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Après le débarquement des troupes américaines en France en juin 1917, le ragtime puis le jazz vont confirmer leur statut de musiques à la mode dans le milieu culturel parisien des années 1920[1]. L’engouement pour cette musique se calme au début de la décennie suivante, mais de jeunes gens âgés de 18 à 20 ans vont créer une association qui, étonnamment, deviendra une solide structure capable de promouvoir le jazz en France par le biais de nombreuses activités comme l’organisation de concerts, la création d’autres clubs en province, la publication de la revue Jazz Hot et d’ouvrages sur le jazz ainsi que la création du label Swing. Grâce à de telles initiatives, le Hot Club de France va devenir rapidement l’association de référence pour promouvoir le jazz aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe. Cet article, s’appuyant notamment sur une correspondance de Charles Delaunay avec Hugues Panassié découverte récemment au domicile de Bernard Brosse, revisite la création de l’association et le développement de ses activités durant les années 1930, tout en mettant en avant les rapports qui se sont établis dès le lancement du Hot Club de France avec des passionnés de jazz américains. Ces relations ont conduit à la fondation de Hot Club américains, d’une Fédération internationale et des premiers labels américains consacrés uniquement à la musique de jazz. La période étudiée de cet article se concentre sur les années 1930, car la Seconde Guerre mondiale met fin aux relations entre les différents protagonistes.

Le Hot Club de France de 1933 et 1934

Mise en place d’une solide structure de diffusion et de promotion du jazz

En 1932, Jacques Auxenfans et l’Américain Elwyn Dirats sont deux adolescents qui fréquentent un lycée privé de Saint-Cloud. Ils organisent des soirées dansantes avec leur Jazz Club aidé par Pierre Gazères, un camarade de deux ans leur aîné se passionnant pour le jazz. Gazères possède déjà quelques 78 tours du label américain Okeh, qui enregistre notamment des artistes afro-américains de blues et de jazz. Les deux adolescents souhaitent étendre les activités de la jeune association et essaimer des Jazz Clubs partout en France[2]. Pierre Gazères leur conseille de s’adresser à Hugues Panassié, un jeune chroniqueur de disques de jazz pour la revue spécialisée Jazz-Tango. Les jeunes gens se rencontrent et Panassié accepte de participer au projet si l’on change le nom de l’association en Hot Club de France. En utilisant l’adjectif hot pour qualifier le club, Hugues Panassié souhaite souligner que l’association défend le jazz interprété essentiellement par des musiciens afro-américains comme Louis Armstrong, lequel avait nommé ses formations les Hot Five ou les Hot Seven entre 1925 et 1928. Ce terme hot s’oppose alors au jazz straight ou symphonique, celui de Paul Whiteman[3].

Au mois d’octobre 1932, Jazz-Tango fait paraître l’annonce de la fondation du Hot Club et propose d’insérer un bulletin dans les numéros suivants qui présentera les activités de l’association. Rejoint par Jacques Bureau, premier producteur d’une émission de jazz sur Radio L. L.[4], le trio Auxenfans, Dirats et Panassié va rassembler d’autres amateurs de jazz isolés comme Pierre Nourry, étudiant en classe préparatoire au lycée Chaptal, et Jean-Louis Alvarez, fils du propriétaire du magasin de disques la Boîte à musique, situé près de Montparnasse. Un plan d’action est mis en place et les directives sont présentées dans le premier bulletin : « 1- Grouper [sic] les amateurs de jazz hot ; 2 -Diffuser ce genre, le faire apprécier, le défendre et lui conquérir la place qu’il mérite parmi les expressions d’art de notre temps ». Pouvant bénéficier de bureaux près de la gare Saint-Lazare et de matériel pour imprimer tracts et affiches, tout cela prêté par le père d’Elwyn Dirats, ainsi que d’une salle de concert, celle de la Boîte à musique pouvant contenir 80 personnes, les jeunes gens préparent le premier concert au début de l’année 1933 avec des musiciens afro-américains : Spencer Williams, compositeur et auteur de nombreux standards de jazz, ainsi que les pianistes Freddy Johnson et Garland Wilson accompagnant le chanteur Louis Cole. Cette première prestation est une réussite et, pour la rencontre musicale suivante, Freddy Johnson rassemble, avec son ami trompettiste Arthur Briggs, un orchestre de huit musiciens américains résidant essentiellement dans le quartier de Montmartre. Charles Delaunay, autre amateur de jazz, fils des peintres Sonia et Robert Delaunay, assiste à ce concert. Il découvre avec surprise Jacques Bureau, son camarade du lycée Carnot impliqué dans l’organisation de cette soirée et décide de rejoindre l’association afin de prêter main-forte à son camarade de classe et à ses amis.

