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Pour la grande majorité de ses lecteurs, le nom de Gilles Marcotte reste attaché à la littérature contemporaine. S’il fut, et c’est incontestable, l’un des plus fidèles et des plus exigeants compagnons de route de la littérature québécoise de la seconde moitié du xxe siècle, il s’intéressa également et très tôt à l’histoire de cette jeune littérature et se pencha à maintes reprises, non sans réserve faut-il préciser, sur la production littéraire du siècle précédent, réserve que le temps et les relectures vont contribuer non pas à lever entièrement mais à fortement atténuer. C’est ce xixe siècle qui nous intéressera ici, celui de Gilles Marcotte, celui qu’il donne à lire, compose et recompose à partir de quelques figures-phares, notamment celles d’Octave Crémazie et de François-Xavier Garneau.

Après avoir malicieusement rappelé, dans sa Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise[1], publiée en 2006, que Berthelot Brunet « aurait souhaité abolir d’un trait de plume notre lourd dix-neuvième siècle pour arriver très vite à ses contemporains », Gilles Marcotte parvient à sauver de ce désert un seul écrivain : « j’aperçois dans ce siècle en fait pas toujours excitant, du moins pour le littéraire, un écrivain, un vrai. Il s’appelle Octave Crémazie[2]. » Au demeurant, ce n’est pas l’oeuvre du poète qui retient l’attention de l’anthologiste, mais bien celle de l’épistolier, plus précisément un bref extrait d’une des nombreuses lettres qu’il a adressées à son ami et éditeur l’abbé Henri-Raymond Casgrain, celle du 10 avril 1866[3] dans laquelle Crémazie avoue à son correspondant qu’il est « mort maintenant à l’existence littéraire[4] ». À cette lettre, comme à l’ensemble de la correspondance de Crémazie, Marcotte reviendra à de multiples reprises au cours de sa carrière, comme s’il n’arrivait pas à en épuiser le sens, comme si elle lui parlait de façon insistante, intime, non seulement de Crémazie et des écrivains de son époque, mais également et plus profondément, du désir et des difficultés d’être écrivain.

À la fin des années 1950, alors qu’il est scénariste-recherchiste à l’Office national du film (ONF), à une époque où pour les Québécois instruits la littérature ne pouvait venir que de France, Marcotte signe deux longs articles – « Brève histoire du roman canadien-français » et « Une poésie d’exil[5] » qui proposent une relecture thématique des origines et de l’évolution de la production littéraire canadienne-française. Du côté du roman, les commencements lui paraissent bien ingrats : « le Canadien français de 1870 demeure, malgré de beaux discours, malgré les oripeaux historiques dont il s’affuble, un homme menacé et divisé, au point de n’offrir aucune prise à la sublimation romanesque[6] ». De cette naissance difficile et de ce désert, Marcotte sauvera peu, un seul roman, Les anciens Canadiens, parce que, écrit-il, celui-ci témoigne, « par les chemins tout personnels de la mémoire, d’un courage, d’une gaieté, d’un appétit de vivre, qui furent peut-être les raisons les plus décisives de la survivance canadienne-française[7] ». Quant à la poésie, aux poètes de l’École de Québec qui, inspirés par l’historien Garneau, « prophète d’un avenir garanti par l’Histoire[8] », ils donnent à peu près tous, selon le jeune critique, « dans le grandiose, le toujours-noble, l’héroïque et, fatalement, le boursouflé[9] ». Autant les romanciers que les poètes lui semblent souffrir d’un cruel manque d’art, de lucidité et de modestie, et se complaire dans le ressassement d’un passé paralysant.

