Corps de l’article

Le jazz, qui est en pleine effervescence dans le Paris des années 1920[1], occupe une place de choix dans le spectacle des Ballets suédois présenté le 25 octobre 1923 au Théâtre des Champs-Élysées. En effet, en plus des sonorités jazz retrouvées dans la célèbre Création du monde de Milhaud, le deuxième ballet inscrit au programme, intitulé Within the Quota[2], est une oeuvre entièrement américaine se déroulant sur un fond de musique jazz. Considéré comme le premier « ballet américain » par Alexandre Tansman (Tugal etal. 1931, 126), Within the Quota est conçu par deux États-uniens de souche alors installés à Paris : le peintre Gerald Murphy (1888-1964), qui élabore l’argument et les décors de ce « ballet-sketch[3] », et le chanteur-compositeur Cole Porter (1891-1964), qui en conçoit la musique.

L’idée d’un ballet américain est étroitement liée à la tournée nord-américaine que Rolf de Maré, le directeur des Ballets suédois[4], prévoit effectuer en novembre 1923. Convaincu que c’est la voie à suivre pour séduire le public du « Nouveau Monde », il est à la recherche de collaborateurs de culture typiquement américaine. Darius Milhaud (1892-1974) et Fernand Léger (1881-1955), qui travaillent à ce moment précis sur La Création du monde, lui suggèrent sans hésitation les noms de Porter et de Murphy[5].

Amis depuis leurs études universitaires à Yale et à Harvard, Murphy et Porter[6] ont travaillé dans un remarquable esprit de collaboration pour créer une oeuvre unissant argument, décor et musique, on ne peut plus d’actualité. Le sujet de l’immigration, qui sous-tend le ballet, est donc traité par deux Américains qui ont fui une Amérique devenue très conservatrice et se refermant sur elle-même. Comme plusieurs de leurs compatriotes, ils choisissent Paris pour sa vivacité culturelle et intellectuelle[7].

Alors que Murphy n’arrive à Paris qu’à l’été 1921, Porter a déjà pu se familiariser avec cet environnement culturel dès 1918, lorsqu’il rejoignit la Légion étrangère à la fin de la Grande Guerre. Fasciné par son bouillonnement artistique, il s’installe à Paris après l’armistice. En 1919, au retour d’un voyage aux États-Unis où il connaît un immense succès avec sa revue Hitchy-Koo, que lui avait commandée le comédien et producteur théâtral Raymond Hitchcock[8], Porter vise à faire carrière en France. Ayant des habiletés pour s’intégrer facilement au milieu musical parisien, il est régulièrement invité aux soirées de la princesse Edmond de Polignac[9], chez qui se réunissent les compositeurs les plus en vue, dont Milhaud. L’artiste américain est réputé pour ses fins talents d’improvisateur de ragtimes à partir de paroles réellement fantaisistes (McBrien 1998, 67). Afin de peaufiner son langage musical, le compositeur de music-hall s’inscrit pendant deux ans à des cours d’écriture et d’orchestration à la Schola Cantorum.

C’est d’ailleurs Milhaud qui, au printemps 1923, présente Porter à Charles Koechlin (1867-1950). Fasciné par ses talents d’orchestrateur[10], Porter le sollicite comme professeur privé. À la fin juin 1923, Koechlin lui donne une formation intensive de huit leçons de composition et d’orchestration[11]. Au cours des mois d’été suivants, Porter consacre son temps à la commande des Ballets suédois. Compte tenu de l’envergure du projet et du court échéancier, il constate son manque d’expérience en matière d’orchestration et décide de confier cette tâche à Koechlin.

En raison du contexte spécifique dans lequel Within the Quota est élaboré, ce spectacle soulève certaines questions quant à son essence stylistique, car même s’il s’agit à la base d’une oeuvre américaine, celle-ci témoigne de l’influence qu’exerce l’environnement culturel français sur les deux auteurs américains. Le critique du News mentionne qu’« ils sont, en fait, aussi Français que les Gaulois dans la conception, le traitement et la présentation [du ballet][12] » (The Newsda1923[13]).