Vers les premiers échanges et rencontres avec les personnalités du jazz américain

L’équipe du Hot Club de France est désormais complète, et prête à assumer toutes les responsabilités qu’implique cette entreprise. En Freddy Johnson et Arthur Briggs, elle a trouvé les leaders de son orchestre de jazz hot, qui sera éventuellement nommée le Hot Club Orchestra. Le Hot Club de France produit quelques concerts avec son orchestre et le présente également dans un concert en direct à Radio L. L. où travaille un des membres du club, Jacques Bureau. Le Hot Club de France termine sa saison 1933 avec succès. Les membres de l’association se professionnalisent et pour le dernier concert du Hot Club Orchestra, le 30 juin à la salle Chopin de l’immeuble Pleyel, ils se sont occupés avec aisance de la réservation de la salle, de la constitution de l’orchestre et du programme (avec l’aide de Freddy Johnson), ainsi que de la rédaction et l’impression des tracts et du programme. Mais le succès obtenu va être atténué par les initiatives personnelles d’un des membres de l’association, Jacques Canetti. Cet ancien étudiant de l’École des hautes études commerciales de Paris a intégré l’équipe peu après sa fondation tout en gardant son autonomie. En effet, Canetti est présenté dans Jazz-Tango comme membre du Hot Club pour sa première soirée intitulée « Gala d’art nègre », et consacrée au jazz avec la projection de trois films, d’une audition de disques et d’une prestation du chanteur Louis Cole et du pianiste Garland Wilson, le 20 février 1933 au cinéma Falguière. Cependant, aucun bulletin d’adhésion à son nom n’a été trouvé dans les archives de Pierre Nourry. Ainsi,

[e]n marge du Hot Club de France, Jacques Canetti s’emploie à organiser individuellement un certain nombre d’événements qui en font un des militants du jazz les plus actifs, de 1932 jusqu’en 1936 — date à laquelle sa fonction de directeur artistique de Radio-Cité prend le dessus sur ces activités menées en amateurs

Ihaddadene 2004, 40

Effectivement, entre l’automne 1932 et le printemps 1933, il anime une émission de jazz sur le Poste Parisien[5], devient le correspondant français du jazz de la revue anglaise Melody Maker, et lance une série de disques hot pour le catalogue Brunswick. C’est alors qu’on apprend au mois de juillet 1933 la venue à Paris de l’un des maîtres du jazz hot, Duke Ellington. Jacques Canetti, fort de cette expérience, s’improvise imprésario professionnel. Bien qu’appuyé par ses collègues du Hot Club de France, il organise les concerts d’Ellington sans mentionner le nom de l’association dans les programmes. Il leur confirme ainsi son désir d’indépendance et devient d’ailleurs à l’automne le manager de Freddy Johnson et de son orchestre.

