Corps de l’article

Ces dernières années, les publications sur la « guerre aux trois noms » (soit la guerre de la Conquête, la guerre de Sept Ans et la French and Indian War) ont été nombreuses. Ce déploiement considérable se distingue notamment par son caractère international, ce qui tranche avec la situation qui a prévalu durant le dernier quart du XXe siècle où l’historiographie anglophone, américaine surtout et britannique dans une moindre mesure, semblait la seule à s’intéresser à cet événement et à cette période. Cela avait culminé en 2000 avec la magistrale synthèse de Fred Anderson (Crucible of War) qui constitue depuis un véritable phare inspirant et stimulant encore la production des historiens travaillant dans la langue de Shakespeare.

Du côté francophone, les commémorations diverses autour, d’une part, en 2009, de la bataille des Plaines d’Abraham de 1759 et, d’autre part, en 2013, autour du traité de Paris de 1763, ont sonné l’éveil. Plusieurs de ces publications ont pris la forme d’actes de colloques ou d’ouvrages collectifs livrant de précieuses mises à jour thématiques relativement à cette période. Certaines études spécifiques ont également vu le jour, de même que des éditions critiques de documents et la réédition de classiques comme La Guerre de la Conquête de Guy Frégault publiée originalement en 1955 dont les qualités de fond comme de forme ont longtemps intimidé les éventuels relanceurs québécois.

Jusqu’à présent cependant, il n’existait pas de pendant francophone récent à l’ouvrage de Fred Anderson. C’est de France et de la plume d’Edmond Dziembowski, professeur à l’Université de Franche-Comté, que va venir la pièce manquante et on peut dire que l’attente en valait la chandelle ! L’auteur nous livre ici une oeuvre achevée qui fera date, tant elle se distingue par sa teneur, sa facture et son écriture qui saura séduire un vaste lectorat. Évidemment, ce dernier y retrouvera une trame chronologique bien connue avec ses dates charnières maintenant classiques. De ce strict point de vue, on doit toutefois déjà remarquer qu’il se dégage de la plume de l’auteur une conscience aiguisée de chronologies parallèles jouant de façon variable tout au long du conflit, notamment selon le théâtre des opérations.

Cela nous amène à ce qui distingue tout particulièrement cet ouvrage, soit l’équilibre. Un équilibre visible tout d’abord dans les 4 parties qui le composent et qui comptent chacune environ 150 pages. Mais surtout, alors que l’historiographie nous a habitués depuis toujours à un traitement largement « national », selon l’origine des auteurs, ou bien continental, selon leur spécialisation (européanistes ou historiens des colonies), Edmond Dziembowski réussit le tour de force de ne pas reproduire cette tendance lourde. C’est ainsi qu’il couvre tout aussi adéquatement l’Europe que l’Amérique du Nord ou tous les autres théâtres où s’est déroulée cette première guerre mondiale. Il aborde avec la même rigueur et profondeur les considérations tant métropolitaines que coloniales qui interviennent dans les décisions et les actions en découlant. Parmi les belligérants s’affrontant sur les champs de bataille européens, nul n’est laissé pour compte sans pour autant négliger les acteurs principaux que sont la France, la Grande-Bretagne et la Prusse. Le lecteur appréciera de même la capacité de l’auteur de bien présenter et analyser les situations particulières des deux grands blocs coloniaux d’Amérique du Nord, incluant la désormais incontournable dimension amérindienne.

Ce même équilibre se retrouve dans le traitement thématique de la guerre de Sept Ans. L’auteur navigue avec une remarquable aisance entre le politique, le diplomatique et le militaire, de même qu’entre l’économique, le social et le culturel. Ici également, presque aucun aspect de ce conflit n’est écarté de l’examen et de l’analyse. C’est ainsi que l’on passe avec brio de la marine à l’armée, du champ de bataille aux officines ministérielles, de la cour à la rue en passant par le théâtre. Il est clair que ces deux derniers foyers d’observation, berceaux de la naissance de l’opinion publique, ont bénéficié largement des précédentes publications de l’auteur sur le patriotisme, la propagande et la rumeur. Ce sont là sans doute les plus belles pages de l’ouvrage, mais on pourrait en dire autant du traitement de Pitt – un autre sujet antérieur de prédilection de l’auteur. Ce dernier n’excelle pas uniquement dans les sentiers qu’il a déjà fréquentés : en témoignent les éloquentes descriptions de batailles dont plusieurs sont pourtant archi-connues telles Rossbach sur le vieux continent ou les « mornes plaines d’Abraham » (p. 361) au Nouveau Monde. Ailleurs, comme dans le traitement du renversement des alliances de 1756, l’auteur arrive à formuler de brillantes explications, nuancées et limpides, qui confèrent à l’ouvrage un caractère définitif.

La narration, enlevante et efficace, est habilement agrémentée de citations d’acteurs ou d’observateurs du conflit et l’auteur n’hésite pas d’ailleurs à utiliser certaines formules ou expressions d’époque comme titre de parties, de chapitres ou de sections, par exemple : Une guerre pour des « objets chétifs » (les colonies françaises), Haro sur le « Mandrin couronné » (Frédéric II), « Point de victoire, point de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelque augmentation de dividende » (par rapport à ce qui se passe aux Indes), « Le lecteur est citoyen » (autour de la propagande), « Nous ne sommes plus une nation propre à la guerre » (sur la morosité de la France après 1763), etc. Tout cela contribue à rapprocher le lecteur de l’atmosphère de cette période trouble.

Enfin, autre trait distinctif de La guerre de Sept Ans, la volonté claire de l’auteur de présenter et d’interpréter ce conflit comme le début d’une ère nouvelle (la dernière partie de l’ouvrage s’intitulant « L’entrée dans un monde nouveau »). Ce qui est nouveau ici n’est pas tant la reconfiguration de la carte impériale planétaire (ce que bien des historiens ont fait valoir dans la traditionnelle perspective nationale) que l’accélération de mutations politiques et idéologiques qui font en sorte, comme le dit Edmond Dziembowski, qu’en 1763, « idéologiquement parlant, le monde est entré dans l’ère des révolutions » (p. 12). En près de 700 pages, il aura réussi à nous en convaincre.