation nationale, dont le rayonnement concernerait la province entière, recouvre des enjeux à la fois institutionnels et esthétiques : il s’agit tout autant de doter le Canada français d’une école formant des artistes professionnels de valeur que de créer, grâce aux oeuvres de jeunes compositeurs, une identité sonore affirmée.

Dans ce contexte, la référence systématique à l’Europe, et singulièrement à la France, invite à s’interroger sur le statut qu’accordent les artistes canadiens-français aux modèles pédagogiques, esthétiques et institutionnels dont ils assurent le transfert au Québec. Malgré leurs différences, les deux projets concurrents d’Eugène Lapierre et de Claude Champagne, qui militent en faveur de la création d’un Conservatoire national, ont en commun de se référer au modèle du Conservatoire national de musique et de déclamation de Paris. L’un de ces projets éveille même l’intérêt de l’AFAA, tentée d’intervenir au Canada français en faveur d’une entreprise susceptible de servir ses intérêts. La fondation du Conservatoire de musique et d’art dramatique de la province de Québec en 1942 semble ainsi signer la réussite de la stratégie française : un médiateur étranger formé en France serait parvenu à implanter, au Canada français, le modèle institutionnel parisien ; la France exercerait donc une influence indirecte, mais incontestable, sur la vie musicale québécoise. Cette analyse méconnaît cependant la complexité des relations qu’entretiennent les artistes canadiens avec les objets culturels qu’ils importent à l’issue de leur séjour parisien.

Le Conservatoire national de musique et de déclamation de Paris : un modèle institutionnel à importer ?

Les principaux auteurs de réformes institutionnelles en sol québécois, Eugène Lapierre et Claude Champagne, ont en effet étudié à Paris pendant l’entre-deux-guerres. Ces deux compositeurs, tous deux boursiers du gouvernement, développent au cours des années 1930 des projets de Conservatoire national qui ont en commun de nécessiter l’engagement financier de l’État.

Eugène Lapierre, secrétaire du Conservatoire national de Montréal depuis 1922 et boursier du gouvernement en 1924, s’inscrit à Paris à l’Institut grégorien, assiste aux cours de Marcel Dupré, prend part aux activités de la Schola Cantorum et, durant l’été, fréquente l’école attenante à l’abbaye de Solesmes (Lefebvre 2004, 136). À son retour au Québec en 1927, Édouard Montpetit[29] le charge d’étudier le fonctionnement des écoles de musique parisiennes pour rénover l’organisation du Conservatoire national. Avec l’aide financière du gouvernement, Eugène Lapierre séjourne une quatrième année à Paris en 1928. Le long projet de réorganisation du Conservatoire national qu’il soumet à Édouard Montpetit et à Athanase David, et dont l’AFAA conserve un exemplaire, cherche « dans l’histoire du Conservatoire de Paris à ses origines les problèmes similaires aux nôtres afin d’appliquer ici les mêmes solutions » (Lapierre da1929, 3). La subvention annuelle du gouvernement qu’il sollicite rassurerait d’éventuels mécènes sur le sérieux de sa démarche et permettrait à l’établissement de proposer des « cours gratuit[s], avec examens éliminatoires, [ce qui] ne donne au maître que les meilleurs des sujets possibles », sur le modèle du Conservatoire de Paris (ibid., 10).

Claude Champagne séjourne lui aussi à Paris à la fin des années 1920. À la différence d’Eugène Lapierre, il consacre l’essentiel de son séjour d’études à perfectionner son art de compositeur et d’interprète. Auditeur au Conservatoire de Paris dans la classe d’André Gedalge, il adresse au docteur Siméon Grondin, directeur des étudiants canadiens à Paris, ses suggestions sur la façon dont « le gouvernement pourrait faciliter la tâche » des étudiants boursiers « dans l’application de leur programme [d’études] à leur retour au pays » (Champagne da1928). Fustigeant les institutions musicales québécoises qui « se parent du titre de conservatoire » sans délivrer « des cours d’instruction musicale à l’instar des conservatoires européens », il suggère de fonder une école de musique soutenue par le gouvernement de la province, et dont le programme serait « semblable à celui de l’École normale de Paris ou du Conservatoire » (ibid.). Une telle institution offrirait aux musiciens subventionnés la possibilité « d’appliquer d’une façon directe la science musicale acquise dont ils ont fait spécialité » (ibid.). Il joint à sa lettre un document esquissant son projet de Conservatoire. Il y souligne la nécessité de « former d’abord un corps enseignant d’après les méthodes françaises » et d’« organiser d’abord dans les grandes lignes le Conservatoire comme celui de Paris », avant d’adopter le modèle du « lycée musical, comme à La Haye ou à Rome » (ibid., emphase dans le document original). Siméon Grondin, dont le poste est sous la responsabilité du Secrétaire de la Province, a probablement présenté oralement ce rapport à Athanase David à l’occasion d’un des séjours parisiens de ce dernier.

