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Introduction

L’héritage colonial du Canada a eu un profond impact sur la population autochtone : déplacements forcés, liens culturels brisés par les pensionnats, marqueurs identitaires arbitraires et ayant force de loi, vol de terres, politiques économiques néfastes ainsi que manque de fonds et de ressources (Coates, 1999; CRPA, 1996; Lutz, 2008; Miller, 1996), entre autres. L’aboutissement des pertes subies par les peuples autochtones au Canada en raison du colonialisme – c’est-à-dire un traumatisme historique – s’est traduit par des manifestations comprenant une incidence accrue de dépendances, de troubles de santé mentale et de violence familiale (Brave Heart, 1998; Evans-Campbell, 2008; Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004).

L’urbanisation est considérée comme une forme de colonialisme et un symptôme de celui-ci. Taylor et Bell soutiennent que, « outre le déclin initial de la population, l’un des impacts démographiques les plus tangibles et durables de la colonisation de ces peuples (autochtones) a été leur dispersion généralisée et leur redistribution spatiale » (2004: 1). La forme actuelle du colonialisme mène les peuples autochtones à déménager dans les villes, notamment en raison du manque d’infrastructures permettant aux gens de demeurer dans leur communauté pour travailler, suivre un enseignement supérieur ou, dans de nombreux cas, recevoir des soins médicaux vitaux (CPN, 2005; Environics Institute, 2010; Howard-Bobiwash, 2003; Taylor et Bell, 2004). Il existe par ailleurs maintes raisons de croire que la jeunesse autochtone pourrait souffrir de manière disproportionnée des facteurs contextuels qui contribuent à la montée de l’urbanisation. Les jeunes sont en effet soumis à une série de transitions – obtention d’un diplôme d’études secondaires, choix entre la poursuite de l’éducation ou l’emploi et le développement de leurs relations intimes et de leur identité – qui les rend plus susceptibles de connaître des troubles de santé mentale lorsqu’ils quittent leur foyer afin de profiter de meilleures perspectives (CGIPN, 2012; Chandler et Lalonde, 2009; Elder et al., 2003; Moriau, 2011). C’est dans ce contexte que la jeunesse autochtone doit naviguer tout en tentant de survivre et de s’épanouir en milieu urbain.

La migration vers les zones urbaines dans la province de Québec, en particulier, pose des défis linguistiques et politiques uniques à la fois pour les immigrants et les peuples autochtones. Par exemple, en vue de préserver la langue française et la culture québécoise, le Québec a adopté une législation qui fait du français la langue obligatoire pour les interactions en affaires comme avec le gouvernement. Toutefois, cela crée également des barrières supplémentaires teintées de colonialisme pour les peuples autochtones du Québec qui ont été colonisés en anglais (Croucher, 2006). De plus, nombre de jeunes déménagent pour s’éloigner de ce qu’ils estiment être des communautés malsaines ; ils font parfois face au traumatisme et à la tristesse en plus des facteurs de stress qui accompagnent le déménagement, la recherche d’un logement et celle d’un emploi (CPN, 2005; Proctor, 2014). Le phénomène de l’urbanisation autochtone, en particulier chez les jeunes, fait le lien entre les politiques coloniales historiques, les « problèmes sociaux » actuels ainsi que le manque constant de ressources et d’infrastructures dans les communautés autochtones, qui favorise l’assimilation et la colonisation perpétuelles de ces populations. Le présent article rend compte d’une étude qui examinait les rapports d’un échantillon de jeunes autochtones urbains de première génération au Québec avec leur identité culturelle, et analyse ces données en explorant l’interaction entre l’urbanisation, le traumatisme historique et l’identité culturelle parmi la jeunesse autochtone au Canada.