Dès 1930, Hugues Panassié, alors âgé de 18 ans, publie deux études sur le jazz hot dans l’Édition musicale vivante et La Revue musicale. Il s’occupe également des rubriques « Revue de la presse » et « Critique de disques hot » dans Jazz-Tango. Il devient ainsi le référant français en matière de jazz hot et échange des informations avec des spécialistes étrangers comme les Hollandais Hank Niesen et Joost Van Praag, l’Anglais Stanley Dance, la Canadienne Helen Oakley[6] et les Américains John Hammond et George F. Frazier. Le premier critique américain à rencontrer les membres du Hot Club est John Hammond. Né en 1910, il est issu d’une riche famille new-yorkaise. Enfant, il apprend le piano puis le violon qu’il continuera d’étudier à l’Université Yale. Depuis son enfance, il s’intéresse davantage à la musique afro-américaine des serviteurs de la maison familiale qu’à la musique classique écoutée par ses parents. Au début des années 1930, il quitte Yale pour devenir producteur de disques et journaliste. Il devient notamment le correspondant américain du magazine anglais Melody Maker. Au mois de juillet 1933, John Hammond se rend en Angleterre puis suit l’orchestre de Duke Ellington pour ses concerts parisiens de la fin du mois à la salle Pleyel. Il y rencontre pour la première fois Hugues Panassié et les autres membres actifs du Hot Club de France. John Hammond séjourne quelques temps en France et rend visite à Hugues Panassié dans sa maison en Aveyron. Celui-ci est ébloui par les connaissances de son collègue américain, qu’il décrit comme quelqu’un possédant « une compétence aussi grande en matière de musique classique, de littérature ou d’économie politique qu’en matière de musique de jazz, ce qui est peu dire ! » (Panassié 1935, 7). Le respect est réciproque, une relation amicale s’installe et Hammond fait parvenir à Panassié au mois de septembre 1935 un poste de radio américain. Durant les concerts du Duke à Paris, les membres du Hot Club de France font également la connaissance de l’imprésario américain d’Ellington, Irving Mills. Celui-ci, plus âgé d’une quinzaine d’année que nos jeunes protagonistes engagés dans la promotion et la défense du jazz, semble demeurer distant envers ses confrères français, mais observe avec attention le succès obtenu par les trois concerts du Duke dans une prestigieuse salle parisienne, comme le montreront les premiers disques de sa marque Master Records consacrés à Ellington pour les amateurs européens (Oakley 1937, 6). Il va également suivre avec intérêt la création de la revue bilingue Jazz Hot et celle du label Swing.

Les apports de la revue Jazz Hot et du label Swing

Le bilinguisme franco-anglais de Jazz Hot

En 1934, Jacques Auxenfans et Elwyn Dirats se retirent du conseil d’administration du Hot Club, un départ qui s’explique par l’ampleur du projet, qui a pris des proportions auxquelles ils ne s’attendaient pas, et qui dépasse désormais les buts qu’ils s’étaient fixés. À leurs yeux, l’organisation et la gestion des activités par Pierre Nourry et Charles Delaunay font perdre au Hot Club son caractère associatif. Le Club se renouvelle donc avec Hugues Panassié comme président et Pierre Nourry comme secrétaire général. Il est vrai qu’en 1934, les activités s’intensifient, au moment où Pierre Nourry découvre Django Reinhardt. Entre-temps, Hugues Panassié poursuit son étude sur la musique de jazz et publie son livre intitulé Le jazz hot aux éditions Corrêa (Panassié 1934[7]) et le 2 décembre, le Quintette du Hot Club de France donne son premier concert à la salle de l’École normale de musique. Motivée par les résultats obtenus en 1934, l’association prépare une revue bilingue (en français et en anglais) vouée uniquement à la défense de cette musique et cesse donc de collaborer à Jazz-Tango. Grâce à son bilinguisme, la nouvelle revue Jazz Hot, qui sort son premier numéro au mois de mars 1935, va rivaliser avec les journaux de langue anglaise ou européens consacrés à la musique populaire et au jazz. En Angleterre, les amateurs lisent Melody Maker, Rhythm ou Tune Times ; aux États-Unis, ils ont le choix entre Orchestra World, Metronome, Tempo et Down Beat. On peut ajouter le mensuel new yorkais Melody News, mais il se distingue de ce groupe : créé par Irving Mills pour mettre en valeur ses artistes essentiellement afro-américains, ce magazine portant sur le jazz parait au mois d’octobre 1934 et s’arrête au bout de trois années, car il se révèle trop spécialisé. Au milieu des années 1930, le jazz est pourtant une musique en vogue dans le monde entier, et Jazz Hot doit face à une concurrence internationale. L’Argentine, l’Australie, l’Espagne, la Finlande, les Pays-Bas, et la Suède possèdent leur propre revue musicale où la musique syncopée est évoquée : Sincopa y Ritmo (1935-1943), The Australian Music Maker and Dance Band News (1935-1970), Musica Viva (1935), Rytmi (1934-1970), De Jazzwereld (1931-1940) et Orkester Journalen (1935-). Jazz Hot rivalise également avec d’autres magazines spécialisés qui apparaissent durant l’année 1935. Ainsi, Swing Music naît à Londres le même mois que Jazz Hot et s’éteint durant l’automne de l’année suivante. Succédant à Ballroom and Band dont quatre numéros parurent à partir du mois de novembre 1934, Hot News and Rhythm Record Review d’Eric C. Ballard du Rhythm Club londonien édite seulement six numéros à partir d’avril 1935. Quant au Jazz Magazine du Hot Club de Barcelone, son existence se limite à huit numéros à partir d’août 1935. Hugues Panassié écrit pour Hot News et Charles Delaunay pour la revue espagnole. Leur revue Jazz Hot doit aussi faire face à la concurrence française. En effet, Jazz-Tango continue de paraître et s’associe même avec le magazine de jazz belge, Music[8], à partir du mois d’avril 1935. Pour 25 francs français par an, les lecteurs reçoivent 12 numéros de chacun des périodiques. Music, qui existe depuis 1924 et qui connaît bien les problèmes liés à la survie d’une revue de jazz, annonce la naissance de Jazz Hot tout en restant dubitatif :

