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Les héritiers des empires perse et ottoman, l’Iran et la Turquie, sont aujourd’hui deux puissances majeures non arabes du Moyen-Orient qui jouent un rôle important sur l’échiquier politique régional. Les relations entre l’Empire safavide, « chiite », et l’Empire ottoman, « sunnite », ont longtemps été marquées par la rivalité et la guerre portant sur les zones d’influence. Toutefois, avec l’effondrement de l’Empire ottoman et la fondation de l’État-nation moderne en Turquie en 1923, les relations entre ces pays ont connu une évolution considérable. De l’arrivée au pouvoir de Kemal Atatürk, en 1923, à la révolution iranienne de 1979, Ankara et Téhéran – alors des alliés de l’Occident – ont partagé globalement une même conception de la modernité politique (autoritaire). Durant cette période, l’Iran et la Turquie ont participé aux alliances régionales à vocation sécuritaire vis-à-vis de la menace soviétique. Cependant, la révolution en Iran et l’instauration d’un régime théocratique dans ce pays ont entraîné des effets négatifs sur les relations bilatérales, marquées par une méfiance réciproque en raison de désaccords en matière politique et sécuritaire ; à tel point que d’aucuns verront cette relation ambiguë comme celle d’États « ni amis ni ennemis ». Malgré la rivalité historique et les divergences d’intérêts entre la Turquie et l’Iran, ces pays ont en général opté pour le pragmatisme dans leurs relations.

Le Moyen-Orient occupe une place cruciale dans la politique internationale. Durant la guerre froide, la compétition entre les deux grandes puissances mondiales a établi un équilibre de forces parmi les États phares de la région. Cependant, depuis la fin du bipolarisme, une nouvelle forme de rapports de force est apparue entre l’Iran, l’Irak, l’Arabie saoudite et la Turquie. Le renversement des talibans en 2001 et l’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis ont contribué à la redéfinition des rapports de force. L’une des conséquences de ces événements a été la montée en puissance de l’Iran et de la Turquie. L’arrivée au pouvoir en Turquie de l’akp (Parti de la justice et du développement) en 2002 a contribué, pendant quelques années, à l’amélioration des rapports bilatéraux dans le cadre de la nouvelle politique étrangère. Mais le déclenchement du conflit en 2011 en Syrie a fait apparaître des divergences importantes. La poursuite du conflit en Syrie et en Irak a eu des impacts sécuritaires sur les relations turco-iraniennes à l’aune de l’émergence des nouvelles menaces dans un Moyen-Orient caractérisé par la crise de l’État-nation, les poussées migratoires, la montée en puissance kurde, le retour du tribalisme et la menace posée par les organisations terroristes transnationales. Dans ce nouveau contexte, le Moyen-Orient est confronté, d’une part, à une rivalité stratégique entre les puissances régionales et, d’autre part, à la montée en force des acteurs non étatiques. Cette nouvelle configuration de puissance a généré un dilemme de sécurité[1]. Les rapports entre Téhéran et Ankara sont marqués par des convergences et des divergences quant à la façon de percevoir la problématique de la sécurité régionale en fonction de la menace potentielle sur les plans national et régional. Du point de vue de la science politique, ces dangers revêtent des dimensions politique, militaire, économique et sociétale.

L’objectif central de cet article est de répondre à une double question. Dans quelle mesure et comment les conséquences stratégiques et sécuritaires du conflit en Syrie et en Irak contribuent-elles aux divergences politiques entre la Turquie et l’Iran ; et ces divergences entraînent-elles une lutte pour l’hégémonie régionale entre ces deux puissances ? Cette hypothèse peut se décliner en plusieurs sous-questions. Quelles sont les conséquences sécuritaires d’un éventuel renversement du régime syrien pour l’Iran ? Quelles sont les causes de la rivalité entre la Turquie et l’Iran en Syrie et en Irak ? Pourquoi les conflits en Syrie et en Irak ont-ils contribué à la montée en puissance des forces kurdes transfrontalières dans la région ? Quelles sont les menaces des organisations terroristes sur la sécurité politique, militaire et économique de l’Iran et de la Turquie ? L’analyse de ces sujets nous conduira à mettre en lumière les répercussions sécuritaires des conflits sur les rapports irano-turcs. Cet article se découpe en trois parties. La première, qui correspond au cadre théorique, nous permettra d’expliquer le concept de puissance et de sécurité. Dans la deuxième partie, nous montrerons les spécificités historiques et politiques des deux pays ainsi que les effets de l’effondrement de l’Union soviétique et des attentats du 11 Septembre sur leurs politiques régionales. Enfin, dans la troisième partie, nous examinerons les impacts sécuritaires des conflits au Moyen-Orient, notamment en Syrie et en Irak, sur les rapports entre l’Iran et la Turquie.

I – Cadre théorique

Nous avons choisi d’exposer dans cette partie l’interdépendance entre la puissance et la sécurité des États, en l’occurrence l’Iran et la Turquie. La méthodologie qu’emprunte cet article s’inscrit dans une mouvance située entre les approches réaliste et constructiviste. Dans cette perspective, nous nous référerons à plusieurs théoriciens des relations internationales, dont Joseph Nye, pour montrer comment puissance douce (soft power) et puissance dure (hard power) sont mobilisées par la Turquie et l’Iran, et Barry Buzan afin d’expliquer le concept de sécurité et sa typologie.