Alors qu’ils résident à l’étranger, ces artistes américains jettent un nouveau regard sur leur pays d’origine, ce qui a un effet direct sur leur démarche créative. Dans une entrevue donnée au New York Herald, Murphy mentionne que « vivre à Paris lui donnait du recul, […] et il voulait utiliser cette perspective différente pour décrire l’Amérique vue de loin » (Näslund 2008, 341[14]). Pour sa part, Porter déclare : « Il est plus facile d’écrire de la musique de jazz ici qu’à New York, notamment parce qu’aux États-Unis, on est exposé à l’influence de la chanson populaire. Et le jazz vaut mieux que cela. Il représente un énorme potentiel pour l’avenir de la musique » (Näslund 2008, 341-342[15]). Pour élever le jazz à un rang supérieur, Porter puise son inspiration dans le milieu musical qui l’entoure. À l’instar des compositeurs français qui gravitent autour de Satie, tels que Koechlin et Milhaud, il remodèle le langage jazz pour l’intégrer à la musique savante de l’époque[16].

Le présent article vise notamment à démontrer l’imprégnation de composantes propres à la musique française moderne au coeur de l’écriture jazz de Porter. Jusqu’à présent, on dispose d’un unique essai analytique sur la composition de Within the Quota. En effet, l’article de Robert Orledge (1975) comporte des éléments historiques et analytiques incontournables. Dans un premier temps, le musicologue anglais reconstitue les étapes reliées à la recréation, en 1970, de Within the Quota à New York. Comme tout indique, à cette époque, que la partition d’orchestre originale a été perdue après la tournée américaine et ce, malgré les recherches de Porter lui-même, le compositeur William Bolcom réalise en 1968 une nouvelle orchestration à partir du manuscrit pour trois pianos, découvert en 1966 par Robert Kimball dans le Fonds Cole Porter à l’Université Yale[17]. Dans un deuxième temps, Orledge décrit une autre copie du manuscrit pour trois pianos de Porter sur laquelle se trouvent les annotations orchestrales de Koechlin (Porter da1923a). Ses annotations sont tellement précises que le musicologue qualifie ce manuscrit de « partition pré-orchestrale » (Orledge 1975, 27), ce qui lui permet de présenter une analyse comparative entre l’orchestration de Koechlin et celle de Bolcom. Ses conclusions sont déterminantes : l’orchestration de Koechlin est typiquement française (Orledge 1975, 28), ignorant ou délaissant les particularités instrumentales du jazz-band.

Les observations d’Orledge constituent le point de départ de mon étude sur la musique de Within the Quota. À partir de celles-ci, plusieurs précisions ont pu être apportées, puisque j’ai pu avoir accès pour ma part au manuscrit de la version orchestrée par Koechlin[18]. En effet, depuis 1990, année où est réalisée un enregistrement de l’oeuvre dans sa version originale[19], on sait que le Dansmuseet[20] de Stockholm détient tout le matériel d’orchestre, ce qui avait été jusqu’alors nié pour des raisons inconnues[21].

Dans cet article, la démonstration de la francisation du jazz dans Within the Quota se fera en plusieurs étapes. Je dresserai tout d’abord un aperçu du spectacle avant de me pencher sur l’examen comme tel de la musique du ballet. À l’intérieur de l’étude analytique seront abordés les sujets suivants : les traits jazzistiques de Porter, l’orchestration « francisée » de Koechlin et le métissage franco-américain de la facture compositionnelle de Porter. En conclusion, je rapporterai quelques réactions de la presse française et américaine lors des premières représentations de Within the Quota.

Aperçu du « ballet-sketch » Within the Quota : les stéréotypes américains mis en scène

Within the Quota se veut une satire de la société américaine préoccupée d’appliquer plus sévèrement la loi sur le quota d’immigration adoptée en 1911. L’action se déroule devant une énorme page de journal où sont juxtaposées les nouvelles à sensation parues dans les quotidiens américains en 1923 (fig. 1). Le ballet, intitulé en français L’Immigrant, porte en fait sur les premières expériences humaines d’un Suédois à l’allure provinciale avec ses habits trop courts qui, valise et baluchon aux bras, débarque à New York à la poursuite du rêve américain[22]. Alors qu’il découvre la puissante métropole new-yorkaise où s’entrecroisent gratte-ciels, tramways et trains[23], l’Immigrant va croiser les personnes les plus farfelues, sorties directement du cinéma hollywoodien.

