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« La mort s’est abattue sur nous tous ; elle a emporté la moitié d’entre nous par la variole, dont nous ne savions rien jusqu’à ce qu’elle sème la mort parmi nous. Nous l’avons attrapée des Indiens Serpents. […] Nous avons attaqué leurs tentes […] mais nos cris de guerre se sont vite étouffés dans nos gorges. Nos yeux étaient remplis de terreur ; il ne restait personne à combattre, que des morts et des mourants, tous affreusement rongés dans leur chair (p. 69). »

La lecture de cet ouvrage est passionnante tant l’auteur y expose précisément des faits souvent méconnus. Mais elle est aussi une véritable épreuve tant s’y succèdent les hécatombes et les causes de mortalité en tous genres, des famines aux maladies vénériennes, des affrontements entre différents groupes aux milliers de décès dus à la tuberculose, l’influenza ou la rougeole, jusqu’à l’inconscience des autorités canadiennes ou à leurs bonnes intentions qui ont pu s’avérer nuisibles. En refermant ce livre, on ne peut s’empêcher de penser qu’une implacable fatalité était à l’oeuvre dans la destruction des Indiens des Plaines, quasiment indépendamment des actions humaines, même si celles-ci n’étaient pas toutes honorables.

Il ne s’agit pas que d’une impression sans doute. James Daschuk est chercheur en santé des populations. Dans son introduction, il précise qu’il ne s’agit pas d’un livre d’ethnohistoire, ni d’une vision « émique » qui regarderait l’histoire du point de vue des Amérindiens, mais qu’il « porte… sur ce que les Autochtones ont fait, sur les lieux qu’ils ont habités et les aliments qu’ils ont consommés pendant environ 160 ans, à l’époque où s’implantait dans les Plaines canadiennes l’économie mondiale » (p. 11). Il examine dans le détail ce que négligent les discours qui donnent pour cause au déclin des peuples autochtones « les agissements humains et la cupidité », à savoir l’effroyable mortalité causée par les pathogènes apportés par les Européens (p. 18).

Cette impression d’implacable fatalité tient probablement aussi à la grande échelle des contextualisations, l’auteur passant avec aisance des cataclysmes planétaires aux forces économiques mondiales qui exerçaient leur influence jusqu’aux comptoirs de traite les plus reculés. Dans le chapitre 1, par exemple, on apprend qu’une gigantesque éruption volcanique survenue en l’an 1259, en perturbant profondément les conditions climatiques, a mis un terme à des siècles de croissance des populations amérindiennes. En nous faisant suivre ces populations dans leurs déplacements et leurs adaptations, l’auteur montre que les perturbations du mode de vie autochtone avaient précédé l’arrivée des Européens. Les chapitres 2, 3 et 4, « L’émergence de la traite des fourrures : contagion et dislocation territoriale », « L’intensification de la concurrence : essor du commerce et propagation des maladies, 1740-1782 » et « La guerre des fourrures : désespérance et carnage, 1783-1821 » nous font suivre à l’échelle du continent et jusque dans les détails les plus parlants les bouleversements du monde autochtone :

« Dans les années 1730, montés sur des chevaux d’origine ibérique, les Serpents se battent le long de la rivière Deer contre les Cris et les Niitsitapis, eux-mêmes équipés de mousquets venus d’Angleterre. Les gens du Nord n’ont jamais vu de chevaux, et peut-être ceux du Sud n’ont-ils jamais vu de fusils. Les uns et les autres devront bientôt affronter la variole pour la toute première fois » (p. 68).

Dans le chapitre 5, « Le monopole de la CBH : expansion des colonies et mortalité autochtone, 1821-1869 », l’auteur nous fait comprendre que chaque amélioration du réseau de transport permet aux épidémies de se répandre plus vite, et que même l’introduction du cheval, qui est le symbole par excellence de la culture des Indiens des Plaines, a elle aussi permis la contagion. L’extermination du bison, qui a mis un terme à leur mode de vie, relève également de « l’économie-monde », les peaux de bison servant à fabriquer en Angleterre les courroies d’entraînement des machines industrielles, des ceintures ou divers objets exportés dans le monde entier (p. 133).

Les chapitres 6 à 9, « Le Canada, le Nord-Ouest et les traités, 1869-1876 », « Traités, famines et nouvelles épidémies, 1877-1882 », « Les politiques d’assistance du Dominion, 1883-1885 » et « L’effondrement démographique des collectivités autochtones, 1886-1891 » voient les Amérindiens en nombre de plus en plus réduit s’immobiliser dans les réserves, voire s’en enfuir parfois pour passer aux États-Unis, leurs conditions de vie au Canada étant déplorables, contrairement à l’idée reçue voulant que le Dominion ait mieux traité sa population autochtone que son voisin du sud. L’agir humain se fait plus présent dans cette dernière partie. L’auteur emboîte le pas à Hugh Dempsey pour affirmer que les couvertures imprégnées intentionnellement du virus de la variole distribuées aux Amérindiens ne sont qu’une légende, affirmant ainsi indirectement que les intentions des gens en relation avec les Autochtones n’étaient pas forcément aussi indignes que le veut l’opinion courante. Mais il n’en reste pas moins que certains administrateurs des réserves se sont distingués par leur cupidité ou leur brutalité, allant parfois jusqu’à la plus sordide exploitation sexuelle, la distribution de nourriture avariée ou les collusions cyniques avec les fournisseurs de vivres. Et il s’ajoute à ce drame le fait que, paradoxalement, de bonnes intentions sanitaires ont pu elles aussi avoir des répercussions dramatiques, entretenant une mécanique de destruction enclenchée depuis des siècles.

Outre son impressionnante bibliographie et son propos extrêmement articulé, la principale qualité de ce livre est peut-être le fait que les protagonistes de cette tragédie à échelle planétaire sont, sous la plume de Daschuk, intensément vivants. Par un cruel paradoxe, en suivant le parcours des maladies, depuis la macro-échelle de la demande mondiale jusqu’à la micro-échelle des faits divers dans les postes de traite, d’une certaine manière l’auteur suit la vie… celle d’hommes, de femmes et d’enfants dont il évoque le drame hors de proportion avec sensibilité et compassion.