Nous apprenons la fondation d’une nouvelle revue de jazz intitulée Jazz Hot qui sera publiée sous peu à Paris. Ainsi les efforts qui devraient s’unir pour défendre et propager la musique de jazz seront une fois de plus malheureusement divisés. Bonne chance tout de même à ce nouvel effort en faveur de la bonne cause. Reprenons la devise : « Wait and See »

Music 1935, 15

De son côté, le magazine londonien Swing Music, qui connaît rapidement des difficultés, cherche à se rapprocher de Jazz Hot afin de demander à sa direction d’unir leurs efforts pour la défense du jazz. Swing Music désire s’occuper de l’édition de la partie anglaise du magazine français. Mais Panassié et Delaunay souhaitent garder le contrôle éditorial ainsi que le bilinguisme de leur revue qui est un atout majeur pour sa survie, et ils décident de garder leur indépendance. Quant au Britannique Stanley Dance, il propose aux deux comparses de devenir le dépositaire de Jazz Hot pour l’Angleterre et de se charger d’envoyer les numéros de cette revue aux lecteurs qui lui écrivent en ce sens.

La Fédération internationale de Hot Clubs

Le bilinguisme de Jazz Hot permet à la revue de fédérer des critiques de toutes nationalités puisqu’elle publie les articles de spécialistes étrangers qui échangent des informations par correspondance avec Hugues Panassié depuis 1933. En effet, ce dernier avait « procuré [à Jazz-Tango], sans qu’ils soient payés, [Henk] Niesen, [Joost] Van Praag, John Hammond [et George F.] Frazier[9] » comme il le mentionne dans une lettre à Didier Mauprey, le codirecteur de Jazz-Tango. On retrouve ainsi régulièrement des contributions de ces chroniqueurs, en plus de Stanley Dance et d’Helen Oakley, dans les différents numéros de la revue Jazz Hot datant de la deuxième moitié des années 1930. Depuis son premier numéro jusqu’en 1939, le magazine publie une rubrique intitulée « Nouvelles de Chicago » par Preston Jackson, tromboniste afro-américain natif de La Nouvelle-Orléans et ancien membre de la formation de Louis Armstrong. Il est intéressant de noter qu’Albert L. Wynn, élève de Jackson, également tromboniste natif de La Nouvelle-Orléans, est l’auteur d’une rubrique appelée « Échos d’Amérique » dans Jazz-Tango depuis le numéro de juin 1933 jusqu’à celui de novembre 1934. Ainsi, les deux premiers afro-américains à écrire pour une revue spécialisée sur la musique de jazz écrivent dans un mensuel français. Dès la parution du premier numéro, Marshall W. Stearns[10] demande par écrit à Hugues Panassié l’autorisation de fonder le Yale Hot Club sur le modèle du Hot Club français. Cet étudiant, très actif pour la reconnaissance du jazz dans son pays, collabore au Melody News et tient une chronique sur le jazz s’intitulant « Swing stuff » dans l’hebdomadaire Variety. Au début de l’été 1935, Stearns et Panassié se mettent d’accord sur la création d’une Fédération internationale des Hot Clubs dont ils sont respectivement le secrétaire général et le président. Le Yale Hot Club devient le siège de la fédération et Jazz Hot, son organe officiel. Dans une lettre du mois de juillet, Panassié informe Nourry et Delaunay de ce projet :