Figure 1

Photographie de scène de Within the Quota

PhotoAtelier Sully da1923

-> Voir la liste des figures

Pour ce « ballet-ciné-sketch », comme le qualifie initialement Murphy, Porter compose dix numéros musicaux qui caricaturent sciemment la personnalité de ces figures « les plus caractéristiques de l’écran américain » (Mangeot 1923, 359). Les titres originaux de ces sketchs, rédigés dans la langue maternelle de Porter, tels qu’on les trouve dans le manuscrit de la partition pour trois pianos (Porter da1923a), figurent dans la colonne de gauche du tableau 1. La colonne de droite propose une traduction française des titres originaux[24].

Tableau 1

Nom des numéros de la partition de Within the Quota

Nom des numéros de la partition de Within the Quota

-> Voir la liste des tableaux

Les titres dressent ainsi la liste des personnages types — pour employer une expression du monde du théâtre — que rencontre l’Immigrant une fois débarqué du navire. La pièce est donc conçue de manière à ce que chacune de ses rencontres, fondamentalement malsaine, soit interceptée par un réformateur tout aussi corrompu[25].

Avant de plonger directement le spectateur dans cet univers euphorique du rêve américain, Porter commence son récit musical à une étape antérieure au début de l’action réelle[26]. Ainsi, la musique de l’ouverture s’amorce-t-elle très doucement pour s’amplifier graduellement, comme si le transatlantique, se trouvant encore au large, s’approchait peu à peu de la côte américaine. Progressivement, la musique se transforme en un mince roulis orchestral transpercé par quelques sons stridents, évoquant le bruit tonitruant qui émane du port new-yorkais. Voici comment un critique de l’époque perçoit cette musique :

Avant le lever du rideau […] [elle] suggère l’entrée d’un navire dans le port. On entend les sirènes mugir au loin et se rapprocher progressivement. Puis on entend le brouhaha du trafic et quelques mesures d’orgue de Barbarie. En fait, la musique, c’est New York. Ce n’est pas de la belle harmonie lisse, mais une description musicale vivante

Brown 1923, cité et traduit en français dans Näslund 2008, 345

Les péripéties de l’Immigrant s’amorcent avec la rencontre de la riche Héritière (noii) parée d’un immense collier de perles (fig. 1, personnage de droite). L’Héritière use de sa fortune pour séduire le nouvel arrivant. Sans tarder intervient un Agent du fisc (noiii) qui met fin à ce jeu immoral. Sorti tout droit d’un numéro de vaudeville, le Gentilhomme de couleur (noiv) avec ses guêtres, son canotier, sa canne dans une main et un flacon de whisky dans l’autre, s’apprête à danser la claquette devant l’étranger scandinave (fig. 1, deuxième personnage de droite). Sa danse est brusquement interrompue par l’arrivée d’un Réformateur (nov) qui confisque l’alcool et le force à fuir la place publique. Une fois seul, le Réformateur s’empresse pourtant de boire la liqueur prohibée. L’immoralité se poursuit avec l’arrivée de la sexy Jazz-Baby (novi). Sa jupe faite de fils suspendus laisse voir ses jambes élancées qu’elle met en valeur en dansant un shimmy (fig. 1, troisième personnage de gauche). La surprenant dans ses déhanchements, un « sombre Quaker » (Divoire 1923, 654) vient lui faire la morale (no viii). Subitement, un Cowboy (fig. 1, deuxième personnage de gauche[27]) brandit aveuglément ses deux révolvers pendant qu’un Shérif tente en vain de le contrôler (noviii). Avant que toute illusion ne s’estompe devant tant d’incongruités, la Petite Fiancée du monde entier (noix), incarnant l’actrice Mary Pickford avec ses boucles d’or, apparaît devant lui (fig. 1, troisième personnage de droite). Comme dans un rêve, cette icône du grand écran emmène l’Immigrant avec elle à Hollywood, où il mènera l’inespérée et fastueuse vie d’acteur. Dans un « Finale » brillant, un caméraman filme cette scène typiquement hollywoodienne, digne d’un réel happy ending (nox).