A — Le concept de puissance et sa typologie

En tant que premier acteur de la société internationale, l’État se caractérise en général par sa capacité à entrer en relation avec d’autres États à travers sa puissance pour défendre son intérêt national et sa sécurité. Le concept de puissance est évolutif, multidimensionnel et complexe. Sa définition varie en fonction de différentes approches des relations internationales. Les réalistes mettent l’accent sur les aspects matériels, ou tangibles, de la puissance, tandis que d’autres en évoquent aussi les aspects immatériels, comme la puissance structurelle et la puissance douce. Selon le penseur réaliste Hans J. Morgenthau, la politique internationale est une lutte pour le pouvoir. D’après ce théoricien, la puissance se définit comme « l’emprise d’un homme sur les esprits et les actions des autres » (Morgenthau 1948 : 13). En raison du caractère anarchique de la société internationale, les États essaient de maximiser leur puissance et leur sécurité. Raymond Aron définit la puissance comme « la capacité d’une entité politique d’imposer sa volonté aux autres unités » (Aron 1962 : 16-17). La puissance de l’État produit des aspects tangibles et non tangibles, et chaque dimension de la puissance revêt ses propres attributs. Joseph Nye, l’un des théoriciens de l’institutionnalisme néolibéral, a contribué à faire évoluer le concept en introduisant une nouvelle typologie. Il s’agit de la puissance douce (soft power), de la puissance dure (hard power) et de la puissance intelligente (smart power). D’après Nye, le soft power représente un pouvoir de séduction, un pouvoir de cooptation qui repose sur des ressources intangibles comme la culture, les institutions, les idées, etc. Son détenteur peut inciter les autres acteurs à l’imiter (Paquin 2009 : 37). Le soft power accorde à l’État qui le détient la possibilité de « structurer une situation de telle sorte que les autres pays fassent des choix ou définissent des intérêts qui s’accordent avec les siens » (Nye 1990 : 173). Après une longue domination de la pensée réaliste dans les Relations internationales, l’approche constructiviste a émergé à la fin des années 1980. Selon cette approche, les relations internationales présentent un caractère intersubjectif et l’État est une construction sociale. Cet examen préalable du concept de puissance et de sa typologie nous permet à présent d’expliquer la signification du concept de sécurité.

B — Le concept de sécurité

Le concept de sécurité n’est guère facile à cerner étant donné la multitude de définitions qui le caractérisent et l’absence d’unanimité parmi les spécialistes. Il s’agit d’un des domaines majeurs de l’étude de la société internationale et, à l’instar d’autres notions telles que l’intérêt national, la puissance ou l’équilibre des puissances, il fait l’objet d’intenses débats quant à sa signification et à sa portée (Battistella 2012b : 523). Les conceptions relatives à la sécurité varient selon qu’on les envisage sur un plan traditionnel, élargi ou critique. À l’instar de la guerre, la sécurité a longtemps été liée à l’État et aux menaces militaires. C’est pourquoi, selon les réalistes, l’un des objectifs de la politique étrangère des États est de garantir la sécurité nationale.

La sécurité peut être définie comme l’absence de menaces et, selon Arnold Wolfers, « dans un sens objectif, [elle] mesure l’absence de menaces sur les valeurs centrales ou dans un sens subjectif, l’absence de peur que ces valeurs centrales fassent l’objet d’une attaque » (Wolfers 1965 : 150). D’après Charles-Philippe David, la sécurité est « l’absence des menaces militaires et non militaires qui peuvent remettre en question les valeurs centrales que veut promouvoir ou préserver une personne ou une communauté, et qui entraînent un risque d’utilisation de la force » (David 2006 : 47). Il est important de rappeler que la sécurité absolue n’existe pas et qu’il convient de relativiser la notion en raison de la structure anarchique de la société internationale. Les enjeux sécuritaires, à l’échelle régionale et mondiale, sont en évolution permanente : l’exemple du Moyen-Orient valide le bien-fondé de la théorie du complexe de sécurité élaborée par Barry Buzan. Par ailleurs, les situations de guerre en Syrie, en Irak, au Yémen et au Liban montrent que les relations internationales au Moyen-Orient connaissent globalement une phase d’« anarchie immature » causée par des facteurs à la fois nationaux, régionaux et extrarégionaux. Cette phase soulève de nouveaux enjeux sécuritaires dans un lieu marqué par la rivalité hégémonique entre des pouvoirs régionaux qui désirent accroître leur puissance et leur sécurité. Cette situation, à son tour, fait apparaître un dilemme de sécurité. Pour les tenants de l’approche réaliste, l’existence de ce dilemme rend quasiment impossible la sécurité permanente entre les États.

En dépit de l’apport du politologue Karl Deutsch et de l’émergence de la notion de « communauté de sécurité » au cours des années 1950, la vision réaliste est restée dominante jusqu’à la fin des années 1980. Mais une nouvelle approche a été conceptualisée sous la direction de Barry Buzan. Selon ce dernier, la sécurité s’étend aux cinq secteurs suivants : « 1) la sécurité militaire ; 2) la sécurité politique ; 3) la sécurité sociétale ; 4) la sécurité environnementale ; 5) la sécurité économique » (Buzan 1991 : 19-20).

II – Les caractéristiques historiques et politiques de l’Iran et de la Turquie

A — Les rapports entre l’Empire safavide et l’Empire ottoman

La Turquie et l’Iran sont deux États-nations non arabes du Moyen-Orient qui ont dominé une partie du monde et de la région à l’époque de l’Empire perse, notamment l’Empire safavide (1501-1736) et l’Empire ottoman (1299-1923). Après l’instauration d’un État chiite en 1501 par le shah Ismaïl, fondateur de la dynastie safavide, la rivalité entre les deux empires a revêtu un caractère religieux et territorial. L’émergence d’un État chiite a eu des conséquences à la fois sécuritaires et militaires sur les rapports entre ces deux entités politiques, car l’idée du développement d’un islam chiite dans une partie des territoires de l’Empire ottoman a créé des menaces subjectives pour celui-ci. Ces éléments ont contribué à accroître les tensions dans la mesure où les deux États se sont perçus comme ennemis. Pendant la dynastie safavide, plusieurs guerres ont éclaté entre les deux empires, en particulier celle illustrée par la bataille de Tchaldiran en 1514. Ces conflits portaient sur le contrôle « des régions frontalières (Est de l’Anatolie, Azerbaïdjan, Mésopotamie et Caucase) » (Djalili et Kellner 2012 : 7). Les relations conflictuelles entre l’Empire ottoman et les différentes dynasties iraniennes ont abouti à la signature de plusieurs traités de paix, notamment le traité d’Erzurum, en 1823, qui sera complété, en 1847, par le second traité du même nom, conclu par le sultan turc et le shah de la dynastie Qâdjâr, qui contribua à restaurer la paix et une stabilité relative entre les deux États. Malgré les divers traités de paix, notamment celui de 1847, une partie du territoire iranien fut provisoirement occupée par l’armée ottomane pendant la Première Guerre mondiale. Depuis, aucun conflit armé n’a opposé les deux pays. Cet aperçu historique montre que deux formes d’islam politique (chiite et sunnite) et l’identité des acteurs politiques ont déterminé la structure des relations régionales pendant la vie effective des deux empires. Au regard de l’approche constructiviste, les relations conflictuelles entre les deux puissances peuvent ainsi s’inscrire dans une culture anarchique hobbesienne. Selon Alexander Wendt, la culture anarchique peut se décliner selon trois modes : « [Il] y a anarchie hobbesienne lorsque les États se conçoivent les uns les autres comme ennemis ; il y a anarchie lockienne lorsque les États se conçoivent les uns les autres comme rivaux ; il y a anarchie kantienne lorsque les États se conçoivent les uns les autres comme amis » (Battistella 2012b : 351).

