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Introduction

« Centrée sur les processus sociaux, incluant les actions et les interactions humaines » (Larivière & Corbière, 2014, p. 2206), la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) est particulièrement utile pour « répondre à une question portant sur un processus » (Larivière & Corbière, 2014, p. 2199). Ainsi, des auteurs avancent que la MTE s’oppose aux approches hypothético-déductives supposant une certaine objectivité ou la découverte d’une vérité reproductible et immuable (Luckerhoff & Guillemette, 2012, 2014). De fait, les méthodologies qualitatives ont été boudées en sociologie au milieu du 20e siècle, taxées d’être « non systématiques, impressionnistes ou exploratrices » (Glaser & Strauss, 2010, p. 406), concédant ainsi aux approches quantitatives une aura de rigueur. Cette opposition a depuis été nuancée (Peneff, 1995) et le projet de la théorisation enracinée, par son ajustement constant avec le terrain, ainsi qu’une « vigilance maintenue, une prudence exacerbée et une réflexivité entretenue » (Glaser & Strauss, 2010, p. 19), propose un contre-balancement de cette vue dichotomique et ouvre à toutes méthodes permettant de saisir les phénomènes au gré de leur apparition :

[…] il n’y a pas d’antagonisme fondamental entre les objectifs et les capacités des méthodes et des données qualitatives et quantitatives. […] Nous croyons que chaque forme de données est utile aussi bien pour la vérification que pour la production de théorie, quelle que soit l’inflexion.

Glaser & Strauss, 2010, p. 160

Cet article démontre la façon dont nous avons usé de la MTE dans le cadre d’une recherche sur la culture créative de petites agences de publicité en région (PAPR), plus particulièrement sur la façon dont ces agences – qui n’accèdent pas aux concours, aux clients prestigieux, aux associations professionnelles et aux autres structures légitimantes essentiellement urbanocentriques – maintiennent et cultivent la créativité. Conséquemment à la perspective dynamique que nous appliquons au concept de culture, la MTE nous apparaissait opportune pour partir à la découverte de leur culture créative. De fait, appréhender le flux évanescent de la culture organisationnelle, a fortiori lorsqu’elle est nourrie par un substrat encore plus meuble – la créativité – demande une flexibilité dans les moyens pour « suivre » cette culture. Notre recherche ne conduisait donc pas à découvrir si la créativité des PAPR est meilleure, plus efficace, plus audacieuse ou non que celle des grands centres, ce qui nous aurait conduit à mettre en place une stratégie hypothético-déductive à l’aide de grilles d’évaluation de produits créatifs (Haberland & Dacin, 1992; Mercanti-Guérin, 2008; Verbeke, Franses, LeBlanc, & van Ruiten, 2008; White & Smith, 2001), ou en soumettant la production créative au jugement des pairs (Amabile, 1996). C’est davantage le caractère dynamique de cette culture qui nous intéressait.

Par ailleurs, comme notre problématique faisait intervenir quatre concepts sensibilisateurs – créativité, identité, culture organisationnelle et régionalité –, il nous est apparu évident au travers des interactions circulaires entre le terrain et l’analyse (Glaser, 1978; Glaser & Strauss, 2010) que notre protocole devait permettre la collecte de données endogènes à l’organisation au niveau de la micro (l’individu), mais également des données exogènes par rapport à la macrostructure (aspects structurants de la région).

Dans ce qui suit, nous illustrons un processus de théorisation enracinée et la façon dont nous avons opéré le dialogisme entre les méthodes de collecte endogène et de collecte exogène. Plus encore, nous souhaitons faire la démonstration de la richesse des découvertes faites grâce à l’innovation que permet la MTE (Guillemette, 2006). Nous fixons tout d’abord le cadrage conceptuel derrière les quatre thèmes sensibilisateurs, cadrage qui converge vers une définition opératoire de la culture créative d’une organisation régionale. De là, nous détaillons la stratégie méthodologique et le processus d’analyse en mettant l’accent sur l’intégration d’une approche quantitative dans notre protocole et sur l’utilisation de notre définition opératoire dans la conception d’une théorie substantielle sur la culture créative des PAPR.

Nous contribuons donc à illustrer la façon itérative d’inclure une méthode quantitative dans une démarche de MTE – autrement que par seul souci de validité – en plus de démontrer la façon dont un cadrage conceptuel conçu par étapes peut servir à produire une théorie sur la créativité (dans les agences de publicité) en région.

1. Comprendre les cultures créatives

Avant de présenter notre stratégie méthodologique, il importe d’effectuer un cadrage conceptuel, présidant à la formulation des concepts sensibilisateurs nécessaires à la plongée en théorisation enracinée. Rappelons qu’

avoir une sensibilité théorique signifie être capable de donner du sens aux données empiriques et être capable de dépasser l’évidence de premier niveau pour découvrir ce qui semble caché au sens commun. Pour ce faire, il faut posséder (ou se procurer) un outillage fait de concepts riches et nombreux, ce qu’on appelle en anglais les « sensitizing concepts »

Guillemette, 2006, p. 42

Toutefois, nous souhaitons aborder la question du cadrage conceptuel certes comme une façon d’aborder le terrain avec quelques idées sur les phénomènes (Corbin & Strauss, 1990), mais également sur la façon d’analyser le fruit de la collecte de données. Plus encore, ce cadrage conceptuel nous permet de démontrer plus loin (voir section 2.4) qu’aborder le terrain avec une définition opératoire de l’objet à l’étude permet d’optimiser la théorisation des phénomènes observés.