Par ailleurs, il est difficile à l’Angleterre de contester le choix de Jazz Hot comme organe officiel de la Fédération. Nous avons en effet l’avantage d’être rédigé en deux langues, et justement les deux langues qui répondent aux besoins présents (trois pays [de] langue française : France, Belgique, Suisse — trois pays [de langue] anglaise : U.S.A., Angleterre et Hollande). Cette question de la Fédération tiendra peu de place dans Jazz Hot, soyez tranquilles. Ou si elle en tient beaucoup, c’est que ça marchera, et alors cela nous amènera beaucoup de lecteurs. Bonne affaire dans tous les cas[11].

Quand à Marshall W. Stearns, le secrétaire de la fédération, il relève dans son rapport publié dans le Bulletin de la Fédération internationale des Hot Clubs du Jazz Hot d’avril 1935[12], qu’il est nécessaire que le but de cette fédération soit bien gravé dans les esprits :

[…] le vrai jazz est un phénomène digne d’une profonde étude. Il est une des plus importantes contributions du xxe siècle au domaine artistique et comme tel il mérite une attention immédiate pendant qu’il est encore vivant et avant qu’il disparaisse de la surface du globe et devienne un sujet d’étude pour les historiens. […] Ce n’est qu’une question de temps pour que la musique swing soit reconnue. Elle sera peut-être un jour enseignée à l’école. Comme au premier stade de tous les arts, la musique swing est encore inorganisée et inconnue. La F.I.H.C [Fédération internationale des Hot Clubs] tend à remplir cette nécessité et à faire réaliser la valeur culturelle de la musique swing. C’est notre projet et notre but

Stearns 1935, 20

Les Hot Clubs américains sont regroupés au sein de l’United Hot Club of America (UHCA) présidé par John Hammond. Les premiers Hot Clubs sont créés dans les principales villes — New York, Boston, Los Angeles, Chicago — et leurs buts principaux sont d’enregistrer des disques hot par des musiciens d’élite choisis par un comité international, ou de rééditer des disques hot classiques devenus rares, en plus d’organiser des concerts. L’UHCA commence ses activités par la réédition de 78 tours, d’abord sous son nom, puis, sous celui d’une nouvelle association appelée Hot Record Society. Charles Delaunay et Hugues Panassié font partie du comité des membres fondateurs de cette marque qui siège à New York, dans le local du Commodore Music Shop de Milt Gabler, président du Hot Club de New York. Ces disques réédités présentent une nouveauté en indiquant sur leur étiquette « le personnel, les arrangeurs s’il y en a, la date de l’enregistrement et autres détails importants » (Jazz Hot 1937, 13). Les fondateurs de la Hot Record Society sont tous des collectionneurs de 78 tours, car c’est à travers ce médium qu’on peut facilement faire connaître le jazz hot, en l’écoutant ou en le faisant écouter. Il pouvait être frustrant pour eux de ne pas connaître les noms de tous les musiciens d’une formation, l’étiquette ne donnant souvent que le nom du leader. La création de la Hot Record Society permet à ces passionnés de prendre en main tous les aspects de la production de disques, incluant la possibilité d’indiquer les noms de tous les interprètes.

L’influence du label Swing

Au sujet de sa création

Dès la fondation du Hot Club de France, l’édition de disques est une de ses principales préoccupations. En 1934, grâce à l’aide du magasin la Boîte à musique, l’association propose la réédition de deux disques 78 tours de Louis Armstrong et de Frankie Trumbauer et Bix Beiderbecke. Puis, après avoir rencontré Jean Caldairou, le directeur de la société Ultraphone, Pierre Nourry, aidé par Charles Delaunay, organise des séances d’enregistrement de jazz durant toute l’année 1935 avec les musiciens afro-américains présents à Paris et des musiciens français. Il s’occupe également des premières faces[13] du nouvel orchestre de l’association, le Quintette du Hot Club de France. Composé uniquement d’instruments à cordes (trois guitares, un violon et une contrebasse), cet ensemble réunit notamment le guitariste manouche Django Reinhardt et le violoniste Stéphane Grappelli. Les premiers disques du Quintette suscitent l’étonnement et l’admiration des professionnels du milieu jazzistique à travers le monde. Le premier des critiques internationaux à réagir, après l’envoi à l’étranger des deux premiers 78 tours Ultraphone[14], est Helen Oakley. Elle écrit à Hugues Panassié qui transmet ses réactions à Pierre Nourry dans sa lettre du 21 mars :