B — Les impacts de l’effondrement de l’Empire ottoman sur les rapports entre l’Iran et la Turquie

Après l’effondrement de l’Empire ottoman, l’arrivée au pouvoir de Kemal Atatürk en 1923, puis de Reza Shah en 1925 a ouvert une nouvelle page dans l’histoire des relations entre les deux pays (Dehnavi 2007 : 1). Cette période qui s’est étendue jusqu’à la révolution de 1979 se caractérise par la réalisation d’une série de réformes afin de moderniser la structure socioéconomique, politique et juridique des deux États. De part et d’autre, l’adhésion à la modernité politique a contribué à renforcer, sur le plan bilatéral, des liens d’amitié et à favoriser une convergence, tant politique que sécuritaire. En effet, Kemal Atatürk a entrepris une série de changements dans le cadre de la politique des « six flèches ». Dans cette perspective, le système du califat a été aboli en 1924 et le régime politique turc s’est progressivement rapproché de l’Occident sur les plans politique, juridique, économique et militaire. Parallèlement, le shah d’Iran s’inspirait du modèle kémaliste (Vaner 2004 : 36) et optait pour la modernisation politique avec la mise en oeuvre d’aggiornamentos qui ont bouleversé la structure traditionnelle et tribale de la société iranienne. Reza Shah s’est montré favorable à l’instauration d’une république, mais les membres du clergé s’y sont opposés. En 1937, l’Iran, la Turquie, l’Irak et l’Afghanistan ont signé le pacte de Saadabad, un accord de non-agression destiné à garantir la sécurité et la paix au Moyen-Orient (Yakacikli 2013 : 92).

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a pratiqué une politique de neutralité active jusqu’en février 1945. La bipolarisation de la politique internationale après 1945 a influencé la situation du Moyen-Orient. Face à la menace de l’Union soviétique, la Turquie et l’Iran se sont rapprochés davantage des États-Unis, et la Turquie est devenue membre de l’Otan en 1952. Les deux pays ont intensifié leur coopération en matière de sécurité dans le cadre des organisations régionales. Il est important de rappeler qu’après la Deuxième Guerre mondiale les pays du Moyen-Orient ont connu une amplification de l’influence communiste parmi les jeunes issus de la classe moyenne, ce qui fut perçu comme une menace politique par la Turquie et l’Iran. En 1955, l’Iran, la Turquie, l’Irak, le Pakistan et la Grande-Bretagne signèrent le pacte de Bagdad. Toutefois, en raison du retrait de l’Irak, ce texte est devenu le Cento en 1958 (Mahdawi 2005 : 333-336). La révolution iranienne mit fin à cette alliance. Pendant la guerre froide, la Turquie adopta une politique pro-occidentale ; « [l]a politique turque dans la région n’était pas autonome, mais presque toujours fortement influencée par les relations de la Turquie avec les puissances européennes, puis avec les États-Unis » (William 2011 : 25-26). De fait, elle s’engagea également dans une politique isolationniste vis-à-vis du monde arabe. Son alliance avec l’Occident avait dégradé son image dans l’opinion publique, « [l]a défiance des pays arabes à l’égard de la Turquie dépendait au départ surtout de l’engagement turc dans les alliances de défense du bloc occidental : depuis sa reconnaissance de l’État d’Israël […], la Turquie apparaissait comme le cheval de Troie de l’impérialisme américain au Proche-Orient » (Marcou 2011 : 58). Pendant la guerre froide, la politique régionale de la Turquie a été influencée par la question kurde, l’un des problèmes majeurs de sa sécurité interne et l’un des fondements des relations turco-iraniennes et irako-syriennes. Si, sur le papier, l’examen de la question kurde peut stimuler une certaine coopération, dans la pratique les quatre pays l’ont instrumentalisée dans un climat de rivalité (Buzan et Waever 2013 : 392). Les travaux relatifs à la période 1923-1979 attestent une affinité politique et un partage de valeurs similaires entre le régime iranien et le régime turc, ce qui a consolidé leurs relations et a créé des liens d’amitié forts. Et puisque ces deux pays se concevaient comme amis, on peut dire de cette période qu’elle correspond à « la culture anarchique semi-kantienne ».

Avec l’instauration du régime islamique, en 1979, la politique étrangère de l’Iran a revêtu un caractère idéologique particulier, marqué par une diplomatie de non-alignement dite « ni Est ni Ouest », l’exportation de la révolution, la mise en question de l’ordre international, la négation du nationalisme et la réunification du monde musulman (Benard et Khalilzad 1984 : 147). La politique d’exportation de « la révolution » a suscité quelques inquiétudes dans la région. Depuis 1979, les relations entre la Turquie et l’Iran sont entrées dans une nouvelle phase, caractérisée par une méfiance réciproque et par des divergences entretenues par des régimes politiques différents. Mais cette situation n’a pas empêché l’établissement de relations économiques. De 1979 à 2002, « les rapports turco-iraniens ont oscillé entre rivalité et coopération, sans jamais évoluer ni vers une opposition frontale, ni vers une véritable entente » (Djalili et Kellner 2012 : 9).