La jeunesse au croisement de politiques historiques et actuelles

Colonisation et traumatisme historique

La littérature sur la colonisation des peuples autochtones au Canada est axée sur la documentation des nombreux actes d’oppression posés par les gouvernements coloniaux contre les peuples autochtones, notamment l’imposition du système de réserves, la criminalisation des pratiques culturelles, l’extermination des langues, la violation des traités, la mise en place du réseau de pensionnats ainsi que les déplacements géographiques forcés qui séparaient les familles et les communautés (Brave Heart et DeBruyn, 1998; CRPA, 1996; Episkenew, 2009; Frideres, 2008; Lutz, 2008). La littérature sur la colonisation des peuples autochtones au Québec est similaire, mais témoigne d’une chronologie distincte au sein de l’histoire coloniale canadienne. En particulier, les Inuits du Nunavik et d’autres communautés nordiques au Québec ont subi des déplacements forcés pour diverses raisons : revendication de la souveraineté nordique, épidémies de tuberculose, massacres de chiens de traîneau, déplacement (parfois permanent) d’enfants et de membres de familles, impacts environnementaux et détérioration du mode de vie résultant de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (Films Media Group, 1993; Fossett, 2001; Morantz, 2010; Sandiford Grygier, 1994; Scott, 2001). Un autre événement propre au Québec, qui a beaucoup suscité l’attention du public et des chercheurs et qui a contribué à la littérature sur la colonisation, est la crise d’Oka. En 1717, le territoire situé sur la rive est du lac des Deux Montagnes (aujourd’hui nommé Oka), traditionnellement celui des Mohawks de Kanesatake, a été placé par le gouverneur de Nouvelle-France sous la responsabilité du séminaire Saint-Sulpice de Paris, un ordre missionnaire catholique (Pertusati, 1997). Le conflit subséquent a mené en 1990 à la crise d’Oka, une confrontation entre la Gendarmerie royale du Canada et des guerriers mohawks qui tentaient d’empêcher qu’un lieu de sépulture sacré soit transformé en terrain de golf (Obomsawin, 1993; Pertusati, 1997).

À partir des années 1990, la littérature sur la colonisation des peuples autochtones a porté essentiellement sur le concept de traumatisme historique afin de relier les événements du passé aux problèmes actuels que connaissent les peuples autochtones. Brave Heart et DeBruyn (1998) ont ainsi introduit le concept de traumatisme historique pour expliquer les nombreuses perturbations causées par les politiques et les actes coloniaux aux États-Unis de même que le traumatisme intergénérationnel subi par le peuple des Lakotas en raison de ces politiques et de ces actes. D’autres auteurs, au Canada comme à l’étranger, ont continué de développer ce modèle, éclaircissant les liens entre les implications historiques et actuelles de la colonisation pour les individus, les familles et les communautés (Hartmann et Gone, 2014; Sotero, 2006; Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004). Le concept de traumatisme historique permet de comprendre l’incidence des injustices du passé sur le présent ; toutefois, ce concept est peu susceptible de s’appliquer à tous les Autochtones en raison de la diversité des expériences vécues par leurs peuples et leurs cultures.

Migration autochtone et contexte québécois

Certaines études de la migration autochtone donnent à penser que la politique gouvernementale visant l’intégration (plutôt que l’assimilation) a encouragé une migration urbaine parmi les peuples autochtones au Canada, et que si l’on examine plus objectivement cette politique, l’urbanisation est en réalité une autre forme de colonisation continuelle (Frideres et al., 2004; Taylor et Bell, 2004). Le rapport Hawthorne (1966-1967) recommandait explicitement l’urbanisation comme solution aux mauvaises conditions socioéconomiques dans les réserves rurales (Peters, 2002). Historiquement, la plus grande concentration d’Autochtones dans les régions rurales du Canada permet de croire qu’ils ont été moins touchés par l’urbanisation que le reste de la population. En 1961, seuls 13 % des Autochtones résidaient dans les zones urbaines, comparativement à 70 % de la population totale. Toutefois, de 1961 à 1971, l’augmentation du taux d’urbanisation des Autochtones a été supérieure à celle enregistrée pour la population totale. La proportion de la population totale résidant en zone urbaine n’a en effet augmenté que de 10 %, comparativement à une hausse substantielle de 138 % pour les Autochtones, dont le niveau d’urbanisation est passé de 13 à 31 %. Le niveau d’urbanisation relativement élevé de la population totale a peu évolué durant les années 1970, demeurant autour de 76 %. Par contre, l’urbanisation des Autochtones a continué de croître pour atteindre 42 % (Taylor et Bell, 2004). Pour les Autochtones du Canada, le rapprochement des familles, la poursuite des études et l’accès au travail constituent les principales raisons de déménager dans les zones urbaines (CGIPN, 2012; Environics Institute, 2010). Ces raisons semblent d’ailleurs refléter l’efficacité de la politique gouvernementale d’« intégration » discutée dans le rapport Hawthorne. Des études antérieures examinant les raisons pour lesquelles les Autochtones ont déménagé en ville confirment que nombre l’ont fait pour se rapprocher de membres de leur famille venus y chercher un emploi, des soins de santé ou pour poursuivre leur éducation (Howard-Bobiwash, 2003).