Cinq ans plus tard, le constat reste le même. Dans « L’expérience du vertige dans le roman canadien-français », texte publié initialement en 1963, trois ans avant que Marcotte ne devienne professeur au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, il imagine un lecteur étranger découvrant la littérature du Québec. Aucun roman ne parvient à satisfaire ce « lecteur français – que nous avons voulu sévère, exigeant, impatient. […] Lui donnerons-nous tort ? Soyons tout à fait honnêtes et avouons que nous avons parfois ressenti, devant le roman canadien-français, le même sentiment d’impatience[10]. » En quête des sources de ce vertige « extrême » que porteraient les oeuvres d’ici, il se tourne brièvement vers les écrivains du xixe où il ne retrouve encore qu’ennui et absence de valeurs, d’idées-forces « qui pourraient fonder une vie nouvelle[11] ». Si on doit s’intéresser à ces écrivains, que le jeune critique range volontiers dans la « caste des illisibles » tout en persistant à les proposer à la lecture, cela ne peut être que pour des raisons qui n’ont qu’un rapport lointain, indirect à la littérature, parce que leurs oeuvres, aussi maladroites soient-elles, appartiennent à notre passé et qu’elles parlent de nous. En ouverture du premier article qu’il consacre à Crémazie, en 1955, il écrit que les écrivains du passé

ont leur mot à dire dans les débats de la conscience canadienne-française ; ils l’ont dit du mieux qu’ils pouvaient, et si la pauvreté de leurs moyens littéraires rend à nos yeux leur oeuvre caduque, c’est peut-être que nous ne savons pas les lire, que nous ne savons pas déceler derrière leurs pauvres mots une réalité à laquelle nous demeurons présents. Par leurs thèmes du moins ils nous sont beaucoup moins étrangers que nous ne voudrions le croire[12].

On reconnaît là le vocabulaire et les préoccupations d’une époque encore très imprégnée par le personnalisme d’Emmanuel Mounier et les idées de la revue La relève. Tout en partageant les idées de son temps sur les problèmes de la société canadienne-française et la faible valeur de sa jeune littérature, le jeune Marcotte n’hésite cependant jamais à se confronter aux oeuvres du passé, à entrer dans les textes, à proposer des analyses et à croire à un possible avenir pour les lettres canadiennes-françaises.

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Dans « Le double exil d’Octave Crémazie », Marcotte relève le fort sentiment de solitude et de déracinement qui se dégage de la poésie de celui qui fut célébré comme le premier poète national. Il cite des vers, établit des parallèles avec des oeuvres contemporaines, notamment celle d’Anne Hébert, rappelle la culture de Crémazie, la grande connaissance qu’il avait de la littérature française, mais également des littératures étrangères. Son malheur, inséparable du drame de sa société, fut, selon Marcotte, d’avoir été un être divisé, séparé de sa véritable patrie : « Comme écrivain, toutes ses racines étaient ailleurs, et son propre pays ne pouvait lui apparaître que comme une terre stérile. Il n’est pas l’homme d’ici, pleinement accordé à sa condition[13]. » Cet état de solitude pétrie de nostalgie constituerait la première forme de son exil. La seconde, son exil parisien, qui retiendra tant Marcotte dans les années 1980 et 1990, n’est abordée que furtivement. De la correspondance, il se contente de signaler qu’elle est « insuffisamment connue » et qu’elle montre en Crémazie « un prosateur de bonne classe, beaucoup plus près de nous, beaucoup plus lisible aujourd’hui que le poète[14] ». Il en donne comme preuve un bref extrait d’une lettre adressée à sa mère où le poète écrit « si je dois rester toujours en exil, mieux vaut qu’ils [mes amis] soient morts pour moi comme je suis mort pour eux[15] ». Cette seconde facette de l’exil de Crémazie paraît alors se limiter à représenter le « parfait symbole du drame canadien-français[16] ». L’interprétation de Marcotte reste donc encore collective, fortement liée à l’histoire de la nation même si la singularité du parcours de Crémazie se situe au premier plan de l’analyse. On peut imaginer le nombre de relectures, les heures de réflexion qu’il lui aura fallu pour être en mesure de proposer trente ans plus tard cette autre lecture de l’aventure littéraire de Crémazie :

Il m’arrive de penser qu’Octave Crémazie est le seul véritable écrivain du dix-neuvième siècle québécois, ou si l’on veut le seul en qui se réunissent les traits essentiels du mythe moderne de l’écrivain. […] [P]récisément parce qu’il n’a pas fait oeuvre, parce qu’il n’a pas pu écrire à la hauteur de ses ambitions, parce qu’entre la rêverie et l’existence quotidienne (ou sociale) s’était ouverte pour lui une béance impossible à combler[17].