C — Les effets de l’effondrement de l’Union soviétique sur les crises et les conflits au Moyen-Orient et leurs conséquences sur les rapports entre la Turquie et l’Iran

La fin de l’urss, en 1991, a eu des conséquences importantes pour l’avenir des relations entre l’Iran et la Turquie, car elle a créé un vide géopolitique au Moyen-Orient. Une compétition régionale pour combler ce vide s’est instaurée et, dans ce nouveau contexte régional, la Turquie est devenue un État phare pour les républiques turcophones d’Asie centrale, dont l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. L’effondrement de l’urss a influencé la géopolitique de l’Iran, qui se trouve désormais entouré par quinze voisins. L’événement a entraîné pour le pays des conséquences politiques, économiques et sécuritaires. En outre, l’affaiblissement de son rival Saddam Hussein a renforcé sa position régionale. Dans ce nouveau contexte, Téhéran a adopté une stratégie de soft power afin d’accroître sa puissance dans la région.

En 1990, quelques mois avant l’effondrement de l’urss, l’invasion du Koweït par l’Irak avait déjà déclenché une grave crise politique régionale, marquée par l’apparition de nouveaux enjeux sécuritaires. Cet événement avait eu un impact sécuritaire sur les rapports irano-turcs, et l’une des conséquences de la défaite irakienne fut l’autonomisation progressive du Kurdistan irakien. Ce statut se renforça par la suite et fut reconnu par la Constitution de 2005, dans le cadre d’un État fédéral irakien (Abdulkhaliq 2016 : 100). Rappelons que la répression du soulèvement kurde par Saddam Hussein en 1990 provoqua un exode de près de deux millions de Kurdes irakiens vers la Turquie et l’Iran, ce qui amena les États-Unis à instaurer une zone d’exclusion aérienne pour les protéger et qui, de manière indirecte, créa les conditions favorisant la naissance d’un pouvoir politique kurde. Dès 1991, les Kurdes ont joui d’une autonomie de fait et, à partir de 1992, ils ont élu un Parlement et constitué un gouvernement : « L’instauration d’une zone de sécurité a créé de nouvelles opportunités et de nouvelles tensions » (Bozarslan 1997 : 341). De fait, le renforcement de la rivalité entre le pdk (Parti démocratique du Kurdistan) et l’upk (Union démocratique du Kurdistan) a paralysé les institutions politiques. Dans cette confrontation, l’Iran a soutenu l’upk, dirigé par Jalal Talabani, et la Turquie le pdk, sous l’autorité de Massoud Barzani. En 1998, avec la médiation des États-Unis, fut signé à Washington un accord de paix entre le pdk et l’upk, lequel influença la politique régionale des États composés de populations kurdes.

Malgré sa division entre quatre États, le Kurdistan constitue désormais un espace politique transfrontalier dynamique et structuré par deux acteurs, le gouvernement régional kurde en Irak présidé par Massoud Barzani et le pkk d’Abdullah Öcalan, inspirateur et primus inter pares d’un front comprenant le pyd et le pjak (Parti de la vie libre au Kurdistan) en Iran.

Bozarslan 2015 : 160

En dépit de nombreuses divergences, profondes et persistantes, sur les questions internationales, l’Iran et la Turquie présentent une convergence d’intérêts sur un point ; chacun s’oppose à la formation d’un Kurdistan indépendant :

La plus grande crainte de la Turquie est l’émergence d’un État indépendant qui pourrait encourager les demandes politiques de ses propres Kurdes. […] À l’instar de la Turquie, l’Iran est inquiet devant la perspective de la création d’un Kurdistan autonome qui puisse réveiller les velléités autonomistes de ses Kurdes intra-muros (6-8 millions). Cette évolution pourrait à son tour encourager le mouvement nationaliste azéri.

Tejel Gorgas 2008 : 104-105

Dans cette perspective, l’Iran et la Turquie ont accru leur coopération avec le Kurdistan irakien afin d’empêcher le développement des partis politiques kurdes, iraniens et turcs, comme le pdki, le pkk (Parti des travailleurs du Kurdistan) et le pjak, à proximité de leurs frontières respectives.

D — Les impacts de l’invasion de l’Irak en 2003 sur les rapports entre la Turquie et l’Iran

Le renversement du régime irakien, en 2003, a joué un rôle décisif dans la montée en puissance de l’Iran au Moyen-Orient. À ce propos, il est important de rappeler qu’en 2002 les États-Unis avaient placé l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord sur la liste des pays de « l’axe du mal ». L’un des objectifs de la politique étrangère des néoconservateurs fut la démocratisation du Moyen-Orient dans le cadre de la doctrine du « Grand Moyen-Orient » élaborée par ces derniers. La stratégie de ce projet consistait à remodeler la géopolitique de la région afin d’instaurer un nouvel ordre local sous l’hégémonie des États-Unis (Lafourcade 2007 : 36). Si la réalisation du projet passait d’abord par la chute du régime irakien, les conséquences politiques et stratégiques de la troisième guerre du Golfe ont été multiples : 1) l’instauration d’un nouveau système politique dominé par les chiites, qui représentent près de 60 % de la population en Irak ; 2) la consolidation de la puissance iranienne en Irak et au Moyen-Orient ; 3) le démantèlement de l’armée et des services de sécurité irakiens ; 4) le développement actif de l’islamisme radical sous la conduite d’al-Qaïda et de l’État islamique en Irak ; 6) l’accentuation des tensions et des conflits interconfessionnels ; 6) la transformation de l’Irak en tant que scène de la rivalité entre l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Iran.

