Corps de l’article

Introduction

Plongées au sein d’un environnement économique de plus en plus mouvant et concurrentiel, au coeur de marchés mondiaux en constante variation, les entreprises définissent et mettent en oeuvre des stratégies multiples pour se développer (Meier, 2015 ; Delacour et Liarte, 2015). Parmi ces différentes stratégies, la stratégie d’innovation questionne. En tant qu’opportunité de croissance, l’innovation correspond à la volonté d’une entreprise d’introduire des nouveautés économiques, commerciales et technologiques en vue d’acquérir ou de renforcer ses avantages concurrentiels. Mais l’étude des innovations en milieu de travail s’inscrit également au sein d’un débat plus large portant sur les nouveaux modèles socio-productifs, appelés à remplacer le fordisme en crise (Lapointe et al., 2003).

L’innovation peut être définie comme une nouvelle pratique, une nouvelle procédure ou un nouveau processus introduit dans un milieu de travail, de manière intentionnelle, dans le but d’améliorer les performances économiques et sociales des entreprises (King et Anderson, 2002, cités par Lapointe et al., 2003). Elle peut être de diverses natures : 1-incrémentale, c’est-à-dire consistant en un changement mineur, en une amélioration; 2-combinatoire lorsqu’elle met en relation originale des éléments préexistants; ou 3-radicale dans une vision de rupture avec le préexistant en termes de conception, de production ou de distribution (Meier, 2015). Mais la vision de l’innovation ne doit toutefois pas être réductrice et nécessite d’être élargie à celle d’innovation sociale (Klein et Harrisson, 2006). Selon Lehmann-Ortega et al. (2013), pour réussir, les entreprises innovantes doivent compter sur une mobilisation générale de l’ensemble des compétences de l’organisation et donc s’interroger, en conséquence, sur leurs pratiques de gestion des ressources humaines. Dans ce cadre, le dialogue social instauré au sein de l’entreprise trouve tout son sens.

Nous cherchons, dans cet article, à répondre aux questions suivantes : les ressources humaines sont-elles gérées de la même manière dans les entreprises selon qu’elles ont des stratégies d’innovation, de coût ou de qualité ? Existe-t-il des pratiques de GRH spécifiques aux entreprises qui ont des stratégies d’innovation ? Pour répondre à ces questions, nous nous appuyons sur les données 2011 de l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) de la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé et du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie en France. Dans cette optique, nous présentons, tout d’abord, une recension de la littérature sur le lien entre stratégies organisationnelles et pratiques de GRH. Ensuite, nous décrivons notre problématique et nos hypothèses de recherche avant de détailler l’étude statistique réalisée sur un échantillon représentatif composé de 3 601 « représentants de la direction » (c’est-à-dire employeurs) d’entreprises représentatives du paysage économique français. Enfin, nous présentons une discussion des résultats obtenus.

Recension de la littérature : stratégies d’innovation et pratiques de GRH

Nous définissons, dans un premier temps, les stratégies d’innovation avant de présenter les liens qu’elles entretiennent avec les pratiques de gestion des ressources humaines (GRH).

Définir les stratégies d’innovation

À l’instar de Paquin et al. (2006), nous considérons, sur les traces de l’école américaine (Mintzberg et al., 2001, cités par Paquin et al., 2006), que la stratégie est « la direction et l’objectif à long terme de l’organisation […] de manière à répondre aux attentes de ses parties prenantes » (Johnson et Scholes, 1993, cités par Paquin et al., 2006). En d’autres termes, la stratégie d’une entreprise vise à opérer des choix sur ses orientations à long terme et sur les moyens pour les atteindre. Elle conduit à déterminer l’allocation des ressources (financières, humaines, physiques, technologiques, commerciales ou relationnelles) et a pour but l’obtention d’un avantage concurrentiel. Elle est influencée par les attentes des parties prenantes (actionnaires, clients, salariés, État, etc.).

Porter (1982) identifie trois types de stratégies : 1- la stratégie de coût ; 2- la stratégie de différenciation ; et 3- la stratégie de concentration sur un domaine particulier (ou stratégie de niche). Les stratégies de coût orientent prioritairement tous les efforts de l’entreprise vers la réduction des coûts de manière à proposer des prix inférieurs à la concurrence pour une offre dont la valeur perçue par le client est similaire à celle des concurrents. La stratégie de différenciation consiste à proposer un différentiel de valeur perçue par les clients selon plusieurs formes, telles que la maitrise technologique, l’innovation, la qualité, le réseau de distribution ou encore des services rendus à la clientèle. Enfin, la stratégie de concentration « consiste à se concentrer sur un groupe de clients particulier, sur un segment de la gamme des produits, sur un marché géographique » (Porter, 1982 : 42). À ce titre, la stratégie d’innovation est une stratégie de différenciation.

Pourtant, la notion d’innovation est elle-même très vaste. L’innovation est l’ensemble du processus permettant de réaliser une idée nouvelle et de la mettre en place au sein de l’entreprise. La première grande classification des innovations est due à l’économiste Joseph Schumpeter (1934). Il y a innovation lors de la fabrication d’un produit nouveau, lors de l’introduction d’une méthode de production nouvelle ou de nouveaux procédés commerciaux, de l’ouverture d’un nouveau débouché, de la conquête d’une source nouvelle de matière première ou de la réalisation d’une nouvelle organisation. La théorie de l’innovation de Schumpeter (1934) intègre également une dimension sociale afin d’éviter la « tempête de destruction créatrice », soit l’ensemble des problèmes majeurs posés par l’innovation dans d’autres domaines (chômage et pauvreté, voir Lapointe et al., 2003).

L’innovation peut donc prendre diverses formes. Ainsi Laplante et Harrisson (2008 : 92) distinguent-ils les innovations dans les relations du travail, l’organisation du travail, les conditions de type non monétaire, les conditions monétaires, la formation et le développement, les innovations technologiques et les innovations relatives à la qualité. Lapointe (2010) distingue des innovations portant sur l’organisation de la production et la qualité, la flexibilité du travail et la participation (gestion des équipes de travail, résolution collective des problèmes). Enfin, l’innovation sociale « est souvent présentée comme une façon de combiner l’aspiration au changement (une avancée vers une nouvelle modernité) et une forme de garantie d’équité et de justice sociale qui s’appuierait sur la créativité des acteurs et, en particulier, des acteurs privés. Le terme ‘innovation sociale’ renvoie à un déplacement du regard, de la technologie ou de l’entreprise vers la société » (Richez-Battesti, 2012 : 15). L’innovation apparaît, en conséquence, comme un concept fondamentalement multidimensionnel (Klein et Harrisson, 2006).

