Corps de l’article

Ce numéro de la revue Approches inductives, le deuxième sur la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), est publié dans la continuité du colloque international qui a eu lieu il y a un peu plus d’un an et qui a été présenté en simultané à l’Université de Mons, en Belgique, et à l’Université du Québec à Trois-Rivières, en visiocolloque. Ce colloque, comme les deux précédents (Lille, 2009 et UQTR, 2013) a permis de faire le point sur l’évolution du recours à la MTE dans la recherche francophone. Dans cette introduction, nous proposons une réflexion sur cette évolution, notamment pour situer le contexte actuel de la présence de la MTE dans la recherche francophone.

La MTE est apparue dans les publications francophones au cours des années 1980, notamment grâce à deux publications de Anne Laperrière (1982 et 1985), une sociologue québécoise spécialiste de la sociologie de l’École de Chicago. En 1997, elle a publié un autre texte sur la Grounded Theory sous la forme d’un chapitre dans un ouvrage collectif francophone sur la recherche qualitative.

Dans les dernières décennies du XXe siècle, on trouve des traces d’une connaissance des publications de Glaser et de Strauss sur la Grounded Theory dans les universités francophones, entre autres, en sociologie, en sciences infirmières, en sciences de l’éducation et en sciences de l’administration.

Les deux publications de Pierre Paillé, dans les années 1990 (1994 et 1996), ont fait connaître la Grounded Theory non seulement parce qu’il se réfère à l’ouvrage fondateur de 1967 (Glaser & Strauss, 1967), mais aussi parce qu’il propose des procédures d’analyse inspirées de l’approche proposée par ces deux auteurs. De nombreux étudiants à la maîtrise et au doctorat ont suivi sa proposition de théorisation à partir des données.

D’autres chercheurs francophones ont fait connaître la Grounded Theory dans les années 1990, notamment Lorraine Savoie-Zajc (2000), en sciences de l’éducation, Francine Gratton (2001), en sciences infirmières, de même que Gérald D’Amboise et Nkongolo-Bakenda (1992) et Claire Gauzente (1995) en sciences de l’administration.

L’ouvrage de Demazière et Dubar, en 1997 (1997a), sur l’analyse des entretiens biographiques, consacre une partie importante de son contenu à intégrer la Grounded Theory dans les démarches analytiques proposées. La même année, ces deux sociologues ont publié un article sur l’École de Chicago et la Grounded Theory (Demazière & Dubar, 1997b).

À notre connaissance, la première traduction française d’un texte de Glaser et Strauss sur la Grounded Theory est celle que l’on trouve dans un livre consacré à l’oeuvre de Anselm Strauss, édité par Isabelle Baszanger, en 1992. Il s’agit d’une traduction du chapitre du livre de 1967 – Discovery of Grounded Theory – , chapitre dont le titre est The constant comparative method of qualitative analyses. En français, le titre est La méthode comparative continue en analyse qualitative (Glaser & Strauss, 1992).

Un autre chapitre du livre fondateur de 1967 a été traduit en français en 1995 dans la revue Enquête, anthropologie, histoire, sociologie. Il s’agit du chapitre intitulé Generating theory, traduit par le titre La production de la théorie à partir des données (Glaser & Strauss, 1995). Par la suite, en 2003, un article de Corbin et Strauss a été traduit dans l’ouvrage de Cefaï L’enquête de terrain (Corbin & Strauss, 2003)[1]. Puis, en 2004, la deuxième édition du livre de Strauss et Corbin, Basics of qualitative research, a aussi été traduit (Strauss & Corbin, 2004). Finalement, en 2010, le livre fondateur de 1967, Discovery of grounded theory, a été publié en français (Glaser & Strauss, 2010).

En 2006, François Guillemette dépose sa thèse de doctorat en éducation dans laquelle il explique, sur une cinquantaine de pages, les principes méthodologiques de la Grounded Theory et leur utilisation concrète dans sa recherche doctorale (Guillemette, 2006a). Il a dû présenter clairement la Grounded Theory parce que celle-ci n’était pas très connue à cette époque dans le domaine francophone des sciences de l’éducation. La même année, Guillemette a publié un texte intitulé L’approche de la Grounded Theory, pour innover? dans la revue Recherches qualitatives (Guillemette, 2006b). Cet article a un ton plus polémique qui fait écho aux difficultés que rencontraient les doctorants de l’époque à faire accepter la Grounded Theory, surtout à cause de son caractère résolument inductif.

