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« Sur la Syrie, avec ce qui se passe, pourquoi ne rompez-vous pas les relations diplomatiques ? », demande un journaliste lors de la conférence de presse d’Alain Juppé en juillet 2011. À quoi le ministre des Affaires étrangères répond : « La rupture des relations diplomatiques ne permettrait plus d’avoir de liens avec ce qui se passe sur le terrain ; ce n’est donc pas aujourd’hui à l’ordre du jour[1] ».

Quatre mois après le déclenchement du soulèvement populaire en Syrie et sa répression par le régime, suivie d’une prise de distance par la France, cet échange est révélateur d’une double réalité. D’une part, le questionnement du journaliste montre la concordance établie entre refroidissement et rupture des relations. La rupture – temps diplomatique caractérisé par l’absence de relations – serait la manifestation logique d’une désapprobation de la politique menée par l’État visé. D’autre part, la réaction du ministre montre la réticence à choisir cette option, présentée à l’inverse comme un dernier recours. Elle réintroduit la rupture dans une palette de mesures concernant les relations entre deux États.

Il s’agit ainsi d’évaluer les ressources stratégiques de la rupture en relations internationales. La rupture diplomatique est la cessation soudaine, souvent unilatérale, de rapports entre deux pays. Elle recouvre plusieurs réalités et plusieurs degrés, le maintien ou non de relations culturelles, économiques ou consulaires attestant sa profondeur. De la rupture franco-britannique de 1793 à la rupture saoudo-iranienne en 2016, en passant par la rupture entre Washington et La Havane en 1961, les ruptures des relations diplomatiques jalonnent l’histoire des relations internationales[2].

Étudiées par les juristes qui en évaluent les implications juridiques, par les historiens qui les emploient pour séquentialiser des périodes ou par les stratèges pour leurs effets opérationnels (la « rupture stratégique » du général Lucien Poirier), les ruptures sont peu théorisées en science politique. Elles sont pourtant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la modification du recours à la guerre, un mode privilégié de manifestation d’un désaccord entre deux États. Ainsi, « épisodique et exceptionnelle dans la société internationale avant 1939, [préludant] à une déclaration de guerre formelle, la rupture des relations diplomatiques est devenue depuis quelques années une modalité presque normale des rapports inter-étatiques » (Papini et Cortese 1972 : 9)[3]. Signe d’un mécontentement, élément de pression, affaiblissement d’un interlocuteur en vue de son remplacement ou prise en compte d’un changement politique majeur, la rupture remplit différentes fonctions. Elle n’est toutefois pas employée avec légèreté. C’est ce que démontre l’abandon progressif de la doctrine Hallstein en rfa, consistant à sanctionner automatiquement la reconnaissance de la République démocratique allemande par une rupture diplomatique (Papini et Cortese 1972 : 9).

Entre la France et la Syrie, la rupture remplit une fonction particulière. Elle prend place dans une région marquée par un dilemme de sécurité dans lequel une situation de compétition exacerbée donne une importance particulière à l’équipement militaire (dans un souci de parité stratégique), mais aussi aux alliances (Snyder 1984). Depuis l’indépendance syrienne de 1946, les relations sont fluctuantes. Libérée du mandat français, la Syrie rompt les relations avec la France en 1956 en conséquence de l’intervention israélo-franco-britannique en Égypte. Elle les renoue en 1962 sous la présidence du général de Gaulle. Puis l’arrivée au pouvoir du parti Baath en 1963, et surtout de Hafez al-Assad en 1970, semble stabiliser un rapport de méfiance, impliquant tout à la fois l’absence d’approfondissement des relations et une cordialité destinée à éviter l’activation d’une politique de nuisance.

L’histoire bilatérale récente voit pourtant l’accélération des phases de rupture et de réconciliation. Jamais employée par François Mitterrand, dans un contexte pourtant de forts antagonismes avec Damas[4], la rupture des relations scande les rapports entre Paris et Damas depuis les années 2000. Jacques Chirac renforce en 1995 les relations avec Hafez al-Assad, puis avec son fils, avant que les contacts ne soient rompus en 2004. Nicolas Sarkozy tente de renouer les relations, jusqu’à la suspension des rapports à son niveau en décembre 2007. Après une nouvelle relance, il ferme l’ambassade de France à Damas en mars 2012.

Le renouvellement des sources sur ces séquences nous permet de proposer une analyse de ces ruptures successives, qui diffèrent par le contexte dans lequel elles adviennent, par les acteurs qu’elles mettent en scène autant que par les résultats attendus ou obtenus. Elles pourraient correspondre à la typologie classique qui distingue trois causes de rupture (Papini et Cortese 1972 : 19) : un acte discrétionnaire d’un État correspondant à la rupture de 2007 ; une action collective dans le cadre d’une organisation internationale, pouvant désigner l’offensive onusienne de 2004 ; un acte découlant d’une situation foncièrement changée (guerre ou changement révolutionnaire), décrivant la situation post-2011.

Mais les trois ruptures peuvent également être rapprochées par plusieurs caractéristiques. Toutes d’initiative française, elles ne prennent pas place dans le cadre d’un conflit armé entre les deux pays et interviennent au sujet de crispations qui ne reposent sur aucun contentieux bilatéral. Il s’agit alors de comprendre quelle est la signification de la rupture et quels sont ses gains stratégiques, mais aussi de prendre en compte tous les gradients et modulations des rapports diplomatiques subsumés par le terme « rupture », afin finalement de tirer de la comparaison des enseignements dans le champ des relations internationales.