À cette époque d’urbanisation constante, la migration vers les villes au Québec pose des défis linguistiques et politiques uniques à la fois pour les immigrants et les Autochtones. Les règles de l’immigration tiennent compte de la connaissance du français dans le processus de sélection des immigrants au Québec, ce qui limite les candidatures et décourage les candidats de déménager dans la province lorsqu’ils ne connaissent pas la langue (Dickinson et Young, 2003). L’histoire des immigrants au Québec peut dans une certaine mesure mettre en lumière les expériences et les attentes des Autochtones déménagés à Montréal. Par exemple, Bohaker et Iacovetta (2009) affirment que dans les années 1960 et 1970, les Autochtones ainsi que les réfugiés et les immigrants européens nouvellement arrivés faisaient l’objet de programmes de « canadianisation » similaires. D’après elles, les Autochtones et les nouveaux arrivants étaient tous perçus comme des étrangers qui devaient adopter les codes sociaux et moraux de même que les valeurs capitalistes régissant la classe moyenne canadienne. La seule distinction était que les campagnes destinées aux immigrants tendaient à être plus tolérantes des différences culturelles que celles visant les Autochtones.

Selon l’Enquête national auprès des ménages (ENM) de 2011, 56 % des Autochtones (c’est-à-dire les personnes qui s’identifient comme membres des Premières Nations, Métis ou Inuits) vivent à présent dans les villes canadiennes (Statistique Canada, 2013a). L’Étude sur les Autochtones vivant en milieu urbain (ÉAMU) a révélé que le degré d’urbanisation des groupes autochtones varie considérablement. Les Autochtones les plus urbanisés sont les membres des Premières Nations non inscrits (ou Indiens non inscrits) et les Métis, dont 74 % et 66 %, respectivement, vivent dans les zones urbaines. Les membres des Premières Nations inscrits (ou Indiens inscrits) sont moins urbanisés, 38 % d’entre eux vivant dans les centres urbains et environ la moitié (52 %) dans les réserves (à peu près 10 % résident dans les zones rurales à l’extérieur des réserves). Les Inuits sont les moins urbanisés, puisque moins de 30 % d’entre eux vivent dans les centres urbains (Environics Institute, 2010). Toujours selon l’ENM de 2011, les plus importantes populations autochtones urbaines se trouvaient à Winnipeg et à Vancouver, où 78 420 et 52 375 personnes, respectivement, s’identifiaient comme Autochtones (Statistique Canada, 2013d, 2013c). En revanche, Montréal, dont la population totale est plus grande, comptait 26 285 personnes s’identifiant comme Autochtones lors de l’ENM de 2011 (Statistique Canada, 2013b). La population autochtone de Montréal a toutefois augmenté de 60 % entre 2001 et 2006 (Hohban, 2009), puis de 48 % entre 2006 et 2011 (Statistique Canada, 2013b). Parmi les 11 villes examinées dans le cadre de l’ÉAMU, Montréal affichait la plus forte proportion d’Autochtones urbains « de première génération » (86 %) (Environics Institute, 2010). Le fait d’avoir été colonisés en anglais, alors que la langue majoritaire de la province est le français, constitue une combinaison unique qui rend les Inuits et les autres migrants autochtones non francophones de Montréal particulièrement vulnérables à l’itinérance, à la pauvreté et à l’exclusion sociale (CAAM, 2002; Proctor, 2014).

Intersectionalité du milieu urbain, des Autochtones et de la jeunesse

Les philosophies autochtones traditionnelles d’éducation des enfants contestent de manière importante les théories psychologiques du développement adolescent, que l’on pourrait juger plus étroites puisqu’axées presque exclusivement sur le développement de l’identité (Brendto et al., 1990). L’un des principaux buts de la vie dans les cultures autochtones est l’éducation et l’autonomisation des enfants. Traditionnellement, l’adolescence n’était généralement pas considérée comme une période particulièrement formative de la vie, car les enfants apprenaient à se connaître et découvraient leurs capacités progressivement, de telle sorte qu’ils savaient qui ils étaient à l’aube de l’adolescence (Brendto et al., 1990). Malgré la différence entre cette approche traditionnelle du développement adolescent et les modèles occidentaux, les jeunes d’aujourd’hui sont forcés d’effectuer un certain nombre de transitions s’ils souhaitent répondre aux attentes de la société (Boyd et al., 2015). L’obtention d’un diplôme d’études secondaires, la recherche d’un emploi ou la poursuite de leurs études, le départ du foyer parental de même que la réalisation de l’identité personnelle et professionnelle désirée, constituent autant de facteurs de stress supplémentaires pour eux (Moriau, 2011; Schwartz et al., 2005).