Dans cet article, Marcotte évoque plusieurs lettres de Crémazie à Casgrain, insiste particulièrement sur celle du 29 janvier 1867, seul texte du xixe qu’il retient dans sa Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise, lettre dans laquelle selon Marcotte « Crémazie, discutant le projet d’une littérature nationale, se tourne vers les instances individuelles, matérielles, et nous donne en quelques pages une véritable sociologie du fait littéraire[18] ». Non seulement Crémazie incarne-t-il aux yeux de Marcotte le seul véritable écrivain du xixe, mais également, « le seul véritable lecteur peut-être de son siècle » car « [l]ire c’est refuser le même, l’identique, la coïncidence, l’intérêt tribal : c’est prendre distance[19] ». Ce texte, comme plusieurs interventions de Marcotte dans les années 1980, n’est pas exempt d’une charge polémique à l’endroit de projets de recherche qui sont alors depuis le début des années 1970 à inventorier l’ensemble du patrimoine littéraire du Québec[20].

Marcotte n’a jamais caché sa méfiance à l’endroit d’un nationalisme littéraire qui tendait selon lui à « gonfler » la dimension communautaire de la littérature québécoise au détriment de la valeur esthétique et de la singularité des oeuvres. Dans l’introduction à Littérature et circonstances, recueil qui rassemble plusieurs textes qu’il a consacrés à la question, notamment « Institutions et courant d’air », il développe l’idée selon laquelle depuis Casgrain « l’institution précède les oeuvres au Québec, se crée dans une indépendance relative par rapport aux oeuvres, elle a préséance sur les oeuvres[21] ». Sans surprise, il fait appel à Crémazie, qu’il décrit comme « un homme remarquablement intelligent, lucide, pourvu d’une vaste culture », pour démontrer les tenants et aboutissants de ce qu’il considère comme une enflure institutionnelle :

C’est pourquoi, notamment, Octave Crémazie décidera de ne pas terminer sa « Promenade de trois morts », l’immense poème auquel il travaille depuis tant d’années. Les idées qui l’animent : réalisme, fantaisie, rêve, relativité du beau – qui sont la transposition littéraire de l’individualisme libéral – ne trouvent aucun écho dans l’institution littéraire de type régional, essentiellement communautaire, qui s’est imposée au Canada français[22].

Et il précise au bénéfice de ceux qui n’auraient pas bien saisi la distinction qu’il souhaitait établir : « La littérature nationale, au sens où l’entend Crémazie, est d’abord littérature ; la littérature que nous avons appelée familiale, est d’abord familiale[23]. » Ces débats sur la valeur de la littérature québécoise et sa relative reconnaissance à l’extérieur du Québec ne sont évidemment pas étrangers au dialogue de plus en plus intime que Marcotte engage avec Crémazie, dialogue qui ira jusqu’à emprunter la forme épistolaire :

Je vous écris, cher monsieur, pour vous dire ma haute considération ; et, plus outre, oui je l’ose, mon affection, une affection en quelque sorte filiale qui n’a cessé de grandir en moi depuis que j’ai lu pour la première fois votre lettre [celle du 29 janvier 1867] et celles qui l’entourent dans l’édition Casgrain[24].