Dans ce nouveau contexte, les relations entre la Turquie et l’Iran se sont améliorées jusqu’en 2011. Cette période se caractérise à la fois par une coopération économique importante et par une rivalité politique fondée sur la stratégie de puissance douce (soft power) afin de solidifier l’influence politique, économique et culturelle au Moyen-Orient (Abedin 2011 : 206). En effet, depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’akp, la Turquie a tenté de mettre en oeuvre une nouvelle politique étrangère, en particulier à l’égard du Moyen-Orient. La nouvelle diplomatie turque, élaborée par Ahmet Davutoğlu dans son essai La profondeur stratégique (Stratejik Derinlik) publié en 2001, se caractérise par les principes suivants :

L’équilibre entre la sécurité et la démocratie, zéro problème avec les voisins, le développement des relations avec les régions voisines afin de faire rayonner l’influence de la Turquie des Balkans à l’Asie centrale en passant par le Moyen-Orient, l’adhésion à une politique extérieure multidimensionnelle, et enfin une diplomatie rythmique visant une représentation effective dans les organisations et conférences internationales.

Davutoğlu 2008 : 82-83

Cette nouvelle politique étrangère, en particulier le principe de zéro problème avec les voisins a amélioré pendant quelques années les relations de la Turquie avec l’Iran et la Syrie. Dans ce nouveau contexte, la Turquie et le Brésil ont tenté en 2010 de trouver une solution politique à la crise du nucléaire iranien en s’opposant à la politique de sanctions contre Téhéran : « Le fait que [le] Brésil et [la] Turquie soient membres non permanents du Conseil et aient clairement affiché leur opposition à ces sanctions est vu par Téhéran comme une arme tactique efficace » (Makinsky 2011 : 89). En matière économique, les échanges commerciaux irano-turcs se sont considérablement accrus durant les années 2000. L’Iran est devenu le premier partenaire commercial régional de la Turquie et quelque 1 470 compagnies iraniennes ont été enregistrées en 2010, contre 319 en 2002. L’activité de ces entreprises se situe principalement dans le secteur de l’électricité, de l’électronique, des communications et de la construction. Désormais, les deux pays sont liés par des accords portant sur la promotion et la protection réciproque des investissements, les transports routiers, l’assistance mutuelle en matière douanière, etc. (Djalili et Kellner 2012 : 10-11). À cela il faut ajouter l’accueil en Turquie de millions de touristes iraniens, autorisés à se rendre sur le territoire sans visa. Toutefois, depuis 2015, aggravation de l’insécurité en Turquie oblige, ce chiffre a diminué de manière significative. Sur le plan énergétique, les économies turque et iranienne sont complémentaires. En effet, Téhéran dispose de grandes richesses en hydrocarbures, tandis qu’Ankara est totalement dépendant de ses importations gazières et pétrolières. Durant les années 2000, l’Iran, en plus d’être un important fournisseur de pétrole, est devenu un important distributeur de gaz (classé en troisième position en 2011, après la Russie et l’Irak). Ankara importe 30 % de sa consommation pétrolière d’Iran, soit l’équivalent de 7 % des exportations pétrolières iraniennes (Abedin 2011 : 219-220).

Malgré l’établissement de relations cordiales entre Ankara et Damas (1998-2011), les rapports de la Turquie avec la Syrie se sont dégradés avec le déclenchement de la révolte dans ce dernier pays.

C’est au printemps 2011, au moment où les relations turco-syriennes atteignaient un niveau de stabilité et de prospérité exceptionnel que les révoltes anti-régime ont commencé à éclater en Syrie. Mais l’augmentation du nombre de victimes civiles a fini par épuiser la patience de l’akp et, en mai 2011, Erdogan a déclaré qu’il ne voulait pas assister à un nouveau massacre.

Sever 2011 : 181-182

Ce changement d’attitude est à mettre en rapport avec des facteurs politiques et stratégiques. Au demeurant, la politique turque à l’égard du conflit syrien a entraîné des effets négatifs sur ses relations avec l’Iran, qui soutient activement le régime syrien.

III – Les impacts sécuritaires des conflits au Moyen-Orient (en Syrie et en Irak) sur les relations entre la Turquie et l’Iran

A — La nouvelle politique étrangère de la Turquie à l’épreuve du conflit syrien

Les conflits actuels en Syrie et en Irak sont en partie des effets du « printemps arabe ». En 2010, le déclenchement d’une révolte démocratique en Tunisie a eu un effet émulateur dans d’autres pays arabes. Certains de ces mouvements ont abouti au renversement du régime dans plusieurs pays : Tunisie, Égypte et Libye. La Syrie n’a pas été épargnée par le phénomène, notamment dans les régions à forte concentration sunnite. Cependant, la révolte n’a pas abouti au renversement du régime, cette exception résultant de plusieurs facteurs. Premièrement, le président syrien peut compter sur une armée fidèle, la majorité des commandants appartenant comme lui à la communauté alaouite. Deuxièmement, près de 10 % de la population syrienne est alaouite et quelque 10 % est chrétienne, l’ensemble étant protégé par le régime. En d’autres termes, « [l]e gouvernement de Bachar al-Assad sait ainsi qu’il peut compter sur les populations alaouite et chrétienne » (Estival 2012 : 74). Ces deux communautés constituent la base sociale du régime, à laquelle il convient d’encore ajouter une partie de la bourgeoisie sunnite qui craint l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans. Troisièmement, « [l]a résilience du régime de Damas doit très largement à ses soutiens extérieurs, l’Iran et la Russie » (Burdy 2016 : 50).

La révolte de la population s’est transformée en une lutte armée conduite par l’Armée syrienne libre qui est soutenue, entre autres, par la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar. Malgré le prolongement du combat, l’opposition n’a pas réussi à renverser le régime, étant donné que, d’une part, l’opposition se présente divisée et que, d’autre part, le renforcement des islamistes a suscité de l’inquiétude dans les opinions publiques, en Syrie comme à l’étranger : l’expérience des autres pays, notamment la Tunisie et l’Égypte, a montré que pendant la période transitoire les islamistes parvenaient à gagner les élections en raison d’une organisation interne meilleure que celle des autres forces politiques. Dans le cas syrien, il semble qu’il soit possible de prévoir la répétition du même scénario (Pierret 2012 : 45). En dépit de la reconnaissance en novembre 2012 de la Coalition nationale syrienne par la Turquie, les membres du Conseil de coopération du golfe Persique (dont l’Arabie saoudite) et certains pays occidentaux, le rôle de l’opposition syrienne s’est amenuisé au profit de l’État islamique (ei). La montée en force de l’ei a provoqué des incidences sécuritaires pour l’Iran, la Turquie, l’ue et la majorité des pays de la région.