Nombre de professeurs et d’étudiants constataient que la méthode était critiquée, parfois par des chercheurs qui n’avaient rien lu sur le sujet, mais les raisons de la méfiance que provoquaient les approches inductives n’étaient pas encore bien comprises. Par ailleurs, certains faisaient un amalgame des méthodes qualitatives et des méthodes inductives, en ramenant la vieille opposition entre qualitatif et quantitatif.

En 2006, nous avons initié, notamment avec la collaboration d’un chercheur belge, Alain Colsoul, un projet de recherche sur l’utilisation de la MTE par des professeurs et des étudiants. Nous avons consulté des dizaines de thèses et de publications scientifiques. Nous avons collecté des données lors de groupes de discussion et lors d’échanges avec des utilisateurs de la MTE. Nous avons alors constaté la présence déjà florissante de la MTE dans les recherches doctorales et dans les projets de recherche, dans de nombreuses disciplines. Ici et là, émergeaient des petits groupes d’utilisateurs de la MTE, souvent autour d’un professeur ou d’une équipe de recherche. Nous avons aussi rapidement compris que c’est spécifiquement le caractère inductif de la MTE qui causait problème, et non pas la perspective qualitative. En effet, les démarches qualitatives hypothético-déductives étaient alors bien acceptées et cadraient bien dans les normes institutionnelles.

En 2008, nous avons participé à un colloque international anglophone sur la Grounded Theory Methodology (Guillemette, Colsoul, & Luckerhoff, 2008; Luckerhoff, Guillemette, & Dale, 2008; Guillemette & Luckerhoff, 2008). Ce fut alors l’occasion de constater que les traditions francophones de la MTE étaient maintenant connues largement par les chercheurs anglophones. C’est aussi à cette époque que des recherches montrent que la Grounded Theory est l’approche la plus utilisée en recherche qualitative en anglais (Birks & Mills, 2011). Il devient donc de plus en plus facile d’argumenter sur la légitimité sans réserve de cette méthodologie qui avait largement acquis ses lettres de noblesse dans la recherche scientifique anglophone.

En 2009, dans un numéro de la revue Recherches qualitatives consacré aux approches inductives, trois articles abordent des aspects différents de la Grounded Theory que nous avions décidé de traduire par « méthodologie de la théorisation enracinée » (MTE). Dans un de ces articles (Guillemette & Luckerhoff, 2009), nous avons publié les premiers résultats issus de notre recherche sur l’utilisation de la MTE par les chercheurs francophones. Dans ce texte, nous avons tenté de clarifier le caractère essentiellement inductif de la MTE. Nous voulions clarifier les divers

aspects de l’induction tels qu’ils apparaissent dans les productions et les expériences des chercheurs, étudiants gradués ou chercheurs universitaires, qui ont recours à la MTE dans leurs projets de recherche en pays francophones de l’Europe et de l’Amérique du Nord

p. 4

Nous présentions alors « les principes de l’exploration et de l’inspection, l’application du critère de l’emergent-fit, l’échantillonnage théorique, la manière particulière d’avoir recours aux écrits scientifiques, la sensibilité théorique et la circularité dans la démarche » (p. 4). La publication de cet article nous aura permis de mettre en lumière que de nombreux chercheurs se réclamant de la Grounded Theory n’en suivaient pas les principes fondamentaux et que les nombreuses appellations utilisées pour désigner des variantes de la Grounded Theory référaient à des méthodes beaucoup plus différentes les unes des autres qu’on ne pouvait le croire à première vue. Une certaine unité de référence aux ouvrages fondateurs de la Grounded Theory cachait, dans les publications francophones comme dans les publications anglophones, une diversité de compréhension de l’approche méthodologique, à un point tel que cette diversité donnait place à des oppositions ou à des incompatibilités certaines (Kenny & Fourie, 2014).