Dans cette lettre fictive, insérée dans un recueil de nouvelles au titre significatif, La vie réelle, Marcotte s’intéresse aux aspects les moins glorieux de l’existence de Crémazie : c’est l’exilé, celui qui doit vivre sous une fausse identité, l’homme souffrant et cerné de solitude qui touche Marcotte, et non le poète national célébré par Casgrain et la petite faune littéraire de l’époque. Le contexte d’énonciation de cette lettre fictive mérite d’être rappelé. L’auteur – l’alter ego de Marcotte en bien des aspects, notamment dans ses vues sur l’institution littéraire québécoise – écrit à Crémazie « au sortir d’un colloque sur la littérature québécoise » qui réunissait divers organismes voués à la défense et promotion de la littérature québécoise, des dignitaires et « quelques dizaines de professeurs et à peine moins d’écrivains ». Si la tenue de cet événement semble vouloir donner raison à Casgrain, « le claironnant prophète », l’épistolier imagine Crémazie plutôt indifférent : « Vous restez là, près de la porte-fenêtre, à écouter les orateurs qui discourent sur les problèmes de la littérature québécoise. Vous faites le mort. Vous avez l’habitude[25]. »

Rapidement le ton de la lettre change et le propos après une brève interruption, imposée par une visite de l’épistolier à son médecin, délaisse la question des destinées collectives pour se faire plus attentif aux mouvements de la vie intérieure. La crainte de la maladie suscite comme tout naturellement des considérations plus personnelles et ramène au premier plan le chef-d’oeuvre inachevé de Crémazie, la « Promenade de trois morts ». Marcotte se penche à nouveau sur la rencontre entre le jeune mort et le Ver, comme il l’avait fait en 1955, ce Ver qui « connaît bien la vie, les trahisons, les déceptions, les vanités en tous genres[26] » et ce jeune mort, figure idéalisée du poète, qui demande à mourir davantage et qui même s’il a fait ses adieux à la poésie en ressent encore parfois la morsure « comme la jambe à l’amputé[27] ». « Qu’est-ce qu’on devient, Octave Crémazie, quand on a cessé d’écrire[28] ? » La question taraude l’épistolier, lui-même écrivain qui, bien qu’il enseigne dans un collège, « ne vi[t] à peu près que pour écrire », auteur de « huit romans en un peu plus de vingt ans, assez bien reçus par la critique ; celle du Québec bien entendu, [s]es livres n’[ayant] jamais passé la frontière, encore moins l’Atlantique[29] ». Le choix du silence qu’a fait Crémazie, la disparition assumée de son « je » dans « Journal du siège de Paris » comme dans « la correspondance africaine de Rimbaud », fascine le professeur-écrivain au point où il souhaite avant de mourir pouvoir

écrire quelques pages encore, mais des pages semblables à [celles de Crémazie], celles du Journal du siège de Paris, sans complaisance dans le malheur et sans espoir de publication. Quelque chose de vrai, d’irréprochablement vrai, qu’[il] n’aurai[t] le besoin ou la tentation de montrer à personne[30].

Savant mélange de fiction et de récit de soi, la « Lettre à Octave Crémazie » prolonge les interrogations de Marcotte sur les destinées de la littérature québécoise, mais également sur l’acte d’écrire et sur ce que c’est véritablement que d’être écrivain, « la littérature [étant] la chose la plus fragile et la plus forte du monde[31] ». Dans ses entretiens avec Pierre Popovic, Marcotte précise que l’idée de ce texte est née du désir de « nouer un rapport non seulement intellectuel, mais affectif, avec une des figures les plus riches, les plus lourdes de sens, de notre culture[32] ». Cette nouvelle approche que Marcotte développe progressivement à l’égard de l’oeuvre de Crémazie – une approche plus sensible et très libre qui fait davantage appel aux ressources de l’écrivain qu’à celles de l’historien de la littérature – caractérise l’ensemble des textes qu’il consacre aux oeuvres québécoises du passé dans les années 1980 et surtout 1990. On peut penser que sa participation à des projets collectifs comme l’Anthologie de la littérature québécoise, Montréal imaginaire ou encore la préparation d’un dossier sur François-Xavier Garneau pour la revue Études françaises l’ont amené à se replonger dans le corpus du xixe siècle, à découvrir des textes, à en discuter avec des collègues et des étudiants associés à ces projets, mais dans une disposition d’esprit très différente de celle qui avait présidé à ses premières lectures plus historiennes de ce grand siècle mal aimé au Québec.