De la musique jazz avant tout

La ville de New York étant le lieu de l’action, il s’agit pour Porter de composer une musique apte à traduire la vie trépidante qu’elle suscite. Pour lui, le jazz est de toute évidence le style qui représente le mieux l’esprit animé et agité de cette métropole. Élaborés à partir d’éléments jazzistiques, les thèmes très typés de la composition de Within the Quota exhibent des rythmes syncopés et des sonorités bluesées particulièrement perceptibles par la récurrence incessante de l’intervalle-clé de la tierce mineure. Aussi caractéristique du thème de l’ Immigrant , l’intervalle de tierce mineure, qui parsème effectivement la partition, est établi comme une idée fixe dès la mesure 25 de « L’Ouverture », alors formée des notes sol et si bémol (ex. 1-a, mes. 25-27). À la mesure 45 (ex. 1-b), les mêmes notes sol-si bémol apparaissent à l’intérieur d’une ligne mélodique plus large construite à partir de trois motifs distincts : le premier se résume à un geste d’une seconde majeure ayant pour voix supérieure les notes do-ré ; le deuxième, identifié par la lettre « X », consiste en un trait rapide formé d’un intervalle de quarte juste descendant (do-sol) qui se referme en mouvement contraire par trois notes conjointes encadrées par les notes sol et si bémol ; le troisième réexpose l’idée fixe entendue à la mesure 25. Les trois motifs qui composent cette ligne prennent de plus en plus d’expansion sur le plan rythmique, pour devenir le thème principal de l’oeuvre, que j’associe au personnage de l’Immigrant (ex. 1-c).

Ce thème de l’Immigrant est omniprésent dans l’oeuvre. Comme le montre le schéma formel (fig. 2), le thème de l’Immigrant (identifié par « i ») revient systématiquement dans la deuxième partie de chaque numéro en adoptant le caractère thématique du personnage que le Suédois rencontre à ce moment précis. Ce faisant, il crée un dialogue avec chaque nouveau thème personnifié tout en concourant à l’unification de l’oeuvre. Une étude formelle plus approfondie[28] révèle que Porter insiste dans sa composition sur l’élément de symétrie. À titre d’exemple, le thème de l’Immigrant se manifeste au point central des numéros i, ii, iv et v. Quant au numéro x, il se relie au numéro ix par son contenu, et de ce point de vue, ce même thème de l’Immigrant se situe au centre de ces deux numéros rassemblés.

À l’intérieur d’une structure formelle réfléchie, Porter compose avant tout une musique populaire américaine, qui dépeint un riche kaléidoscope de danses à la mode telles que le fox-trot, le ragtime, le shimmy et la valse-tango[29], comme l’indique la partie inférieure du schéma formel (fig. 2). Malgré sa nature foncièrement états-unienne[30], la composition regorge toutefois de caractéristiques directement reliées à la musique du milieu artistique parisien qu’il fréquente.

Figure 2

Schéma formel de Within de Quota

-> Voir la liste des figures

L’orchestration : une francisation de la sonorité jazz

Tout porte à croire que Porter confie le travail d’orchestration à Koechlin sans lui donner de directives précises[31]. Aussi, le maître orchestrateur, qui est de loin un adepte du jazz[32], se tourne vers un effectif instrumental traditionnel dans sa réalisation plutôt que vers une instrumentation propre au grand ensemble jazz. Afin de référer minimalement à ce style musical américain, il intègre malgré tout un saxophone alto à son instrumentation.

Ainsi, l’oeuvre est écrite pour un orchestre conventionnel incluant une section de bois, de cuivre, de percussion et de cordes au sein duquel Koechlin ajoute, en plus du saxophone alto, un piano, un célesta, une harpe et un xylophone à clavier[33]. Si l’on compare cette instrumentation avec celles des orchestres jazz s’étant déjà produits en France à la fin de la Première Guerre mondiale ou même avec d’autres formations similaires qui les ont suivis[34], l’orchestration de Within the Quota est exempte des instruments typiques tels que le banjo, la batterie sans oublier la section complète des saxophones[35].