Les stratégies d’innovation ont donné lieu à de nombreux travaux dans le domaine de l’économie (dans la tradition schumpétérienne) et des sciences de gestion, notamment en stratégie et en marketing. Ses vertus sont nombreuses : les stratégies d’innovation permettraient ainsi de réaffirmer l’autorité de l’entreprise sur le marché, d’avoir une emprise plus forte sur la concurrence (Roy, 2005) ou, encore, d’obtenir les performances économiques et sociales les plus élevées (Lapointe et al., 2003; Fernez Walch et al., 2013; Ayerbe et Fonrouge, 2005; Lengnick-Hall, 1992; Porter, 1998 dans Delacour et Liarte, 2005). En ce sens, la question de la gestion des ressources humaines au sein des entreprises ayant des stratégies d’innovation se pose de façon prégnante. Ainsi, les ressources humaines sont-elles gérées de la même manière, les relations de travail sont-elles identiques dans les entreprises selon qu’elles ont des stratégies d’innovation, de coût ou de qualité ? Existe-t-il des pratiques de GRH spécifiques aux entreprises qui ont des stratégies d’innovation ?

Les relations entre stratégie et pratiques de gestion des ressources humaines

De nombreux auteurs (Youndt et al., 1996 ; Delery et Doty, 1996; Bolwijn et Kumpe, 1996) se sont penchés sur le lien entre la stratégie de l’entreprise et les pratiques de gestion des ressources humaines en lien avec la performance, qu’elle soit économique, sociale ou environnementale.

Un certain nombre d’entre eux ont, ainsi, mis en évidence un lien entre stratégies d’innovation et pratiques de GRH. Youndt et al. (1996 : 841) montrent, par exemple, que dans les entreprises qui ont des stratégies de coût, les pratiques de GRH sont différentes de celles observées dans les entreprises qui sont orientées vers la différenciation, parmi lesquelles figurent notamment les entreprises ayant des stratégies d’innovation (cf supra). Cela se retrouve, entre autres, au sein des pratiques de recrutement qui permettent, dans les entreprises ayant des stratégies d’innovation, de contribuer à créer un capital humain favorable à cette dernière (Cabello-Medina et al.,2011). Cela se retrouve, également, au niveau de la formation qui permet le développement et la valorisation de ce capital humain complémentaire et qui encourage l’innovation et l’évolution technologique (Johnson et Baldwin, 2005). Ces résultats sont aussi à rapprocher des travaux d’Appelbaum et al. (2002, cités par Lapointe et al. 2003 : 318) selon lesquels « une formation accrue, une rémunération incitative et variable selon les performances, une meilleure sécurité d’emploi, une plus grande coopération dans les relations de travail ainsi qu’une participation syndicale à la gestion sont au nombre des pratiques novatrices à mettre en oeuvre pour assurer la pleine réussite des innovations organisationnelles dans les modèles de travail à ‘hautes performances’ ».

Ainsi, de façon assez consensuelle, il apparaît que le modèle RH de l’agent libre (free agent, voir Defélix et al., 2012; tout comme Guérin et Wils, 2002) — soit l’ensemble des pratiques favorisant la responsabilisation des salariés, la flexibilité dans le travail, un fort degré d’autonomie dans l’exécution des tâches ou, encore, des systèmes de rétribution en lien avec les performances réalisées (Cooke et Saini, 2010) — se montre particulièrement favorable aux stratégies d’innovation. D’autres auteurs complètent, par ailleurs, cette approche par d’autres variables, tout aussi intéressantes. C’est le cas de De Saa-Perez et Diaz-Diaz (2010) qui mettent en exergue le rôle prééminent de la stabilité de l’emploi et de la formalisation du travail, ou encore de Shipton et al. (2006) qui considèrent le travail en groupe des salariés, et non isolément, comme un facteur conjoncturel favorable à l’innovation et, par conséquence, aux stratégies d’innovation. Au Québec, en outre, un certain nombre d’auteurs ont montré « l’importance du dialogue social dans l’adoption des innovations dans les entreprises syndiquées » (Lapointe, 2010 :10). Enfin, dans une précédente analyse (Le Flanchec et Rojot, 2004) effectuée à partir des données 1998 de l’enquête REPONSE de la DARES, nous avions mis en exergue que, dans les entreprises qui ont des stratégies d’innovation, « les rémunérations sont plus individualisées ou liées aux performances collectives, les systèmes d’évaluation des performances sont plus poussés, le contrôle direct est plus faible et l’autonomie des salariés plus grande que dans les entreprises qui ont une stratégie de prix » (Le Flanchec et Rojot, 2004 : 36).

Dans cette continuité, Lapointe et al. (2003) montrent qu’en s’insérant en milieu de travail, les innovations organisationnelles suscitent des modifications institutionnelles et des compromis entre les acteurs. Ainsi, pour se développer et générer les performances souhaitées, ces innovations nécessitent-elles des pratiques particulières de gestion de ressources humaines et de relations de travail : « L’introduction massive des innovations dans la gestion de la production et la flexibilité est porteuse de performances économiques élevées, grâce à une certaine amélioration des pratiques de gestion des ressources humaines et à une plus grande coopération dans les relations de travail » (Lapointe et al., 2003 : 338). À l’opposé, les politiques de gestion des ressources humaines mettant une pression sur le court terme, imposant des rapports récurrents ou un fonctionnement en silo constituent bien souvent des freins aux stratégies d’innovation (Dupuy, 2011, cité par Defélix et al., 2012).