Les chercheurs dans le domaine des études critiques sur les jeunes soutiennent que la jeunesse est une construction sociale découlant de programmes sociaux qui visaient à contenir et à criminaliser les populations de jeunes durant l’industrialisation (Campbell, 2005; Chavez-Garcia, 2009; Platt, 1969). Ils estiment que la jeunesse devrait être considérée comme un groupe distinct, non pas d’un point de vue développemental, mais plutôt en raison de sa position sociale précaire (Best, 2007). Au lieu d’envisager la jeunesse comme un groupe d’âge problématique, les études critiques sur les jeunes soulignent la nécessité de prendre en compte le contexte sociopolitique qui touche les jeunes de manière disproportionnée et entraîne de plus hauts taux de dépendances, de troubles de santé mentale, d’itinérance et de pauvreté que dans d’autres groupes d’âge (Chandler et Lalonde, 2009; Kellner, 2014). Ce contexte est encore plus pertinent pour les jeunes autochtones urbains, qui sont susceptibles de se trouver à la croisée de multiples facteurs structuraux pouvant influer sur leur capacité de gérer toutes les transitions qu’ils effectuent. Les jeunes forcés de quitter leur communauté en raison d’un manque de logements, d’emplois ou de possibilités de formation lorsqu’ils atteignent la fin de l’adolescence ou le début de l’âge adulte affrontent de nombreuses transitions non seulement parce qu’ils sont Autochtones, mais aussi parce qu’ils vivent les changements de la jeunesse.

Stéréotypes et mésinformation : impacts sur l’identité

Le public canadien connaît mal les enjeux historiques et contemporains auxquels font face les peuples autochtones, et est enclin à stéréotyper, à romancer et à réduire à leur plus simple essence leurs identités. Une récente étude a montré que les manuels d’histoire québécois traitent rarement de la réalité contemporaine des Inuits et que notre société n’est pas en mesure de comprendre les implications potentielles de programmes comme le Plan Nord, qui aura des conséquences environnementales pour les peuples nordiques et déplacera de nombreux Autochtones (Déry et Mottet, 2015; Mercure, 2015). Une autre recherche examinant les manuels d’histoire de niveau secondaire en Ontario a révélé qu’ils enseignaient principalement l’histoire des colons canadiens et glorifiaient leur domination (Kempf, 2006). Cette conclusion a été confirmée par l’ÉAMU, qui a interrogé les Canadiens non autochtones sur leur connaissance des Autochtones contemporains. Or, seuls 15 % des Canadiens non autochtones connaissaient l’histoire de la colonisation au Canada, les apports culturels des Autochtones et certains des obstacles que ces derniers rencontrent, comme le racisme et le manque de débouchés économiques et éducatifs (Environics Institute, 2010).

Compte tenu des politiques coloniales passées et actuelles à l’endroit des peuples autochtones du Canada, du traumatisme historique qui en a résulté et des défis particuliers que connaissent les jeunes autochtones qui migrent vers les villes ou vivent en milieu urbain, surtout dans le contexte québécois, le présent article vise à illustrer la manière dont les jeunes autochtones urbains du Québec abordent, discutent et reconnaissent les politiques coloniales (d’hier et d’aujourd’hui), le traumatisme historique et l’urbanisation lorsqu’ils parlent de leurs rapports avec leur identité culturelle.