En effet, éléments de perturbation du système international, les ruptures structurent et séquentialisent les relations bilatérales, souvent envisagées en termes de crises et de réconciliations. Mais nous souhaitons ici interroger leur inscription dans une « relation » : ne seraient-elles pas la continuation de la relation par d’autres moyens ? Dans l’instabilité des relations inter-étatiques (Devin 1995 : 325), comment adviennent ces ruptures, quel est l’arsenal qui les accompagne et quelle est leur rationalité dans l’élaboration d’une stratégie ? Finalement, que nous disent ces ruptures de la nature de la relation qui était entretenue ?

L’expérience franco-syrienne montre la fluidité du passage entre des relations denses et des phases de crispation, ainsi que les doutes qui accompagnent et freinent ces décisions. La rupture fait partie intégrante du processus diplomatique. Son avènement ne signifie pas l’absence de relations ou la fermeture du dossier du pays concerné, mais son recentrage, sa mutation, son déplacement sur d’autres terrains[5]. Elle correspond parfois même à une intense activité concernant le pays concerné. Bref, elle est une ressource stratégique à part entière.

I – 2004 : Ostraciser

Lors de son arrivée au pouvoir en 1995, Jacques Chirac engage une politique de coopération avec la Syrie, reçue favorablement par Hafez al-Assad qui restructure le jeu de ses alliances à la faveur de la chute de l’Union soviétique et dans le contexte du processus Barcelone. Cette politique est poursuivie avec Bachar al-Assad, qui affiche une image de modernité et conforte ainsi la France dans l’idée qu’une coopération approfondie pourrait faire évoluer le régime syrien sur deux plans. D’une part, une ouverture économique serait le prélude à une évolution vers un État de droit ; d’autre part, réintégrer la Syrie dans les circuits internationaux l’inciterait à jouer un rôle constructif dans la région, en reprenant les négociations avec Israël et en allégeant sa présence au Liban.

Les années 2003-2004 révèlent l’échec de ce calcul. D’abord, le processus de réforme à travers une coopération administrative avec la France n’aboutit pas. L’autoritarisme syrien est maintenu (Picard 2008 : 305) et Bachar al-Assad renforce même sa position sur la scène interne. Ainsi, entre 2000 et 2004, il procède à un renouvellement complet des gouverneurs de province (Belhadj 2013 : 154-155) et écarte deux personnages forts de son entourage : Abdel Halim Khaddam et Ghazi Kanaan. Ces modifications ne sont pas anodines pour Jacques Chirac, dont l’influence sur le président syrien se réduit. Alors que les initiatives françaises pour venir en appui à l’ouverture du régime syrien sont déjà perçues avec scepticisme par ses partenaires (européens et américain), l’absence de résultats les rend de plus en plus difficiles à justifier. Ensuite, dans le contexte régional de l’intervention américaine en Irak en mars 2003, la politique régionale du régime se raidit.

A — Du constat d’impuissance à la manifestation de puissance

Bien qu’enserrée dans une succession complexe de blocages, la rupture a pour raison centrale la question libanaise. Un diplomate estime ainsi que « la France a été dans la trajectoire de crise avec les Syriens, car ils convoitaient la même maîtresse, le Liban »[6].

Le président français déplore l’alourdissement de la main syrienne sur le Liban, notamment à l’occasion des conférences de Paris en soutien à l’État libanais endetté. Souhaitant éviter au premier ministre Rafic Hariri une « catastrophe à l’argentine » (Aeschimann et Boltanski 2006 : 355), il convoque deux conférences, en février 2001 puis en novembre 2002[7]. Or, le président libanais Émile Lahoud, proche des Syriens, entrave l’utilisation des fonds levés en les détournant ou en empêchant le vote des décisions les concernant. Il entame ainsi la crédibilité de Jacques Chirac qui a convaincu ses partenaires occidentaux de le suivre dans une politique qui n’a pu aboutir.

Il y a dans cette séquence à la fois un constat et une volonté : le constat de points de blocages importants, mais la volonté de garder toutes les options ouvertes. Cela explique que la phase ne soit pas uniforme : alors que Jacques Chirac perd patience sur l’absence d’avancées, les politiques de coopération sont poursuivies. Cette ambiguïté est visible dans l’analyse que fait la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient (anmo) des élections législatives syriennes de mars 2003. Tous les signes d’une paralysie des réformes sont relevés, mais ils ne participent pas immédiatement à l’actualisation de la perception française du régime syrien[8].

Cette ambiguïté est partiellement levée à la faveur de l’occupation américaine de l’Irak : la France affronte dès lors l’image de son impuissance à faire évoluer la politique syrienne au Moyen-Orient.

Irrité par le laxisme syrien sur le contrôle des armes et des combattants traversant la frontière syro-irakienne, George W. Bush lève à l’automne 2003 son veto sur le Syria Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act (salsa)[9], préparé par le Congrès depuis 2002. Ce texte exige que la Syrie ferme les bureaux du Hezbollah, du Hamas, du fplp et du fplp-cg palestiniens, présents sur son territoire ; qu’elle se retire immédiatement du Liban ; qu’elle mette fin à ses programmes d’armement ; qu’elle entame des négociations avec Israël.