L’ensemble de ces travaux va également dans le sens de la tendance grandissante à l’individualisation des modes de management (Taskin et Devos, 2005), un besoin de personnalisation, de reconnaissance et de prise en compte de la singularité des individus (Arnaud et al., 2009). Le « marketing RH » — soit l’application des techniques issues du marketing dans le domaine des ressources humaines visant à considérer les collaborateurs de l’entreprise comme ses clients — s’attache à individualiser les pratiques de GRH (Arnaud et al., 2009) afin de répondre aux besoins croissants d’autonomie et de responsabilisation des collaborateurs (Beck, 2001, cité par Taskin et Devos, 2005) et de faire des pratiques un engagement mutuellement profitable pour l’employeur et le salarié (Taskin et Vendramin, 2004) dans un esprit de performance à la fois économique et sociale. Cette individualisation de la GRH engendre de nouvelles pratiques de travail, de nouvelles relations entre les personnes, les organisations et l’environnement qui incitent, notamment, à davantage d’autonomie au travail, moins de contrôle (Beck, 2001, cité par Taskin et Devos, 2005), davantage de pédagogie dans la relation salariale, une meilleure articulation des besoins et des ressources des entreprises, de nouvelles façons de concevoir le dialogue avec les partenaires sociaux, la nécessité de repenser « à la carte » les politiques et les outils de rémunération (Scouarnec, 2005). Et ces transformations semblent aller dans le sens de la mobilisation des ressources humaines au sein des entreprises qui ont des stratégies d’innovation. Les travaux de Lehmann-Ortega et al. (2013), en particulier, enjoignent à moins de hiérarchie, à plus de décentralisation et à davantage de flexibilité. Ceux de Colle et al. (2008) ou de Fernez Walch et al. (2013) mettent également l’accent sur les hommes et les femmes, sur le dialogue social dans la réussite des entreprises ayant des stratégies d’innovation. Messersmith et al. (2011, cités par Aït Razouk, 2014) montrent encore que l’autonomie, la participation, l’information, la communication, la rémunération notamment sont des leviers d’innovation.

Cette recherche du meilleur positionnement stratégique des entreprises et, parallèlement, l’articulation entre la stratégie de l’entreprise et les relations de travail nous interpelle et nous invite, en conséquence, à interroger les spécificités des pratiques de GRH dans les entreprises qui ont des stratégies d’innovation. Notre travail se distingue d’autres travaux portant sur le même thème par sa problématique centrée sur le lien direct entre la stratégie de l’entreprise et ses pratiques de gestion des ressources humaines (GRH). Cette étude a également pour objectif de confirmer, dix ans plus tard, les résultats obtenus antérieurement (Le Flanchec et Rojot, 2004), tout en élargissant le spectre de l’étude et en prenant en compte de nouvelles variables, telles que le climat social et la négociation collective. Notons qu’en ce qui concerne la négociation collective, il existe, en France, relativement peu d’études qui se sont intéressées à ces questions. Pourtant, au Québec, un certain nombre d’auteurs montrent « l’importance du dialogue social dans l’adoption des innovations dans les entreprises syndiquées » (Lapointe, 2010 : 10). De plus, Scouarnec (2005) insiste sur la nécessité de concevoir de nouvelles façons d’envisager le dialogue avec les partenaires sociaux lorsqu’elle s’intéresse aux pratiques de gestion des ressources humaines de demain. D’où l’intérêt d’intégrer la question du climat social et de la négociation collective à notre problématique, au-delà des questions relatives aux rémunérations, à l’autonomie des salariés ou encore à la gestion de carrière.

Cadre d’analyse et méthodologie

Nous nous proposons, dans cet article, d’étudier la relation entre la stratégie d’entreprise et les pratiques de GRH à l’aide des données de l’enquête REPONSE 2011 de la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé et du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, en France. Dans cette section, nous présentons successivement notre modèle d’analyse, nos hypothèses de recherche et la méthodologie de l’étude empirique réalisée pour les tester.

Éléments d’un modèle

La revue des écrits scientifiques permet de faire émerger les éléments d’un modèle reliant stratégie d’innovation et pratiques de GRH (voir Figure 1). La composante fondamentale citée le plus souvent est la flexibilité. Par ailleurs, il apparait intuitivement que la flexibilité favorise l’innovation en permettant les adaptations plus rapides aux changements de toute nature. Néanmoins, il existe de multiples conceptions de la flexibilité (Rojot, 1989). Il est courant de les regrouper en cinq catégories . La flexibilité quantitative externe comprend l’adaptation immédiate du volume de main d’oeuvre aux besoins de la production: licenciements « économiques », usage du travail temporaire, des contrats de travail à durée déterminée, du travail à temps partiel, etc. D’autre part, l’externalisation d’une partie de la production recourt au travail intérimaire, à la sous-traitance de production, à la sous-traitance de services, sur site ou hors site. Par ailleurs, la flexibilité quantitative interne utilise les multiples modes d’aménagement du temps de travail, modulé, en équipes, de nuit, etc. En outre, la flexibilité des salaires cherche à lier les coûts salariaux à la productivité et se manifeste par le salaire à la performance, ou l’individualisation des salaires. Enfin, la flexibilité fonctionnelle cherche à gérer qualitativement la flexibilité, incluant notamment la polyvalence des salariés, et surtout la formation qualifiante, ainsi que la gestion prévisionnelle des ressources humaines, des emplois et des compétences. Sont ainsi satisfaites, au passage, les exigences de sécurité d’emploi relevées dans la littérature.

Figure 1

Modèle de recherche

Modèle de recherche

-> Voir la liste des figures

Cependant, un second élément saillant qui apparait dans la littérature est la présence, dans les stratégies d’innovation, d’autres contreparties pour le salarié en échange de cette flexibilité, notamment en termes d’autonomie au travail et de réduction du contrôle. La coopération volontaire du salarié est alors un prérequis. Ce second élément, de toute évidence, réduit considérablement l’éventail des techniques de gestion de la flexibilité RH, limitant largement, voire excluant, le recours systématique aux trois premières catégories définies ci-dessus. Par contre, la flexibilité des salaires rejoint un autre élément tiré de la littérature, soit l’individualisation des salaires. Enfin, la flexibilité fonctionnelle satisfait à la fois aux impératifs de flexibilité et de contreparties pour les salariés. Un dernier élément à prendre en compte concerne la mise en place des politiques de RH. Là, aussi, émerge de la littérature l’importance de la négociation collective. Globalement, il ressort donc de ces remarques une conception des pratiques RH innovantes qui est celle de la flexibilité fonctionnelle et salariale négociée.