B — La stratégie syrienne de l’Iran et ses divergences avec la politique turque

La stratégie de l’Iran dans le conflit syrien consiste à empêcher le renversement du régime afin de garantir sa sécurité politique, militaire et régionale dans la mesure où celle-ci est tributaire de la sécurité de ses alliés régionaux : la Syrie, le Hezbollah libanais et l’Irak qui sont la profondeur stratégique de la République islamique de l’Iran (Shamkhani 2016). Par conséquent, l’affaiblissement de ces acteurs pourrait produire des effets stratégiques sur la sécurité politique et militaire de l’Iran. C’est pourquoi, depuis le début du conflit, l’Iran a fourni un soutien inconditionnel au régime syrien en mobilisant la branche moyen-orientale des gardiens de la Révolution (Sepah ghods) sous le commandement du général Soleimani, d’une part, et en activant sa diplomatie régionale, d’autre part. Depuis la montée en puissance de l’ei en Irak et en Syrie, Téhéran a intensifié son aide à l’égard du régime syrien afin d’éviter la chute de Bachar al-Assad ; ainsi, ces derniers mois, plusieurs membres des gardiens de la révolution sont morts au combat en Syrie. Cette stratégie militaire asymétrique iranienne s’oppose complètement à celle de la Turquie qui, pour sa part, se déclare favorable à un changement du régime et soutient les opposants. « [C]es divergences politiques risquent de porter atteinte à l’avenir des relations bilatérales » (Djalili et Kellner 2012 : 107), d’autant que cette stratégie régionale atteste les convergences d’intérêts avec la Russie, le Hezbollah libanais et une partie des forces politiques en Irak.

Pour comprendre les actions de l’Iran en Syrie, il est nécessaire de rappeler que le régime syrien est l’allié régional de l’Iran depuis 1979 et que les relations entre les deux pays sont structurées par une alliance stratégique. À l’origine, le moteur principal de cette alliance reposait sur une hostilité commune à l’égard des États-Unis, du régime irakien de Saddam Hussein et d’Israël. Cependant, après la chute du régime irakien en 2003, un changement est survenu dans les relations de ces deux pays avec l’Irak, alors que l’hostilité à l’égard des États-Unis et de l’État hébreu a persisté : « Le caractère durable des relations entre l’Iran et la Syrie est lié aux facteurs stratégique et géopolitique et notamment à l’existence de l’ennemi commun et aux menaces sécuritaires » (Ehteshami et Hinnebusch 1997 : 112). Depuis 1979, la Syrie occupe une place importante dans la politique régionale de l’Iran, car elle permet à Téhéran d’accéder au monde arabe et de jouer un rôle dans la vie politique libanaise par l’entremise du Hezbollah. Elle permet aussi à l’Iran de « devenir un acteur incontournable du conflit israélo-palestinien » (Hourcade 2016 : 228). Pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988), les rapports entre la majorité des pays arabes et l’Iran se sont dégradés. Mais la Syrie et l’Iran ont tissé de bonnes relations. Durant cette guerre, la Syrie a soutenu l’Iran à cause de la rivalité entre Bagdad et Damas. Les liens stratégiques entre l’Iran et la Syrie ont été critiqués par les États arabes, les États-Unis et la France. Ces pays ont essayé de séparer le régime syrien de l’Iran. Mais l’évolution des relations internationales au Moyen-Orient a renforcé les rapports entre la Syrie et l’Iran, qui ont signé en 2006 un pacte défensif qui permet à l’Iran un accès direct à l’appareil militaire syrien. Selon ce pacte, toute agression contre l’un des deux États est considérée comme une agression contre l’autre. De ce fait, les actions de l’Iran en Syrie correspondent à cette alliance régionale.

Dans le conflit syrien, l’Iran met aussi l’accent sur la solution politique pour sortir de la crise. En décembre 2012, l’Iran a présenté un plan en six parties pour mettre fin au conflit, mais ce plan n’a pas reçu un écho favorable dans la communauté internationale. La politique de l’Iran dans le conflit syrien a contribué à l’accentuation de son isolement. En ce qui concerne le Hezbollah, son implication en Syrie a fait se dégrader sa popularité dans la communauté sunnite. La Turquie, l’Arabie saoudite et d’autres pays reprochent à l’Iran de cautionner un régime qui réprime sa population. Quant à l’Iran, il accuse l’Arabie saoudite et la Turquie d’être au service de la politique régionale des États-Unis. Les divergences entre ces trois puissances régionales illustrent une lutte hégémonique, la Turquie et l’Arabie saoudite voulant réduire l’influence de l’Iran. La prise de distance du Hamas avec le régime iranien en 2012 (Ehteshami 2014 : 282) et le rapprochement de cette organisation islamiste avec la Turquie et l’Arabie saoudite s’inscrivent dans cette stratégie politique.

C — Les impacts sécuritaires des conflits en Syrie et en Irak sur l’Iran et la Turquie

La montée en puissance de l’EI en 2014 dans une partie de l’Irak et de la Syrie a donné une nouvelle dimension à la guerre au Moyen-Orient. Tout d’abord, elle a accentué la crise syrienne, puis elle a fait peser de nouvelles menaces sur les pays de la région et les pays européens. L’instauration d’un « califat » et l’augmentation des zones contrôlées par l’ei (Benraad 2015 : 11) ont fragilisé de plus en plus les États de la région. Les conséquences sécuritaires de la montée en puissance de l’ei en Syrie et l’Irak ne sont pas similaires pour la Turquie et l’Iran. Dans le cas de la Turquie, elles se manifestent d’abord par l’afflux des réfugiés syriens sur son sol, ce qui a aussi provoqué une crise migratoire dans l’Union européenne depuis 2015. On note ensuite en Syrie l’augmentation du poids politique des Kurdes, qui ont résisté à l’ei avec l’aide du pkk : ce facteur kurde inquiète la Turquie. Mentionnons, enfin, le développement des activités de l’ei à proximité de la Turquie. Ce problème a obligé Téhéran à revoir sa politique à l’égard de l’ei. « Après les attentats sur le territoire turc (dans la ville de Suruç, à la frontière syrienne), en juillet 2015 la Turquie est entrée en guerre contre (l’ei), après des mois de réticences vues comme autant de marques de complicité » (Charillon 2015 : 21). L’augmentation de l’insécurité en Turquie a influé sur l’industrie du tourisme. À ces facteurs s’ajoute la dégradation des relations pendant quelques mois entre la Russie et la Turquie en 2015, lorsque l’armée turque a abattu un avion de chasse russe qui avait survolé son territoire, provoquant une grave crise entre les deux pays (Denizeau 2016 : 175).