Elle est enthousiasmée. Tous les musiciens de Chicago entendent sans cesse chez elle les 2 Ultraphone. Jess Stacy, Jimmy Lord, G. Whettling, Harry Carney, des types de Duke en quantité[15], etc, tous trouvent ça formidable. Ils ont déclaré : « Grappelly [sic] a arrêté Venuti[16] ». Ils trouvent Django excellent, mais c’est Grappelly [sic] qu’ils aiment avant tout. Il est pour eux le meilleur violoniste hot du monde. C’est un succès ! Vous voyez quel trésor nous possédons avec ce quintette ! Veillons bien dessus[17].

Avec le succès de certains disques Ultraphone naît chez Pierre Nourry, l’idée de fonder une firme consacrée uniquement à l’enregistrement de disques de jazz. Mais les difficultés financières d’Ultraphone obligent la compagnie à fermer ses portes au début de l’année 1936. Le secrétaire général du Hot Club de France propose alors ses services à Jean Bérard, le nouveau directeur de la Compagnie du gramophone La Voix de son maître[18] et reprend l’organisation de séances d’enregistrement pour cette compagnie de disques avec les musiciens afro-américains, français et le Quintette. Pierre Nourry est secondé dans ses activités d’enregistrement par Charles Delaunay. Quand Nourry doit rejoindre la Marine nationale française pour son service militaire, Delaunay prend la relève. Charles réfléchit alors aux moyens de mener à terme le projet de création d’un label de disques et explique ses intentions à Jean Bérard qui, à sa surprise, s’y intéresse tout de suite. La Compagnie française du Gramophone est en pleine restructuration puisqu’elle vient de fusionner avec Columbia et Pathé à l’automne 1936. Jean Bérard devient alors le directeur d’un nouveau groupe, les Industries musicales et électriques Pathé Marconi, dont le siège social s’installe sur le Boulevard des Italiens dans le ixe arrondissement. Delaunay entame des négociations avec lui pour que cette nouvelle société distribue les disques de la future compagnie Swing, qui sera consacrée uniquement à l’enregistrement de musiciens de jazz européens et américains. Les séances d’enregistrement pour Swing débutent dès le début de l’année 1937, mais le contrat définitif nommant Charles Delaunay directeur et Hugues Panassié directeur artistique de la marque Swing, n’est signé qu’à l’automne 1937, moment qui correspond à la sortie des premiers 78 tours. Les disques Swing connaissent rapidement un succès international. Dès le mois de décembre 1937, Melody Maker consacre quelques paragraphes de sa chronique « Nouvelles parisiennes du jazz hot[19] », sous-titrée : « Comment sont produits les disques Swing[20] », au non-conformisme des séances d’enregistrement voulu par Charles Delaunay :

Les premiers enregistrements sensationnels pour la nouvelle marque « Swing » annoncés récemment dans Melody Maker ont été suivis d’autres, encore plus fascinants. On dit que leur succès est dû à l’atmosphère dans laquelle ils sont exécutés. C’est ici que nous tirons notre révérence à Charles Delaunay, ce jeune Français infatigable passionné de hot. En tant que responsable de cette nouvelle compagnie de disques, il s’est aperçu que pour produire de la bonne musique swing, le musicien doit se sentir à l’aise et il est douteux qu’il en soit ainsi lorsque, quelques heures après une nuit de travail, il se présente dans un studio froid et solennel. Au lieu de cela, tout l’après-midi est consacré à la séance, où des « rafraîchissements » appropriés sont servis, et les musiciens sont autorisés à faire ce qu’ils souhaitent jusqu’à ce qu’ils se sentent prêts à jouer. Alors, et seulement à ce moment-là, les ingénieurs du son, des messieurs très terre-à-terre, mais très importants se mettent en action. C’est peut-être simple et peu professionnel, mais cela donne des résultats[21].