Méthodologie

La présente étude repose sur les conclusions de la thèse doctorale de son auteure principale, qui faisait appel à une théorie axée sur le constructivisme et guidée par les méthodologies autochtones afin d’explorer l’identité culturelle parmi une population jeune, autochtone et urbaine (Charmaz, 2006; Kovach, 2009). L’auteure principale est Métisse et originaire de St. François-Xavier, au Manitoba. Les autres auteures sont des étudiantes non autochtones actuellement ou anciennement inscrites aux cycles supérieurs, qui travaillent dans le domaine de la protection de la jeunesse autochtone au Québec. Des entrevues qualitatives ont été menées auprès d’une vingtaine de jeunes autochtones urbains vivant à Montréal. Les entrevues de la majorité des participants ont été enregistrées puis retranscrite pour en faire l’analyse. Quelques participants ont préféré ne pas être enregistrés; les analyses ont donc été effectuées sur la base des notes détaillées prises par l’auteure principale lors des entrevues. Ces extraits sont donc identifiés comme étant des paraphrases, et non des citations directes. L’article se concentre sur une sous-section de participants constituée de migrants urbains de première génération et sur leurs récits de lutte et de survivance dans un lieu nouveau. Nous avons analysé les entrevues au moyen d’une combinaison de théorisation ancrée traditionnelle et de théorisation ancrée axée sur le constructivisme (Charmaz, 2006; Glaser et Strauss, 1967; Kovach, 2009). Un comité de représentantes consultatives de la jeunesse autochtone urbaine a été recruté afin de surveiller la recherche conformément aux principes PCAP® (CPN, 2007; Tuhiwai Smith, 1999). Les critères d’échantillonnage pour les représentantes consultatives comme pour les participants étaient les suivants : être âgé de 18 à 30 ans, s’identifier comme Autochtone, résider à Montréal et souhaiter discuter de ce que signifie l’identité culturelle dans sa vie. Le recrutement s’est effectué par l’intermédiaire d’un large éventail d’organismes et de listes de diffusion. Une subvention de recherche accordée à l’auteure principale par le Réseau de recherche en santé mentale chez les Autochtones a servi à rémunérer les représentantes consultatives et les participants pour leur temps. Par ailleurs, un comité d’éthique de la recherche de l’Université McGill a fourni une approbation éthique.

L’analyse des données s’est déroulée concurremment à la collecte afin de favoriser les décisions au sujet de l’échantillonnage théorique et d’améliorer la rigueur du processus en consultant de nouveau les participants et les représentantes (Charmaz, 2006; Padgett et al., 2004). Le logiciel de recherche qualitative NVivo 10 a permis d’organiser l’analyse des données.

Résultats

Traumatisme historique, tristesse et perte d’identité

Nombre de participants ont identifié des façons dont la colonisation a mené à un traumatisme intergénérationnel ou historique dans leur communauté et leur vie. Même s’ils étaient issus de cultures et de situations de vie diverses, les participants ont tous explicitement mentionné la colonisation historique et actuelle des peuples autochtones ainsi que l’impact qu’elle a eu sur leur culture, leur identité et leur vie.

De nombreux participants ont soulevé les incidences des mauvais traitements et des négligences subies dans les pensionnats. Certains connaissaient l’histoire de leur famille et ont expliqué comment elle avait influé sur leur identité en tant qu’Autochtones. N.[2] a parlé de l’imposition de la langue et de la religion dans le réseau des pensionnats :

Eh bien pour les aînés, pour les grands-parents c’est vrai, mais je pense que les gens, à cause des pensionnats… ma mère m’a dit que dans le système des pensionnats, on était encouragé… bon, pas encouragé, mais je suppose forcé de ne pas parler sa langue, on était forcé de ne pas être soi-même… c’est donc une suite d’événements où mes grands-parents ne parlaient pas à leurs enfants [dans leur propre langue] et les ont élevés comme anglophones, catholiques… et nous, la génération suivante, on n’a rien reçu de cette culture ou de ce qui nous rendait distincts… donc oui, d’une certaine façon, je me sens comme si j’avais perdu une partie de moi-même.

G. a décrit la perte de manière similaire :

[Mon père] avait plus honte de sa langue… si vous avez… quand vous avez cinq ans… si à partir de l’âge de cinq ans, on vous bat et que vos doigts sont… ils saignent, et vous êtes un enfant et on vous bat… je ne la parle pas… je peux dire des gros mots, je peux dire les animaux… ma mère nous a fait un livre quand on était petits, un livre à colorier… pour qu’on puisse se rappeler notre langue, mais mon père était allé dans un pensionnat et il refusait de nous l’enseigner, donc…

Dans les récits des participants, la perte de la culture s’exprimait souvent comme une « méconnaissance d’une partie de soi-même ». Les participants ressentaient très profondément cette perte, même s’ils n’avaient peut-être jamais fait l’expérience de leur langue ou de leur culture. H. a comparé les pensionnats à l’Holocauste, sous-entendant que même si les enfants n’avaient pas été tués, leur esprit et l’essence de leur identité leur avaient été ravis :

Personne ne le sait… je dis « Holocauste » et les gens pensent aux Juifs à Auschwitz… moi, je pense aux millions d’Autochtones qu’on a isolés de leur culture, à qui l’on a rasé la tête, qu’on a placés dans les pensionnats, que des prêtres ont agressés et toute cette merde… ceux à qui l’on a appris à devenir catholiques et à haïr leur propre spiritualité… ceux dont on a complètement détruit la culture et l’identité… c’est ça, les pensionnats.