Jacques Chirac donne d’autant plus d’importance à ces griefs américains que ses tentatives de conseil auprès de Bachar al-Assad échouent les unes après les autres. Le 8 juin 2003, lors d’un entretien téléphonique avec le président syrien, il lui rapporte ses échanges avec George W. Bush en marge du sommet du G8 d’Évian. Il souligne l’inquiétude des Américains face à la situation en Irak, qui « les conduisait à se montrer très vigilants quant à tout risque d’interférence extérieure, notamment en provenance de Syrie »[10]. Or, Bachar al-Assad réfute les accusations en critiquant l’appétit des Américains qui ne se satisfont pas de concessions déjà importantes. Jacques Chirac réitère en vain les avertissements à l’automne. Une dernière tentative française a lieu, le 10 novembre 2003, avec la visite discrète à Damas de Maurice Gourdault-Montagne, conseiller diplomatique du président. Il explique à Bachar al-Assad que le monde est en train de changer :

Ne soyez pas comme dans une maison damascène, avec quatre murs et un ciel bleu […] préoccupez-vous de ce qu’il y a autour. Vous devez faire partie de la dynamique consécutive à la guerre en Irak, vous êtes aux premières loges et les Américains regardent ce que vous faites[11].

La réponse de Bachar al-Assad est un long monologue dans lequel sa méfiance entrave toute capacité de répondre à la démarche. La France perd son rôle de messager et de conseiller. La convergence qui pouvait caractériser les années 1995-2003, à savoir trouver, pour les deux pays, une place dans l’espace stratégique contraignant défini par la domination américaine[12], ne vaut plus. La rupture n’est que l’officialisation de cette évolution.

B — Mobilisation du Conseil de sécurité

La rupture ne prend sa forme véritable qu’à la faveur d’un ultime événement. En avril 2003, l’imposition par Émile Lahoud d’un nouveau gouvernement à Rafic Hariri signe l’échec de la stratégie que ce dernier avait établie avec Jacques Chirac, c’est-à-dire renforcer les relations avec Damas, contre l’allègement de la présence syrienne au Liban. Jacques Chirac voit en Émile Lahoud un vecteur permettant la captation des ressources libanaises et l’acteur d’un « clonage du régime syrien » [13] (autour notamment de la centralité autoritaire de la fonction présidentielle). Dès lors, sa probable reconduction, en violation des dispositions constitutionnelles libanaises, est très mal perçue par la France. Cet événement cristallise la logique de rupture.

Mais si la volonté de rupture comme constat d’impuissance est un acte bilatéral, lui donner du poids implique qu’elle soit également endossée par d’autres pays. C’est le rôle de l’option onusienne, permettant de donner une profondeur à une politique de contrainte envers Damas. En juin 2004, par le biais de l’agenda de démocratisation promu par Washington, Jacques Chirac rallie George W. Bush à cette démarche.

Mais, alors que les Américains pensent que brandir la menace d’une résolution pourrait suffire, les diplomates français avancent dans le secret. En n’avertissant pas le régime syrien des démarches en cours, ils les privent de la dimension dissuasive que celles-ci auraient pu revêtir. Il s’agit d’aller au bout de la logique, sans laisser la possibilité aux Syriens de l’arrêter par des concessions dilatoires. Les menaces qui auraient été proférées en août à Damas contre Rafic Hariri et rapportées à Jacques Chirac confortent et accélèrent les négociations. Adoptée par le Conseil de sécurité le 2 septembre 2004, la veille de la reconduction d’Émile Lahoud, la résolution 1559 – qui exige le retrait des forces étrangères du Liban (visant la Syrie) et le désarmement des milices (ciblant le Hezbollah) – est ainsi, selon le négociateur français, le « texte le plus dur qui puisse passer[14] ».

En passant de la simple pression à un texte contraignant, la rupture de 2004 se fonde dès lors de manière croissante sur des outils juridiques. La résolution 1559 n’est pas inédite par son contenu (l’accord de Taëf de 1989 prévoyait déjà la présence syrienne comme provisoire) mais par le rang qu’elle confère à des exigences classiques, du fait de la saisine du Conseil de sécurité des Nations Unies. Cette ambition caractérise la rupture de 2004, mais est également le premier facteur explicatif de son échec.

C — Une politique d’erreurs et d’excès

L’émergence d’une nouvelle configuration internationale a permis à la France de faire de la rupture avec la Syrie un événement[15]. Au lieu de laisser dépérir progressivement les relations amorcées en 1995, les ferments de la crise sont assumés.

Mais les excès dus à l’amitié entre Jacques Chirac et Rafic Hariri, d’une part, et au fonctionnement du régime syrien faisant peser la décision sur un nombre restreint de personnes, d’autre part, entravent la portée de la rupture. Dans ce contexte de mécomprehension[16], l’erreur fait partie de la politique (Laurens 2007).

Le 3 septembre 2004, soit moins de 24 heures après l’adoption de la résolution 1559, le Parlement libanais approuve la loi constitutionnelle prévoyant la prorogation pour trois ans du mandat du président libanais. L’assurance française que la résolution 1559 empêcherait les Syriens de reconduire Émile Lahoud ainsi que sa reconduction en force par Damas apparaissent comme deux erreurs symétriques.

Par ailleurs, les pressions internationales n’entraînent dans un premier temps ni le désarmement des milices ni le retrait des forces syriennes du Liban. Pire, la veille du rapport de Kofi Annan sur l’application de la résolution, le 1er octobre 2004, un attentat vise le député libanais Marwan Hamadé. Cet attentat auquel le député survit apparaît comme un avertissement à Rafic Hariri et comme le premier attentat visant « des amis des Français »[17]. Le 20 octobre, Rafic Hariri présente sa démission.