Les trois premières sections de cette partie consistent donc à présenter les concepts sensibilisateurs entourant les notions de culture organisationnelle, de créativité et d’identité créative, et de région à travers le concept de « place ». Dans la quatrième section, nous montrons la façon dont ce cadrage conceptuel a été transposé dans une définition opératoire de la culture créative d’une organisation en région. Nous utilisons cette définition en fin de parcours pour achever la montée vers une théorie sur la culture créative des PAPR.

1.1 Culture organisationnelle

Plusieurs postures épistémologiques permettent d’appréhender les phénomènes, actions et discours dans les organisations (Grosjean & Bonneville, 2011), dont la métaphore de la culture organisationnelle. Il s’agit bien d’une métaphore ici, puisqu’utiliser le mot culture pour désigner toutes les actions exprimant la conscience de l’homme dans ce qu’il fait tous les jours est une façon d’englober ses manifestations au sein de l’organisation. Elle indique donc un cadrage selon lequel la conduite des hommes dans ces organisations peut être lue et comprise dans ce qui est exprimé, en même temps que ce qui est exprimé l’est en regard de cette culture. Ce « système de symboles, tissu de conversations, espace mystique, véhicule de complexités au sein duquel les humains deviennent des animaux symboliques, porteurs de sens et en quête de sens » (Mahy, 2011, p. 113) est donc « tissé » par les interactions entre les individus. L’organisation est donc vue comme produisant du sens et comme étant le sens de cette production dynamique, l’opposant, par exemple, à l’organisation vue comme une pyramide (stable) ou l’organisation comme une famille (filiation) (Alvesson, 2002).

Il convient de mentionner, puisque ce point de vue aura une incidence sur l’établissement des concepts sensibilisateurs, que contrairement à une vue managériale de la culture organisationnelle, celle-ci n’est en rien stabilisée, ni unique, ni acceptée, ni mise en oeuvre uniformément dans l’organisation. Au contraire, l’idée d’une culture unique constitue même un voile cachant des mouvements plus complexes et plus importants de la culture : « Ce sur quoi les gens sont en désaccord et qu’ils trouvent ambigu fait tout autant partie de la culture que ce qu’ils partagent » (Martin, 2002, p. 155). De ce point de vue, adopter la métaphore de la culture organisationnelle suppose un parti pris selon lequel une organisation est une culture, par opposition au fait qu’une organisation possède une culture : la culture « n’est pas une partie du puzzle, mais le puzzle lui-même »[1] [traduction libre] (Pacanowsky & OʼDonnell-Trujillo, 1983, p. 146).

Pour étudier cette culture organisationnelle, Cooren (2010, 2012, 2013) propose une articulation entre ce qui est « cultivé » dans les interactions et les figures culturelles qui sont invoquées à travers ces interactions. Dans sa proposition sur la ventriloquie[2], des êtres – « tout ce qui semble effectivement agir dans notre monde » (Cooren, 2010, p. 39) – animent des figures : idées, principes, valeurs, idéologies. Ces figures, à leur tour, viennent animer les êtres dans une dynamique d’interinfluence.

Étudier la culture [organisationnelle] dans une perspective ventriloque implique, par conséquent, d’identifier tous ces êtres que des personnes et des communautés de parole cultivent / nourrissent / promeuvent / développent, non seulement dans leurs conversations, mais plus largement dans l’ensemble de leurs pratiques et activités

Cooren, 2013, p. 194

Aussi, pour Cooren, ce qui vient agir est rendu présent dans les conversations et incarné autant dans le discours que dans les textes, documents et autres artefacts organisationnels.

1.2 Créativité et identité créative

La créativité est devenue une condition d’existence sine qua non des organisations (Hauch, 2002), particulièrement dans l’industrie de la publicité (Nixon, 2003). Même si elle est définie comme le rapport entre l’originalité d’une proposition dans un contexte donné et la pertinence de cette proposition au regard de ce qui l’a motivée (Runco & Charles, 1993; Smith & Yang, 2004), la créativité demeure difficile à circonscrire, sa définition ne faisant pas l’unanimité (Auger, 2009; Sasser & Koslow, 2008; Smith & Yang, 2004). Bon nombre de chercheurs fixent la recherche sur la créativité autour de quatre pôles : les personnes, les produits, les processus et les milieux (Runco, 2004; Sasser & Koslow, 2008), et de deux moments : la production et la réception (consommation ou utilisation). Le Tableau 1 résume les objets à l’étude.

