Corps de l’article

Introduction

En 2005, deux importantes revues de santé publique américaines, l’American Journal of Public Health (Michaels et Monforton, 2005) et l’International Journal of Occupational and Environmental Health (David Egilman, Suzannah Bohm, 2005), publient des dossiers sur la corruption de la science par les firmes industrielles mondialisées, dont la mise en doute vont jusqu’au déni des risques industriels. Ces dossiers témoignent également, de la part des industriels, d’une démarche de disqualification des chercheurs s’opposant à ces stratégies d’occultation des effets mortifères d’industries dangereuses qui, non seulement, masquent les risques, mais rendent invisibles statistiquement les millions de victimes affectées par ces substances toxiques.

À la suite de ces deux dossiers, d’autres enquêtes ont confirmé la gravité et l’ampleur du phénomène (Nicolino et Veillerette, 2007; Oreskes et Conway, 2010; Proctor, 2011; Jouzel, 2012; Foucart, 2013; Nicolino, 2014), tandis que des historiens ont démontré la constance dans le temps de ces stratégies en ce qui a trait à l’amiante (McCullock et Tweedale, 2008), la silice et le plomb (Rosner et Markowitz, 1991 et 2013), ainsi que les rayonnements ionisants (Lenoir, 2016). Les industriels interviennent, non seulement dans le financement des études menées, mais aussi dans la conception, les objectifs et les méthodologies de ces recherches, parvenant alors à faire subsister le doute là où la mise en danger est manifeste, cela afin d’éviter le plus longtemps possible l’adoption de règles de prévention, voire les décisions d’interdiction.

Le travail minier fut, dès le 19e siècle, l’un des premiers champs d’affrontements politiques et sociaux concernant les enjeux de la santé des travailleurs, notamment autour de la silicose. Ce fut le cas aux États-Unis (Rosner et Marcowitz, 1991). En France, il fallut la fin de la Seconde Guerre Mondiale et le Conseil National de la Libération — ce qu’un ministre de l’époque appela « la bataille du charbon » — pour que le patronat français soit contraint d’admettre les droits à réparation des victimes de pneumoconiose dans les mines, avec la création du tableau de maladie professionnelle sur les pneumoconioses. Encore, cette création doit-elle être considérée comme un compromis lors duquel la prévention fut sacrifiée (Rosenthal, 2015). La première partie de cet article aborde les obstacles auxquels se heurtent la recherche scientifique dans la reconnaissance des cancers professionnels, obstacles qui contribuent à maintenir ceux-ci dans l’invisibilité. Par la suite, deux études de cas illustreront la remise en cause, toujours possible, de la dangerosité de cancérogènes parfaitement identifiés, remise en cause qui, elle-même, conduit à mettre en discussion la légitimité des droits à la reconnaissance des victimes de maladies professionnelles, ainsi que les impératifs de prévention.

Problématique

Le «paradigme du doute »

Dès l’orée du xviiie siècle, un médecin italien, Bernardino Ramazzini, était convaincu de la réalité suivante : les ouvriers exerçant des métiers tels que ceux de « mineur », « verrier », « ouvrier en bois », « tisserand », « imprimeur », « potier d’étain », « peintre » (exposé au plomb), ou encore ceux qui travaillent l’asbeste (amiante), sont victimes de la toxicité des substances et poussières au contact desquelles ils travaillent. Pour lui, tout médecin se devait d’être attentif au métier de ses malades (Ramazzini, 1700).

Cependant, ce ne sera que deux siècles plus tard, en France, que la Loi du 12 juin 1893 vient promulguer, sans aucune ambiguïté, le fait que les établissements industriels et commerciaux « doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les conditions d’hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel » (Loi du 12 juin 1893, article 2). Cette règle suppose, évidemment, d’avoir la connaissance de ce qui — dans les procédés de production et dans les ateliers – est susceptible d’altérer la santé des travailleurs. Logiquement, cette loi aurait pu mobiliser les médecins dans le sens préconisé par Ramazzini et orienter la recherche en santé publique vers un recensement systématique des risques toxiques en vue de leur éradication. Les débats sur les risques du travail, en cette fin de xixe siècle, conduisent à des choix tout autres. Quelques années plus tard, la Loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail déplace le problème vers l’indemnisation des accidentés du travail, indépendamment des causes des accidents eux-mêmes, réduisant ainsi à néant l’objectif de prévention des atteintes liées au travail contenu dans la législation de 1893. Le risque professionnel devient alors un risque assurable.

Trois siècles après la parution du manuel de Ramazzini, les outils scientifiques de la biologie et de la chimie, ainsi que les multiples techniques médicales ont, néanmoins, permis d’identifier assez précisément nombre de maux liés aux risques industriels dont peuvent être atteints les travailleurs, et plus largement toute population concernée par ces risques. Cependant, lorsqu’un ouvrier est atteint du cancer, le médecin l’interroge habituellement, pas sur son métier, mais sur son tabagisme, s’en tenant à une relation étroite et quasi exclusive entre comportements individuels et cancer. Tout se passe comme si, pour les médecins, le travail n’exerçait aucune influence décisive dans la genèse de la maladie. La santé publique est, quant à elle, dominée par le « doute », ce qui conduit les responsables à différer indéfiniment la décision de reconnaître et agir sur les risques collectifs.

Pour David Michaels, chercheur en santé publique et responsable de la santé au travail pendant l’administration Obama, les industriels ont élaboré une stratégie dont le but est de « fabriquer l’incertitude » (Michaels, 2008). L’un d’entre eux, cité par l’auteur, énonce ce que, pour lui, représente cette incertitude : « Le doute est notre produit. En effet, il s’agit du meilleur moyen de lutte contre les faits établis que les gens ont dans la tête. C’est aussi le moyen de faire surgir une controverse » (Michaels, 2008 : 11, traduction libre).