Hypothèses de recherche

À l’appui des éléments tirés de la littérature, nous formulons un certain nombre d’hypothèses, retenues dans le cadre des limites des données fournies par l’enquête REPONSE :

  • H1 : Les entreprises qui ont une stratégie d’innovation favorisent plus l’autonomie des salariés (plus faible contrôle des tâches) que les entreprises qui ont d’autres stratégies.

  • H2 : Les entreprises qui ont des stratégies d’innovation favorisent des rémunérations plus individualisées que les entreprises qui ont d’autres stratégies.

  • H3 : Les entreprises qui ont des stratégies d’innovation développent plus la formation de leurs salariés que les entreprises qui ont d’autres stratégies.

  • H4 : Les entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont un meilleur climat social que les entreprises qui ont d’autres stratégies.

  • H5 : Les entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont des politiques de négociation sociale plus actives que les entreprises qui ont d’autres stratégies.

Une méthodologie quantitative à l’appui de l’enquête REPONSE 2011

Afin de tester nos hypothèses de recherche, nous nous appuyons sur l’analyse statistique du volet « représentant de la direction » de l’enquête REPONSE 2011 de la DARES.

En ce qui concerne la stratégie de l’entreprise, l’enquête REPONSE donne le choix au répondant entre les options suivantes : les prix, l’innovation, la qualité du produit, la qualité du service, l’originalité, la renommée, la tradition, la marque et la diversité de l’offre.

Afin d’ajouter de la validité externe à notre travail, nous avons neutralisé ce que nous considérons comme un souhait de certains répondants de ne pas se prononcer ouvertement ou n’ayant pas d’avis sur la question, en supprimant les réponses « sans objet », « NSP » et « ne souhaite pas répondre » (cf infra). Nous avons, également, regroupé certaines variables, conformément aux travaux de Porter (1982) et à ses quatre types de stratégies génériques, afin d’obtenir des stratégies d’innovation, des stratégies de coût, des stratégies de qualité (dans lesquelles figurent logiquement les stratégies de qualité « produit » et « service ») et, enfin, les autres stratégies. Dans cette dernière catégorie, nous avons regroupé les stratégies d’originalité, de renommée, de tradition et de marque qui n’entrent aucunement, au sens de Porter (1982), au sein des autres catégories.

L’échantillon est constitué des 3 601 représentants de la direction ayant répondu à la question relative à la stratégie de leur entreprise. Ainsi que le met en évidence le Tableau 1, notons également que l’échantillon sur lequel porte cette étude est composé d’entreprises de tailles variées.

En ce qui concerne les pratiques de GRH, nous retenons un ensemble de variables de l’enquête REPONSE concernant notamment les rémunérations, l’autonomie et le contrôle, la formation et la négociation collective.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon en fonction de la taille des entreprises (en %)

Caractéristiques de l’échantillon en fonction de la taille des entreprises (en %)

Lecture : 39,6% des entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont moins de 50 salariés

-> Voir la liste des tableaux

Les données étant principalement nominales, en termes de traitement, nous avons recours à des régressions logistiques multinomiales sous Modalisa. À cela s’ajoutent des calculs de Khi2 et des tris à plat ou croisés. En termes de traitements statistiques et compte tenu de l’importance de l’échantillon, nous avons fait le choix, dans les calculs, de supprimer les valeurs manquantes. En effet, dans la préparation des données, face aux valeurs manquantes, le chercheur a le choix de retirer les individus, mais il court alors le risque de perdre de l’information sur d’autres variables ou alors d’imputer, c’est-à-dire de produire une valeur artificielle pour remplacer les données manquantes (par exemple, par la moyenne) avec pour risque de surestimer ou de sous-estimer, soit de modifier considérablement les résultats. Face à ces alternatives, nous avons fait le choix de ne pas tenir compte des valeurs manquantes afin de ne pas modifier les traitements statistiques postérieurs.

Résultats empiriques à l’appui de l’enquête « REPONSE » 2011

L’étude empirique fait globalement ressortir que les entreprises qui ont des stratégies d’innovation se distinguent des autres sur un certain nombre de pratiques de GRH. Afin d’exposer ces résultats, nous reprenons successivement chacune des dimensions de notre modèle : l’autonomie des salariés, les rémunérations, la formation, le climat social et la négociation collective.

Les entreprises innovantes exercent moins de contrôle sur les salariés et organisent un travail davantage délégatif

Il apparaît tout d’abord que les entreprises qui ont une stratégie d’innovation exercent moins de contrôle sur les salariés que les autres (graphique 1). Ainsi, 53% des entreprises qui ont des stratégies d’innovation considèrent que « le contrôle de leur travail s’exerce de manière intermittente ou occasionnelle » — et non « permanente » — contre environ 40% dans les entreprises ayant d’autres stratégies (Khi2=20,4). Il apparaît donc clairement que les représentants d’employeurs des entreprises innovantes considèrent plus que les autres que leurs salariés sont capables de réaliser les tâches qui leur sont assignées, sans contrôle direct de la part de la hiérarchie, et donc qu’ils ont une certaine capacité d’adaptation et d’autonomie dans l’exercice de leur travail, et ce, tant pour les cadres que pour les non cadres.

Graphique 1

Le niveau de contrôle par type de stratégie (en %)

Le niveau de contrôle par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

De plus, comme l’illustre le graphique 2, dans 61% des entreprises qui ont une stratégie d’innovation, les représentants de la direction déclarent « qu’en cas d’incident dans la production ou dans la marche du service, les salariés sont encouragés à régler le problème eux-mêmes » plutôt que « d’en référer à la hiérarchie », contre environ 46% dans les entreprises qui ont des stratégies de coût et 36% dans celles ayant des stratégies de qualité (Khi2 = 25,9). Ainsi, l’innovation s’accompagne-t-elle d’une capacité des salariés à gérer les imprévus et non seulement à exécuter des consignes prédéterminées. Ces deux résultats successifs montrent, en conséquence, que le style managérial dans les entreprises qui ont des stratégies d’innovation est davantage délégatif. En effet, celui-ci est organisé via la fixation d’objectifs et permet la mise en oeuvre, de la part des managers, d’un contrôle davantage périodique que continu.