Par ailleurs, certains chercheurs découvraient les principes fondamentaux de la MTE comme un révélateur de ce qu’ils avaient fait. Ainsi, entre autres grâce aux différentes publications sur la MTE en français, plusieurs se sont aperçus qu’ils faisaient de la MTE sans le savoir. Par exemple, Véronique Bordès affirme qu’elle avait suivi, dans ses recherches, le modèle de la MTE avant même de prendre connaissance des écrits sur la MTE :

En 2010, je prends connaissance de l’ouvrage de Glaser et Strauss (2010) traduit en français, qui pose le modèle de la théorie ancrée. Lors de la première lecture, je suis ravie de constater que je peux me prévaloir d’un modèle, la théorie ancrée

Bordès, 2015, p. 40

Grâce à nos recherches sur l’utilisation de la MTE et grâce à nos premières publications sur cette approche méthodologique, nous avons été invités à donner des ateliers sur la recherche qualitative, sur les approches inductives et sur la MTE dans différentes universités au Canada et en Europe (Trois-Rivières, Québec, Chicoutimi, Montréal, Moncton, Liège, Louvain-La-Neuve, Mons, Bruxelles, Luxembourg). Nous avons organisé des entretiens de groupe et des échanges par courriel avec des équipes de professeurs et d’étudiants à la maîtrise et au doctorat dans différentes disciplines. À chaque fois, nos rencontres étaient à la fois enthousiasmantes et désolantes; enthousiasmantes, d’un côté, parce que nous faisions face à des doctorants et des professeurs passionnés par l’apport potentiel d’une approche inductive comme la MTE; désolantes, d’un autre côté, parce que nous constations alors qu’à bien des endroits dans la francophonie, la même difficulté à faire accepter la MTE se présentait.

En 2009, à Lille en France, nous avons tenu le premier colloque international sur la MTE. Celui-ci se tenait à l’intérieur du colloque du Réseau International Francophone de Recherche Qualitative (RIFReQ). Ce fut l’occasion de faire deux constats importants : la MTE est une approche utilisée dans de nombreuses disciplines à travers le monde francophone et elle est une approche efficace pour donner des résultats de recherche pertinents, et ce, à propos de différentes problématiques.

En 2011, nous avons publié, en anglais, une autre partie des résultats de nos recherches sur l’utilisation de la MTE. Cet article (Luckerhoff & Guillemette, 2011), qui a été traduit en espagnol (Luckerhoff & Guillemette, 2012b) et en français (Luckerhoff & Guillemette, 2012c), met en lumière les conflits vécus par les utilisateurs de la MTE entre les exigences de cette approche et les exigences institutionnelles en matière de recherche scientifique.

En 2013, nous avons organisé un deuxième colloque international sur la MTE à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Juliet Corbin, chercheure à la San Jose State University, reconnue mondialement pour ses travaux sur les méthodes qualitatives, avait alors présenté la conférence d’ouverture. Il s’agissait pour elle de sa première visite au Québec. La co-auteure du livre Basics of Qualitative research (Corbin & Strauss, 2008, 2014; Strauss & Corbin, 1990, 1998), qui a été traduit en huit langues, en avait profité pour parler de l’importance de clarifier ce qu’est une méthode inductive et en quoi ces approches sont scientifiques. Ce colloque avait aussi été l’occasion de lancer officiellement la nouvelle revue Approches inductives et le livre Méthodologie de la théorisation enracinée (Luckerhoff & Guillemette, 2012a) publié aux Presses de l’Université du Québec (PUQ).

Il était d’abord important pour nous, en créant une nouvelle revue, qu’elle soit francophone. Il existe en effet de nombreuses publications en anglais portant sur la Grounded Theory mais la barrière de la langue nous semblait avoir joué un rôle dans l’interprétation que les chercheurs francophones en faisaient et dans la culture de recherche fragmentée qui s’était développée autour de cette appellation. Nous tenions aussi à ce que la revue soit en libre accès, afin que toute la francophonie puisse facilement consulter les articles qui y seraient publiés. Nous avons donc défini la revue comme étant

une revue savante francophone qui réunit des articles évalués par les pairs portant sur l’induction en méthodologie du travail intellectuel, c’est-à-dire dans les enjeux méthodologiques de la recherche scientifique et les enjeux pédagogiques reliés à la construction des connaissances. Les contributions empiriques, théoriques, historiques, conceptuelles et critiques concernent le projet épistémologique qui renverse, en quelque sorte, l’ordre traditionnel de la démarche hypothético-déductive. Une approche inductive, autant en recherche qualitative qu’en recherche quantitative, consiste à donner priorité aux données, à l’expérience vécue, au terrain, pour ensuite avoir recours aux savoirs constitués dans un processus de construction de connaissance.