Cette stratégie d’influence des industriels sur les recherches et leurs résultats concernant les effets sanitaires de l’exposition à des substances toxiques serait-elle devenue un paradigme scientifique ? Thomas Kuhn, historien des sciences et auteur, en 1962, de La Structure des révolutions scientifiques, indique que « selon l’usage habituel, un paradigme est un modèle ou un schéma accepté » (Thomas Kuhn, 1983 :30). Il précise, en outre, que : « Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique » (id.). Selon Pierre Bourdieu, le paradigme est l’équivalent d’un langage ou d’une culture : « Il détermine les questions qui peuvent être posées et celles qui sont exclues, le pensable et l’impensable. » (Bourdieu, 2001 : 37).

Dans le domaine des risques à effets différés, le « paradigme du doute » semble être le cadre accepté du développement de la recherche en santé publique. Depuis un siècle, la recherche concernant la santé des travailleurs, mais aussi la santé environnementale, s’inscrit dans ce « paradigme du doute ». Ce dernier s’impose dans la communauté scientifique afin d’exiger des preuves d’un risque avéré. Domaine après domaine, année après année, des résultats qui pourraient constituer un appui à la prévention sont systématiquement contestés : l’expérimentation animale ne serait pas pertinente, les données humaines ne seraient pas représentatives, et les données d’exposition ne seraient pas fiables (Michaels, 2008).

Il est rare, voire impossible, nous le verrons, d’administrer, pour un patient atteint de cancer, la preuve formelle du lien de causalité entre sa maladie et l’exposition à un ou des toxiques. Pour autant, les substances elles-mêmes sont, de fait, toxiques et ont un pouvoir de réagir en milieu biologique dans l’organisme humain, induisant des mutations susceptibles d’entraîner un processus de cancer. La complexité du vivant résiste, cependant, à une interprétation monocausale simple (voire simpliste) de cette action des toxiques dans l’organisme. Cette complexité est mise à profit par les industriels pour exiger des « preuves », souvent scientifiquement inaccessibles, et, surtout, dénuées de sens face à l’évidence du danger et de risques avérés. Le « paradigme du doute » impose, dans le champ de la santé publique, des règles fondées principalement sur des calculs de probabilité, au détriment d’approches basées, d’une part, sur la réalité des atteintes professionnelles et environnementales, et, d’autre part, sur une pluralité des formes d’expertise.

Mise en contexte

Quelques éléments de connaissance scientifique sur les mécanismes de cancérogénicité et la causalité du cancer[1]

La production de connaissances en santé au travail est, en France, fortement structurée par les enjeux médico-légaux de reconnaissance des pathologies professionnelles, eux-mêmes construits autour d’un schéma monocausal. Pourtant, remettant en cause ce schéma, Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail, insiste sur l’importance de connaissances biologiques qui tiennent compte de processus complexes multicausaux « susceptibles de donner une meilleure compréhension de la genèse des pathologies et, en particulier, des interactions entre les différentes nuisances et contraintes du travail ». Il attire plus spécifiquement l’attention sur les résultats de très nombreux travaux de recherche démontrant le rôle charnière de l’inflammation et du stress oxydant dans plusieurs pathologies liées à différents types de poly-exposition, dont les cancers (Davezies, 2017; Pézerat et al., 1989-90; Expertise collective INSERM, 2008; Jomova et Valko, 2011).

En effet, le savoir accumulé en biologie et toxico-chimie depuis trente ans sur le cancer permet d’affirmer que cette maladie ne répond pas au modèle biologique classique « une cause = un effet ». Le cancer est un processus long, qui dure souvent plusieurs décennies de la vie d’un individu. Ce processus se fait en plusieurs étapes et se développe en interaction avec les expositions simultanées et successives de l’individu à des cancérogènes (dans son milieu de travail et de vie), ainsi que leur inscription dans le développement biologique et vital d’un individu (Picot et Thébaud-Mony, 2015). Depuis une vingtaine d’années, des travaux de recherche en physico-chimie ont montré le rôle du stress oxydant dans les mécanismes de cancérogénèse inorganique, en s’appuyant plus spécifiquement sur le modèle des mécanismes de toxicité des fibres d’amiante en milieu biologique, modèle développé initialement par Henri Pézerat (1989-90), un chercheur français du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).

Toutefois, le modèle dominant de causalité du cancer, sous-jacent aux études épidémiologiques, fait jusqu’à présent l’impasse sur ces connaissances issues d’autres disciplines fondamentales, et s’en tient, le plus souvent, sur une base probabiliste, à la vérification de relations statistiques significatives entre cancer et cancérogène, substance par substance. Pourtant, les résultats de l’enquête permanente du Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Cancers d’Origine Professionnelle (GISCOP 93) menée auprès de patients atteints de cancer, dont le parcours professionnel a été reconstitué, montrent que chez les ouvriers qui constituent la majorité des 1400 patients de l’enquête, la poly-exposition est la règle, et la mono-exposition, l’exception (Thébaud-Mony, 2008 ; Counil et al., 2016). L’absence d’études épidémiologiques sur l’incidence du cancer dans des populations de travailleurs subissant une poly-exposition intense et de longue durée est souvent utilisée par les experts médicaux pour rejeter la demande de reconnaissance en maladie professionnelle, au motif que la relation causale n’est pas démontrée. Que les épidémiologistes ne se soient pas intéressés à la poly-exposition (ou n’aient pas pu la prendre en compte dans leurs modèles) ne peut pourtant pas constituer une absence de preuve d’un lien direct et essentiel entre les cancers — souvent précoces — dont souffrent ces patients et leur exposition professionnelle à de nombreux cancérogènes classés comme tels par le Centre International de Recherche sur le Cancer.

Une autre caractéristique importante des liens entre toxiques et cancer est le fait que l’atteinte par un cancérogène n’a pas un seul organe cible, mais peut léser simultanément ou successivement plusieurs types de cellules au niveau de différents organes. Prenons l’exemple de l’amiante. Des corrélations statistiques significatives ont été établies entre exposition à l’amiante et survenue du mésothéliome de la plèvre, du péritoine ou du péricarde, du cancer broncho-pulmonaire, du cancer du larynx et du pharynx, du cancer des ovaires, du cancer de l’estomac, du cancer colorectal et du cancer du rein (Selikoff et Seidman, 1991). Ceci peut être expliqué par les capacités de pénétration des fibres d’amiante dans ces différents organes et les processus d’atteintes cellulaires mis en évidence par les approches mécanistiques (Pézerat et al., 1989-90; Fubini, 1997).