De l’ingérence à l’influence

Ces deux projets retiennent l’attention de l’AFAA, mais connaissent des fortunes différentes. À la fin de l’année 1928, Robert Brussel, en sa qualité de directeur de l’Association, écrit au diplomate français Édouard Carteron, en poste à Montréal. Il lui demande de le tenir informé de « la création d’une École de musique à Montréal », expression par laquelle les deux hommes renvoient au projet d’Eugène Lapierre (Carteron da1929). Au printemps, le diplomate, qui considère l’entreprise d’Eugène Lapierre comme une opportunité pour développer l’influence française au Québec, presse Robert Brussel de désigner un artiste français apte à diriger l’établissement et à qui il reviendrait d’« être l’Orphée du Canada, et dans ce pays qui cherche sa nationalité, de créer l’harmonie nationale » (ibid.).

Cette métaphore grandiloquente laisse transparaître la façon dont les acteurs de la diplomatie culturelle française conçoivent les relations internationales. Empreinte de messianisme, cette vision trahit en outre une certaine méconnaissance du contexte local : les deux hommes espèrent implicitement que le conservatoire d’Eugène Lapierre concoure, avec l’aide de la France, à la construction de l’identité nationale du Canada français. L’emploi de l’adjectif national dans l’intitulé de l’école montréalaise donne même lieu à un quiproquo.

En juin 1929, Robert Brussel, grâce à l’entremise de Victoria Cartier, rencontre Athanase David à Paris. La pianiste et pédagogue met à profit ce rendez-vous pour solliciter le ministre en faveur du Conservatoire d’Eugène Lapierre, sans pour autant le nommer explicitement. La ferme opposition d’Athanase David[30] précipite le départ de Victoria Cartier. Demeuré seul avec Robert Brussel, le ministre informe son interlocuteur de la création imminente du nouveau Conservatoire national et lui confirme son intention de faire appel à un musicien français pour le diriger pendant au moins deux ans, « car ce n’est pas en quelques mois qu’on acquiert les aptitudes pédagogiques et administratives nécessaires pour former un directeur de Conservatoire » (Brussel da1929). Enthousiasmé, Robert Brussel entreprend immédiatement de chercher le nom d’une personnalité française adéquate, tout en s’interrogeant sur la façon dont la France pourrait intervenir sans « froisser le légitime amour-propre des Canadiens » (ibid.).

Cette tentative d’ingérence tourne court. Le conservatoire national en passe d’être créé et auquel Athanase David fait allusion correspond non à l’établissement d’Eugène Lapierre, mais au projet de Claude Champagne, dont Robert Brussel ignore l’existence. Se rendant compte de l’erreur du directeur de l’AFAA, Athanase David intervient auprès du ministère des Affaires étrangères français qui fait savoir à l’Association que « M. David ne se décidera à subventionner un conservatoire de musique que si cette institution est vraiment nationale [et qu’il] serait heureux que nous nous abstenions de toute intervention dans cette question » (Pila da1929). D’ailleurs, après des débuts prometteurs, le Conservatoire national de musique d’Eugène Lapierre périclite ; cette situation critique exclut définitivement, aux yeux de l’AFAA, de « doter d’un Directeur français un Conservatoire qui ne représente qu’une velléité » (Carteron da1931).

Le projet soutenu par Athanase David aboutit finalement à la naissance, en 1942, du Conservatoire de musique du Québec. Contrairement à ce que le ministre avait laissé entendre à Robert Brussel, la direction de cet établissement, dont la parenté avec le Conservatoire de Paris est patente[31], revient non pas à un musicien français, mais à deux artistes québécois formés à Paris.