Enfin, l’étude montre que 48% des entreprises innovantes fixent à leurs salariés des « objectifs globaux » plutôt qu’une « description précise des tâches à effectuer » (graphique 3), contre seulement 27% des salariés dans les entreprises qui ont des stratégies de coût et 31% dans celles qui ont des stratégies de qualité (Khi2 = 42,3). Ce résultat complète le précédent en montrant que les entreprises innovantes délèguent plus de responsabilités aux salariés pour gérer les imprévus dans leur activité, sans recours à la hiérarchie, ce qui favorise davantage leur autonomie au travail.

Graphique 2

L’autonomie des salariés par type de stratégie (en %)

L’autonomie des salariés par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Graphique 3

Les objectifs globaux par type de stratégie (en %)

Les objectifs globaux par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Une régression logistique (Tableau 2) permet de confirmer les relations identifiées ci-dessous, ce qui confirme notre hypothèse H1. Ainsi, il apparaît que les entreprises qui ont des stratégies d’innovation se distinguent des autres en ce qu’elles définissent des objectifs plus globaux, qu’elles favorisent l’autonomie des salariés et qu’elles exercent un contrôle plus intermittent sur ces derniers.

Tableau 2

Régression logistique entre stratégie et niveau de contrôle

Régression logistique entre stratégie et niveau de contrôle

Significativité : <10% * ; <5% **; <1%***

AUTONOM : En cas d’incident dans la production ou dans la marche du service, les salariés sont encouragés à régler d’abord eux-mêmes le problème vs doivent en référer avant tout à la hiérarchie.

CONTROL : Le contrôle du travail s’exerce de manière permanente vs occasionnelle

ORDRES : Au sein de votre entreprise, le travail à accomplir est plutôt défini par des objectifs globaux vs une description des tâches à effectuer

-> Voir la liste des tableaux

Les entreprises innovantes favorisent des rémunérations plus individualisées pour les populations cadres

Concernant les rémunérations, les résultats sont sensiblement différents, selon que le répondant est cadre ou non cadre[1].

En premier lieu, portons notre attention sur la population des cadres. Comme l’illustre le graphique 4a, les entreprises qui ont des stratégies d’innovation versent davantage d’augmentations liées aux performances individuelles que les entreprises qui ont d’autres stratégies. Ainsi, dans 85% des entreprises déclarant des stratégies d’innovation, les cadres ont reçu, en 2010, des augmentations individualisées (hors primes), contre seulement 65% pour ceux des entreprises qui ont des stratégies de coût ou de qualité. Par ailleurs, dans 77% des entreprises ayant une stratégie d’innovation, les cadres ont reçu des primes liées à la performance individuelle, contre 66% des entreprises qui ont des stratégies de coût et 62% de celles qui ont des stratégies de qualité. Enfin, toujours pour les cadres, 69% des entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont attribué des primes liées à la performance collective, contre environ 58% dans les entreprises qui ont des stratégies de coût et 56% de celles qui ont une stratégie de qualité. La tendance est inversée concernant les augmentations généralisées, puisque dans seulement 42% des entreprises qui ont des stratégies d’innovation, le personnel cadre a bénéficié d’augmentations généralisées, contre respectivement 47% et 51% de celles ayant des stratégies de coût et de qualité (R2=12,6). Par conséquent, les rémunérations des cadres sont davantage reliées à la performance individuelle et collective dans les entreprises qui ont des stratégies d’innovation que dans celles qui déclarent avoir d’autres stratégies.

Graphique 4a

Les pratiques de rénumération CADRES par type de stratégie (en %)

Les pratiques de rénumération CADRES par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Par ailleurs, on observe que les entreprises qui ont des stratégies d’innovation signent globalement plus d’accords d’intéressement[2] que les autres. Ainsi, 68% des entreprises ayant des stratégies d’innovation ont signé des accords d’intéressement en 2010, contre 50% de celles qui ont des stratégies de coût et 47% de celles qui ont des stratégies de qualité.

Une régression multiple (Tableau 3) permet de mettre en évidence trois résultats particulièrement significatifs : pour les stratégies d’innovation, il y a moins d’augmentations généralisées des salaires pour les cadres, il y a plus d’augmentations liées aux performances individuelles et il y a plus d’accords d’intéressement. Par conséquent, ces résultats confirment que les entreprises orientées vers une stratégie d’innovation favorisent une individualisation des rémunérations en récompense de l’investissement personnel et collectif au sein de l’entreprise.

Tableau 3

Régression logistique entre stratégie et rémunérations

Régression logistique entre stratégie et rémunérations

Significativité : <10% * ; <5% **; <1%***

CSALAIR : En 2010, le personnel cadre de l’entreprise a bénéficié d’augmentations générales de salaires

CAUGMI : En 2010, le personnel cadre de l’entreprise a bénéficié d’augmentations individualisées hors primes

INTERE : Les salariés de l’entreprise sont couverts par un accord d’intéressement en 2010

-> Voir la liste des tableaux

En second lieu, nous portons notre attention sur les non cadres. Tout d’abord, il apparaît au graphique 4b que ces derniers bénéficient davantage d’augmentations généralisées que les cadres, mais de moins de primes liées à la performance individuelle. En effet, alors que 77% des entreprises innovantes ont accordé des augmentations de salaires généralisées aux non cadres, seulement 42% en ont attribué aux cadres. La tendance est inversée pour les primes liées à la performance individuelle puisque 54% des entreprises innovantes en attribuent aux non cadres contre 77% qui en attribuent aux cadres.