Dans la perspective organisationnelle et communicationnelle dont nous nous réclamons, plusieurs auteurs avancent que la créativité est d’abord une question de tensions, de controverses, de débats, d’échanges (Gaertner, 2007; Michaud, 2011). De fait, puisque le point de vue sur qui est et ce qui est créatif est constamment remis en cause (Baillargeon, 2014) et que les créateurs sont aussi bons que leur dernière création (Hackley & Kover, 2007; West, Kover, & Caruana, 2008), les différentes idéologies de la créativité ne sont jamais stabilisées et l’ambiguïté sur ce qui permet d’attester de cette créativité engendre un travail rhétorique intensif et des pratiques identitaires de façon à réduire l’incertitude et l’insécurité de leurs clients. La performativité de cette connaissance tient autant de l’interprétation et des croyances que de la mobilisation de réelles connaissances expertes (Alvesson, 2001, 2004). Elle fait l’objet de luttes entre différentes sous-cultures organisationnelles et au sein même des équipes de travail, et se trouve constamment adossée à des besoins exogènes à l’organisation : clients, marché, mode, politique, etc.

Tableau 1

Objets d’étude de la créativité

Objets d’étude de la créativité

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Dans le cadre de notre recherche, ce qui nous intéressait résidait dans ces dynamiques légitimant qui est et ce qui est créatif de même que la façon dont ces dynamiques venaient « organiser » les PAPR.

1.3 La régionalité et le sentiment de « place »

Les travaux sur les industries créatives « s’attache[nt] en particulier à montrer l’importance du rôle qui est accordé au territoire et à la concentration spatiale dans l’innovation et la compétitivité » (Le Corf, 2012, p. 101). Poser la question de la régionalité au regard d’une entreprise créative suppose de prendre en compte les effets de la régionalité sur la culture créative et d’observer la façon dont elle est rendue présente dans le discours et les actions. À cet égard, Soja (1996) définit la place comme étant composée de trois aspects interdépendants : 1) un espace matériel objectif; 2) la façon dont il est imaginé et représenté; 3) l’espace tel qu’il est vécu par les personnes. De façon similaire, Olwig (2002) considère le paysage urbain comme inscrit dans une matérialité – avec ses immeubles, ses centres-villes, ses parcs industriels –, mais également dans le rapport à l’expérience et aux pratiques sociales.

Conséquemment, dans notre recherche, nous souhaitions observer ce sentiment de « place », dans l’expérience de la région, influençait la culture créative des PAPR et percolait dans les discours organisationnels.

1.4 Une définition opératoire de la culture créative

Au regard des thèmes que nous avons définis ci-dessus, nous avons effectué, en amont de la collecte de données, un premier travail de théorisation en proposant une définition opératoire[3] de la culture créative, à savoir :

  1. des dynamiques de légitimation de la créativité en regard d’attentes endogènes et exogènes;

  2. performées dans l’interaction entre les individus et les choses;

  3. qui organisent les rapports de production et de consommation traversés par la culture régionale;

  4. reproduisant une idéologie variable de la créativité publicitaire.

Plus qu’une synthèse de notre position, cette définition opératoire permet de circonscrire les phénomènes par lesquels nous aborderons la culture créative des PAPR (créativité, publicité, régionalité), et de rendre compte de la façon dont ils agissent sur l’agence et sont présents dans les interactions entre les employés des PAPR.

Surtout, puisque cette synthèse permet de circonscrire les différents fondements théoriques dans une perspective dynamique, elle nous permettra de mieux tirer du sens des matériaux empiriques et de favoriser l’émergence d’une théorie originale et pertinente de la culture créative des PAPR. Ainsi, nous proposons une manière de tirer profit à la fois des connaissances accumulées par le chercheur ou la chercheuse sans torpiller la possibilité de découvrir les « points de vue inédits » (Guillemette, 2006, p. 33) auxquels l’imposition prématurée de concepts conduirait. Nous démontrerons plus loin la force de cette définition opératoire dans la mise en relation et l’analyse des données empiriques.

2. Stratégie et chronologie de recherche

Dans cette partie, nous présentons notre stratégie méthodologique, d’abord en en exposant les étapes, puis en portant une attention particulière à la façon dont des méthodes mixtes ont été intégrées dans le processus. Plus précisément, nous montrons la façon dont le développement d’un outil quantitatif s’est fait en coconstruction et en respectant l’approche itérative propre à la MTE.

2.1 Protocole d’analyse

Nous avons choisi Villégion[4] comme région pour l’étude. D’abord parce que le chercheur y a travaillé comme concepteur-rédacteur pendant près de dix ans, ce qui a quelque peu facilité l’insertion dans la communauté (Jaccoud & Mayer, 1997) en plus de limiter le temps d’apprentissage nécessaire pour saisir le contexte commercial dans lequel évoluent ces agences. Puis, Villégion comprend une proportion presque égale d’entreprises de services et d’entreprises commerciales et industrielles, permettant une grande diversité dans les contenus publicitaires générés (tourisme, produits industriels, entreprises de service) et donc des défis créatifs soumis aux agences. Finalement, bien qu’il soit difficile d’évaluer le nombre exact, selon différentes sources[5], on y trouve douze agences – un bassin potentiel d’environ 180 employés –, dont quatre ont également des bureaux à Montréal ou à Québec, donnant ainsi sur le plan des rapports régions/centres urbains une perspective intéressante.