Enfin, il n’y a pas de « signature » du cancer permettant de « choisir », pour un individu atteint de cancer, entre différents facteurs, à l’exclusion des autres (Epstein, 1978). Sur la base de la propre expérience d’un patient et de la connaissance du processus de production de l’entreprise (ou des entreprises) dans laquelle (lesquelles) il a travaillé, l’histoire de l’exposition à des cancérogènes du patient atteint de cancer peut être reconstituée. Elle permet, non pas d’établir un lien causal avec un agent toxique spécifique, mais de recenser toutes les contaminations qui ont pu porter atteinte à l’intégrité physique de cette personne ainsi que contribuer au développement du cancer dont il souffre. Dans l’histoire corporelle d’un patient atteint de cancer, chacun des différents cancérogènes, auxquels il a été exposé, joue très probablement un rôle — en synergie avec les autres — dans le processus ayant engendré et accéléré le développement de ce cancer.

Les difficultés de reconnaissance des cancers professionnels en vue de l’indemnisation

Introduite par une loi de 1919, la reconnaissance des maladies professionnelles, en France, repose principalement sur une liste de tableaux comportant une ou des pathologies, une liste limitative ou indicative de travaux exposant au produit ou procédé en cause, un délai de prise en charge, séparant la date de fin de l’exposition de la date du diagnostic de la maladie (Code de la Sécurité Sociale, article L461-1 et 2). Un cas de maladie professionnelle répondant aux critères d’un tableau bénéficie, en principe, de la présomption d’imputabilité, ce qui, dans les faits, est loin d’être le cas (Thébaud-Mony, 1991, 2006, 2008). L’adoption d’un nouveau tableau ou la modification d’un tableau déjà existant est l’enjeu d’une négociation entre les partenaires sociaux dans le cadre d’une commission paritaire, sous couvert du ministère du Travail. Si des connaissances scientifiques sont indispensables pour obtenir la création ou la modification d’un tableau, en revanche de nombreuses études et rapports officiels montrent que ces connaissances sont loin d’entraîner l’inscription automatique d’un risque avéré dans le cadre d’un tableau, en particulier concernant les cancers (Mission Bulh-Lambert, 1982). Cette commission paritaire, est composée de représentants du patronat et des organisations syndicales, animée par des représentants de l’État. En principe consultative, elle contrôle, en réalité, la création et/ou la modification des tableaux de maladies professionnelles en France. Le paritarisme y est particulièrement déséquilibré en faveur du patronat, non pas seulement en raison de la présence massive d’experts patronaux en amont de la discussion, mais aussi, du fait même de la difficulté pour les syndicalistes siégeant à la commission de parvenir, avec leurs experts, à une critique de la recherche dominante et de ses représentations (Thébaud-Mony, 1991, 2008 et 2014). Depuis 1993, un système complémentaire permet la reconnaissance hors tableau (Code de la Sécurité Sociale, article L461-2, alinéas 3 et 4). Dans ce cas, la victime doit apporter la preuve d’un lien direct et essentiel entre sa maladie et son travail.

Le travail minier comporte, par essence, une poly-exposition à différents agents toxiques, dont certains sont cancérogènes. Comme indiqué précédemment, de très nombreux travaux de recherches biologiques, toxico-chimiques et cliniques ont démontré l’existence de processus complexes d’interaction de ces toxiques dans l’organisme humain, éclairant la genèse des pathologies cancéreuses observées. Pourtant, les études de cas présentées ci-dessous montrent que, non seulement, ce fait n’est pas admis par les institutions en charge des maladies professionnelles, mais que les connaissances déjà acquises sont continuellement remises en doute.

Méthodologie

Cet article s’appuie sur nos recherches, menées depuis trente ans dans le cadre de plusieurs laboratoires de santé publique et sciences sociales, sur les mécanismes sociaux, culturels, économiques et politiques d’invisibilisation des cancers professionnels (Thébaud-Mony, 2014). L’étude de cas concernant la mine d’or de Salsigne, présentée ci-dessous, a fait partie des monographies d’un programme de recherches sur la reconnaissance des maladies professionnelles en France (Thébaud-Mony, 1991). Chaque monographie a consisté en une double approche : 1- rencontrer les victimes de cancer professionnel, réunir les documents permettant d’instruire et discuter les conditions dans lesquelles leurs dossiers de maladie professionnelle ont été ou non reconnus en maladie professionnelle, en référence aux règles du système de réparation des maladies professionnelles en France; 2- mener des entretiens approfondis avec les acteurs étant intervenus dans le processus de reconnaissance (médecins, responsables et agents des caisses d’assurance-maladie, syndicalistes, militants associatifs, avocats). Un corpus de 248 procédures de reconnaissance en maladie professionnelle a ainsi été analysé, complété par de très nombreux entretiens. La monographie concernant les cancers professionnels dans la mine d’or a répondu à une demande syndicale concernant une situation jugée préoccupante par certains syndicalistes. Elle a porté sur 41 cas de cancer broncho-pulmonaire chez les travailleurs de l’exploitation minière.

L’étude de cas concernant la mine de tungstène a été initiée en réponse à une demande syndicale, dans les années 1985-1988. Le second temps de l’étude de cas (à partir de 2015) répond à la demande d’un collectif citoyen et consiste en une recherche documentaire susceptible d’étayer la démarche engagée en 1985-1988 sur les risques sanitaires associés à l’activité minière à Salau.

Analyse et discussion de deux cas

La mine d’or de Salsigne : des risques connus depuis un siècle, mais toujours mis en doute

Située à Salsigne, et ouverte en 1892 dans une région viticole du sud de la France proche de Carcassonne, la mine d’or de Salsigne a cessé son activité en 2005. Elle constituait la principale activité industrielle de la région. Une mine d’or est considérée comme exploitable lorsqu’elle contient entre 7 et 11 grammes d’or par tonne de minerai. Il faut donc avoir à l’esprit le fait que le minerai est constitué de beaucoup d’autres matières minérales, dont certaines, lorsqu’elles sont transformées en poussières, sont également cancérogènes : c’est le cas de l’arsenic, du quartz (silice cristalline) et du fer[2]. Un des composants majeurs du minerai de Salsigne s’avère être l’arsenic, dont la toxicité est connue depuis l’antiquité. Dans les années 1980, au moment de la réalisation de cette enquête, l’exploitant minier était la société des Mines et Produits chimiques de Salsigne (MPCS).