Graphique 4b

Les pratiques de rénumération NON CADRES par type de stratégie (en %)

Les pratiques de rénumération NON CADRES par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de relation significative, pour les non cadres, entre la stratégie d’entreprise et les augmentations généralisées de salaire ni les versements de primes liées à la performance collective. En revanche, certaines associations significatives apparaissent à propos des augmentations individualisées et des primes collectives liées à la performance pour les non cadres. Ainsi, 81% des salariés non cadres des entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont reçu des augmentations individualisées (hors primes), contre 67% dans les entreprises qui ont des stratégies de coût (Khi2=24). De plus, 70% des entreprises innovantes attribuent des primes collectives liées à la performance aux non cadres, contre 55% des entreprises qui ont une stratégie de qualité (Khi2=31). Par conséquent, l’individualisation des salaires est une pratique qui concerne moins les non cadres que les cadres, mais qui se développe néanmoins au sein de la population non cadre. L’ensemble de ces résultats confirme notre hypothèse H2 pour les populations cadres, mais pas pour les populations non cadres.

Les entreprises innovantes développent plus les formations

La très grande majorité des entreprises a mis en place des plans de formation. Le pourcentage est, toutefois, encore plus élevé dans les entreprises qui ont des stratégies d’innovation (92%) que dans les autres (environ 78% dans les entreprises qui ont une stratégie de coût et 81% dans celles qui ont une stratégie de qualité). Mais la différence apparaît plus nettement lorsque l’on s’intéresse à la part des dépenses de formation comparativement à la masse salariale. Comme le révèle le graphique 5, les entreprises qui ont des stratégies d’innovation se distinguent nettement des autres. Ainsi, seulement 28% consacrent moins de 2% de leur masse salariale à la formation contre 47% des entreprises qui ont stratégie de coût et 43% de celles qui ont une stratégie de qualité. Par conséquent, la formation des salariés est une priorité dans les entreprises innovantes et ces dernières investissent dans les politiques de formation pour suivre et adapter les ressources et les besoins en personnel, ce qui confirme notre hypothèse H4.

Graphique 5

Les formations par type de stratégie (en %)

Les formations par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Les entreprises innovantes n’ont pas un climat social différent des autres

Contrairement à nos attentes, les entreprises qui ont des stratégies d’innovation ne semblent pas avoir un meilleur climat social que les autres (graphique 6). Toutes les entreprises, quelle que soit leur stratégie, affichent des données similaires quant au climat social. Celui-ci est qualifié de « calme à plutôt calme » par les représentants de la direction, dans 85% des entreprises innovantes et dans environ 88% des autres, sans distinction statistique significative. Toutefois, ces résultats sont à prendre avec précaution, d’autant plus que la mesure sur laquelle portent nos analyses repose sur la perception des représentants d’employeurs. Or, il peut y avoir une différence de perception quant au climat social entre les employeurs, les représentants de salariés et les salariés en général.

Graphique 6

Le climat social par type de stratégie (en %)

Le climat social par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Par ailleurs, d’autres indicateurs nous fournissent des informations contradictoires. Ainsi, l’absentéisme semble légèrement plus faible dans les entreprises innovantes (30% contre 41% dans les entreprises qui ont des stratégies de coût et 36% dans celles qui ont une stratégie de qualité), mais le lien est faible (Khi2=10,6 ddl=3 p=0,014).

À l’opposé, les salariés ont davantage recours aux prud’hommes[3] dans les entreprises innovantes que dans les autres entreprises. Ainsi, 61% des entreprises qui ont des stratégies d’innovation indiquent que des salariés ont eu recours aux prud’hommes au cours des trois dernières années (contre 48% des entreprises qui ont des stratégies de coût et 45% de celles qui ont une stratégie de qualité). Le lien est significatif (Khi2=30,2 ddl=3 p=0,001). De plus, les entreprises qui ont des stratégies innovantes connaissent globalement plus de débrayages que les autres. Ainsi, 29% des entreprises innovantes ont connu des débrayages au cours des trois dernières années, contre 14% des entreprises qui ont une stratégie de coût ou de qualité (Khi2=61,7 ddl=3 p=0,001). Ces derniers résultats pourraient même laisser penser à un lien en sens inverse à celui de notre hypothèse H4, mais les indicateurs sont limités, voire contradictoires. Pour ces raisons, nous considérons, à ce stade de l’analyse, qu’il convient de demeurer prudent quant au climat social et qu’aucune conclusion ne peut être formulée en l’état sur cette dimension.

Les entreprises innovantes favorisent davantage le dialogue social

Si l’on centre l’attention sur les thèmes des négociations collectives qui ont été menées entre les organisations syndicales et les représentants d’employeurs, l’on observe que les entreprises innovantes négocient plus que les autres sur quatre thèmes : la gestion des seniors, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), les changements techniques et organisationnels et les salaires (graphique 7). Ainsi, il apparaît que 82% des entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont mené des négociations sur les seniors, contre 60% des entreprises qui ont des stratégies de coût et de qualité (Khi2=65,1). De plus, 63% des entreprises innovantes ont mené des négociations sur les changements organisationnels ou technologiques au cours des trois dernières années, contre 49% des entreprises qui ont une stratégie de coût et 53% de celles qui ont une stratégie de qualité (Khi2=16,8). En ce qui concerne les salaires, la différence est également significative puisque 73% des entreprises innovantes ont mené des négociations sur les salaires en 2010, contre 52% des entreprises centrées sur les coûts et 56% de celles qui ont une stratégie de qualité (Khi2=42,5). Enfin, concernant la GPEC, 67% des entreprises ayant des stratégies innovantes ont négocié sur ce thème au cours des trois dernières années, contre 41% des entreprises qui ont une stratégie de coût et 48% de celles qui ont une stratégie de qualité (Khi2=72).