Nous avons longuement réfléchi à cette description de notre nouvelle revue car il était important pour nous qu’elle rende bien compte de la spécificité des approches inductives. Bien que l’induction soit plus présente chez les chercheurs qui utilisent des méthodes qualitatives, nous voulions qu’il soit très clair, dès le départ, que les démarches quantitatives et inductives étaient bienvenues. En effet, nous voulions déjà lutter contre un certain malentendu qui amalgame « approches inductives » et « recherche qualitative ». Il faut dire qu’une certaine ambiguïté sur ce point existe depuis les débuts de la Grounded Theory, puisque le sous-titre du livre Discovery of grounded theory est Strategies for qualitative research, bien que le livre affirme clairement que la Grounded Theory, comme méthode inductive, peut très bien être utilisée dans une perspective quantitative. En 2008, Barney Glaser – un des deux co-fondateurs de la Grounded Theory – a lui aussi voulu lever le malentendu en publiant un livre intitulé Doing Quantitative Grounded Theory. Il n’est désormais plus possible d’identifier les approches inductives (comme la MTE) aux approches qualitatives, même si plusieurs auteurs soulignent la cohérence fondamentale entre la recherche qualitative et l’induction (Anadón & Guillemette, 2007; Denzin, 2009; Morse, 2012). Encore une fois, nous le rappelons volontairement, l’induction peut se trouver dans les approches quantitatives.

La publication, dans la revue Approches inductives, de numéros ne contenant que des articles portant sur des démarches inductives a permis, assez rapidement, de fournir des exemples plus nombreux de ce qu’est une démarche inductive. De plus, ces exemples provenaient de partout dans le monde francophone. Nous avons notamment découvert la présence de la MTE dans plusieurs universités africaines. Le caractère interdisciplinaire de la revue a été mis de l’avant dès le départ, faisant en sorte que des doctorants et professeurs de nombreuses disciplines publient dans un même numéro.

Par ailleurs, nous avons souhaité publier des articles de grande qualité, sans égard au statut du chercheur. Nous avons donc décidé de ne pas révéler les appartenances institutionnelles, ni de faire une courte biographie, ni de donner des indications à savoir s’il s’agit d’un étudiant ou d’un professeur. Bien sûr, le lecteur peut facilement trouver les coordonnées d’un auteur, et même une biographie, mais notre souhait était de ne pas orienter le regard du lecteur vers un point de vue biaisé par ces informations.

L’ouvrage collectif que nous avons lancé lors du colloque de 2013 constituait l’aboutissement de nombreuses discussions avec des doctorants et des professeurs qui nous appuyaient dans une démarche visant à clarifier l’apport des méthodes inductives et à en faciliter l’acceptation dans les comités institutionnels. La préface, signée par Juliet Corbin, rendait bien compte du fait qu’elle constatait, comme nous, que la MTE avait été perçue, par certains, comme un ensemble de procédures :

Ce livre présente le grand intérêt de sortir la MTE d’une vision abstraite la limitant à un ensemble d’idées et de procédures, pour l’amener dans une vision vivante en l’appliquant à des projets de recherche concrets

Corbin, 2012, p. VII

Nous l’affirmions de plus en plus : la MTE est d’abord une posture épistémologique. Et cette posture prend forme dans des principes, bien plus que dans des procédures d’analyse. Or, c’est justement cette posture épistémologique qui dérange; ce sont justement ces principes par lesquels elle s’actualise qui s’opposent à certains critères institutionnels.