De plus en plus, le saxophone joue un rôle de soliste capital dans la musique de couleur jazz, comme c’est le cas dans La Création du monde de Milhaud[36]. À l’opposé, Koechlin accorde très peu d’importance à ce nouvel instrument vedette, même s’il pressent que certaines mélodies se mouleraient bien à son timbre. Par exemple, sur le manuscrit « pré-orchestral » figure l’annotation « clarinette ou saxo » au-dessus de la ligne thématique de « L’Ouverture » (Porter da1923a, 3). Or, la partition finale montre que le choix de l’orchestrateur s’arrêtera sur la clarinette (voir ex. 1). Et, tout au long de l’oeuvre, sa préférence pour un autre instrument que le saxophone est évidente. Dans les faits, celui-ci ne se manifeste que dans trois passages succincts de la partition : dans les numéros vi, viii et ix. Au numéro vi, le saxophone intervient seulement le temps d’une mesure (mesure 395) et, comble de la retenue, son timbre est dissimulé parmi les cors, les trompettes et le trombone qui le doublent. Dans le cas du numéro viii, le saxophone joue la même ligne que les premiers violons qui énoncent deux fois le thème de l’Immigrant (mesures 527-554), alors que, dans le numéro ix, sa partie consiste, tout d’abord, en un contrechant qu’il partage avec la deuxième clarinette (mesures 573-594), pour ensuite se réduire à un motif d’ostinato harmonisé par les cors et une partie des cordes (mesures 595-600). À vrai dire, l’instrument jazz de prédilection n’apparaît jamais dans la partition comme pur soliste[37] ! Il ne fait que de rares et courtes interventions (moins que 60 mesures sur 651), et toujours de manière à ce que son timbre s’amalgame aux autres instruments.

Hormis cet élément spécifique, il reste que Koechlin est typiquement français dans sa façon d’orchestrer Within the Quota. Conforme à l’École française, il « évite en général un excès de doublures d’instruments en faveur de l’éclat qu’offrent les timbres purs » (Chiasson 2010, 411). Dans sa recherche d’orchestration à « timbres nets » (Koechlin 1954-1959, vol. 3, 8), il traite les instruments d’orchestre comme des solistes et les combine de manière particulière afin de conserver les attributs de « densité » ou de « transparence » qui leur sont propres (Chiasson 2010, 404).

À titre d’exemple, dans le numéro ii (« L’Héritière millionaire »), le riff [38] est étonnamment attribué à la harpe, au célesta et au piano, tandis que la première énonciation du thème est confiée au cor anglais et aux violoncelles. Les énonciations thématiques subséquentes dans ce mouvement se font par les autres instruments de bois, doublés par l’alto solo ou les violoncelles, ou les deux ensemble. De son côté, le riff survenant dans la deuxième partie du numéro iii, intitulé « Le Réformateur de la corruption », est joué par les clarinettes : celles-ci accompagnent le duo qu’entreprennent les bassons et l’alto.

Pour amplifier l’intensité de son orchestration, Koechlin recourt le plus souvent au registre aigu des instruments de bois (Koechlin 1954-1959, vol. 1, 220). D’ailleurs, Orledge remarque sa tendance « spécifiquement française » d’exploiter les effets aigus des instruments de bois dans son usage thématique (Orledge 1975, 28). Ajoutons que dans ce groupe d’instruments, il accorde une nette priorité à la clarinette.

Même si la clarinette joue un rôle important dans les jazz-band des années 1920[39], il demeure qu’au lieu de s’approprier les cuivres pour colorer la partition d’une sonorité plus américaine, l’orchestrateur français privilégie la famille des bois et des cordes. Ce constat est manifeste lorsque l’on compare son instrumentation avec celle de Bolcom, laquelle compte une imposante section de cuivres et de percussions. Contrairement à Koechlin, l’orchestrateur américain emploie les jeux de sourdines et de notes glissées aux trompettes et aux trombones à plusieurs moments de la composition (Orledge 1975, 27-28).

Toutefois, on ne peut ignorer certains passages qui se rapprochent de plus près du son jazz. Le numéro viii constitue un bon exemple. En effet, la mélodie blues dans « Le Cowboy » est jouée aux trompettes, qui dialoguent tantôt avec les trombones, tantôt avec les cors. C’est d’ailleurs à la fin de ce mouvement qu’intervient le saxophone alto, même s’il est doublé par les premiers violons.