Ainsi, après avoir recensé les agences répondant à nos critères – soit compter 5 à 19 employés et offrir des services en communication marketing –, nous sommes parti à la recherche d’une première agence faisant montre d’une culture créative active. Nous avons parcouru les différents sites des agences à la recherche d’un certain éthos créatif : faisait-elle la promotion de la créativité? Quels étaient leurs clients? Leur taille? Les services offerts? Nous avons choisi un premier site à l’étude, soit l’Agence K[6], non pas pour sa représentativité statistique, mais bien en raison des situations porteuses de phénomènes nourrissant les concepts théoriques qu’elle laissait présagées (Jaccoud & Mayer, 1997). L’Agence K était particulièrement active sur les réseaux sociaux et plusieurs billets mentionnaient la créativité de l’agence. Nous avons alors pris contact avec celle-ci par l’entremise d’une connaissance qui y travaillait. Pour établir notre second site d’étude, nous nous sommes enquis, au fil des entrevues à l’Agence K, des agences qu’il serait intéressant et pertinent de rencontrer. L’Agence L est revenue à plus d’une reprise comme représentante de la « nouvelle créativité » à Villégion, devenant ainsi, dans une perspective de MTE, un échantillon théorique[7].

L’entrée sur le terrain a consisté en des entretiens en profondeur semi-dirigés, ce type d’entrevue constituant, si l’on souscrit à la MTEet aux méthodes inductives, le point de départ privilégié permettant de découvrir ce qui se passe là-bas, en plus d’activer certains scripts identitaires (Charmaz & Belgrave, 2012). En tout, 33 personnes[8] ont été interrogées au cours de 51 entrevues, pour un total de 44 heures et une durée moyenne de 52 minutes. Au fil des entrevues, nous avons également repéré des occasions d’observer le travail des employés, par exemple, lors de rencontres avec des clients, de réunions de production et de rencontres de travail. Ces moments sont des lieux privilégiés de dynamiques de légitimation sur qui est et sur ce qui est créatif, « des espaces où les savoirs, les routines, les expériences, les usages, les expertises peuvent circuler, se reconstruire, soutenir la résolution de problèmes, définir de nouvelles pistes de travail, etc. » (Grosjean, 2011, p. 37). En d’autres mots, lors des réunions de production, les employés rendent intelligibles leurs actions en faisant référence à des personnes, à des lieux, à des documents, autant qu’ils sont « en train de faire » cette connaissance. Ainsi, la démarche d’observation d’une réunion, au regard de la culture créative, s’est effectuée par l’observation tant des discours que de la mobilisation de « gestuelles, positions corporelles, pratiques scripturales, mobilisation d’objets, etc. » (Grosjean, 2011, p. 39). Après avoir inscrit dans notre journal de terrain le contexte d’utilisation de ces textes et artefacts – lieu, moment, personnes présentes, raison de la réunion –, nous les avons conservés en les photographiant ou les numérisant. En tout, 90 textes et artefacts ont été collectés.

Conformément aux principes de la MTE, notre protocole a procédé par alternance itérative entre collectes de données et analyse. Après chaque passage sur le terrain, les entrevues étaient retranscrites pour ensuite être intégrées dans le logiciel d’analyse de données qualitative Tams Analyzer. TAMS, signifiant Text Analysis Markup System, est un logiciel développé en système ouvert (open source) pour coder, grâce à des marqueurs thématiques, une multitude de matériaux qualitatifs : entrevues, vidéos, PDF, images, et ensuite extraire et analyser ces données. De plus, le logiciel permet de prendre des notes de terrain – des observations réflexives sur une situation, des pistes de réflexion – associées aux matériaux. Lorsque nous parcourions les matériaux, nous avons créé un premier codage in vivo[9] grâce à ce logiciel. Au fil des interactions avec le terrain, nous avons raffiné, réévalué et modifié notre codage, le logiciel TAMS nous permettant de voir les chevauchements, les doublons et les codes « orphelins ». De 453 thèmes au départ, nous en avons circonscrit 247 qui ont constitué les codes de base les plus probants. Plus loin (voir section 2.4), nous expliquons la façon dont nous avons procédé à la montée théorisante de ces codes in vivo. Le tableau présenté en annexe relate chacune des phases, avec les méthodes et les extrants.

2.2 Introduction d’une méthode quantitative en MTE

Au fil des entrevues et des observations, nous observions des « effets » de la région, c’est-à-dire des représentations de la région telle qu’elle apparaissait dans le discours avec une certaine agentivité. Par exemple, le poids des budgets alloués était un thème majeur : « Des clients bornés, il y en a partout. Mais peut-être qu’en région, ils ont moins d’argent » (Katherine, designer graphique, Agence K). Ces considérations faisaient émerger le poids de la région, incarné dans ces clients qui n’auraient pas les moyens ni l’ambition de clients métropolitains :

Si je travaille avec Marie-Chantal, des budgets où, t’sais (...), elle est habituée de travailler à Montréal, des plus gros budgets puis tout ça. Moi j’ai des clients, j’ai un gros réseau en restauration puis tout ça, je ne peux pas offrir des posters à 700 $ pour le visuel, là