Alors que Bachar al-Assad exacerbe un discours nationaliste arabe et de résistance – dans un contexte de seconde intifada et de guerre en Irak –, que les Américains qualifient de « néo-nassériste[18] », Rafic Hariri se prépare pour les élections législatives qu’il paraît en mesure de remporter. Le 14 février 2005, il est tué à Beyrouth par l’explosion d’une camionnette piégée.

Cet événement donne une autre signification à la rupture : pour Jacques Chirac, convaincu de la responsabilité syrienne, elle devient synonyme de vengeance. D’une part – et sans que ce choix politique semble impératif pour les intérêts nationaux –, il confirme la résolution 1559 comme cadre de gestion du dossier syro-libanais, même lorsque la guerre entre le Hezbollah et Israël à l’été 2006 impose de nouvelles priorités régionales à ses partenaires. Ensuite, il oeuvre pour la création d’une institution internationale, le Tribunal spécial pour le Liban (tsl). Les résolutions successives de l’onu qualifient le crime d’acte de terrorisme (résolution 1595), invoquent le Chapitre VII (résolution 1636) et considèrent que l’assassinat avait un caractère international[19]. Par la création du tsl qui a finalement lieu en 2007, Jacques Chirac justifie a posteriori et rationalise la rupture franco-syrienne en l’inscrivant dans la durée, au-delà de son propre mandat présidentiel.

En définitive, les résultats de la rupture ne peuvent être évalués qu’à l’aune des effets escomptés. Si l’apaisement espéré de la scène libanaise échoue, le retrait des 15 000 soldats syriens a finalement lieu le 26 avril 2005. Pour Damas, ce retrait a une fonction de soupape, à savoir soulager la pression internationale. Mais l’ampleur des enjeux rend la sortie de la phase de rupture impossible. « Le micro rencontre le macro[20] », la scène locale se heurte à des problématiques internationales qui rendent les propositions syriennes de conciliation incapables d’enrayer le mécanisme. D’ailleurs, le secret dans lequel la résolution 1559 a été préparée et l’absence d’assouplissement par la suite laissent penser que la rupture est voulue en elle-même et pour elle-même. Il s’agit pour la France d’isoler et d’ostraciser à la fois le régime syrien et ses alliés au Liban.

Dès lors, la rupture ne peut trouver d’issue favorable. Le processus rencontre donc rapidement une double limite. D’abord, plusieurs dirigeants européens se désolidarisent de la politique française post-résolution 1559. Dès août 2006, Miguel Ángel Moratinos, le ministre des Affaires étrangères espagnol et ancien émissaire européen au Proche-Orient, se rend à Damas. Le haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne, Javier Solana, considère que la démarche se fait « en notre nom à tous, moi compris » (Boltanski et Garçon 2006). Les démarches sont aussi italiennes et allemandes.

Ensuite, même parmi les Français, se prépare l’horizon d’une réconciliation après le départ de Jacques Chirac. La rupture du canal politico-diplomatique entre la France et la Syrie est contournée par le maintien des échanges culturels. L’accueil de doctorants boursiers syriens est poursuivi[21] ainsi que, dans une moindre mesure, des initiatives économiques[22] faisant interférence avec la politique présidentielle. Tout se passe comme si le centre de gravité et de décision s’était déplacé, par démission du politique, vers les agents économiques et culturels présents sur le terrain. Aussi la rupture n’est-elle pas marquée par l’absence d’initiatives, mais par l’absence d’instructions de Paris[23]. Parmi les actions dissonantes, notons entre autres celle de l’Association d’amitié France-Syrie[24] à Paris, qui reçoit en juin 2005 Siba Nasser, ambassadrice de Syrie en France, ostracisée par le pouvoir exécutif français. Enfin, une coopération sécuritaire minimale est maintenue entre la dst (Direction de la surveillance du territoire) et Assef Chawkat, beau-frère de Bachar al-Assad et « chef de facto de la Syrie[25] ». Les Syriens tentent de négocier cette coopération sécuritaire contre un « parapluie politique[26] » et une reprise des relations, mais en vain.

Même la nomination à la fin de 2006 d’un nouvel ambassadeur à Damas porte en elle la réconciliation à venir. Jacques Chirac nomme Michel Duclos, comme pierre d’attente, avec pour mission future celle de « renouer les fils[27] » entre les deux pays.

II – 2007 : Obtenir des résultats au Liban

Pour les dirigeants syriens, les échéances démocratiques françaises, auxquelles ils échappent eux-mêmes, permettent des changements politiques favorables. C’est ce qui se produit en 2007 avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy.

L’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri et les relations de la France avec la Syrie se situent désormais sur « deux orbites parallèles[28] ». La démarche judiciaire est poursuivie, mais sans préempter un réchauffement des relations bilatérales. Lors du vote de la résolution 1757 créant le tsl quelques jours après la prise de pouvoir par Nicolas Sarkozy, l’ambassadeur de France à Damas est chargé d’aller en expliquer le contenu à Walid Mouallem, le ministre syrien des Affaires étrangères. Cet effort de pédagogie est un premier signe d’ouverture, encouragé par l’émir du Qatar, Hamad ben Khalifa al-Thani.