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Au cours des années 1990, en plus de diriger la publication de l’Anthologie de la littérature québécoise dont le second volume est consacré aux années 1760-1895 et de codiriger avec Pierre Nepveu le collectif Montréal imaginaire. Ville et littérature, Marcotte signe plusieurs textes sur la littérature québécoise du xixe siècle[33], dont certains très étoffés, comme « Mystères de Montréal : la ville dans le roman populaire au xixe siècle ». Outre la postface à la réédition des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, la grande majorité de ces textes offre la particularité d’être consacrée à des oeuvres obscures, mineures ou à des écrits généralement exclus des études littéraires, qui relèvent du genre du roman populaire ou encore de la chronique, que Marcotte qualifie de « genre ambigu », « mi reportage mi récit, exercice d’observation en même temps qu’effusion personnelle[34] » dans un article consacré à un texte d’Hector Fabre. Cela donne à penser que Marcotte ne trouvant pas son bonheur de lecteur dans les oeuvres consacrées du xixe siècle québécois s’est tourné avec un plaisir sans doute un peu coupable vers des écrits en prose, des textes relevant à la fois de la méditation et de l’échange, comme la lettre et la chronique, textes sans prétention ni prestige littéraire. Ces genres modestes tout en demi-teintes lui semblaient sans doute mieux accordés aux désirs des écrivains et aux limites que leur imposait le milieu canadien-français d’alors. Ainsi écrit-il à propos des romans qui mettent en scène la ville :

À lire la littérature « respectable » de la deuxième moitié du xixe siècle, on a parfois l’impression que Montréal existe de plus en plus, mais sans ses habitants. Si l’on veut avoir de leurs nouvelles, il faut se plonger dans le roman populaire, le feuilleton[35].

C’est en somme un tout autre xixe siècle qu’il découvre avec le temps, un xixe qui l’étonne, l’amuse par moments[36] et l’émeut de plus en plus si l’on en juge par ses dernières évocations de Crémazie et de François-Xavier Garneau. Avec Robert Melançon, Marcotte aurait sans doute pu soutenir « que les classiques québécois se trouvent plus probablement dans des textes qui échappent aux catégories habituelles du littéraire que dans des poèmes et des romans sans intérêt auxquels on consacre tant de recherches par un inexplicable masochisme[37] ». Les nombreux textes qu’il consacre à l’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau vont également dans ce sens. Si l’on tient depuis longtemps l’oeuvre de Garneau comme fondatrice à l’égard du mouvement littéraire de 1860, jamais encore n’avait-on abordé avec tant d’attention l’historien comme un véritable écrivain, un prosateur qui a choisi comme Crémazie de s’effacer, de disparaître « comme sujet écrivant » : « Répétons-le : c’est un texte que nous proposons à la lecture, celui de François-Xavier Garneau, et il doit être lu comme un récit, non comme un manuel[38] », écrit-il dans la préface qui accompagne la réédition en poche du « Discours préliminaire » et les « Livres I et II » de l’Histoire du Canada de 1845. Outre cette préface, Marcotte a également publié trois articles sur l’oeuvre de Garneau dont le plus approfondi s’intitule « La voie honorable », en référence à « La voie royale », celle qu’emprunte le peuple souverain chez Michelet[39].