Les participants ont aussi mentionné les actes visant expressément à encourager l’assimilation des Inuits et à compromettre leurs modes culturels et traditionnels de survie dans leur environnement. F. a ainsi abordé le massacre des chiens de chasse :

C’est comme notre culture… parce qu’ils ont tué tous nos chiens, on ne pouvait plus faire du traîneau… mon grand-père me racontait toujours toutes sortes d’histoires différentes et je ne sais pas comment, mais j’aimerais pouvoir transmettre notre culture à tout le monde, à chaque Inuit.

La séparation des familles lorsque leurs membres atteints de tuberculose étaient envoyés dans des hôpitaux loin de chez eux a également affaibli la culture. M. a raconté comment la peur de la tuberculose a servi à séparer les familles, éloignant parfois les enfants pour toujours.

C’est le cas de ma grand-mère maternelle… ma mère n’avait que quatre ans lorsqu’on a emmené sa mère sur un bateau sous prétexte qu’elle était malade – la tuberculose –, mais d’après mon grand-père, elle ne présentait aucun signe de maladie, vomissements ou autres… ma mère et mon grand-père ont toujours pensé qu’elle avait servi de cobaye, parce qu’elle n’est pas revenue… ma mère l’a cherchée pendant de très nombreuses années et a finalement trouvé sa tombe à Hamilton… ça l’a bouleversée toute sa vie… pourquoi ? c’était la grande question.

Certains des participants ont pu expliquer comment la colonisation avait causé un traumatisme généralisé dans leur famille et leur communauté. V. a parlé de la manière dont ses ancêtres avaient été forcés de vivre d’une façon contraire à leur mode d’existence traditionnel avec l’introduction des réserves :

Ouais, beaucoup de gens… parce qu’on disait que les Innus étaient très… ils se déplaçaient tout le temps… ils avaient… je ne sais pas, personne ne pouvait continuer à vivre comme ça… les Blancs ont vu les Innus et ont dit « désolés, vous ne pouvez pas faire ça, votre communauté ne peut pas vivre à trois endroits et se déplacer durant toute l’année »… mais c’est ce qu’on faisait et ça nous gardait en santé… on tuait des caribous et tout ce qu’il fallait pour survivre en famille… on était plus soudés quand on changeait d’endroit chaque saison, mais on a arrêté de faire ça et maintenant on est coincés à un endroit… donc ils deviennent gros, ils deviennent plus dépendants, ils restent assis là à manger des chips et de la viande grasse, et c’est tellement… ils deviennent accros à la bière et il ne leur reste plus beaucoup de temps.

V. a expliqué pourquoi l’imposition des réserves est une cause de dépendance et de mauvaise santé. En changeant la manière dont les Innus demeuraient en santé, le gouvernement a imposé une culture et un mode de vie artificiels à des centaines de peuples différents en espérant qu’ils participent à l’économie coloniale alors qu’ils n’avaient jamais connu cette culture ou ce mode de vie.

J. a également soulevé les dommages causés par le système des réserves. Des communautés ont été créées de façon arbitraire, souvent à des centaines de kilomètres des centres urbains ou d’autres industries. L’objectif déclaré du gouvernement était d’intégrer les peuples autochtones à l’économie, mais la politique a eu exactement l’effet opposé : l’isolement économique. Les répercussions sociales ont été tout aussi dévastatrices :

C’est ridicule, faire des choses comme ça, surtout quand c’est du monde un peu anéanti, mis à part parce qu’ils n’ont rien à faire… le taux de suicide est extrêmement élevé dans chaque communauté autochtone… moi, être placé à rien faire dans une maison, sans emplois… tu ne fais que manger, tu consommes, tu bois… et si tu as de la drogue, tu en prends… sans parler des problèmes d’argent, des disputes…

Il est évident que nombre des participants comprennent bien comment l’histoire a touché leurs parents, leurs grands-parents et leur propre vie. Tous n’ont cependant pas pu établir ces liens de manière aussi explicite. Par exemple, certains ont parlé de dépendances et de troubles de santé mentale généralisés dans leur communauté, mais pas des facteurs historiques qui ont mené à ces traumatismes intergénérationnels. E a raconté comment elle a quitté Iqaluit il y a cinq ans, lorsqu’elle était enceinte de sa première fille, afin de fuir l’alcool et les conflits qui l’accompagnent. Elle n’a toutefois jamais mentionné les causes de ces dépendances généralisées, seulement le fait qu’elle voulait s’en éloigner. Ce manque de conscience témoigne de la façon dont les Autochtones et les non-Autochtones ont tous été colonisés et sous-éduqués quant à la contribution des politiques gouvernementales aux problèmes sociaux que connaissent les familles et les communautés autochtones.