Nicolas Sarkozy et la nouvelle strate d’acteurs qui accompagnent son ascension au pouvoir (en particulier Claude Guéant et Boris Boillon) dressent un bilan négatif des années de rupture et acquièrent la conviction que « la Syrie représente un plus grand danger si on ne lui parle pas[29] ».

Omettant que l’option a déjà été tentée, de nombreux analystes y voient le dégagement d’une politique nouvelle. « La voie inédite choisie par la France offre enfin la chance de prouver que le dialogue peut obtenir ce que la pression à sens unique ne peut pas » (Harling et Malley 2007). Nicolas Sarkozy renoue en fait avec la ligne chiraquienne de 1995, qui plus est pour des raisons similaires : limiter la puissance de nuisance syrienne et dégager une marge de manoeuvre sur le dossier libanais, à l’approche des élections présidentielles à Beyrouth.

L’achèvement du second mandat présidentiel d’Émile Lahoud en septembre 2007 et l’incapacité des Libanais à faire émerger un consensus sur le nom de son successeur attisent l’activisme français. La reprise du dialogue avec Damas a lieu, discrètement, en juin 2007. La France prépare une rencontre interlibanaise à la Celle-Saint-Cloud. Puis le diplomate Jean-Claude Cousseran se rend à Damas afin d’exposer au régime les retombées positives d’une politique de collaboration : « Aidez-nous à faciliter une entente entre les Libanais et Bernard Kouchner [ministre des Affaires étrangères] viendra effectuer une visite à Damas[30] ». Un premier contact téléphonique a lieu entre Nicolas Sarkozy et Bachar al-Assad le 20 novembre. Jean-David Levitte déclare alors : « Nous avons estimé, et c’est là un point de rupture par rapport à une époque passée, que nous ne risquions rien en allant dialoguer avec la Syrie » (Perrin 2008). Les mois de juin 2007 à décembre 2007 constituent une version accélérée de la période 1995-2004.

A — Un blocage ponctuel

Pourtant, comme sous Jacques Chirac, le cycle est bouclé par le retour à la méfiance, de nouveau à cause du « troisième homme », le Liban.

L’argumentaire français sur la question libanaise consiste à faire accepter une procédure[31] : puisque le président libanais doit être chrétien selon la Constitution, la France suggère que le patriarche propose une courte liste de présidentiables. Saad Hariri, chef de la majorité parlementaire, et Nabih Berri, président du Parlement, en sélectionneraient un, pour lequel les Syriens obtiendraient le vote du Parlement libanais. Mais l’incapacité à trouver un consensus ruine la logique de la démarche française, difficilement comprise par plusieurs de ses alliés. L’administration américaine finissante de George W. Bush, acteur de l’isolement syrien depuis le salsa (Syria Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act), est sceptique face à un pari qui lui semble prématuré et risqué. L’ambassade américaine à Paris commente : « Les officiels français sont convaincus que la main tendue de Sarkozy à la Syrie a fait du président al-Assad un partenaire plus productif pour la résolution des problèmes dans la région – bien qu’ils aient du mal à fournir des exemples concrets de ce changement[32] ».

Comme en 2004, l’appréciation américaine pousse la France à faire le bilan de sa politique d’ouverture. Face aux reports successifs du scrutin présidentiel et à la poursuite des assassinats politiques au Liban, Nicolas Sarkozy annonce le 30 décembre 2007 la rupture des contacts bilatéraux à haut niveau. Il déclare : « Il est venu le temps pour les Syriens de prouver dans les faits ce qu’ils ne cessent de proclamer dans les discours. […] Nous attendons maintenant des actes […]. Il y a un seul acte qui m’intéresse, l’élection d’un président au Liban »[33]. Le renversement des intentions envers Damas est d’autant plus aisé que la conviction de l’ouverture était récente.

B — Une rupture déclaratoire, pédagogique et limitée

Si les signes d’un retour à la politique de 2004 sont présents, les modalités de la rupture sont bien différentes. Contrairement à 2004, la rupture remplit une fonction unique : faire pression sur la politique syrienne. Conçue pour être éphémère, endossée au niveau présidentiel[34], elle est aussi superficielle que l’objectif (élection d’un président libanais) est ponctuel. Geste d’impatience, visant à l’efficacité immédiate, la rupture est l’interruption du processus de normalisation tout juste engagé.

Par ailleurs, il ne s’agit plus d’une sanction collective. Cantonnée au champ bilatéral, elle est accompagnée, par les diplomates sur le terrain, d’une explication politique montrant aux Syriens qu’un geste de leur part est susceptible d’enrayer le mécanisme de rupture. En effet, contrairement à 2004, les relations diplomatiques sont maintenues. L’ambassadeur continue de rencontrer Walid Mouallem et Fayçal Mekdad, respectivement ministre et vice-ministre des Affaires étrangères. Cette flexibilité encourage les Syriens à des concessions dont les gains sont rapides.

En effet, craignant le retour à un long isolement (l’effet de mémoire de 2004 est présent), les Syriens réagissent. Walid Mouallem déclare que la Syrie et la France étaient parvenues à un accord sur le Liban le 28 décembre, ajoutant : « Nous avons été ensuite surpris par la déclaration de Nicolas Sarkozy, annonçant l’arrêt des contacts avec la Syrie » (Al-Atrache 2008). Il dit ensuite à l’ambassadeur Michel Duclos qu’il s’agit d’un « horrible malentendu[35] ». Puis, souhaitant minimiser tant la mauvaise publicité que les effets de la rupture, il profite de chaque occasion pour afficher une relation de proximité avec l’ambassadeur de France. Ainsi, lors du Sommet arabe de mars 2008 à Damas, lorsqu’il l’appelle ostensiblement auprès de lui, devant les ambassadeurs des autres pays, il semble nier le refroidissement annoncé au niveau présidentiel.