Nous avons donc compris, à force d’étudier le vécu des chercheurs qui utilisent la MTE à titre de méthodologie générale, que l’opposition à son usage était plutôt passive. Il était assez rare, en effet, que des membres de comités s’y opposaient, par principe, dès la première rencontre ou dès la lecture d’un premier document. C’est plutôt l’application des principes et la posture épistémologique sous-jacente qui n’était pas acceptée, à des moments bien précis dans le processus. Par exemple, des membres pouvaient affirmer qu’ils n’étaient pas contre l’utilisation de la MTE, à condition d’utiliser un cadre théorique et des hypothèses à vérifier, ce qui allait évidemment à l’encontre de la nature même d’une telle démarche. Juliet Corbin affirme, dans la préface, que « ce livre montre qu’il se trouve encore des personnes pour mettre sa pertinence et sa légitimité en doute » (2012, p. VII). Elle ajoute :

À ceux qui croient que la recherche a pour seule raison d’être la quête de vérité, la vérification d’hypothèses et la généralisation de découvertes, la MTE, pas plus que ce livre, ne saurait convenir. Ces personnes ne seront jamais en mesure de considérer la MTE comme une méthode scientifique légitime. Ceux qui envisagent la science d’un point de vue ouvert et pour qui la MTE peut avoir une place sur le continuum de la recherche devraient en poursuivre la lecture

p. IX

Elle affirmait alors ce que nous avions constaté dans nos observations et nos entretiens, à savoir que les chercheurs avaient jusqu’alors réalisé des projets selon la MTE lorsque c’était possible. De plus, un grand nombre de chercheurs se résignaient à abandonner cette approche lorsque les critères institutionnels s’y opposaient. Il fallait, à notre avis, passer à une autre étape. Il devenait nécessaire, comme cela avait été le cas pour la recherche qualitative dans les années 1970 et 1980, qu’un étudiant ne soit plus obligé de défendre le choix de cette méthode, tout au long de son parcours. Il était à notre avis dommage que l’attention lors de certaines soutenances de thèses d’étudiants ayant mobilisé la MTE ne porte que sur l’usage de cette méthodologie, alors que l’utilisation d’une telle approche mène à des résultats très riches qui pourraient alimenter des discussions fort intéressantes, particulièrement lors d’une soutenance. De la même façon, nous trouvions dommage que des étudiants ne soient pas sélectionnés pour l’obtention de bourses d’excellence parce qu’un membre de comité considérait qu’il était impossible de faire de la science sans hypothèse. Nous en étions rendus à revendiquer la possibilité, pour un candidat qui choisit la MTE comme méthodologie générale, de citer cette approche reconnue sans devoir se justifier plus que ne le ferait un étudiant qui citerait des écrits pour expliquer pourquoi il fait une régression logistique dans une démarche quantitative.

La circulation de fausses idées et de mauvaises perceptions de ce qu’est la MTE n’ont pas aidé à faire accepter cette méthodologie générale. Les nombreuses appellations, les nombreux usages et, surtout, les chercheurs qui ont nommé Grounded Theory des démarches qui n’avaient rien à voir avec cette approche ont grandement nuit aux jeunes chercheurs qui tentaient de faire accepter leur démarche. Comme le rappelle Juliet Corbin :

Si les idées fausses, les mauvaises conceptions et les critiques qui circulent à l’endroit de la MTE découlent en grande partie d’une piètre compréhension de ses finalités et de ses procédures méthodologiques, elles sont surtout attribuables à de mauvaises utilisations qui en ont été faites. Les chercheurs n’ont pas tous une compréhension égale des objectifs et de l’utilisation de la méthodologie. De même, les « théories » construites par ceux qui prétendent appliquer la MTE ne satisfont pas toutes à ses normes de qualité, pas plus qu’elles ne méritent d’être désignées sous le nom de « théorie ». Le chercheur qui désire adopter la MTE a beau posséder l’intention et la motivation adéquates, il lui manque souvent l’accompagnement, la formation et la connaissance nécessaires pour l’appliquer à bon escient