Plusieurs participants ont discuté de la perte qu’ils ressentaient parce qu’on ne leur avait pas enseigné la langue ou la culture de leurs parents. Leur capacité d’appartenance à leur culture s’en est trouvée directement affectée, ce qui a entraîné un sentiment de perte. De même, l’abandon des modes de vie traditionnels a mené à un sentiment d’inutilité, à la perte des rôles sexuels traditionnels et à l’adoption d’habitudes liées à des troubles de santé généralisés (dépendance, mauvaise alimentation) pour combler ces manques.

Nécessité de l’urbanisation et politique coloniale actuelle

Les raisons pour lesquelles les jeunes autochtones échantillonnés ont déménagé à Montréal illustrent bien les liens entre la politique coloniale actuelle et le traumatisme historique ainsi que les nombreux défis que doit relever la jeunesse autochtone. Certains des participants ont d’ailleurs décidé de venir à Montréal parce qu’ils souhaitaient prendre un nouveau départ, comme P. :

Je viens de l’Alberta et j’ai déménagé à Montréal il y a trois ans… J’ai traversé une période difficile dans ma vie puisque j’ai été toxicomane pendant à peu près dix ans… maintenant, j’essaie juste de recoller les morceaux et je suis actuellement des cours du soir.

De même, E. a expliqué qu’elle est venue à Montréal parce qu’elle trouvait que ça coûtait trop cher de vivre dans le Nord, par exemple la nourriture et les couches coûtent au moins deux fois plus cher qu’en ville. Elle ajoute qu’à Iqaluit, tout le monde connaît tout le monde, et tout le monde est tout le temps saoul et que beaucoup de gens dans sa famille ont des problèmes d’alcool (paraphrase).

F. a aussi déménagé à Montréal en raison du manque de logements et pour s’éloigner de ce qu’elle appelait les « tensions » dans sa communauté. Plusieurs des participants ont décidé de venir à Montréal parce que des membres de leur famille y vivaient déjà. Certains sont venus aider leur famille ou un parent malade, tandis que pour d’autres, ce n’était qu’un seul des divers facteurs qui les ont menés à s’établir en ville. L. s’était initialement installée à Ottawa et familiarisée avec la vie urbaine avant de déménager à Montréal lorsque sa mère est tombée malade.

Eh bien, j’ai 30 ans, j’habite à Montréal depuis deux ans, je suis originaire de Cape Dorset et j’ai terminé mes études en 1999… j’ai déménagé à Ottawa pour un an dans le cadre du programme Nunavut, puis je suis retournée dans le Nord où j’ai occupé divers emplois et fait quelques stages au gouvernement… ma mère est tombée malade et c’est comme ça que je suis arrivée ici.

En revanche, O. est venu à Montréal parce que sa communauté offrait selon lui peu de débouchés et que sa sœur qui vivait déjà à Montréal avait besoin d’aide pour s’occuper de son fils :

En fait, un de mes buts était de venir garder un de mes neveux… ma sœur était venue vivre à Montréal huit ou neuf mois avant tandis que j’étais resté à Manawan, où je n’allais plus à l’école… il n’y avait pas de travail et presque rien à faire, donc je me tenais avec les mauvaises personnes et je me suis rendu compte à un moment donné qu’il fallait que je sorte de là.

Tous les participants n’ont pas quitté leur communauté par nécessité. B. affirme ainsi avoir toujours rêvé de déménager à Montréal :

J’ai toujours voulu vivre à Montréal et je pense que c’est à cause de ma tante, dont je suis très proche et qui est comme une deuxième mère pour moi… bref, elle vivait à Montréal et me racontait tout le temps des histoires sur la ville et j’adorais ça, donc je savais que je voulais y déménager… pour ce qui est de mes études, je savais que je voulais aller à l’université à Montréal, parce ma mère y est allée et je voulais le faire aussi, donc c’était mon but.