La connaissance de cancers respiratoires associés à l’exposition aux risques miniers des mines métalliques, en particulier les mines d’or, remonte au 19e siècle (Peller, 1939). De nombreuses études confirment ensuite — tout au long du 20e siècle — l’apparition de cas précoces de cancer broncho-pulmonaire chez les mineurs d’or, et ce, dans différents pays (Kusiak et al., 1991). En France, aucune étude n’est réalisée jusqu’aux années 1980, y compris chez les mineurs d’or de Salsigne.

À cet endroit, la santé des mineurs était prise en charge par un système de santé et de soins relevant d’un organisme spécifique, la Sécurité Sociale Minière (SSM). Au début des années 1980, les médecins traitants de la SSM constatent l’existence précoce de cas de cancer chez ces mineurs. Ce fait est alors confirmé par des thèses de médecine élaborées à partir du recensement exhaustif des cas présents dans le service de pneumologie de Carcassonne où tous les travailleurs des MPCS atteints de cancer pulmonaire ou autre pathologie respiratoire sont pris en charge. Ne connaissant pas la littérature scientifique internationale sur le sujet, les différents acteurs (médecins et syndicalistes) se posent alors la question suivante : Y-a-t-il un lien entre le travail dans l’exploitation des MPCS et cette épidémie de cas de cancer broncho-pulmonaire ? Cette question est le reflet des représentations dominantes en santé publique et santé au travail en France qui implique que, pour chaque mine, chaque usine, chaque population exposée, le lien causal entre l’exposition professionnelle à un ou des cancérogènes connus et le cancer soit « prouvé » à l’aide de méthodes épidémiologiques (Mission Bulh-Lambert, 1982). Pourtant en France, l’arsenic, très présent dans le minerai d’or de Salsigne, fait l’objet d’un tableau de maladie professionnelle N°20 qui, depuis 1942, reconnaît les atteintes liées à l’exposition aux dérivés solubles de l’arsenic, y compris trois types de cancer : 1- Maladie de Bowen; 2- Épithélioma cutané primitif; 3- Angiosarcome du foie. Toutefois, le cancer broncho-pulmonaire n’apparaît pas dans ce tableau.

Dans l’histoire des cancers professionnels à Salsigne, la rencontre entre des syndicalistes inquiets face aux cas de cancer précoces parmi les mineurs, et Henri Pézerat, toxico-chimiste, spécialiste des mécanismes de toxicité des poussières métalliques, va modifier le rapport de force au sein de la Commission des maladies professionnelles. En cette fin des années 1980, Henri Pézerat y siège en tant qu’expert de la centrale syndicale CGT. Il appuie la demande d’inscription des cancers broncho-pulmonaires chez les mineurs et ouvriers des MPCS, demande introduite auprès de la Commission par le médecin du travail du site minier. En référence à des résultats scientifiques spécialisés, mais aussi aux récits des mineurs, Henri Pézerat apporte la confirmation de la toxicité pulmonaire des composés de l’arsenic inscrits au tableau MP n°20, ainsi que leur présence dans l’atmosphère des lieux de travail à Salsigne. Le procédé pyro-métallurgique de traitement du minerai génère indéniablement des poussières arsenicales hautement toxiques. Après discussion et grâce à une unité syndicale rarement acquise sur de tels enjeux, le 19 juin 1985, la Commission des maladies professionnelles donne son accord pour la création d’un tableau de maladie professionnelle n°20bis. Cependant, celui-ci ne prend en compte que les « cancers bronchiques primitifs provoqués par l’inhalation de poussières ou de vapeurs arsenicales », dans le cadre d’une liste très limitative des travaux susceptibles de provoquer cette maladie. Le tableau vise exclusivement les salariés de l’usine de traitement du minerai. Les mineurs de Salsigne — qui n’interviennent pas dans l’unité de pyro-métallurgie — se trouvent, de ce fait, exclus de la reconnaissance du cancer broncho-pulmonaire en maladie professionnelle. En dépit des connaissances scientifiques internationales concernant les cancers broncho-pulmonaires chez les travailleurs des mines d’or, les représentants du patronat exigent une nouvelle étude épidémiologique, avant que toute reconnaissance soit accordée aux cas de cancers broncho-pulmonaires chez les mineurs de Salsigne.

Menée par le CIRC et l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS), une étude épidémiologique de mortalité confirme la relation statistiquement significative entre exposition aux poussières de mines et cancer broncho-pulmonaires chez les mineurs, tout autant que chez les ouvriers de l’usine de traitement du minerai (Simonato et al., 1989). Parallèlement à cette étude épidémiologique, deux autres recherches sont alors engagées. La première en toxico-chimie par l’équipe CNRS dirigée par Henri Pézerat (menée dans le cadre d’une convention avec le ministère de l’Industrie) permet d’identifier trois types de minéraux particulièrement réactifs en milieu biologique et susceptibles de jouer un rôle en cancérogénèse : les poussières de pyrite vieillies (qui concernent tous les mineurs quel que soit leur poste), les poussières fraîchement émises de chlorite et celles de biotite (qui, les unes et les autres, concernent plutôt les mineurs affectés aux postes de foration et de boulonnage). Un autre résultat important concerne les scories vitreuses issues du traitement du minerai, nommées Salsidur, et stockées à l’air libre dans différents endroits du site. Ces scories se montrent également très réactives en milieu biologique (Pézerat, 1990). La seconde étude est menée par une équipe pluridisciplinaire de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) dans le cadre de conventions avec la Sécurité sociale Minière (SSM) du sud-Ouest et le ministère du Travail. Elle a pour but d’étudier, qualitativement, les conditions de déclaration, puis de reconnaissance ou de rejet, des cas de cancer broncho-pulmonaire de travailleurs des MPCS déclarés auprès de la SSM (Monbet et Thébaud-Mony, 1991). Sur les quarante et un cas de cancer broncho-pulmonaire déclarés en maladie professionnelle auprès de la SSM entre février et juin 1987, quinze ouvriers de l’usine de pyro-métallurgie ont été reconnus en maladie professionnelle dans l’année 1988, pour certains à titre posthume. Dix-huit dossiers ont été rejetés en première intention, soit parce qu’il s’agissait de mineurs considérés comme « non exposés », soit parce que le travailleur n’entrait pas dans la liste — étroite — des postes exposés, établie unilatéralement par la direction de l’entreprise. Dans quelques cas, le diagnostic était insuffisamment précis. L’enquête a fait apparaître des atteintes dites « bénignes » — arcenicisme externe (dermatose), perforations de cloison nasale — qui constituent une trace indéniable d’exposition à l’anhydride arsénieux, reconnu cancérogène. Pourtant, aucun suivi systématique des salariés quittant l’usine n’a été mis en place.