Depuis l’intensification du combat à l’été 2012, l’armée syrienne s’est retirée des zones kurdes au profit du pyd (le Parti de l’union démocratique, la branche syrienne du pkk), qui dirige actuellement le Kurdistan syrien (Bozarslan 2015 : 158). Dans ce nouveau contexte, la Turquie s’inquiète de plus en plus de l’émergence d’une entité politique autonome à l’instar du Kurdistan irakien. Après l’ouverture de négociations en 2012 entre le pkk et le mit (le service de renseignement turc) (Marcou 2016 : 45), le gouvernement d’Ankara a interrompu les pourparlers à l’été 2015 en raison de l’assassinat de deux policiers, « attribué au pkk ». Dès lors, la Turquie a intensifié ses attaques contre les positions du pkk dans les montagnes de Qandil, en particulier ces derniers mois. Le pkk, accusé par la Turquie d’être un mouvement terroriste, a été placé par plusieurs États sur la liste des organisations terroristes. Cependant, les combattants de cette organisation et le ypg, la branche armée du pyd (Chaliand 2015 : 145), ont joué un rôle déterminant dans la résistance à l’ei qui avait occupé une partie des zones kurdes, notamment la ville de Kobané. La participation des combattants kurdes à la libération de plusieurs zones occupées par l’ei a renforcé le prestige des Kurdes et donné une visibilité à la cause kurde. À ce facteur il faut ajouter l’évolution politique du Kurdistan syrien où les Kurdes ont proclamé en mars 2016 la naissance d’une entité fédérale de Rojava. À la suite de cette annonce, le ministre des Affaires étrangères de la Turquie, Mevlut Çavuşoğlu, a dénoncé l’initiative des Kurdes en Syrie. Selon lui, le pyd est le prolongement du pkk. Du côté de l’Iran, Javad Zarif, le chef de la diplomatie, a indiqué à son homologue turc le 19 mars 2016 à Téhéran que son pays s’opposait à tout acte portant atteinte à l’intégrité territoriale de l’Irak et de la Syrie. Dans la perception sécuritaire de la Turquie et de l’Iran, cette nouvelle donne géopolitique est une menace politique. Aujourd’hui, « le Kurdistan d’Irak est devenu un îlot de sécurité relative. Le grk (gouvernement régional du Kurdistan), qui siège à Erbil, évolue de façon quasi indépendante au sein d’un État fédéral » (Bennafla 2015 : 138) et, selon la dernière estimation, le Kurdistan irakien serait favorable à son indépendance. Cependant, ce souhait ne trouve pas un écho favorable dans la communauté internationale, et la chute du prix du pétrole a fragilisé le grk (Kaval 2015 : 45).

En ce qui a trait aux effets sur l’Iran de la montée en force de l’ei en Irak et en Syrie, on peut évoquer plusieurs facteurs politiques et sécuritaires. Selon l’idéologie de l’ei, l’Iran est un pays majoritairement chiite qu’il faut combattre. Dans la conception de l’ei, les chiites ne font même pas partie des « gens du livre » (Luizard 2015 : 91), qui « sont protégés par le droit islamique ». Cette loi s’applique aux minorités religieuses comme les juifs, les chrétiens et les zoroastriens. L’Iran est menacé par le danger d’un éventuel développement des actions de l’organisation terroriste, en particulier dans ses zones périphériques majoritairement sunnites comme le Baloutchistan, le Kurdistan et une partie du Khouzistan. Pour cette raison, l’Iran a créé une zone de sécurité à l’intérieur de ses frontières afin d’empêcher l’infiltration de combattants de l’ei dans son territoire. De plus, l’armée iranienne a mis en garde l’ei de ne pas s’approcher à moins de 40 km de ses frontières. Lorsque, en 2014, l’ei a envahi plusieurs villes d’Irak et de Syrie, Téhéran a apporté son aide au gouvernement irakien et au grk. Sans ce soutien de l’Iran, il est probable que l’ei aurait pu progresser davantage en Irak : « Contrairement aux États-Unis, l’Iran a immédiatement envoyé armes et conseillers, et mobilisé ses propres forces pour protéger Bagdad de la menace du groupe État islamique » (Al-Khoei 2015 : 56). Les dirigeants iraniens évoquent l’interdépendance sécuritaire entre l’Iran, la Syrie et l’Irak pour justifier leur engagement dans ces conflits. En ce qui regarde la question kurde, l’Iran ne souhaite pas l’émergence d’un Kurdistan indépendant en Irak. Sur ce sujet, l’Iran et la Turquie partagent une même approche et veulent éviter la réalisation d’un tel scénario. Un autre sujet qui pose un problème sécuritaire pour l’Iran est le risque d’invasion des villes saintes chiites irakiennes comme Najaf et Kerbala où, chaque année, des millions de chiites se rendent en pèlerinage aux mausolées de l’imam Ali et de l’imam Hussein, en particulier au mois de Mouharram. L’État islamique veut détruire ces mausolées. Enfin, l’Iran s’inquiète de l’expansion des activités de l’ei au Liban, ce qui pose un problème de sécurité pour le Hezbollah. C’est pourquoi ce dernier s’est impliqué dans le conflit syrien depuis 2012, en concertation avec l’Iran, la Syrie et la Russie. Force est par conséquent de constater que la Turquie et l’Iran sont différemment touchés par les retombées sécuritaires des conflits en Irak et en Syrie. L’avenir de leur relation politique dépendra d’un consensus sur une solution politique à la crise actuelle en Syrie. Dans cette perspective, l’accord du 21 décembre 2016 entre la Russie, l’Iran et la Turquie pour un « cessez-le-feu élargi » en Syrie montre, d’une part, le changement de la politique de la Turquie à l’égard du conflit syrien et, d’autre part, l’évolution des relations de la Turquie avec la Russie et l’Iran. « Au-delà de cette entente formelle, les désaccords entre l’Iran et la Turquie persistent, notamment sur le rôle de M. Al-Assad, ce qui rend leur rapprochement fragile » (Djalili et Kellner 2017 : 17).