Malgré un traitement instrumental issu de la tradition symphonique française, il faut admettre que l’orchestration de Koechlin joue un rôle déterminant dans la personnification thématique de la partition. Son savoir-faire se remarque notamment dans les jeux de contraste établis entre les différents numéros : plus précisément, entre les figures superficielles que rencontrent l’Immigrant (nos ii, iv, vi et viii) et celles des réformateurs austères (nosiii, v, et vii). Alors que Koechlin applique au premier type de personnages une orchestration plus mélodieuse et légère, il assigne au deuxième type des instruments sombres et lourds, tels que les cors pour le Réformateur de la corruption (noiii) et le violent tintamarre de timbales, de tam-tam et de grosse caisse pour le Réformateur de la prohibition (nov). Enfin, Koechlin choisit les sons les plus aigus et stridents de la flûte et du violon pour caractériser le côté intolérant et prude du Réformateur de la Jazz-Baby (novii) face aux moeurs légères de la Jazz-Baby (novi) exprimées plutôt par les bois de façon amusante. Les compétences de Koechlin en matière d’orchestration lui permettent ainsi de caricaturer à bon escient les stéréotypes véhiculés par les personnages.

La facture compositionnelle : un métissage franco-américain

Mis à part l’orchestration koechlinienne, quelques composantes de la partition de Porter témoignent de l’assimilation du style français dans son propre langage pop américain[40]. Cette influence française se révèle notamment dans le type d’accompagnement choisi et dans les essais du compositeur pour intégrer dans son écriture de nouvelles structures harmoniques et mélodiques.

Sur le plan des parties d’accompagnement, la partition de Within the Quota est fondée sur des motifs d’ostinato et de notes pédales qui, pour leur part, sont plus ou moins rythmés et syncopés selon le numéro et le caractère du personnage dont il est question. Dès les premières mesures de l’oeuvre, Porter établit un motif d’ostinato qui, étrangement, ressemble au premier motif de la Création du monde. Alors que Milhaud construit son ostinato sur un rythme régulier de noires[41] (ex. 2), Porter prête au sien un motif rythmique plus dansant, celui de la noire pointée suivie d’une croche (ex. 3). À noter que les notes sol-fa qui forment la ligne supérieure de l’ostinato de l’exemple 3 servent également de notes pédales qui résonnent pendant les 64 premières mesures de « L’Ouverture ».

Précisons que le traitement des notes pédales et du motif d’ostinato dans ce premier mouvement de l’oeuvre ne correspond pas au procédé du riff en jazz. Les caractéristiques mélodico-rythmiques très distinctives de ce genre d’ostinato se reconnaissent, par ailleurs, dans plusieurs mouvements du ballet : elles apparaissent par exemple, dès le début des numéros ii, iv, vi et vii comme support harmonique et arrière-plan rythmique pour accompagner les solos qui interviendront à tour de rôle. En contrepartie, Porter fait un usage très différent de l’ostinato dans d’autres passages de l’oeuvre. Tout comme dans « L’Ouverture », il intègre dans les numéros ix et x des pédales en valeurs longues et soutenues et, dans les numéros iii et v, des motifs figés qui agissent comme un bloc sonore continuellement répété, exempts de direction harmonique et mélodique. Ces deux composantes s’associent davantage à une écriture de musique « savante » qu’au langage jazz. En somme, les motifs d’ostinato et de notes pédales dans Within the Quota représentent des exemples de métissage des musiques jazz et française.

En ce qui a trait à la pratique harmonique, le compositeur de Broadway, qui est déjà habitué aux accords de septième et de neuvième, enrichit son vocabulaire de base au moyen de structures construites par quartes superposées[42], comme on l’entend dès la neuvième mesure de « L’Ouverture » du ballet. Sur la double pédale fa-sol, le célesta et le piano plaquent discrètement un accord composé de cinq notes en relation de quartes descendantes ou de quintes ascendantes : do-sol-ré-la-mi. C’est sur cette sonorité pentatonique que se développent tout au long de ce premier mouvement de l’oeuvre les motifs rythmiques syncopés de plus en plus rapides et qu’interviennent les cellules mélodiques génératrices du thème de l’Immigrant. L’exemple 4, qui reproduit le premier énoncé de l’idée fixe, montre notamment les constituants de l’accompagnement : on y retrouve l’accord quartal, qui tient lieu de pédale, et le motif d’ostinato, une oscillation en rythme syncopé entre deux accords de septième mineure à une seconde majeure de distance (un accord de la et de sol, respectivement). Comme nous l’avons vu dans l’exemple 1, l’élément de seconde majeure est retenu dans l’élaboration du thème de l’Immigrant (ex. 1-c).