2012, p. X

En plus des articles, chapitres, mémoires, thèses et livres qui ont été publiés par des chercheurs se revendiquant de la Grounded Theory alors qu’ils ne respectaient pas ses principes fondamentaux, il faut comprendre que les nombreuses appellations réfèrent à des démarches inspirées de la Grounded Theory originale, tout en proposant des différences, parfois majeures. Ainsi, par exemple, avant que l’appellation MTE s’impose et vienne désigner une spécificité, celle de proposer une démarche conforme à la Grounded Theory originale, de nombreux lecteurs croyaient, à tort, que la démarche proposée par Pierre Paillé, la théorisation ancrée, était identique à celle que nous proposions. Méliani (2013), dans un article publié dans la revue Recherches qualitatives, propose une comparaison entre différentes approches qui se revendiquent toutes de la Grounded Theory. Dans cette comparaison, elle met en lumière les dissemblances.

Constatant qu’il y avait encore un besoin important de regrouper les chercheurs qui désirent réfléchir à propos de la MTE spécifiquement, nous avons organisé, en 2015, un colloque international sur la méthodologie de la théorisation enracinée, en simultané en Belgique et au Québec. L’événement a permis à plus de 80 chercheurs, en provenance de trois continents, d’échanger sur les dernières avancées dans le domaine des approches inductives. Nous y avons notamment souligné la parution d’un ouvrage important en français qui constitue, en quelque sorte, une initiation à la MTE, le livre de Christophe Lejeune (Lejeune, 2014). La même année, est paru le livre de Isabelle Walsh, une chercheure française qui publie habituellement en anglais, Découvrir de nouvelles théories, où elle présente sa propre compréhension de la MTE (Walsh, 2015). Ce colloque aura permis aussi, à notre avis, de passer à une autre étape. Nous avons alors eu le sentiment que les doctorants étaient davantage appuyés dans leurs départements et dans leurs programmes respectifs. De nombreux participants ont dit clairement qu’ils avaient agi comme médiateurs en expliquant ce qu’est la MTE dans différents lieux. Pour la première fois, nous avons eu l’impression que les contraintes vécues par les doctorants qui choisissent la MTE n’étaient pas plus grandes que celles liées aux parcours des étudiants qui choisissent d’autres méthodes. Nous avons aussi trouvé que la MTE est de plus en plus reconnue pour ce qu’elle apporte en tant qu’approche épistémologique et en tant que méthodologie générale de recherche, et non en tant que méthode ou ensemble de procédures spécifiques à appliquer pour analyser des données. Si la MTE c’est d’abord des principes, c’est que la MTE est d’abord et avant tout une posture épistémologique. Comme il ne s’agit pas d’appliquer un ensemble de procédures, il faut considérer qu’il s’agit d’une démarche mobilisée par des chercheurs qui réfléchissent constamment sur ce qui donne un caractère scientifique à leurs recherches. La MTE évolue donc dans la francophonie, et ce sont les chercheurs qui réfléchissent sur elle qui la font avancer et qui construisent sa place grandissante dans les différents champs disciplinaires. De plus, son caractère inductif s’avère un puissant levier pour produire des compréhensions « locales » ou situées culturellement, notamment dans des pays du sud comme les pays africains. En effet, les chercheurs africains ont un grand désir de comprendre les phénomènes africains d’une manière proprement africaine, indépendante des théories construites ailleurs.

Les auteurs des articles de ce numéro s’inscrivent donc dans cette perspective d’une MTE qui est féconde pour faire émerger des interprétations bien enracinées dans le vécu des acteurs sociaux.

Le premier article, de Samar Ben Romdhane, s’intitule La parole en action selon la méthodologie de la théorisation enracinée. On y trouve un exemple concret d’une utilisation de la MTE pour la compréhension du processus des acteurs individuels et collectifs qui affirment en public leurs positions politiques et éthiques. L’auteure donne des détails sur des aspects importants de la MTE en pratique, des aspects qui ne sont pas souvent abordés explicitement, tels que l’échantillonnage inductif, l’analyse en retournant constamment dans le corpus des données, l’utilisation de QSR NVivo pour le codage ouvert et le codage axial et le positionnement socio-culturel de la chercheuse.