En dépit des résultats convergents des trois études, il faudra encore dix ans pour que le cancer broncho-pulmonaire chez les mineurs soit inscrit dans un tableau de maladie professionnelle. Le tableau 20 ter, adopté le 30 avril 1997, a ouvert le droit à la reconnaissance du « cancer bronchique primitif provoqué par l’inhalation de poussières ou de vapeurs renfermant des arséno-pyrites aurifères ». La liste limitative de travaux ne concerne que les travaux miniers dans les mines d’or, sachant que celle de Salsigne était la dernière en France à l’époque. En conclusion de leurs travaux, les chercheurs du CNRS et de l’INSERM impliqués dans ces études ont préconisé auprès des responsables sanitaires, d’une part, la création d’un suivi post-professionnel pour tous les anciens travailleurs des mines et de l’usine (salariés, intérimaires et sous-traitants) et, d’autre part, la création d’un registre départemental des cancers de l’Aude, comportant le parcours professionnel et l’histoire résidentielle de chaque nouveau cas susceptible d’y être inscrit. À partir de ces deux outils de santé publique, il aurait été possible, trente ans plus tard, de faire un bilan assez précis de cette catastrophe sanitaire. Ces recommandations sont, toutefois, demeurées lettre morte.

Au début des années 1990, après avoir arrêté le procédé pyro-métallurgique de traitement du minerai, la direction des MPCS décide d’adopter un procédé à froid d’hydrométallurgie, procédé particulièrement polluant pour l’environnement du fait des boues résiduelles très riches en arsenic et de ses dérivés stockées dans de gigantesques bassins (les « plages ») au sommet de la montagne au nord de Carcassonne. Henri Pézerat avait exprimé son désaccord sur ce mode de traitement, car il considérait que l’accumulation de ces boues, très riches en arsenic facilement mobilisable, représentait un grave danger pour la région. Les faits lui ont donné raison. À plusieurs reprises, les « plages » ont débordé, entraînant une contamination environnementale durable à l’arsenic, mais aussi au cyanure. Anciennement utilisé dans le traitement pyro-métallurgique du minerai, le four a été mis pendant quelques années (et avec une subvention de l’État) à disposition d’un soi-disant « recyclage » de métaux. Ce dernier a provoqué une pollution — également durable — aux métaux lourds (cadmium, plomb, mercure). Cependant, ce cumul de pollutions et l’absence d’une véritable veille sanitaire sur la région a laissé triompher le doute épidémiologique (Dondon et al., 2005). La pollution extensive par les déchets miniers demeure la pomme de discorde d’une région désormais sinistrée pour des siècles (Pujol, 2014). Aucun recensement statistique des cas de cancers reconnus en maladie professionnelle, année par année, n’a été effectué. Ainsi, laissant place au doute sur les effets sanitaires identifiés, l’invisibilité des cancers professionnels liée à l’exploitation aurifère à Salsigne est redevenue totale. En effet, les mineurs et les travailleurs de l’usine atteints de cancer semblent avoir très peu bénéficié de leur droit à la reconnaissance et aucun registre de cancer n’a permis le recensement systématique et, donc, la connaissance de l’incidence des nouveaux cas au fil des années.

Vingt ans après la fermeture, un projet de réouverture de la mine avec exploitation des stériles a été proposé par un exploitant soutenu par les pouvoirs publics, projet qui met en conflit les intérêts financiers privés de cet exploitant et l’intérêt général des populations de travailleurs et de riverains qui auraient à en subir les conséquences sanitaires dans le futur. L’absence de bilan sanitaire empêche les résidents inquiets — et ils sont nombreux — de faire valoir auprès des pouvoirs publics l’argument des dangers d’une éventuelle remise en exploitation du site. La décision politique est, cependant, en suspens.

Une mine de tungstène et… d’amiante

La seconde étude de cas de l’invisibilité des cancers professionnels en milieu minier concerne les risques liés à la présence d’amiante dans une mine de tungstène située dans les Pyrénées françaises, à 30 km au sud de Saint Girons, près des sources du Salat et de la frontière espagnole. Étagé entre 1200 m et 1900 m d’altitude, les affleurements minéralisés ont été découverts en 1961 et exploités entre 1971 et 1986. La teneur en tungstène était de l’ordre de 1 à 2 %. Ce qui signifia l’extraction d’une quantité très importante de roches d’autre nature pour obtenir le tungstène lui-même. Celui-ci se trouve dans une roche particulière (la scheelite), qu’il faut extraire pour ensuite faire subir au minerai un traitement — en utilisant des substances chimiques — afin de séparer le tungstène des autres composants. Les composés du minerai (variétés d’amiante, silice, arsenic, fer) et les produits de traitement (acides forts) entraînent, pour les mineurs, une importante poly-exposition aux cancérogènes. Pendant l’exploitation, la mine de Salau représentait, par an, en moyenne 700 tonnes de scheelite commercialisable pour 60 000 m3 de roches tout-venant extraites. Ces milliers de m3 de roches forment les « stériles » stockées à l’extérieur de la mine.