Notons que les harmonies quartales, déjà très présentes dans la musique française du début du xxe siècle[43], sont encore peu communes dans le milieu jazz de l’époque. Il faudra attendre au moins les années 1950 pour que les musiciens jazz introduisent réellement ces accords de quartes dans leur vocabulaire.

Il en va de même pour d’autres sonorités, comme la gamme par tons, par exemple. Cette échelle de notes, si chère à Debussy, est utilisée dans les numéros vii et viii de la composition de Porter. Dans le premier cas, le numéro « vii — Le Réformateur de la Jazz-Baby » (ex. 5), la ligne mélodique de la partie de la flûte et du deuxième violon, constituée de la gamme par tons à partir de si bémol[44], évolue lentement au-dessus d’une harmonie dissonante de mi neuvième majeure et quinte diminuée (accord par tons entiers) et d’un ostinato qui, lui, emprunte la quinte diminuée mi-si bémol.

Dans le deuxième cas, soit le numéro « viii — Le Cowboy », la trompette exécute en syncope quatre notes descendantes de cette gamme par tons déployant la même quinte diminuée mi-si bémol tout juste entendue (comparer les ex. 5 et 6). Cette descente par tons se mêle à des traits chromatiques issus de la gamme de blues (partie du violoncelle et, à certains égards, celle de la flûte[45]) pour former le thème du « Cowboy ». La sonorité de cette gamme emblématique de la musique afro-américaine, si familière à Porter, réapparaît au début de la section B de ce même numéro, marquée par le solo du trombone qui incarne le Shérif (ex. 7).

Les deux exemples précédents montrent une autre caractéristique compositionnelle de Porter, qui consiste à organiser le matériau par strates sonores de manière à générer une écriture polytonale. À vrai dire, la musique dans les exemples 6 et 7 se compose d’une superposition de lignes (mélodiques ou constituée d’un ostinato) indépendantes les unes des autres. Ces différentes strates suggèrent des échelles modales différentes[46], même si la plupart des notes utilisées sont issues de la gamme de blues. Dans le cas de l’exemple 7, chacune des quatre strates illustre une composante distincte. À partir de la portée inférieure, on identifie :

  • un motif de notes pédales alternant entre la tonique et la dominante de la bémol majeur ;

  • un ostinato formé de trois notes (sol-la-do), exécuté par les violons et les altos, suggérant le do pentatonique ;

  • une ligne mélodique, placée au trombone, écrite dans la gamme de blues de do ;

  • un autre ostinato, entendu à la flûte et à la clarinette, dont l’arrangement des trois notes mi-fa dièse-la dièse propose plutôt la gamme par tons de mi ou la tonalité de si que la gamme de blues de do.

La simultanéité de ces quatre strates mélodiques provoque de ce fait même des dissonances, surtout causées par la rencontre des notes la bémol, sol et mi, sur les premières croches du temps, et celle des notes la naturel et la dièse, sur les deuxièmes croches du temps[47]. À chaque deuxième temps, le mi bémol de la basse se heurte au mi bécarre de la strate supérieure.

Par cet exemple, il semble évident que Porter tente d’intégrer la « polytonalité contrapuntique », procédé, qui foisonne dans la musique française et que défendent Koechlin et Milhaud dans leurs écrits théoriques respectifs[48].

Quoiqu’il fasse un usage moins complexe de la polytonalité développée par Milhaud ou Koechlin, Porter a recours à ce procédé dans chacune des sections finales des numéros du ballet, tout particulièrement au moment où le thème de l’Immigrant (identifié par la lettre « i » dans le schéma de la figure 2) se joint au thème principal du numéro en question.

Toutefois, Porter décide de procéder différemment pour le véritable « Finale » du ballet. Rappelons d’abord que ce dernier numéro x s’unit au numéro ix qui, lui, est dansé par la Petite Fiancée du monde entier sur le thème entendu dans « L’Ouverture ». Au début du « Finale » proprement dit, le thème de l’Immigrant revient en grande pompe. L’exemple 8 montre les quatre premières mesures de ce thème principal majestueusement énoncé par les trompettes et trombones. Ce thème de l’Immigrant se manifeste en contrechant au-dessus des premières notes du thème de la Petite Fiancée, symbolisant leur union (ex. 8, hautbois, cor anglais, cors français et violoncelles). Pour souligner ce moment mémorable, Porter remplit alors les parties d’orchestre de plusieurs lignes mélodiques issues des péripéties précédentes, dont l’ostinato de « L’Ouverture » (flûtes, clarinettes et cordes).