Le deuxième article, de Jennifer Denis et Stephan Hendrick, a pour titre Explorer le vécu de la crise à partir de la parole incarnée d’intervenants professant en unité de crise et d’urgences psychiatriques. Ces auteurs abordent d’autres principes de la MTE, tel que la saturation. L’apport principal de ce texte est le maillage qui y est fait entre la MTE et une posture épistémologique résolument phénoménologique qui permet d’étudier le vécu comme une expérience subjective, mais en l’objectivant au profit de la compréhension d’un phénomène et au profit de la diffusion de cette compréhension « objective » dans la communauté scientifique et dans la communauté des professionnels de la santé. Ainsi, cet article fournit un éclairage précieux sur l’intervention de crise, éclairage bien enraciné dans le vécu professionnel.

Dans le troisième article qui a pour titre Dialogue qualitatif et quantitatif en théorisation enracinée pour étudier la créativité d’agences de publicité en région, Dany Baillargeon remet au coeur de la réflexion la question épineuse du recours à un cadre théorique dans l’utilisation de la MTE, notamment en revisitant le concept de sensibilité théorique en MTE. Ses propos sont nuancés et sont illustrés par le compte-rendu d’une recherche spécifique. De plus, l’auteur présente les enjeux et les apports de la mobilisation d’une approche mixte en MTE, ce qui est original dans le contexte des publications francophones et anglophones en MTE.

Le quatrième article, Stratégies de recherche par le projet enraciné induites par une architecture symptomatique, a été écrit par Jean-Alexandre Pouleur et Ornella Vanzande. Dans une rédaction originale et étonnante, ce texte constitue une illustration de l’utilisation de la MTE comme posture épistémologique bien plus que comme un ensemble de procédures méthodologiques. Les auteurs mettent de l’avant le fait que la MTE constitue un outil d’intégration de différentes perspectives disciplinaires et méthodologiques à partir de l’exemple d’une problématique bien spécifique, celle de l’architecture d’un hôpital en lien avec les besoins des patients. La réflexivité, c’est-à-dire le retour sur la démarche générale en en montrant le fil conducteur, est présente et riche tout au long du texte et tout est enraciné dans un projet très concret. De plus, il y a des exemples pratiques qui rendent la lecture de l’article très intéressante.

Dans son article La posture du chercheur : liens émergents entre la MTE et la psychanalyse lacanienne, Sophie Lapointe met en dialogue certains principes fondamentaux de la MTE et certains principes de l’analyse d’orientation psychanalytique. Cette mise en relation permet de mettre dans une lumière nouvelle des perspectives de la MTE telles que la place de la subjectivité du chercheur, le statut des données de discours, la place du récit dans la construction personnelle de l’expérience, la flexibilité méthodologique au service des résultats solides et riches, le maillage entre, d’une part, la posture épistémologique inductive de la MTE et, d’autre part, une posture disciplinaire très spécifique.

Le sixième article s’intitule Recours à la MTE pour une étude du vécu professionnel du personnel enseignant en lien avec la diversité ethnoculturelle à l’école francophone en milieu minoritaire. Il a été écrit par Lamine Kamano et Aïcha Benimmas. Ces chercheurs nous proposent une étude qui fait ressortir le caractère transculturel de la MTE, lequel permet de développer des compréhensions théoriques bien enracinées dans des cultures particulières. On y voit clairement que le principe de l’enracinement permet une inculturation de la science, tout en conservant les exigences de rigueur. Les détails descriptifs du parcours méthodologique de cette recherche sont riches et facilitent la compréhension de la démarche hélicoïdale de la MTE.

Enfin, en hors-thème, Bernard Michallet, Marie-Chantal Falardeau et Jocelyn Chouinard signent l’article intitulé L’induction pour mieux comprendre le processus de réadaptation chez des individus ayant subi un traumatisme. Ils présentent une recherche qui a eu recours à des données bien enracinées dans le vécu de personnes qui évoluent dans un site d’intervention clinique. Ainsi, ils soulignent la pertinence, voire la nécessité, de l’induction dans un projet de recherche en santé. Ils y montrent avec clarté les apports d’une démarche de recherche inductive sur la transformation des pratiques, de même que le potentiel de résultats pertinents et concrets pour les personnes qui vivent les problématiques et pour les intervenants qui les accompagnent dans leurs démarches de résolution de problèmes.