Selon les travaux de Colette Derré, géologue spécialiste des mines de tungstène et d’étain, dans la partie exploitée du gisement des circulations hydro-thermales ont localement (veinules) et partiellement transformé des pyroxènes en amphibole ferrifère (Derré, 1980). Or, les amphiboles constituent la catégorie d’amiante reconnue comme la plus dangereuse, strictement réglementée, puis interdite dans la plupart des pays industrialisés dès les années 1970-1980. Au Québec, les industriels de l’amiante ont longtemps soutenu que les pathologies associées à l’exposition aux poussières des mines d’amiante chrysotile du Québec étaient dues, non pas au chrysotile lui-même, mais à une contamination du chrysotile par une amphibole, la trémolite. En revanche, à Salau, c’est l’inverse : la présence d’amiante est niée par les industriels qui ont en projet la ré-ouverture de la mine au motif qu’on n’y trouverait pas de chrysotile. Or la trémolite fait partie des variétés d’amiante amphibole présentes dans le minerai de la mine de Salau. Dans cette étude de cas, la chronologie de la production de connaissances sur les risques sanitaires prend toute son importance afin d’éclairer les termes de ce qu’il est possible de qualifier de « vraie fausse controverse », dans laquelle la non reconnaissance des cancers professionnels et autres pathologies liées à l’amiante joue un rôle déterminant.

Au milieu des années 1980, alors que la mine est exploitée depuis 15 ans environ, des cas d’asbestose et de silicose apparaissent chez les mineurs, qui tenteront — vainement dans un premier temps — de se faire reconnaître en maladie professionnelle. Ces pathologies, auxquelles viennent rapidement s’ajouter des cancers broncho-pulmonaires, soulèvent la question de la présence d’amiante dans la mine de Salau. Des prélèvements d’air, effectués par le laboratoire de chimie de la Caisse régionale d’Assurance-maladie d’Aquitaine[3] et le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM)[4], révèlent la présence d’une amphibole — l’actinolite — dans les « skarns » qui contiennent la scheelite (et donc le tungstène), mais aussi de poussières silicogènes. Le directeur de la mine reconnaît la présence d’actinolite dans une proportion d’environ 50% du total des poussières analysées, mais il refuse de considérer cette contamination comme une exposition « suffisante » pour la reconnaissance en maladie professionnelle des mineurs atteints. Ce refus devient, de facto, un motif de rejet par la Caisse d’Assurance-maladie de la demande de reconnaissance en maladie professionnelle des mineurs malades.

Sollicité par les mineurs en soutien de leur demande, Henri Pézerat décide de procéder dans son laboratoire de physico-chimie du CNRS, à l’analyse d’échantillons du minerai de Salau, communiqués par les mineurs ou prélevés dans les stériles de mine accessibles à l’extérieur de la mine, afin de vérifier la présence d’amiante de type amphibole. C’est ainsi qu’il établit deux rapports montrant, non seulement la présence de fibres d’actinolite, mais les mécanismes d’effets sanitaires attendus (Henri Pézerat, 1984, 1986). Dans l’étude de 1984, Henri Pézerat identifie l’actinolite, avec un diagramme des rayons X très proche de celui de la crocidolite, ainsi que la présence de fibres longues et fines. Il souligne alors le caractère inquiétant des résultats d’examen clinique d’une quinzaine de mineurs qui ont subi un lavage broncho-alvéolaire dans lequel la présence de corps asbestosiques a été repérée, ce qui constitue un signe indubitable de la contamination respiratoire de ces mineurs par l’amiante, surtout pour ceux dont la seule exposition plausible est d’avoir travaillé aux travaux de creusement de galeries, puis d’exploitation minière à Salau.

Dans le rapport de 1986, Henri Pézerat présente les résultats de ses analyses et, notamment, la présence d’actinolite dans les échantillons de poussières qu’il a pu analyser. Il montre la convergence des résultats — confirmant la présence d’actinolite — entre ses propres analyses, les travaux géologiques plus anciens, en particulier ceux de Colette Derré, et les études de la composition des poussières dans les prélèvements d’air au sein de la mine en activité, réalisées par le BRGM. Henri Pézerat s’interroge, par la suite, sur les effets toxiques de la contamination pulmonaire par l’actinolite. Pour ce faire, il s’appuie sur les travaux alors internationalement reconnus (dont ceux de son équipe de recherche) selon lesquels le principal facteur de toxicité des fibres d’amiante en milieu biologique est la réactivité de surface qui, elle-même, est « fonction de la composition chimique des particules, de leur structure, de l’étendue de leur surface et de leur durée de vie en milieu pulmonaire, soit dans leur forme cristallochimique originelle soit dans une forme et une nature modifiée » (Henri Pézerat, 1986 : 6). Compte tenu d’une fréquence anormalement élevée de «corps asbestosiques» dans les poumons de mineurs de Salau, il considère hautement probable que la dizaine de cas de fibroses, naissantes ou bien caractérisées, observées sur les 100 ou 150 personnes exposées à Salau depuis moins de 15 ans, est due essentiellement à une forte exposition aux poussières d’actinolite.

Concernant les risques de cancer, Henri Pézerat s’appuie sur les résultats d’études américaines (Coffin et al., 1982) et allemandes (Pott et al., 1982), qui, en expérimentation animale, ont permis de mettre en évidence le potentiel toxique de l’actinolite (du fait de la tendance des fragments de clivage en milieu biologique à se cliver en fibres de petit diamètre augmentant la surface active), et l’apparition de cancers du poumon chez les rats. Henri Pézerat conclut en soulignant que l’activité toxique de l’actinolite en milieu biologique apparaît plus redoutable que celle d’autres variétés d’amiante plus classiques et il éclaire le lien qui doit être reconnu, selon lui, entre ce type d’amiante et les maladies pulmonaires présentées par les mineurs. Après la fermeture de la mine en 1986, quelques mineurs parviendront, avec l’aide d’Henri Pézerat, de médecins traitants et d’une infirmière du travail, à obtenir la reconnaissance en maladie professionnelle de l’asbestose, puis de cancers broncho-pulmonaires. Une grande partie des mineurs issus de l’immigration quittent alors la région et personne ne sait lesquels parmi eux ont souffert de maladies liées à l’amiante.