Hubert, directeur de compte, Agence K

Le discours des employés est donc marqué par l’expérience d’une créativité régionale minorée, qui n’était pas celle des grands centres. Nous ne savions toutefois pas si ces considérations étaient idiosyncrasiques de l’Agence K et de l’Agence L. Bien que nous n’ayons pas pris le chemin socioéconomique parfois dicté par les approches des industries créatives, nous avons vu la nécessité de prendre en compte les vecteurs d’une régionalité pour mieux comprendre la culture sur les plans organisationnel et individuel. Aussi avons-nous intégré dans notre protocole un questionnaire diffusé en ligne. Ce questionnaire a connu une participation totale de 387 participants, avec une participation nette de 187 personnes, dont 100 ont rempli l’entièreté du sondage. Au final, au moins 55 agences différentes sont représentées dans le sondage[10], couvrant l’ensemble du Québec. Conçu à la suite des premiers entretiens avec les membres de l’Agence K, puis peaufiné après les rencontres sur le terrain avec l’Agence L, ce questionnaire de 33 questions a permis de valider de façon plus globale certains phénomènes observés lors des études de cas, et ainsi pallier le caractère parfois local de nos deux études de cas.

2.2.1 Coconstruire avec les participants : comment le qualitatif nourrit le quantitatif

Dans les protocoles séquentiels mixtes exploratoires, comme le nôtre, l’introduction de données quantitatives se fait souvent dans un souci de complémentarité ou de triangulation des données issues d’une première phase qualitative (Larivière & Corbière, 2014). Or, au regard de la MTE, les données quantitatives participent de la richesse de la théorie produite :

Dans de nombreuses situations, les deux formes de données sont nécessaires, non pas pour tester des données qualitatives à partir de données quantitatives, mais de façon complémentaire, comme vérification réciproque et, le plus important pour nous, comme formes différentes de données portant sur le même sujet. Lorsqu’on les compare, chacune contribue à produire de la théorie

Glaser & Strauss, 2010, p. 126

À cet égard, nous avons fait de la conception du sondage un objet de coconstruction qui nous a permis de relever certains phénomènes que nous n’aurions peut-être pas découverts autrement. Par exemple, un thème s’est rapidement imposé lors des premiers entretiens à savoir que les clients en région plombent la créativité, ce qui en soi est inhérent au travail créatif (Koslow, Sasser, & Riordan, 2006) et pas seulement à celui en région. Toutefois, au moment de tester le questionnaire auprès des participants des deux agences, ceux-ci ont relativisé l’importance de cette figure du « client régional », comme dans ce passage où Katherine rappelle, non sans ironie, que des clients ont des goûts discutables, peu importe la région :

Y’en a aussi à Montréal des « rois de la frite » (...) J’ai fait mon premier napperon de Chevalier de Colomb à Montréal. Je sais que c’est peu importe tu es où, il y en a [qui] n’ont pas les mêmes goûts que toi, pour rester polie

Katherine, designer graphique, Agence K, lors d’une discussion de groupe

Nous avons donc exploré plus avant avec les participants ce qui pourrait plomber la créativité en région. Il appert que ces derniers considéraient que d’autres facteurs avaient une incidence : la connaissance ou la culture des clients, la culture ambiante de la région victime d’un nivellement par le bas ambiant, la difficulté d’aller plus loin que les attentes du client. Aussi avons-nous créé une question qui portait sur les défis de la création plutôt que de nous intéresser seulement aux thèmes des budgets et des clients. Alors que notre première version du questionnaire ne comportait qu’une seule question sur les clients, in fine, la version diffusée en intégrait trois, la première portant sur les facteurs ayant un effet sur la créativité en région (clients, relations avec les clients, connaissance des clients, conduite des affaires des clients, philosophie des agences), la seconde sur la qualité créative ambiante en région et la troisième sur les défis en région.

Certes, valider un questionnaire auprès d’un échantillon avant sa diffusion à grande échelle est pratique courante en méthodologie quantitative « de manière à s’assurer que son degré d’adéquation et de précision est suffisant » (Amedzro St-Hilaire, 2014, p. 161). Toutefois, dans notre cas, cette vérification a été l’occasion d’étendre notre compréhension des phénomènes, que nous avons pu creuser ultérieurement.

2.2.2 Redémarrer la conversation avec le terrain grâce aux données quantitatives

L’intégration du sondage a également servi à relancer la discussion avec les participants. De fait, au moment de la deuxième visite dans chacune des agences, nous avons débuté par un groupe de discussion où nous présentions les résultats préliminaires aux participants. À la manière d’une technique projective, la façon dont ils imposaient « une structure sur de l’information ambiguë »[11] [traduction libre] (Uhlmann, Leavitt, Menges, Koopman, Howe, & Johnson, 2012, p. 554) et verbalisaient ainsi leur perception des résultats nous a conduit à relever d’autres manifestations de la culture créative et des catégories qu’elle sous-tend. Entre autres, une question du sondage demandait « Globalement, croyez-vous que les clients que vous desservez sont de dignes représentants de la créativité de votre agence? » Les réponses étaient partagées : 46 sur 81 répondants considéraient leurs clients comme des témoins probants de la créativité de leur agence. Creusant ce résultat avec les participants de l’Agence K, lors d’un groupe de discussion, nous avons lancé un échange entourant le nivellement par le bas régional.