Cette réaction montre que les Syriens ne sont pas prêts à supporter les conséquences d’une nouvelle rupture. Bachar al-Assad donne finalement une réponse favorable aux demandes françaises. Selon les mots d’un diplomate, il est alors « prêt à promettre beaucoup[36] ». Damas voit dans cette réconciliation un outil de légitimation extérieure, en contrepoint de relations complexes avec les États-Unis et l’Union européenne[37]. Être réintégré consacre par ailleurs la prise en compte du rôle syrien chez son voisin libanais.

C — Résultats ponctuels et rapides

À la suite du dix-neuvième ajournement du scrutin présidentiel libanais, un accord est finalement trouvé à Doha entre les factions libanaises le 13 mai 2008. Le 25 mai, Michel Sleiman est élu président par le Parlement libanais. En cinq mois, la rupture semble ainsi avoir parfaitement rempli sa fonction. Les Syriens cèdent, pour un candidat – qui était originellement le leur –, dans l’espoir d’en tirer d’autres bénéfices.

En effet, Damas ne coopère sur la question libanaise qu’avec l’appât d’une tribune en France à l’occasion de l’Union pour la Méditerranée (upm), signe que « la temporisation des Syriens n’était pas liée à la personne du candidat à la fonction, mais au prix de la transaction[38] ». L’intérêt de la participation syrienne à ce sommet avait été avancé par Michel Duclos dès la période de rupture. Lors du Sommet arabe à Damas de mars 2008, il évoque le sujet de l’upm avec Sami Khiami, ambassadeur de Syrie à Londres et proche de Bachar al-Assad. Par ce canal, il convainc la présidence syrienne de l’opportunité d’une réhabilitation internationale. La Syrie, de plus, est en train de reconsidérer son alliance avec l’Iran.

Lors d’un échange téléphonique entre Nicolas Sarkozy et Bachar al-Assad le 29 mai 2008, le président syrien est officiellement invité : « Là, on a rationalisé. On a espéré, au nom de la modernisation économique, un État de droit et un apaisement avec Israël, un rêve de la libanisation ou de la levantinisation de la Syrie, les remettre dans un circuit commercial[39]. »

La visite de Bachar al-Assad en France pour le sommet de l’upm en juillet 2008, décrite par les Français comme un « moment heureux » [40], remplit sa fonction. Afin de convaincre ses alliés de l’intérêt de recevoir le dictateur arabe à Paris, la France a besoin de garanties. L’ambassadeur de France à Damas est chargé d’obtenir des Syriens, dans le communiqué conjoint des deux présidents le 12 juillet, une double concession : que la paix israélo-syrienne se construise avec l’aide française (la France pense notamment qu’une partie des discussions pourrait avoir lieu sur son sol), y compris dans la mise en application de ces accords (en étant garante du système de sécurité qui serait prévu)[41].

Être l’acteur qui intègre Damas dans une dynamique constructive redonne à la France une marge de manoeuvre face aux Américains, qui refusent l’interlocuteur syrien. La rupture entre donc dans un mécanisme de marchandage auquel les deux acteurs sont prêts à participer.

Percevant les gains ponctuels d’une politique constructive, Bachar al-Assad fait enfin la promesse du rétablissement des relations syro-libanaises. Entre-temps, les Syriens nomment une ambassadrice pour occuper le poste laissé vacant à Paris depuis 2006[42]. Couronnement de ces démarches, Nicolas Sarkozy se rend à Damas les 3 et 4 septembre 2008.

Le mouvement du pendule éclaire cette description : écarté d’une position neutre, d’équilibre, il effectue un mouvement d’oscillation. Comme lui, la relation est alternative et va d’autant plus loin dans la confrontation que la tentative de coopération a été importante. La rupture de 2007 est aussi limitée que l’était la profondeur des relations engagées par Nicolas Sarkozy. Elle est motivée par un agacement et non par une trahison comme l’ont éprouvé les relations franco-syriennes dans un passé récent.

Finalement, la rupture de 2007-2008 est brève, car suivie de gestes rapides, limités, mais aussi réversibles : les concessions sur le Liban n’annoncent pas un allègement de la mainmise syrienne ni le renoncement de long terme à l’alliance avec l’Iran. Mais c’est un tout autre contexte qui préside à la rupture suivante.

III – 2011 : Soutenir l’alternative

À la suite de trois visites de rang présidentiel (Assad à Paris en 2008 et 2010, Sarkozy à Damas en 2008), une nouvelle séquence de crispation s’ouvre dans le contexte des soulèvements arabes de 2011.

Alors que la relation franco-syrienne s’attelle à produire un partenariat économique dans un cadre euro-méditerranéen, en laissant de côté la question politique, le soulèvement de mars 2011 et sa répression par le régime font entrer les relations franco-syriennes dans un champ nouveau.