Après avoir repris le duo thématique une seconde fois (mesures 609-616), les lignes mélodiques se fragmentent sans relâche en utilisant des rythmes de plus en plus courts. À travers ce tissu musical opaque et agité, les trompettes et les trombones insistent sur l’intervalle de la tierce blueséefa-ré du thème de l’Immigrant, exécuté cette fois dans des rythmes rapides de syncope. Tout en énonçant une dernière fois cet intervalle-clé de tierce mineure, l’oeuvre se termine en faisant résonner dans une douce quiétude l’harmonie quartale entendue dans les premières mesures. Comme s’il annonçait un heureux dénouement, cet accord par quartes est également soutenu par une double note de basse (ex. 9, sol-la), cette fois-ci élevée à un ton supérieur de sa première formulation fa-sol au début du récit (comparer les ex. 4 et 9).

Conclusion

Les éloges de la presse française envers la composition Within the Quota portent davantage sur la qualité « à la fois savante et habile » (de Lapommeraye 1923, 453-454) de l’orchestration de Koechlin que sur la musique comme telle de Porter, « qui semble rallier les excès du jazz » aux affirmations de Fernand Nozière (1923). « Nous rétrogradons de plusieurs années, dans les années du music-hall », déclare André Messager dans Le Figaro du 27 octobre 1923.

Cette réaction au travail de Porter est totalement inversée lorsque l’oeuvre est présentée de l’autre côté de l’Atlantique. En effet, lors de la tournée américaine des Ballets suédois, qui s’est déroulée du 25 novembre 1923 au mois de mars 1924, c’est vraiment Within the Quota qui fait le plus sensation ; on le considèrera même comme « le plus riche et le plus divertissant des ballets suédois[49] » (Albany Journal, da1924). C’est un spectacle « brillant, plein d’esprit, admirablement mimé et dansé », lit-on dans le Musical Courier du 13 décembre (cité et traduit dans Häger 1989, 47). D’après l’ensemble des commentaires recueillis, les deux auteurs américains ont réellement su charmer leurs compatriotes avec leur ballet mettant à l’honneur des icônes fantasmagoriques du cinéma hollywoodien et de musique jazz[50]. L’Inquirer applaudit Porter « d’avoir utilisé dans une grande oeuvre du matériel typiquement américain que depuis si longtemps s’étaient appropriés les compositeurs européens[51] » (da1923). Il est vrai que, dans le milieu de la création musicale française, plusieurs compositeurs ont déjà expérimenté le style jazz dans leurs oeuvres. On pense, parmi tant d’autres, à Satie, Debussy, Stravinski, Milhaud, Ravel et Auric.

Malgré le caractère très américain de l’oeuvre, F. D. Perkins affirme dans le New York Tribune du 29 novembre 1923 que le jazz de Porter contient plus de traces de Milhaud que de Gershwin (Orledge 1975, 26), qui a créé sa Rhapsody in Blue trois mois après la création américaine de Within the Quota[52]. Même si Porter met l’accent sur des sonorités jazzistiques qui résultent de l’utilisation de notes bluesés et de rythmes fortement syncopés, la partition de Within the Quota regorge d’éléments étrangers par rapport à la musique américaine des années 1920. La présence accrue de notes pédales soutenues, les passages en polytonalité, l’intégration de la gamme par tons et des harmonies quartales sont des éléments développés par les compositeurs français avec lesquels Porter tisse des liens depuis son arrivée à Paris.

En somme, Within the Quota est l’exemple d’une oeuvre où l’influence de la musique française a joué un rôle déterminant dans la démarche créatrice d’un musicien américain. D’abord compositeur de music-hall de Broadway, Porter a su peaufiner son écriture pour en faire une oeuvre qui fait bonne figure lorsqu’elle est présentée au côté de la Création du monde de Milhaud.