Cette stat-là, cette info-là explique peut-être beaucoup le fameux style régional justement du– de l’agence qui se veut créative, mais qui ne l’est pas, qui ne se trouve pas créative et qui finit par dropper [jeter] la serviette et faire « bon bien on va faire ce que les clients nous demande pis on va arrêter d’essayer »

Luc, directeur du multimédia et actionnaire

Ce nivellement par le bas est cristallisé dans ce que les participants ont nommé le « style régional » : des communications dont la qualité graphique, le ton général et le concept portent les marques d’une création régionalisée :

Marie-Chantal, conceptrice-rédactrice et directrice de compte : Moi, vite comme ça, je te dirais, c’est soit pas réfléchi ou ç’a l’air d’une pizza.

Katherine, designer graphique : C’est le premier niveau, l’idée du patron narcissique qui dit : « Ah! Je suis un plombier, alors j’ai une photo de moi habillé en plombier qui dit : “Je suis un plombier”. »

Véronique, designer graphique : Moi je trouve que c’est un peu faux de dire que c’est juste en région.

Marie-Chantal : Non c’est partout dans l’industrie.

Karine : Mais en région il y en a plus, disons.

Poursuivant la discussion sur le style régional, nous avons vu apparaître différentes figures des clients qui viennent plomber cette créativité, comme celui du « client narcissique » :

Chercheur : Et ça, c’est juste en imprimé? Ou y a-t-il un style régional tous médias confondus?

Katherine : Moi je trouve que ça ressort bien plus à la télé.

Marie-Chantal : Le style régional?

Véronique : Mais c’est quoi le style régional? C’est genre cheap [de mauvaise qualité] et laid? Je veux dire, il faut associer ça absolument à….

Katherine : Ça en fait partie!

Marie-Chantal : Justement, le monsieur, le patron narcissique des concessionnaires auto, là, que ce soit à Québec ou ici…

Stéphane : C’est que le patron, lui, ce qu’il veut développer, c’est sa fierté? Dire : « J’ai réussi dans ma région. » C’est plus ça?

Hubert : C’est qu’il va utiliser sa notoriété à lui.

Au final, 71 segments d’entrevue ou de discussion animent cette figure du « style régional », rendant celle-ci plus que probante dans la culture créative des PAPR. Ainsi, non seulement le questionnaire a-t-il servi à asseoir la validité et la fiabilité par une triangulation de données, de points de vue et de méthodes (Gagnon, 2011; Yin, 2011), mais il a permis d’explorer plus avant certains concepts sensibilisateurs pour enfin saturer la théorie. Sans cet ajout du quantitatif dans notre exploration du terrain, nous aurions peut-être échappé ce pan important de la culture créative des PAPR.

2.3 Processus d’analyse et utilisation de la théorie conceptuelle

La dernière contribution que nous souhaitons apporter concerne la façon de converger vers une théorie substantielle sur la culture créative des PAPR, théorie que nous avons réalisée grâce à notre définition opératoire (voir section 1.4 ci-dessus).

Au fil de nos interactions circulaires entre les données du terrain et la montée théorisante, certains paradigmes théoriques ont émergé. À la fin de chacun des passages sur le terrain, nous procédions à la transcription des entrevues et à un codage ouvert des matériaux, codage qui se raffinait au gré de l’emergent fit[12].

Nous avons raffiné les catégories ainsi créées « de façon à ce qu’elles soient suffisamment précises pour éviter les répétitions et en même temps être assez larges pour recouvrir un ensemble d’idées contenues dans plusieurs segments de texte »[13] [traduction libre] (Attride-Stirling, 2001, p. 392). Ce faisant, nous avons observé que plusieurs manifestations incarnaient une figure qui, répétée, (re)présentée et animée fréquemment, participait à la constitution de la culture des PAPR. Par exemple, les budgets régionaux, les heures vendues, l’équipe idéale, l’exode des talents et le bassin de clients constituent la figure culturelle du « manque de ressources ».

Puis, nous avons entrepris une dernière « distanciation théorisante » (Luckerhoff & Guillemette, 2012) et théoriser en lien avec les données empiriques et les figures culturelles ce que ces dernières ont de représentatif, le « comment » de la culture créative des PAPR observées. Nous avons donc regroupé en figures emblématiques[14] des figures culturelles qui agissaient de façon similaire sur la culture créative des PAPR à l’étude. Alors que les figures culturelles sont des manifestations observables, incarnées dans les textes et les discours, les figures emblématiques constituent, pour nous, une abstraction permettant de répondre à une question portant sur un processus (Corbin & Strauss, 1990). Pour effectuer cette dernière montée théorisante, Luckerhoff et Guillemette (2012) suggèrent d’observer les données selon une relation paradigmatique qui semble rapprocher entre elles les catégories conceptuelles (nos figures culturelles) en fonction des situations qui se répètent, de la réponse à une situation donnée et des comportements propres à une situation donnée, ce qui suppose de situer le processus sur un continuum (Luckerhoff & Guillemette, 2012).