En 2015, soit 29 ans plus tard, une controverse géologico-sanitaire resurgit avec un projet de réouverture de la mine déposé auprès des services de la préfecture de l’Ariège. Un collectif citoyen, auquel la population locale apporte son soutien, se saisit alors du dossier. Sur la base des travaux réalisés par Henri Pézerat dans les années 1980, mais aussi d’une connaissance de cas d’asbestose et de cancers reconnus issus de témoignages des familles concernées et de professionnels de la santé de la région, ce collectif exprime son opposition à une réouverture de la mine.

L’industriel qui a déposé la demande commandite, de son côté, l’expertise de deux universitaires en géologie concernant la présence d’amiante dans le gisement de Salau. Ils font faire sous constat d’huissier le 27 août 2015, trois prélèvements dans les stériles de la mine de Salau composés des résidus du traitement minier de l’époque de l’exploitation, puis les analysent dans leurs laboratoires en diffraction rayons X, soit la même méthode que celle utilisée par Henri Pézerat. Ils montrent la présence d’actinolite et de trémolite dans les stériles de mine accessibles à l’air libre (Marcoux, 2015, d’Arco, 2015). Cependant, faisant référence à l’amiante chrysotile du Québec — absent du gisement de Salau —, ils nient la présence d’amiante dans celui-ci.

Incontestablement, les résultats d’Henri Pézerat, en 1985, et ceux d’Éric Marcoux et de Philippe d’Arco, en 2015, convergent dans l’identification de la présence d’actinolite et de trémolite dans les stériles de mine. Les divergences se situent au niveau de la caractérisation de ces variétés d’amphiboles en tant qu’amiante et de leur dangerosité. Or l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire, Alimentation, Environnement, Travail (ANSES) a produit, en décembre 2015, un avis d’expertise collective, relatif aux Effets sanitaires et à l’identification des fragments de clivage d’amphiboles issus des matériaux de carrière. Cet avis s’étend, à l’évidence, au site de l’ancienne mine de Salau, qui contient les minéraux concernés par l’expertise

Au plan géologique, il est largement reconnu que l’actinolite et la trémolite font partie des amphiboles, qui elles-mêmes, sont des variétés d’amiante réglementées. Enchassées dans du minérai auquel personne ne touche, ces amphiboles peuvent demeurer « non asbestiformes ». Mais l’ANSES précise justement que « lorsqu’une contrainte mécanique est appliquée sur les roches contenant de l’actinolite ou autre amphibole non asbestiforme homologue des amphiboles réglementées, ces minéraux sont susceptibles de se cliver pour donner des particules plus ou moins allongées appelées fragments de clivage ».

Concernant les risques sanitaires et après expertise des travaux épidémiologiques et toxicologiques, les conclusions de l’expertise de l’ANSES sont les suivantes : 1- les études épidémiologiques ne permettent pas d’exclure un risque pour la santé lié à des fragments de clivage non asbestiformes issus des 5 amphiboles réglementaires (actinolite, anthophyllite, trémolite, grunérite et riébeckite); 2- il n’existe aucune donnée toxicologique scientifique validée permettant d’affirmer que les fragments de clivage sont moins toxiques que leurs homologues asbestiformes; 3- les méthodes d’analyse ne permettent pas de différencier formellement les fragments de clivage des fibres asbestiformes. L’expertise ANSES conclut qu’il y a donc lieu d’appliquer la réglementation amiante en présence de telles particules.

La formulation des conclusions — en double négation — pourrait laisser penser que les études concernant les preuves de toxicité ne sont pas en elles-mêmes suffisamment concluantes pour affirmer la dangerosité des fragments de clivage. Pourtant, les travaux de recherche déjà anciens portant sur les épidémies de maladies respiratoires et cancer sur des sites tels que la mine de Libby dans le Montana (États-Unis), cités dans l’expertise ANSES, sont sans ambiguïté. Mais le doute aurait pu être levé, au niveau épidémiologique, par les travaux de Bauman et al., publiés en 2015. Intitulée La présence d’amiante dans l’environnement naturel liée vraisemblablement aux cas de mésothéliome chez les femmes et les personnes jeunes du Sud du Nevada (Baumann et al., 2015, traduction libre du titre), cette étude épidémiologique montre un lien très significatif entre, d’une part, la pollution environnementale par l’actinolite — entrant au sud du Nevada (États-Unis) dans la composition géologique et minéralogiques des sols et véhiculée par l’air et les rivières — et, d’autre part, l’importante épidémie de mésothéliome chez les femmes (du fait d’une exposition environnementale), mais aussi chez les personnes de moins de 55 ans (du fait d’une exposition environnementale dès l’enfance). Dans cette région sud du Nevada, le taux d’incidence annuelle du mésothéliome chez les moins de 55 ans est de 11,28 par million, contre 2,69 pour la population tous âges dans la même région et 6,7 au niveau national. Cette étude s’appuie sur les registres de cancer, les données du recensement, l’analyse des conditions d’empoussièrement aérien liées à la sècheresse de cette région, ainsi que sur des résultats d’analyse minéralogique de 230 prélèvements effectués en préalable à la construction d’une autoroute. Il s’agit donc d’une étude particulièrement pertinente dans le cadre de l’expertise ANSES, qui ne l’a pourtant pas intégrée au corpus d’études examinées.

Les études épidémiologiques étant par essence probabilistes, il existe de surcroît une autre façon d’aborder la question, à savoir s’intéresser, non pas seulement aux conséquences humaines de l’exposition qui, on le sait, sont différées dans le temps, mais aux propriétés toxicologiques intrinsèques des différents minéraux suspectés. Cette démarche lève également le doute sur la toxicité des amphiboles telles que l’actinolite. La reconstitution chronologique de la production de connaissances sur les mécanismes de toxicité en toxico-chimie inorganique est très éclairante à cet égard. En effet, la France fut une pionnière, grâce aux travaux scientifiques d’Henri Pézerat, de la mise en évidence des mécanismes de toxicité des fibres minérales en milieu biologique dans les années 1980/90. Récusant les seuls effets « longueur de fibre » ou « biopersistence », les travaux de ce chercheur démontrent le rôle de la réactivité de surface des particules ou fibres comme principal facteur de pathogénicité, notamment par un phénomène devenu central dans la compréhension de très nombreux processus pathogènes, à savoir le « stress oxydant » (Pézerat, 2009). Ce résultat fondamental fait aujourd’hui très largement consensus dans la communauté scientifique (Davezies, 2017).