Dans cette étude, nous avons vu que les relations entre la Turquie et l’Iran ont beaucoup évolué depuis la transformation de l’État impérial en un État-nation, en 1923. Au terme de cet article, nous pouvons souligner plusieurs enseignements : les relations entre l’Iran et la Turquie revêtent une dimension historique, marquée par un passé à la fois conflictuel et amical. Cette expérience historique a forgé des relations diplomatiques constantes même si la révolution de 1979 a occasionné des effets négatifs sur l’avenir de leurs rapports. Dans ce processus historique, l’interdépendance économique a endigué la rupture ou un éventuel conflit militaire. Un examen de l’évolution des rapports de force au Moyen-Orient montre que l’effondrement de l’Union soviétique et la chute du régime irakien en 2003 ont favorisé les positions régionales de la Turquie et de l’Iran.

La rivalité entre ces deux puissances au Moyen-Orient après 2002 se fonde sur la stratégie de la puissance douce. Il s’agit notamment d’une compétition entre deux modèles politiques liés, d’une part, à l’« islam politique chiite iranien » qui trouve un écho favorable dans une partie du monde musulman chiite et, d’autre part, à un « islam politique sunnite turc » de l’akp qui a constitué pendant quelques années un modèle pour une partie des courants islamiques dans le monde arabe. L’akp met l’accent sur la compatibilité de l’islam avec la démocratie et se présente comme une troisième voie, entre l’islamisme radical et la modernité occidentale. Mais les crises et les conflits au Moyen-Orient ont montré la limite de ce modèle. L’idéalisme politique du « principe de zéro problème avec le voisinage » a dû faire face à la réalité objective de la société internationale au Moyen-Orient : le conflit syrien et ses conséquences ont entraîné pour la nouvelle diplomatie turque des défis importants qui se manifestent par la dégradation de ses relations avec la Syrie, des divergences avec l’Iran sur l’avenir du régime syrien, la reprise de la guerre avec le pkk, la diminution de sa popularité dans une partie de l’opinion publique musulmane, la crise des réfugiés, la crispation diplomatique avec la Russie pendant quelques mois, l’augmentation des activités de l’État islamique en Turquie et l’accentuation des tensions politiques dans la société turque. « La Turquie, souligne à ce propos Insel, entre de nouveau dans une zone de turbulences, et l’homme fort […] depuis douze ans, qui a été indéniablement l’artisan de la transformation de son pays, dans la stabilité risque de devenir le principal facteur d’instabilité et de troubles politiques dans l’avenir » (Insel 2014 : 104).

En ce qui concerne l’Iran, les conflits syrien et irakien ont engendré des conséquences sécuritaires pour le régime. Son implication dans les conflits est vitale pour son avenir et pour sa survie, et ce, pour les raisons suivantes : premièrement, en cas de changement de régime en Syrie, l’Iran serait privé d’un allié stratégique ; deuxièmement, il éprouverait des difficultés dans ses relations avec le Hezbollah dans la mesure où l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement majoritairement sunnite rendrait difficile son soutien au mouvement politique ; troisièmement, le renversement d’al-Assad permettrait d’intensifier la pression internationale sur le régime iranien, d’une part, et il pourrait encourager ses opposants, d’autre part. Quatrièmement, le développement des activités de l’ei en Irak constitue une menace pour l’Iran en raison de sa structure multiculturelle et multiethnique. Cela explique pourquoi Téhéran a aidé le gouvernement irakien et la région autonome du Kurdistan irakien : il compte ainsi empêcher leur effondrement et prévenir toute conséquence préjudiciable à la société iranienne. Le soutien iranien aux régimes syrien et irakien est donc lié à la sécurité politique et militaire de l’Iran, les trois États étant imbriqués dans un étroit rapport d’interdépendance sécuritaire. Dans ce contexte, l’Iran et la Turquie présentent des convergences sur la question kurde, mais l’avenir du régime syrien les divise. De fait, depuis le début du conflit syrien, les relations entre la Turquie et l’Iran ont amorcé une phase de compétition politique stratégique, mais l’interdépendance économique et sécuritaire a empêché que ce conflit d’intérêts se transforme en confrontation frontale. À cette réalité s’ajoutent certains facteurs historiques et culturels qui ont parfois contribué à la complémentarité des mondes ottoman et persan : par exemple, les effets de la culture de la coexistence ottomane, l’affinité linguistique d’une partie de la population iranienne (les Azéris) et de la population turque, de même que la similarité du processus des réformes en Iran et en Turquie. Inversement, dans le cas de l’Iran et de l’Arabie saoudite, leurs rapports s’inscrivent dans la culture anarchique hobbesienne, car les divergences stratégiques ont aggravé leur antagonisme à travers une « guerre par procuration » en Syrie et en Irak, livrée par l’intermédiaire d’acteurs non étatiques. La rivalité entre ces deux puissances régionales est globale et multidimensionnelle ; elle se manifeste par une confrontation politique, économique, militaire, énergétique, religieuse et diplomatique (Conesa 2016 : 246). De ce fait, nous constatons que les crises et les conflits ont influencé les relations des puissances régionales au Moyen-Orient que sont l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Égypte et Israël. Au contraire de ces deux derniers qui ne sont pas directement impliqués dans les conflits actuels en Irak et en Syrie, les divergences politiques entre l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite dans ces conflits sont l’occasion d’une lutte pour l’hégémonie régionale.