Melody Maker 1937, 12

Swing, un exemple de label à suivre

À son tour, la marque Swing va inspirer la création d’autres labels consacrés uniquement au jazz durant la deuxième moitié des années 1930. Le 6 janvier 1939, le Berlinois Alfred Lion, récemment immigré aux États-Unis, fonde à New York le label Blue Note. Il est rejoint par son ami Francis Wolff durant l’automne. Cette compagnie traversera le xxe siècle, et produit encore des disques de nos jours. Alfred Lion et Francis Wolff arrivant d’Europe se tenaient au courant de la parution des 78 tours du label Swing. « Ils étaient tous les deux de sérieux collectionneurs de disques. Ils avaient commencé pendant qu’ils étaient en Allemagne et, oui, absolument, ils connaissaient Swing[22] ».

Il est également intéressant de noter qu’au moment de la sortie des rééditions de l’United Hot Club of America à l’hiver 1936, Irving Mills crée une compagnie de disques, Master Records, distribuant deux marques, Master et Variety. Il a rencontré Helen Oakley pour la première fois à Chicago. En tant que fondatrice du Chicago Rhythm Club, elle avait organisé la venue et le séjour de l’orchestre de Duke Ellington au Congress Hotel de la ville durant le mois de mai 1936 et avait fait la connaissance de l’imprésario du Duke. Mills lui avait fait part de ses projets de label et l’avait invitée à venir visiter ses bureaux new-yorkais. À la fin de l’année, elle se rend à New York et décide de s’y établir afin de se joindre à l’équipe de Master Records. Helen Oakley est également la correspondante de Jazz Hot et la présidente du Chicago Hot Club. Elle est sensible à l’enthousiasme des européens pour le jazz et annonce la création de Master Records en ces termes dans Jazz Hot :

Voici d’heureuses nouvelles pour les amateurs de jazz européens : la marque de disques d’Irving Mills, « Master Records », vient de voir le jour ; les premiers disques sortiront au commencement du mois d’avril. Mr. Mills a tout d’abord tenu compte du goût des amateurs d’Europe et les premiers enregistrements ont été fait par des musiciens de l’orchestre de Duke Ellington

Oakley 1937, 6

Dès son arrivée à New York, Helen Oakley relance l’activité du New York Hot Club et Stanley Dance souligne son inlassable enthousiasme dans son article consacré à l’effervescence jazzistique de la ville (Dance 1937, 8). En effet, le Hot Club new yorkais organise le dimanche 14 mars 1937 une étonnante jam-session dans le studio de Master Records où se réunissent l’orchestre de Count Basie, un trio composé de Billy Kyle, Chick Webb et Ella Fitzgerald, un autre trio formé de Duke Ellington, Chick Webb et Artie Shaw, ainsi qu’un quartette comprenant Mezz Mezzrow, Frank Newton, George Wettling et Grant Forbes. Le public, venu nombreux et dépassant les 400 personnes (Prohaska s. d., [3]), assiste à ce spectacle où musiciens blancs et noirs se retrouvent à jouer ensemble, oubliant les barrières raciales de l’extérieur ! Master Records produit des disques jusqu’en 1940. Même si Swing n’existe pas avant la création de cette compagnie new yorkaise, Irving Mills n’est pas insensible aux multiples activités du Hot Club de France et choisit des musiciens pouvant assurer le succès de sa marque en Europe. Tout en adoptant un comportement distant, il reste en contact avec les membres de l’association. Il ressent l’intérêt des européens pour cette musique ainsi que la nécessité de créer des liens avec ces passionnés. En 1934, il vient avec sa femme au concert de clôture de la saison du Hot Club le vendredi 29 juin. Pierre Nourry souhaitait lui faire entendre et lui présenter le guitariste manouche Django Reinhardt, mais ce dernier ne s’est pas présenté ce soir-là. L’année suivante, Mills séjourne à nouveau avec sa femme à Paris. Cette fois-ci, Pierre Nourry et Charles Delaunay essaient d’attirer son attention sur le Quintette de Hot Club de France. Ils lui demandent de venir écouter le Quintette qui accompagne le chanteur Jean Tranchant pour son premier récital, le 13 juin 1935 à la Salle Pleyel. Le chanteur décide de laisser les musiciens dans l’ombre quand il chante. Pendant la représentation, Stéphane Grappelli éclate de rire et transmet son hilarité au guitariste Pierre « Baro » Ferret, mettant ainsi le public dans l’embarras. Lorsqu’on lui présente les membres de la formation dans leur loge, l’Américain reste « glacial[23] ». Nourry et Delaunay abandonnent même leur tentative d’appât qui consistait à proposer à l’imprésario le titre honorifique de membre d’honneur de l’association. Irving Mills signe cette phrase dans le Melody Maker de la deuxième quinzaine de juin : « [i]l ne suffit pas d’être un artiste, il faut aussi savoir être un gentleman » (cité et traduit dans Delaunay 1968, 82). Mills sait qu’il peut tout de même compter sur les membres actifs de l’association pour la programmation de ses artistes à Paris. En 1939, les responsables du Hot Club coordonnent la préparation des concerts des 3 et 4 avril de Duke Ellington. Le programme peut ainsi annoncer que « le Hot Club de France et la revue Jazz Hot ont le plaisir de vous présenter, grâce à Irving Mills, M. Reuterskoild, MM. A. et M. Dandelot et Mr. Witteried, Duke Ellington et son orchestre[24] ».