Dans la continuité des études mécanistiques menées par Henri Pézerat, des chercheurs italiens en toxicochimie et en épidémiologie de Turin démontrent une concordance avec leurs résultats d’études. Dans le cadre de celles-ci, le rôle de la réactivité de surface de la fibre en milieu biologique est démontré, confirmant l’importance du mécanisme de stress oxydant à l’oeuvre dans la genèse des pathologies associées à l’exposition à l’amiante. En 2005, la publication de ces résultats apporte la démonstration de la toxicité d’une amphibole non classique et corrobore les résultats de l’ensemble des travaux épidémiologiques cités dans l’expertise ANSES, qu’il s’agisse de minéraux « asbestiformes » ou « non asbestiformes ». Les travaux italiens confirment pour la balangerite, autre variété d’amphibole, un potentiel toxicochimique semblable, voire supérieur, à celui de la crocidolite, amphibole dont la toxicité ne fait plus de doute pour personne (Groppo et al., 2005). Le mécanisme de réactivité de surface en milieu biologique apparaît identique (Turci et al., 2005). Enfin, les chercheurs italiens montrent que la balangérite comme la crocidolite, introduite en milieu biologique, bloque un des principaux mécanismes de défense de l’organisme contre ce processus pathogène (Gazzano et al., 2005). Cependant, ces résultats n’ont pas été pris en compte dans l’expertise ANSES. Or, ils peuvent être rapprochés des tous premiers travaux menés à ce sujet par Henri Pézerat en 1985, et ils apportent une validation de son analyse des échantillons de la mine de Salau, contenant de l’actinolite. Ainsi l’expertise collective de l’ANSES aurait-elle pu déboucher sur une concordance beaucoup plus précise des données toxicologiques et épidémiologiques disponibles, lui permettant, non pas de conclure par cette double négation qui maintient le doute, mais par une reconnaissance du caractère très préoccupant de la présence d’amphiboles dans les mines et carrières françaises.

Le 10 février 2017, arbitrant au plus haut niveau de l’État, le premier ministre, Bernard Cazeneuve, a donné l’autorisation du permis d’exploration minière, sous réserve qu’une « expertise indépendante » lève le doute sur le risque amiantifère. Ainsi, en dépit de l’ensemble des connaissances portées au dossier par les chercheurs, le doute a triomphé, doute fondé sur une carence importante de la santé publique française. Alors qu’après la fermeture de l’exploitation, une grande partie des mineurs, issus de l’immigration, a quitté la région ou la France, et que, comme pour Salsigne, la SSM ne publie pas de statistiques sur les cas déclarés et reconnus en maladie professionnelle, aucun suivi des ex-mineurs et aucun recensement systématique des victimes à partir d’un registre des cancers de l’Ariège n’ont été mis en oeuvre. Au fil des années, les cas de cancer incidents et leur répartition dans la population qui a subi l’exposition n’ont donc pas été identifiés. Ainsi, au niveau institutionnel, l’invisibilité des maladies professionnelles chez les mineurs de Salau est totale, les connaissances apportées par la population, les médecins et les chercheur.e.s ayant mené les études des années 1980 ne sont pas considérées comme « probantes ». Le collectif citoyen prépare un recours en justice pour tenter d’obtenir l’annulation de la décision.

Conclusion

En dépit d’une expérience séculaire des risques miniers, le paradigme du doute qui domine la santé publique permet aux industriels, mais aussi aux acteurs étatiques — aujourd’hui comme hier — de s’appuyer sur l’incertitude afin d’envisager favorablement la réouverture de sites miniers dans des régions habitées, cela sans prise en compte des enjeux sanitaires. L’un des principaux points d’appui de cette incertitude indéfiniment reconduite réside dans l’invisibilité des pathologies liées au travail, en particulier des cancers professionnels. Les carences de la santé publique française, que ce soit en matière de registres de cancer, de suivis des personnes exposées, de reconnaissance du caractère professionnel des cancers chez les patients ayant subi une exposition aux cancérogènes, — font obstacle à toute démarche de retour d’expérience concernant les conséquences de dangers avérés et connus depuis des décennies, tels que l’amiante et l’arsenic, pour ne citer qu’eux.

Ainsi se renouvellent, décennie après décennie, ces « vraies fausses controverses » qui remettent en débat et en doute, des connaissances indubitables sur les conséquences sanitaires des risques industriels. Les décisions politiques susceptibles de protéger la population contre ces dangers sont différées en attendant les « preuves » inatteignables de conséquences sanitaires répondant au schéma traditionnel « une cause = un effet ». Il s’agit de « fausses controverses », dans le sens où la toxicité des substances ne faisant aucun doute, la discussion porte sur une quête de ‘preuves’ reposant sur un schéma monocausal reconnu scientifiquement comme inapproprié dans le cas des pathologies cancéreuses.

Les études de cas présentées dans cet article montrent que, face à des réalités sanitaires, économiques et sociales complexes, des démarches scientifiques pluridisciplinaires menées en coopération avec les principaux concernés sont possibles, alliant des travaux des sciences de la terre (géologie), des sciences de la vie (toxico-chimie) et des sciences sociales (sociologie, droit, histoire), en lien avec une pratique médicale qui prend en considération les conditions de travail des patients.

L’épidémie de cancer ne cesse de progresser, atteignant une incidence estimée de 385 000 nouveaux cas par an en France. Mais l’invisibilité socialement construite des victimes de cancer professionnel et l’absence de volonté politique en matière de santé publique de les prendre en compte font obstacle à la mise en place de stratégies de prévention. Face à ce qui apparaît comme des impératifs économiques, le doute sur les effets sanitaires des risques industriels favorise encore actuellement la poursuite de conditions de production des cancers du futur, en particulier, chez les premiers concernés par l’exposition aux cancérogènes, à savoir les travailleurs.