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Cet article, « La voie honorable de François-Xavier Garneau[40] », publié initialement dans la revue Études françaises, clôt significativement le dernier livre publié par Marcotte en 2009, La littérature est inutile. Ce texte puissant, autant par la qualité de son érudition que par l’originalité de la lecture qu’il propose, offre une remarquable synthèse des motifs qui fondent sa lecture de la littérature québécoise du xixe siècle, motifs que sa fréquentation de la correspondance de Crémazie a beaucoup contribué à préciser. Il est remarquable d’ailleurs de constater combien Crémazie est présent dans ce texte consacré au parcours et à l’oeuvre de François-Xavier Garneau :

Réunissons-les [Crémazie et Garneau] sous le signe de la prose, c’est-à-dire d’une rigueur qui tient à distance les prestiges de la trop complaisante poésie, des voies royales trop facilement convoquées. L’un et l’autre écrivain ont rêvé de grandeur, pour eux-mêmes et pour leur pays. Ils savaient en quelle estime on tenait en France là-bas les grands écrivains […]. Ils ont écrit, comme tout un chacun, des poèmes d’inspiration poétique. Mais quand ils arrivent à l’écriture, à la véritable écriture, c’est un paysage rude qu’ils contemplent, et qui impose des limites sévères à l’espérance[41].

C’est ainsi que le xixe siècle littéraire québécois apparaît de plus en plus clairement aux yeux de Marcotte : quelques véritables écrivains – beaucoup moins nombreux que ce que l’histoire littéraire a l’habitude de retenir –, mais passionnés de littérature et animés par un profond désir de faire oeuvre, des écrivains qui se heurtent aux insuffisances matérielles et intellectuelles de leur société et choisissent en toute lucidité de se fondre, de disparaître derrière des formes d’énonciation privative, pour employer les mots de Barthes[42], ainsi que le fera Crémazie en 1870 dans son « Journal du siège de Paris », après avoir abandonné le projet de terminer la « Promenade de trois morts », et ainsi que le fait Garneau après avoir renoncé à la poésie et au rêve qu’il caressait de devenir écrivain :

Je ne m’interdis pas de penser que François-Xavier Garneau est devenu historien, non pas seulement après la poésie […], mais contre la poésie, comme Jules Michelet s’est fait historien contre le roman. Garneau ne s’est pas expliqué là-dessus, comme Michelet l’a fait abondamment. À vrai dire, il ne s’est expliqué sur rien. Comme sujet écrivain, Garneau s’efface, se rature lui-même, aussi complètement qu’il le peut. Mais nous savons, depuis Roland Barthes au moins, qu’une telle rature renvoie à une illusion, l’« illusion référentielle » qui masque toutes sortes de compromissions personnelles[43].

Pour Marcotte, ces compromissions résultent du choc violent provoqué par la rencontre entre des ambitions personnelles et les limites imposées par une petite société engagée dans une lutte pour sa survie. Il les décrit comme « une étrange violence, celle que le principe de réalité fait subir au désir[44] ».

Prolongeant le parallèle entre Crémazie et Garneau, Marcotte note que chez l’un et l’autre « la “voie honorable” passe par l’aveu et presque la revendication – nous y revenons – d’une pauvreté[45] ». Ce thème de la pauvreté s’impose de façon particulièrement insistante dans les derniers textes qu’il consacre à la littérature québécoise du xixe siècle. Une pauvreté qui est celle de la société canadienne-française d’alors, mais qui par une sorte d’effet d’osmose se trouve à s’incarner dans le style des écrivains les plus lucides quant à leurs chances de se réaliser comme écrivains : « Est-il possible de croire que cette pauvreté, inscrite dans toutes les données de sa situation, Garneau l’ait choisie, en ait fait un style[46] ? » Dans Les livres et les jours, une sorte de carnet qui regroupe des notes prises entre 1983 et 2001, Marcotte revient sur le sujet :

Je pense à François-Xavier Garneau, qui avait en lui un remarquable pouvoir de décision personnelle, et qui pourtant s’est refusé à l’affirmation forte. Ce jeune homme pauvre qui s’offre un séjour en Europe avec ses propres économies, au milieu du dix-neuvième siècle, ne cesse pas de m’étonner. […] Son Histoire est un des livres les moins colorés que je connaisse, un livre gris, presque anonyme. Une force, pourtant : celle qui se concentre à l’extrémité du dire, là où il risque sans cesse de s’exténuer[47].