Graphique 7

Les thèmes de négociation par type de stratégie (en %)

Les thèmes de négociation par type de stratégie (en %)

-> Voir la liste des figures

Une régression logistique (Tableau 4) permet de confirmer les relations observées ci-dessus. Ainsi, il apparaît que les entreprises qui ont des stratégies d’innovation négocient plus que les autres sur les thèmes des salaires, de la gestion des seniors, de la GPEC et des changements organisationnels et technologiques, ce qui va dans le sens de notre hypothèse H5. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que le nombre plus important de discussions et de négociations ne signifie pas, pour autant, que les entreprises innovantes signent, globalement, davantage d’accords collectifs que les autres. Les négociations n’aboutissent donc pas nécessairement à la formalisation d’accords, mais il y existe néanmoins une dynamique de négociation et d’échanges avec les partenaires sociaux plus active. Ce résultat va dans le sens des apports de Lapointe (2010 : 10), selon lequel « Union management committees promote an acceptance of change by providing opportunities to exchange ideas ». Une idée similaire apparaît ici puisque nous montrons que les échanges entre organisations syndicales et employeurs sont plus nombreux dans les entreprises innovantes. Mêmes si elles ne parviennent pas à un plus grand nombre d’accord formels, le dialogue et l’échange avec les organisations syndicales favorisent l’acceptation du changement par les salariés et permettent de mieux accompagner l’innovation.

Tableau 4

Régression logistique entre stratégie et négociation collective

Régression logistique entre stratégie et négociation collective

Significativité : <10% * ; <5% **; <1%***

NEGESENIOR : Au cours des trois dernières années (2008, 2009, 2010), il y a eu des discussions ou négociations sur les séniors

NEGGPEC : Au cours des trois dernières années (2008, 2009, 2010), il y a eu des discussions ou négociations sur la GPEC

NEGSL10 : Il y a eu des discussions ou négociations avec les représentants du personnel ou les salariés, sur les salaires, en 2010

TECH_ORGA : Au cours des trois dernières années (2008, 2009, 2010), il y a eu des discussions ou négociations sur les changements organisationnels ou technologiques

-> Voir la liste des tableaux

Discussion

Nos résultats montrent, en premier lieu, que les entreprises ayant des stratégies d’innovation adoptent plus volontiers, dans leurs pratiques de GRH, le modèle des agents libres (free agent), tel qu’il a été développé, initialement, par Guérin et Wils (2002) et, plus récemment, par Defélix et al. (2012). En effet, il apparaît que ces entreprises se distinguent des autres en ce qu’elles définissent des objectifs plus globaux, exercent un contrôle plus intermittent sur leurs salariés et accordent à ces derniers un fort degré d’autonomie dans l’exécution de leurs tâches. Les responsabilités confiées n’en sont que plus grandes. Ces résultats peuvent être rapprochés de ceux de Lapointe et al. (2003) selon lesquels les innovations organisationnelles s’accompagnent d’un environnement participatif, où les salariés sont amenés à développer les collaborations et les initiatives personnelles. Néanmoins, il faut nuancer ce propos dans la mesure où l’existence d’un management par objectifs, tel que nous l’avons montré (voir première section de nos résultats), peut aussi être synonyme d’une autonomie très relative, voire contrôlée (Courpasson, 2000; Aubert, 2004); l’accroissement de l’autonomie pouvant, en effet, aller de pair avec un accroissement du contrôle, même s’il demeure intermittent.

En termes de rémunération de leurs salariés, les pratiques des entreprises sont très diverses et les outils à leur disposition sont nombreux, qu’ils soient d’ordre collectif ou individuel, liés ou non à la performance, qu’ils prennent la forme d’intéressement, d’épargne salariale ou même de complément du salaire de base (complémentaire santé, épargne retraite, tickets restaurants, etc.). Aujourd’hui, il apparaît que les entreprises utilisent de plus en plus des formes de rémunération complémentaires au salaire (DARES, 2010). Nos travaux démontrent, par ailleurs, que les entreprises qui ont des stratégies d’innovation versent davantage d’augmentations liées aux performances individuelles aux cadres que les entreprises qui ont d’autres stratégies. Ces résultats vont dans le sens d’une tendance générale : une étude de la DARES (2010) montre, en effet, que les primes liées à la performance collective se développent pour tous les salariés, alors que le recours aux primes individuelles a surtout augmenté pour les cadres. Les primes liées à la compétence collective des cadres sont également plus nombreuses dans les entreprises qui ont des stratégies d’innovation que dans celles déployant d’autres types de stratégies, ce qui va dans le sens de l’augmentation des « modes de rémunération réversibles » (DARES, 2010), soit le versement de primes révocables, contrairement aux augmentations générales ou individuelles. Chez les non cadres, ce sont les rémunérations individualisées qui progressent, ainsi que l’expliquent notamment Dietrich et al. (2001), selon lesquels « les rémunérations individualisées progressent, même pour les non cadres » (2001 : 26), bien qu’au plan national (DARES, 2010) la proportion de salariés ayant bénéficié d’une prime ou d’un complément de salaire est plus forte parmi les cadres et les professions intermédiaires que parmi les employés et, dans une moindre mesure, les ouvriers. Ces résultats laissent à penser que l’incitation financière est essentiellement focalisée au niveau des salariés les plus « concernés » par l’innovation, soit les salariés qui ont des responsabilités élevées — donc le statut de cadre — plutôt que sur les salariés à un plus faible niveau hiérarchique, plus confinés à des opérations d’exécution que de création de valeur.

Et cette logique se retrouve en matière de formation dans la mesure où les entreprises qui ont des stratégies d’innovation investissent davantage dans les politiques de formation pour suivre et adapter les ressources et les besoins en personnel. La formation des salariés apparaît plus que jamais comme une priorité dans ces entreprises ultra concurrentielles qui savent bien combien cet investissement est rentable dans la mesure où, d’une part, des salariés performants sont des salariés bien formés et où, d’autre part, la stimulation intellectuelle est essentielle. Et les effets bénéfiques d’une rémunération à la performance ou du recours à la formation des salariés se répercutent au niveau de l’absentéisme, légèrement plus faible dans les entreprises innovantes, ainsi que le postulent, notamment, Deci, Koestner et Ryan (1999); Frey et Goette (1999); Frey et Jegen (2001); Gerhart et Rynes (2003), cités par Fall et Roussel (2016).