La crise de 2011 correspond au retour d’un curseur politique dans la relation bilatérale. La conviction que les autoritarismes sont durables est profondément remise en cause par l’émergence des sociétés et d’une pluralité d’expressions politiques. Si les grilles de lecture restent fortement régionales (notamment la crainte de scénarios à la libanaise ou à l’irakienne), pesant sur la capacité d’analyse française, il ne s’agit plus d’utiliser la Syrie pour son rôle sur l’échiquier régional, mais de prendre acte d’une situation nouvelle.

A — Prendre acte de la contestation du partenaire traditionnel

Les deux premiers mois des manifestations, la France sort d’une double expérience : l’échec à comprendre la mobilisation tunisienne (nécessaire autocritique) et l’intervention en Libye en soutien aux opposants à Mouammar Kadhafi (impératif de cohérence). Au sein de l’appareil décisionnel, les entretiens que nous avons menés entre 2011 et 2015 montrent que les diplomates français envisagent une posture active, établissant qu’« il n’était pas question pour la Syrie de ne pas être logique avec cela » [43].

Cet arrière-plan inscrit le soulèvement syrien dans une grille de lecture justifiant le refroidissement des relations avec Damas[44]. La France ne prend aucune initiative, mais s’inscrit dans le cadre européen qui décide d’un premier train de sanctions le 9 mai 2011, ciblant treize responsables syriens, identifiés comme étant particulièrement impliqués dans la répression[45]. Ce choix politique est confirmé sur le terrain par la visite symbolique des ambassadeurs français et américain, au début du mois de juillet 2011, à Hama, lieu symbolique d’importantes manifestations. Alain Juppé déclare alors en guise de justification : « Le monde arabe a changé et ce serait extraordinaire que notre vision n’ait pas changé aussi[46]. »

Cette posture aboutit dans un second temps à un soutien de l’opposition syrienne. Dès lors, la rupture remplit une double fonction : l’affichage, pour une opinion publique sensible à la cohérence du traitement des violations des droits de l’homme ; l’anticipation d’un changement de régime.

En ce sens, elle correspond sans doute à une version classique de la rupture des relations diplomatiques : celle qui advient en conséquence d’un changement de situation politique (Papini et Cortese 1972 : 125-142). Car si les relations diplomatiques sont établies entre États, elles passent par les gouvernements. C’est bien le retrait symbolique de la reconnaissance du gouvernement syrien, de même que le fait de confier partiellement cette reconnaissance à une instance en construction non dotée de la souveraineté – l’opposition –, qui anime la rupture.

B — Une rupture franche mais contestée

Pour la première fois, la rupture des relations se concrétise par la fermeture de l’Ambassade de France à Damas. Au-delà du simple rappel de l’ambassadeur pour consultation, cette annonce arrive en mars 2012 dans la foulée de celles des États-Unis et du Royaume-Uni et à la suite de l’assassinat du journaliste Gilles Jacquier puis du photographe Rémy Ochlik à Homs.

Le changement de présidence en France n’entraîne pas de modifications de la ligne politique. François Hollande déclare que la position de la France restera la même[47]. Alors qu’au début juin 2012 les ministres de la Ligue arabe demandent la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie, la France décide l’expulsion de l’ambassadrice de Syrie.

La rupture franco-syrienne de 2011-2012, comme voulue par la France, se veut morale et institutionnelle. En effet, elle prend la forme d’une « protestation politique et morale […], qui cherche à atteindre non seulement les gouvernements mais aussi l’opinion publique » (Papini et Cortese 1972 : 14). Par ailleurs, les efforts français visent à convaincre de la rupture les grands acteurs internationaux. Or, si l’on reprend la distinction unilatérale/institutionnelle de Charles Rousseau (Papini et Cortese 1972 : 10), selon que la rupture vient d’un État ou de la décision collective d’une organisation, la rupture est bien institutionnelle.

L’épisode de l’utilisation des armes chimiques dans la banlieue de Damas en août 2013, présentée par Barack Obama comme la ligne à ne pas franchir, le montre. La France appelle à une réaction forte, confortant la rupture décidée et la faisant basculer dans un registre potentiellement militaire.

Le champ lexical de la punition est alors mobilisé. Parallèlement, Paris est en pointe pour la rédaction de résolutions condamnant le comportement du régime syrien, autant que dans les démarches pour saisir la Cour pénale internationale à la suite de la révélation des pratiques de torture systématique et de masse dans les prisons syriennes[48]. La rupture est envisagée ici comme une condamnation totale. Mais son utilisation pour sanctionner des violations du droit (désarmement ou droits de l’homme) montre également « la difficulté qu’il y a à vouloir envisager la rupture des relations diplomatiques, à l’origine simple instrument d’action politique, comme la sanction juridique d’agissement prétendument irréguliers » (Papini et Cortese 1972 : 9).

Dans le même temps, enfin, la rupture est contestée sur le plan interne. Les groupes de pression prosyriens en France, qui faisaient chorus avec la voix présidentielle au temps de la politique d’ouverture à la Syrie, sont de manière croissante le support d’une polyphonie des voix françaises. Ainsi apparaissent un certain nombre de parlementaires dissidents, dont le discours est interprété par le régime comme les prémisses d’une relance. Dès 2015, plusieurs parlementaires de droite et gauche se rendent à Damas. Leur démarche vient à la rencontre d’une partie de l’opinion française, convaincue de la complexité et de l’insolvabilité de la crise syrienne et obnubilée par l’agenda de la lutte contre le terrorisme.