Conclusion

Helen Oakley, Marshall Stearns, John Hammond, Stanley Dance, Hugues Panassié et Charles Delaunay s’encouragent par leurs actions à continuer de développer des projets pour faire connaître et reconnaître le jazz. Une émulation se crée entre ces différents protagonistes. John Hammond confirme sa vision de la promotion et la diffusion de la musique afro-américaine dans son pays, notamment en organisant dans une Amérique raciste, des concerts dans des salles aussi prestigieuses que la salle Pleyel. Il rassemble en 1938, au cours d’une soirée intitulée From Spirituals to Swing, des musiciens afro-américains de blues, de gospel et de jazz sur la scène du Carnegie Hall de New York. Cependant, la Fédération internationale réduit ses activités progressivement jusqu’au silence en juillet 1936, mais les Hot Clubs américains continuent d’exister jusqu’au début des années 1940. De son côté, le Hot Club de France arrête toutes ces activités durant la guerre et rouvre ses portes durant l’Occupation. L’association continue l’organisation de concerts de jazz dans de grandes salles parisiennes, la publication d’une circulaire et d’ouvrages sur le jazz, ainsi que l’organisation de séances d’enregistrement pour le label Swing. En 1950, Charles Delaunay souhaite faire revivre l’effervescence du jazz qu’il a connu dans son pays au lendemain de la Libération, après le débarquement des troupes d’Amérique du Nord. Au premier Salon du jazz de Paris qu’il organise au début des années 1950, l’idée d’une Fédération internationale des Hot Clubs réapparaît (Jazz Hot 1951, 22). Durant le deuxième Salon du jazz, Delaunay présente au Dr Lauter, le directeur de la section Musique de l’United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, UNESCO), son projet de Fédération internationale du jazz (Jazz Hot 1952, 21). Mais l’UNESCO ne reconnaîtra cette Fédération qu’après sa création officielle. En effet, ce projet nécessitera encore plus d’une quinzaine d’années de préparation et ne verra le jour qu’en 1969 sous la forme de l’European Jazz Federation, dont Charles Delaunay est le représentant français. La fédération sera reconnue par l’UNESCO en 1973 et sera notamment responsable de la publication du magazine Jazz Forum (Billboard 1973, 49). En 2012, grâce notamment à la détermination de tous ces protagonistes des années 1930 impliqués dans la reconnaissance du jazz, cette musique est célébrée dans le monde entier le 30 avril. L’UNESCO a en effet déclaré cette date Journée internationale du jazz, « destinée à sensibiliser la communauté internationale aux vertus du jazz comme outil éducatif, et comme vecteur de paix, d’unité, de dialogue et de coopération renforcée entre les peuples » (UNESCO 2015).