Il nous est d’abord apparu que les figures culturelles s’organisaient selon un rapport clivé à la régionalité, souvent polarisé comme négatif ou positif. Considérant comme un peu réducteur ce clivage, nous avons approfondi les relations entre les différentes figures culturelles pour nous rendre compte que certaines d’entre elles conféraient au travail créatif en région une certaine fatalité, comme si le poids des conditions d’exercice rendait cette expérience minorée, diminutive. Nous avons nommé cette première catégorie « figures d’enclavement ». D’autres nuançaient ce poids, sans toutefois l’exclure, avec comme dynamique principale des stratégies de défense, d’où l’appellation « figures de défense ». Une troisième série de figures culturelles marquaient une rupture avec la région, mais en mettant l’accent sur le caractère singulier de l’agence : « nous sommes en région, mais différente des autres ». Nous avons baptisé cette catégorie « figures de distinction ». Les « figures de maturité » représentaient quant à elles la façon dont l’agence était devenue une entreprise respectable, à maturation, sans égard à sa condition régionale. Finalement, la dernière série de figures, les « figures de décloisonnement », attestait que non seulement les participants considèrent leur agence comme n’étant plus soumise à cette régionalité, mais également affranchie de cette régionalité. La Figure 1 illustre la relation entre les trois différents niveaux d’analyse. En noir, nous trouvons les cinq figures emblématiques; en grisé, les figures culturelles, sous lesquelles nous retrouvons, le cas échéant, des incarnations de ces figures. En somme, nous avons établi la relation paradigmatique des figures culturelles selon un continuum basé sur le degré de distance « géodiscursive » avec la région, c’est-à-dire la façon dont la culture de ces PAPR incarne plus ou moins fortement cette régionalité et ses manifestations en même temps que des discours sont animées pour éloigner l’agence de cette régionalité.

2.4 Rapatrier la théorie… pour créer une théorie

Bien qu’il établisse la relation entre les différentes « géodiscursivités », ce mappage ne nous donne pas nécessairement accès à une théorie qui permet « de mieux saisir et de mieux comprendre les phénomènes humains quotidiens, et qui montre comment le comportement humain change au fil du temps » (Luckerhoff & Guillemette, 2012, p. 65), finalités de la théorisation enracinée. Afin de converger vers une théorie substantive, nous avons rapatrié notre définition opératoire et ainsi expliqué la façon dont s’organise la culture des PAPR. En reprenant chaque axiome de la définition, nous avons analysé par quels vecteurs cette culture se constitue.

Figure 1

Mappage des figures emblématiques et culturelles

Mappage des figures emblématiques et culturelles

-> Voir la liste des figures

Au regard du premier axe de notre définition opératoire, à savoir « des dynamiques de légitimation de la créativité en regard d’attentes endogènes et exogènes », nous avons remarqué qu’en l’absence de fortes structures légitimantes institutionnalisées (concours, accès à la presse professionnelle, adhésion à des regroupements professionnels), l’identité créative de l’agence ou de ses employés est d’abord fortement légitimée de façon endogène, particulièrement à travers les figures de défense et de distinction. Grâce à cette légitimation interne, la culture créative des PAPR permet de ressusciter l’ambition qui était destinée au cimetière de la régionalité (Bell & Jayne, 2006). Plus encore, les participants conçoivent discursivement un espace dans l’agence où la culture régionale n’aurait de prise. Ces discours permettent de délimiter ce que Philipsen (1992) nomme le « sentiment de place », grâce auquel les personnes

[…] voient les frontières, sociales et physiques, là où d’autres ne les voient pas, et cette vision sert de perception fédératrice majeure dans leur vision du monde. Dans la perspective culturelle, l’importance de cette « place » se traduit par une forte préoccupation à localiser les gens dans l’espace social comme physique. Cette « place » devient alors un lieu dont les frontières entourent et abritent certaines personnes et refusent l’entrée à d’autres, engendrant une omniprésente crainte, que tous reconnaissent, maintenant chaque personne au bon endroit à la fois hiérarchiquement et physiquement[15] [traduction libre]

Philipsen, 1992, p. 41

Le deuxième axe suppose que ces dynamiques de légitimation « sont performées dans l’interaction entre les individus et les choses ». Cet axe est davantage un rappel de l’ancrage communicationnel de ces dynamiques. Nous avons pu relever le caractère agissant de certains discours, textes, artefacts, etc., et voir où cette culture s’incarne avec force. Par exemple, la performance de l’agence réside beaucoup dans les figures de maturité : documents standardisés, protocoles de prise de commandes, logiciels de gestion de projet, implantation de réunions formelles, etc.

Au regard du troisième axe, soit que les dynamiques « organisent les rapports de production et de consommation traversés par la culture régionale », nous voyons, sans surprise, que la régionalité apparaît dans les discours et les textes lorsqu’ils renvoient à cette articulation production/consommation. Ces rapports sont organisés en grande partie autour de la figure de l’éducateur. De fait, nous observons que les participants considèrent que la principale difficulté est de faire face à des clients peu cultivés, qui doivent être éduqués sur la valeur de l’agence, de la créativité, voire sur les fondements de ce qu’est une bonne communication.

Le dernier aspect de notre définition est que les dynamiques « reproduisent une idéologie variable de la créativité publicitaire ». Cette idéologie de la créativité est constamment adossée aux figures d’enclavement, souvent incarnée dans les discours d’éducation (figure d’éducateur) et prend racine dans les figures de décloisonnement. En effet, pour contrer le sentiment d’être aux prises avec les affres de la régionalité, les acteurs des PAPR mobilisent un discours pour faire échec à ce que nous avons appelé la « saturation créative », que nous pourrions libeller ainsi :

  • Être créatif demande des clients sophistiqués ou cultivés;

  • Or les clients sophistiqués sont rares dans cette région figurée;

  • Cette région n’est pas un support à la bonne création : elle ne l’exhibe pas;

  • Pour attirer les clients sophistiqués, il faut avoir une plus-value basée sur les compétences de l’équipe, des compétences qui doivent être visibles;

  • L’agence cultive l’idée que c’est ailleurs qu’elle atteindra son plein potentiel.