Claude Champagne, demeuré en retrait des débats relatifs à la fondation d’une école nationale de musique après son retour de Paris, joue un rôle crucial dans l’élaboration de l’institution. Au début des années 1930, il devient rapidement un pédagogue incontournable à Montréal : il enseigne les matières théoriques dans la plupart des établissements de la ville[32]. Son omniprésence lui vaut en 1938 d’être chargé par Jean Bruchési, sous-secrétaire de la province, d’évaluer, en collaboration avec Henri Gagnon, l’organisation de l’enseignement de la musique au Québec (Couture 1992, 7 ; Harvey 2012, 151). Dans leur enquête, les deux hommes présentent la fondation d’un Conservatoire d’État comme

le seul instrument capable de canaliser les efforts épars qui ne peuvent que donner des résultats incomplets s’il s’agit, comme la population semble le désirer ardemment en ce moment, de former des musiciens comparables aux musiciens européens

Champagne et Gagnon da1938

La nouvelle institution, qui ouvre ses portes en mai 1943, doit la plupart de ses traits au plan pour un Conservatoire d’État que rédige Claude Champagne en 1938 à la lumière de sa récente enquête et de son expérience parisienne (Harvey 2012, 153).

L’influence française ne se limite pas au choix d’un modèle institutionnel : l’établissement engage nombre d’artistes formés en France, à commencer par Claude Champagne qui en assure la codirection aux côtés de Wilfrid Pelletier. Ce dernier, lauréat du prix d’Europe en 1915, étudie à Paris avant de commencer une carrière de répétiteur puis de chef d’orchestre aux États-Unis (Pelletier 1972, 48-115). Le recrutement du corps enseignant s’avère pourtant un sujet sensible. Au cours des années 1930, la question oppose les partisans d’une équipe uniquement composée de musiciens locaux, ce que souhaite Eugène Lapierre (da1934), aux artistes qui, comme Léo-Pol Morin, se montrent favorables à l’intervention de professeurs étrangers.

Dans ce contexte, Wilfrid Pelletier et Claude Champagne arguent de la nécessité d’offrir aux élèves « la meilleure éducation musicale possible » pour recruter une importante proportion d’enseignants étrangers (Pelletier 1972, 223). La liste des professeurs engagés par l’établissement et que dresse Wilfrid Pelletier dans ses mémoires inclut plusieurs Français : Marcel Grandjany (harpe), Joseph Bonnet (orgue), Louis Bailly (violon), Léon Letellier (contrebasse) et son ancien professeur Isidore Philipp, alors âgé de 80 ans (piano). De plus, Arthur Lora, musicien italien élève du Français Georges Barrère, puis René Le Roy et Marcel Moÿse, enseignent aux flûtistes. Enfin, sur les 17 « bons musiciens du Québec » que nomme le chef d’orchestre, 10 ont poursuivi leurs études musicales supérieures en France[33].

Conclusion : Vers un style canadien ?

L’appartenance de musiciens français ou formés en France au corps enseignant du nouveau Conservatoire de musique et d’art dramatique de la province de Québec, école professionnelle d’envergure nationale, plaide en faveur de la réussite de la stratégie française. En misant sur la formation, en France, de futures élites musicales étrangères, l’AFAA et les écoles parisiennes de musique contribuent à développer l’influence culturelle française dans les pays où ces médiateurs élisent domicile.

Les artistes canadiens-français, qui emportent dans leurs bagages un répertoire, des pratiques pédagogiques et des modèles institutionnels français, assurent donc bien « le déplacement matériel d’un objet dans l’espace », condition sine qua non du transfert culturel (Espagne et Werner 1988, 5). Ce processus rencontre cependant des résistances liées à la complexité des enjeux professionnels et politiques locaux : les musiciens désireux de transmettre les connaissances acquises à Paris intègrent un secteur particulièrement concurrentiel et doivent prendre position dans la lutte qui oppose le clergé au gouvernement pour le contrôle de l’enseignement musical.

De surcroît, importer des techniques musicales et des modèles esthétiques, pédagogiques et institutionnels ne suffit pas à garantir l’existence du transfert culturel, qui, dépassant le simple phénomène de mode, « sous-entend une transformation en profondeur liée à la conjoncture changeante de la culture d’accueil » (Espagne et Werner 1988, 5). Pour donner lieu à un transfert, et non à un simple échange culturel, l’objet importé doit « génér[er] des phénomènes d’imprégnation, d’appropriation, ce qui implique du temps » (Frank 2010, 671).

L’étude des carrières ultérieures des interprètes permettrait, à l’avenir, d’évaluer le rôle exact qu’ont joué ces artistes dans l’acculturation au Québec du répertoire musical français contemporain promu par l’AFAA pendant l’entre-deux-guerres. L’observation des pratiques pédagogiques propres aux enseignants les plus actifs et l’analyse des oeuvres composées par les jeunes créateurs formés au Conservatoire de musique et d’art dramatique de la province de Québec pourraient conduire à identifier des sources d’inspiration parisiennes, en particulier en ce qui concerne l’enseignement de la composition, discipline jugée déterminante dans l’élaboration d’un langage musical national.