C — Une rupture non inscrite dans un plan de sortie de crise

Feignant de ne pas en percevoir la portée nouvelle, les responsables syriens considèrent la prise de position française pour le départ de Bachar al-Assad comme un retour à la crise de 2004-2005. C’est le sens du discours fait par le président syrien le 30 mars 2011 :

Ce qui se passe aujourd’hui ressemble dans certains de ses aspects à ce qui s’est passé en 2005. Il s’agit d’une guerre virtuelle. J’avais dit à ce moment-là qu’on voulait de nous de faire acte de soumission sans contrepartie […]. On voulait que nous ayons l’impression que les choses étaient terminées et que nous n’ayons d’autre choix que de nous soumettre gratuitement et sans bataille. Aujourd’hui nous vivons exactement le même phénomène : il s’agit d’une défaite virtuelle de la Syrie longtemps planifiée[49].

Ce faisant, le président syrien introduit une continuité entre les différentes ruptures subies par son pays, en leur conférant une unique motivation : l’affaiblissement de la Syrie. Cette sémantique montre l’importance du processus de rupture dans le positionnement des acteurs. Elle est aussi le signe que l’héritage de la présidence de Jacques Chirac est poursuivi dans l’imaginaire bilatéral et constitue soit une séquence historique idéalisée, pour sa proximité avec les positionnements de certains États arabes ou son opposition à la politique américaine de 2003 ; soit une séquence dévaluée pour sa dimension personnelle et pour l’isolement imposé à la Syrie en 2004.

Or, la rupture de 2011 a bien été conçue comme la réponse à une césure dans la vie politique syrienne. Ainsi Laurent Fabius déclarait-il en 2015 : « La diplomatie a consisté à dire : la guerre c’est absurde, mais ne rien dire sur rien et ne rien faire sur rien lorsqu’on a affaire à un grand pays, cela n’est pas possible non plus. […] il faut savoir se projeter aux moments où il y a des ruptures historiques[50] ».

Mais s’éloignant de cet objectif initial, celui d’un changement de régime prématurément annoncé sans que la politique française soit capable de l’accompagner, la rupture perd de son intelligibilité. À partir de l’absence de réaction aux attaques chimiques de 2013, et de la mise à l’écart progressive de la France dans la recherche d’une solution, la rupture apparaît comme n’étant articulée à aucun objectif stratégique précis. L’échec des négociations politiques montre qu’elle ne permet pas non plus d’influer sur la mise en oeuvre d’un plan de sortie de crise. Ainsi, son effet est dégressif : l’investissement croissant de la Russie et l’affaiblissement de la volonté américaine permettent au régime syrien de remédier à l’isolement voulu par la France. Dans le même temps, au lieu de l’habituelle caisse de résonance, l’instance onusienne devient un lieu de blocage avec l’utilisation des vetos russe et chinois. Ainsi la rupture ne conserve-t-elle plus que sa fonction déclaratoire.

Rupture, « un mot lourd et riche de sens », écrit Robert Frank au sujet du livre de Dominique Leca, La rupture de 1940 (Frank 1984 : 137). En effet, les ruptures franco-syriennes rappellent combien le rapport de force ponctue la relation, la violence faisant souvent partie de ce qui doit être négocié.

Un jeu d’échos se met en place. Les ruptures et rétablissements successifs donnent l’impression d’une circularité. La rupture de 2011 est évoquée par Damas comme une redite des pressions de 2005. Les premiers mois de 2008 pour les diplomates français sont un retour à l’ambiance de fin 2006[51]. C’est donc une récurrence et une expérience de la rupture, dont les leçons tirées ne sont que partielles. Comme l’a écrit Joseph Bahout dans d’autres circonstances, nous pourrions dire de la rupture que, « comme toute névrose, elle s’exprim[e] dans la répétition » (Bahout 2011 : 102).

Mais les trois cas étudiés offrent une palette de situations variées entre deux pôles : la suspension des relations et la guerre. La rupture est déclarée ou implicite, réversible ou définitive, multilatérale ou bilatérale, efficace ou sans effet. Il apparaît que la France et la Syrie jouent de toute une série d’inflexions des rapports diplomatiques, d’une pluralité d’options et d’expression de la rupture.

Ces crises sont surtout l’illustration que l’opposition entre rupture et continuité n’a qu’une faible portée explicative. La rupture est à la fois la fin d’une séquence et sa transformation. La rupture de relations bilatérales n’est pas l’arrêt de la diplomatie ; elle participe à une construction stratégique dans laquelle une certaine réaction de l’autre pays est attendue.

Enfin, l’effet de la rupture dépend de ce qui est attendu d’elle. Lorsque les enjeux sont trop importants et qu’il s’agit, par des pressions sur la Syrie, d’« atteindre dans leur globalité les problèmes du Moyen-Orient » [52], on observe que le bilan de la rupture est limité. Celle-ci ne parvient à des résultats que lorsqu’elle porte sur des dossiers restreints, mais alors ses effets sont réversibles et limités. Surtout, lorsqu’elle n’est pas inscrite dans une politique plus large (soit parce qu’elle est endossée par des alliés, soit parce qu’elle est assortie d’autres outils diplomatiques), la rupture échoue. C’est ce que montre la configuration actuelle. Rompre des relations sans mettre en place les éléments d’une sortie de crise prive la rupture de son utilité stratégique. Brutale, violente, spectaculaire, la rupture n’en reste pas moins un simple outil diplomatique.