Cette impression cultivée de saturation conduit l’agence, dans le rapport consommation/production, à prospecter à l’extérieur. Surtout, à se projeter, dans ses figures de décloisonnement, dans cet ailleurs désaturé. Par exemple, dans la défense de la créativité, nous avons relevé l’importance d’un « quelque part » où la créativité doit mener : « aller plus loin », « aller en avant », « amener quelque part », « en dehors ». Un autre exemple : dans la figure de l’agence alternative, où les membres de l’agence conçoivent leur culture comme différente de ce qui se fait en région, sans pour autant considérer que ce qui se fait dans les agences à Montréal est nécessairement mieux, les acteurs se projettent dans un ailleurs qui n’est ni celui de la région, ni totalement celui des régions métropolitaines.

En somme, le rapatriement des différentes figures emblématiques et figures culturelles dans notre définition opératoire nous permet de produire une théorie de la culture créative qui comporte cinq aspects :

  1. Les employés des PAPR cultivent et légitimisent de façon endogène et autoréférentielle un sentiment de cohérence identitaire à travers des figures culturelles de distinction;

  2. Ce sentiment de cohérence identitaire est possible grâce à l’expérience « d’une place dans une place », préservant la culture du poids de la régionalité;

  3. Les employés cultivent une maturité dont ils font montre dans la recherche d’un équilibre dans les talents en présence, dans des incarnations de la rigueur, venant ainsi soutenir un sentiment de confiance et d’indépendance créatives;

  4. Cette maturité leur permet de se projeter dans un ailleurs créatif qu’ils cultivent et vers lequel ils tendent;

  5. Les trois premiers processus (distinction, maturation, décloisonnement) s’adossent à des figures spectrales de la régionalité, contre lesquelles les PAPR agissent, ce qui engendre une dislocation presque permanente de leur culture, toujours tournée vers un ailleurs projeté, mais jamais atteint.

Conclusion

Par cet article, nous avons tenté de démontrer que la MTE peut en elle-même incorporer plusieurs autres méthodes. Dans le cas qui nous occupe, l’observation des processus de maintien d’une culture créative hors des circuits métropolitains s’est fait en adjoignant des entrevues et de l’observation non participante, de la collecte de textes et d’artefacts, et même un questionnaire quantitatif.

Dans ce dernier cas, la coconstruction avec les participants des questions a permis de faire émerger d’autres thèmes importants de la culture créative. Non seulement les questions à poser ont été bonifiées et validées en interaction avec les participants, ce qui a constitué une occasion supplémentaire de construction du sens entre le chercheur et les participants (Charmaz & Belgrave, 2012), mais elles ont également permis de découvrir d’autres phénomènes, comme les facteurs impactant sur la créativité en région, la qualité créative ambiante en région et les défis en région. Plus encore, l’utilisation des résultats préliminaires du questionnaire a permis d’approfondir quelques thèmes qui auraient pu demeurer des points aveugles. La présentation des résultats a servi de technique projective pour qu’un groupe de discussion puisse s’exprimer sur les résultats. Grâce à ce double dialogisme entre les méthodes et le terrain, nous dépassons la simple validation pour laquelle les données quantitatives sont habituellement utilisées en MTE. En effet, ces dernières ont tendance à être « considérée[s] comme un résultat annexe du “travail principal” – i.e. fournir des descriptions et des vérifications exactes » (Glaser & Strauss, 2010, p. 422). Ainsi, suivant Glaser et Strauss, la « liberté et la flexibilité que nous revendiquons pour élaborer de la théorie à partir de données quantitatives nous amèneront à de nouvelles stratégies et de nouveaux styles d’analyse quantitative, dont les règles sont encore à établir » (Glaser & Strauss, 2010, p. 423).

Finalement, par notre proposition, nous avons tenté d’expliciter le dialogisme entre la théorie conceptuelle – déjà présente dans la tête du chercheur ou de la chercheuse – et la théorie substantielle qui émane des matériaux empiriques. En construisant en amont du processus de collecte une définition opératoire qui incorpore les éléments menant à une culture créative, nous avons pris une distance conceptuelle avec la théorie existante pour ensuite mieux la rapatrier, en fin de processus, et ainsi expliquer les phénomènes observés. Par conséquent, nous évitons le piège de la déduction tout en ne réinventant pas la roue; nous maintenons le lien avec les matériaux empiriques et offrons un regard original sur la théorie existante, l’essence même de la MTE.

Certes, le devis de recherche présenté est chronophage. Les seuls allers-retours pour bâtir le questionnaire et l’exposer aux participants ont pris plus de huit mois. Toutefois, les résultats obtenus ont été beaucoup plus riches en plus de bonifier plusieurs points de vue sur un même phénomène, celui de la culture créative des PAPR.