Plus loin, comparant le style sobre de Garneau au style flamboyant du chanoine Groulx, Marcotte écrit : « Auprès de lui, François-Xavier Garneau fait figure de pauvre, sinon pauvre figure. Pauvre de science, pauvre de confiance […], pauvre de langue[48]. » Cette pauvreté natale, Marcotte ne l’aborde jamais de haut ni de loin. Il la reconnaît même comme sienne dans ses entretiens avec Pierre Popovic : « Ma façon d’écrire vient en somme d’un sentiment de pauvreté. Écrire, pour moi, ça n’a pas été vaincre une langue apprise, me départir d’une langue que j’aurais perçue comme étrangère, mais triompher d’un manque[49]. » Cette pauvreté, qui se tient à la frontière du silence et qui préfère la voix de la sobriété et du dépouillement à celle des trompettes épiques ou messianiques, peut même s’étendre à l’expérience d’un écrivain improbable, avec lequel Marcotte n’avait aucune affinité, mais qui par la littérature, cette chose à la fois inutile et essentielle, a tenté un moment, un court moment, d’échapper à sa condition et à l’étroitesse de son monde.

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« Dans la tête de Patrice Lacombe » est le texte le plus étonnant que Marcotte a consacré au xixe siècle. Un texte de fiction qui met en scène l’auteur de La terre paternelle, le notaire montréalais Patrice Lacombe, qui ne publia que ce seul roman sous le couvert de l’anonymat. Publié initialement en février 1846 dans « L’Album littéraire et musical » de La Revue canadienne, le texte est repris deux ans plus tard dans le Répertoire national de James Huston, ce qui lui évita de sombrer dans l’oubli, comme tant de textes publiés dans la presse à l’époque. À l’évidence, cette oeuvre aussi terne que brève, qui décrit la ville comme un lieu de perdition et inaugure au Canada la longue et fructueuse série des romans de moeurs paysannes, avait tout pour déplaire à Gilles Marcotte. Aussi n’est-ce pas tant sur le roman lui-même qu’il se penche, encore qu’il accorde beaucoup d’attention à l’harmonie toute classique de son incipit, mais bien sur l’auteur lui-même, sur ces moments où il est à sa table de travail. Marcotte imagine ce que cette expérience a pu produire chez un homme que l’on ne peut concevoir que comme conformiste et peu doué pour la rêverie. Il se met littéralement dans la tête de Patrice Lacombe, tente de pénétrer au plus près les pensées qui ont pu être celles du notaire au moment où le soir, à l’insu de son épouse, il écrit les toutes premières lignes de son roman :

Vous rêvez, Monsieur le notaire, Monsieur l’écrivain, Monsieur Lacombe. Vous vous sentez à l’étroit dans le salon de la rue de Lagauchetière, peut-être aussi dans les travaux que vous faites – avec une parfaite compétence – pour les Messieurs de Saint-Sulpice. Le paysage de votre première phrase […] appartient moins, en ce moment, à la géographie qu’à votre âme[50].

Progressivement le calme que l’écriture avait installé en lui se voit compromis par l’arrivée de fantômes qui envahissent son âme par milliers :

L’écriture devait faire le silence et voici qu’elle fait un bruit d’enfer, réveillant des souvenirs, des impressions, des désirs, un tumulte dont Monsieur Lacombe n’a que faire, et dans lequel il se débat maintenant avec un morne désespoir. Sortir, il faut qu’il sorte[51] !…

Patrice Lacombe résistera, bien entendu, aux chants des sirènes (son roman le révèle assez clairement), mais il les aura entendues et il aura éprouvé même brièvement la joie et les dangers de l’aventure littéraire. Dans cette nouvelle, comme dans les textes sur Crémazie et Garneau, c’est moins la perspective historique qui prime, l’approche collective que le rapport à l’écrivain singulier, le rapport à l’expérience de création vécue dans la solitude par un homme (ou une femme), qu’il soit du xixe ou du xxe siècle. Ce regard rapproché est également celui que Marcotte privilégie dans son dernier essai La littérature est inutile, où il s’agit pour lui de dire ce qui lui importe en littérature.