D’ailleurs, on pourrait penser que cela va de pair avec le climat social, mais il n’en est rien. En effet, quelle que soit leur stratégie, les entreprises affichent un climat social qualifié de « calme à plutôt calme ». En revanche, les entreprises qui ont des stratégies innovantes connaissent globalement plus de débrayages que les autres. Le sens ambigu de cette variable pourrait s’expliquer par le particularisme du système de relations sociales et du cadre juridique français. D’une part, nombre de conflits sociaux sont déclenchés sur une base nationale et/ou sectorielle par les confédérations syndicales, ce qui peut rendre difficile d’isoler les causes de conflit appartenant spécifiquement à l’entreprise. D’autre part, les stratégies d’individualisation et d’implication des salariés vont à l’encontre des objectifs de certaines des principales confédérations syndicales et peuvent donner lieu à des conflits lors de leur mise en place. Enfin, les prud’hommes (tribunaux paritaires du travail) interviennent le plus souvent en France pour régler les conséquences d’un licenciement ou pour en contester les conditions ou le bien-fondé dans un cadre juridique complexe. Il est possible que la mise en place d’une GRH correspondant à une stratégie innovante ne corresponde pas aux attentes d’une partie du personnel qui utilise alors ce recours à la suite d’un licenciement. En tout état de cause, ce constat ouvre une piste de recherche intéressante que, malheureusement, les données dont nous disposons ne nous permettent pas d’ouvrir.

Enfin, au niveau du dialogue social, notre recherche a montré que le nombre plus important de discussions et de négociations au sein des entreprises qui ont des stratégies innovantes ne signifie pas, pour autant, que ces dernières signent davantage d’accords collectifs que les autres. Autrement dit, si la dynamique de négociation et d’échanges avec les partenaires sociaux est bien active, elle ne débouche pas nécessairement sur la formalisation d’accords. Cela peut s’expliquer par le particularisme des relations industrielles en France. Une des principales confédérations syndicales pratique régulièrement une stratégie consistant à participer aux négociations, mais à refuser de signer un accord qui néanmoins va s’appliquer, tirant ainsi le double bénéfice d’une position contestataire alliée à des avantages acquis pour les salariés. Cependant, les profondes modifications du droit du travail en France, en place depuis 2013 suite à une loi de 2008 (Le Flanchec, à paraître), vont sans doute, à l’avenir, limiter le recours à cette pratique. Une autre explication peut également être trouvée dans la réticence de certaines parties à formaliser leurs innovations avant d’en avoir testé la performance, voire à les formaliser, tout simplement.

Conclusion

Notre étude permet de mettre en lumière un certain nombre de relations significatives entre les stratégies d’innovation et les pratiques de GRH dans le contexte français. Ces résultats sont particulièrement originaux, compte tenu du petit nombre d’études sur ce thème en France. L’étude empirique permet de montrer que les entreprises qui ont des stratégies d’innovation ont des pratiques de rémunération plus individualisées que les autres entreprises. Elles favorisent également l’autonomie du salarié et réduisent les contrôles directs. Elles développent plus largement les formations pour adapter les compétences des salariés à l’évolution des besoins et des technologies. Enfin, elles développent, plus que les autres, la négociation collective sur un certain nombre de thèmes, tels que la gestion des seniors, la GPEC, les salaires et les changements organisationnels et technologiques, même si ces négociations ne conduisent pas nécessairement à des accords. Ces résultats vont dans le sens de la littérature et, notamment, des travaux de Lehmann-Ortega et al. (2013) qui insistent sur la nécessité, dans l’entreprise innovante, d’une mobilisation générale de l’ensemble des compétences de l’organisation pour réussir, d’une hiérarchie souple, décentralisée, ainsi que d’une ouverture et une flexibilité essentielles des structures organisationnelles et des hommes. En revanche, nous ne parvenons pas à des conclusions significatives en ce qui concerne le climat social. Par conséquent, à dix ans d’intervalle, nous confirmons les résultats de nos études antérieures (Le Flanchec et Rojot, 2004), mais nous les complétons également par un ensemble de résultats originaux et complémentaires, notamment en ce qui concerne le dialogue social.

Notre étude a, en conséquence, des répercussions théoriques et pratiques notables. Au plan théorique, tout d’abord, nos résultats confirment les hypothèses d’alignement et d’investissement de la littérature, et s’insèrent dans une vision stratégique des ressources humaines (Guérin et Wils, 2002). Au plan pratique, ensuite, dans le contexte actuel d’incertitude accrue, d’évolution technologique intense et d’ouverture des marchés à la concurrence internationale, notre étude montre que la GRH est directement liée à la stratégie d’innovation d’une entreprise. Dit autrement, l’on ne peut pas se passer d’une prise en compte des aspects humains lors de la conception et de la mise en oeuvre d’une stratégie d’innovation. Nos travaux mettent donc en évidence la complexité des relations humaines qui entrent en jeu dans la mise en oeuvre et l’accompagnement de l’innovation, rejoignant ainsi les réflexions d’Alter selon lesquelles : « l’innovation est ainsi une activité collective. Et elle charrie, pêle-mêle, tout ce qui contribue au fonctionnement d’une entreprise: les savoirs, les règles de gestion, les identités professionnelles, les projets, les systèmes techniques, les modalités de coordination et de négociation, les formes d’exercice du pouvoir et de la légitimité, les reconnaissances acquises ou, plus largement, ce qui fait qu’une organisation peut être conçue comme raisonnable. Ce mouvement est un flot qui déborde les capacités de contrôle que les hommes peuvent avoir sur leurs oeuvres. » (Alter, 2010 : 267)

Quoi qu’il en soit, notre étude a, bien entendu, un certain nombre de limites d’ordre méthodologique. La première tient au fait qu’il s’agit de données secondaires, qui n’ont pas été recueillies pour servir les objectifs de notre étude, et qui s’avèrent donc nécessairement imparfaites au regard de notre problématique de recherche. La seconde tient à ce que nous nous appuyons sur le volet « représentant de la direction de l’entreprise » et que nous mesurons ici la « perception » des employeurs sur un ensemble de questions. Or, un certain nombre de variables (telles que, par exemple, l’autonomie des salariés ou, encore, le climat social) mériteraient également que nous puissions accéder à une mesure de la perception du salarié. Malheureusement, l’enquête ne nous le permet pas. L’ensemble de ces remarques limite la portée de nos conclusions, mais celles-ci restent néanmoins instructives et permettent de dégager des tendances utiles pour mieux comprendre l’importance de la gestion des hommes et des femmes dans les entreprises innovantes.