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Dans Les livres et les jours, pages d’écriture intime, Marcotte avoue que certaines lettres de Crémazie, « quatre ou cinq lettres », font partie des oeuvres qui « [l]e touchent personnellement, au vif, dans la littérature québécoise[52] », tout en précisant qu’il ne s’agit en rien d’un palmarès des oeuvres qui l’ont nourri :

Il s’agit d’autre chose, ici, qui est d’un ordre tout à fait personnel, intime, lié à des circonstances précises de ma vie. Des textes qui me parlent : qui me parlent à moi, mais aussi qui parlent ce que je suis, ce que je veux être, ce que je rêve d’être[53].

Pourtant dans ses entretiens avec Pierre Popovic, il ne peut s’empêcher d’évoquer Crémazie comme « un des pères, des “vieux tousseux” les plus célèbres de la littérature québécoise[54] », comme si le rire s’imposait dans les conversations sérieuses, et que l’émotion suscitée par la lecture, la méditation sur ces figures d’écrivains du xixe restait difficilement avouable autrement que par le détour ironique, par la mise en fiction ou encore à travers les notations diaristiques, comme il s’y autorise dans Les livres et les jours. Comme si cette « pauvreté » culturelle, si difficile à assumer, comme l’a bien vu Yvon Rivard[55], ne pouvait être abordée que dans la solitude ou la confidence parce qu’elle ouvrait sur trop de fragilités, de vides en soi. Ce malaise, cette réticence qu’il éprouva longtemps à s’approcher de la production littéraire du xixe siècle a certes beaucoup à voir avec les discours de célébration qui ont accompagné, voire précédé, prétendait Marcotte, cette production, discours davantage fondés sur la défense et illustration d’une nation menacée que sur les singularités des aventures humaines et artistiques portées par les oeuvres.

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Avec ses insuffisances, sa pauvreté, ses luttes contre le silence, ses grandes figures inquiètes, le xixe siècle québécois, bien qu’il n’ait pas occupé le centre des préoccupations du critique, a vraisemblablement permis à Gilles Marcotte de mieux comprendre sa société, celle des années 1950 comme celle des années plus récentes, et de retrouver chez quelques écrivains du passé des similarités avec sa propre expérience de l’écriture. Ce rapport au temps et à soi que la lecture d’oeuvres moins canoniques, souvent à la frontière du littéraire, a favorisé, il le reconnaissait encore précieux dans le tout dernier texte qu’il consacra à une oeuvre du xixe siècle, une oeuvre humoristique et bancale, qui constitue sauf erreur son tout dernier texte publié. On reconnaîtra là, dans la conclusion de ce texte, la manière de Gilles Marcotte, cette façon bien particulière, toujours un brin malicieuse avec laquelle il abordait la littérature, tout particulièrement celle du xixe siècle québécois :

Les Mystères de Montréal ne font pas partie du canon de la littérature québécoise. Aucune histoire ne le mentionne : on ne saurait quelle place lui faire, à quelles autres oeuvres l’associer pour qu’il fasse sens dans le paysage littéraire. Lisons-le dans la marge qu’il occupe souverainement, là où la littérature, sans être tout à fait elle-même, fréquente le vulgaire, l’inachevé, la bêtise plutôt que les sentiers de la belle littérature et de la survivance nationale. Les Mystères de Montréal font bien partie de notre dix-neuvième siècle – ce siècle dévalué que nous avons grand besoin de retrouver, d’interroger pour vivre le vingt-et-unième. Il fut, paraît-il, le siècle de l’Histoire. Chez Berthelot, il est celui des histoires.
Nous rirons, bien sûr[56].