Beaucoup de participants ont présenté leur déménagement à Montréal comme un choix. Un examen plus approfondi de leurs récits complets révèle toutefois que leurs possibilités étaient limitées, surtout s’ils devaient trouver un logement et un emploi stables, et se tenir à l’écart de la drogue et de l’alcool. Un certain nombre de facteurs complexes ont joué dans la décision de ces participants de venir à Montréal. Le financement restreint pour la construction de nouveaux logements, le manque de subventions pour diminuer le coût de la vie dans le Nord et les conséquences du traumatisme historique étaient apparents dans leurs commentaires. Leurs raisons de s’établir à Montréal montrent à quel point subsiste une politique d’assimilation tacite.

Plusieurs des participants à l’étude ont déménagé à Montréal afin d’accéder à des ressources qui n’étaient pas disponibles dans leur communauté, soit pour eux-mêmes, soit pour leur famille. La littérature sur les facteurs d’attraction et de répulsion de l’immigration (Bodvarsson et Van Den Berg, 2009) va d’ailleurs dans ce sens. Les politiques favorisant les débouchés à l’extérieur des communautés des Premières Nations et dans les centres urbains, comme celles avancées dans le rapport Hawthorne (1966), ont eu un impact sur les peuples autochtones qui se répercute encore aujourd’hui. Par exemple, l’allocation gouvernementale des ressources peut être envisagée comme une décision purement logistique ou financière, mais les décideurs devraient tirer une meilleure leçon des pensionnats quant aux conséquences dévastatrices d’une politique forçant les gens à quitter leur communauté pour accéder à des services. Il semble en effet y avoir peu de raisons de ne pas construire dans les centres nordiques des infrastructures visant à répondre aux besoins des communautés éloignées (Sandiford Grygier, 1994), particulièrement en ce qui concerne les soins de santé, alors que l’on dépense des millions pour transporter par avion vers le sud du pays les habitants de ces communautés isolées.

Urbanisation et nouvelles ruptures

Déménager en ville peut amplifier les facteurs de stress existants et perpétuer le cycle du traumatisme intergénérationnel ou historique. Une fois les jeunes arrivés à Montréal, beaucoup ont fait l’expérience du choc culturel, se sont sentis isolés et ont eu de la difficulté à trouver du travail.

Pour C., la consommation d’alcool était un moyen de rompre son isolement et son désespoir lorsqu’il est arrivé à Montréal. Pour lui, déménager à Montréal a changé ses habitudes de consommation d’alcool. Il n’avait pas d’amis proches ou de famille, ni de travail; il avait bien quelques connaissances, mais ce n’était pas bon pour lui de traîner avec elles. Il ajoute que ça a été un gros changement de passer d’un petit village à une grande ville, car les valeurs et la culture étaient différentes. Pour lui, il y a trop d’immeubles, et tout est règlementé : par exemple on ne peut pas traverser en dehors des passages piétons sans se faire arrêter, alors que chez lui, on peut. Finalement, il juge que Montréal est différente parce que c’est une ville très diversifiée, et il ne parle pas français (paraphrase).

Bien que C. affirme que ce n’était pas bon pour lui de traîner avec ses connaissances, côtoyer des gens qui vivaient les mêmes problèmes que lui était la seule chose qui le réconfortait. Par ailleurs, il n’avait pas de problème d’alcool lorsqu’il vivait dans un petit village où tout le monde se connaissait, et ce n’est que quand il s’est retrouvé seul à Montréal qu’il a commencé à souffrir de ce problème. T a également parlé de ses difficultés à s’adapter à la ville :

La première fois que je suis venu à Montréal et que j’ai découvert toutes ces drogues et cet alcool qui circulaient autour de moi, j’ai eu envie de les essayer et je suis devenu accro au crack pendant trois ans, jusqu’à ce que je me dise que ce n’était pas une vie et que j’aille en désintox pendant 90 jours pour arrêter… je n’ai plus pris de crack depuis… c’est aussi un peu difficile d’adapter ma culture à la vie dans le Sud, c’est difficile de changer mon mode de vie… par exemple, je ne peux pas aller chasser ma nourriture, il faut que j’aie de l’argent pour la payer.

T. a connu le chômage et le choc culturel lorsqu’il est arrivé à Montréal, en plus d’être exposé pour la première fois à des drogues comme le crack. La drogue et l’alcool semblent être un moyen de résoudre ses problèmes et de communiquer avec les autres.

F. accumule les facteurs de stress depuis son déménagement à Montréal il y a deux ans. Elle a notamment dû quitter sa communauté en raison du manque de logements et parce qu’elle ne pouvait pas supporter de vivre avec son père et sa belle-mère à cause de leurs dépendances. Elle a abordé certaines des difficultés qu’elle éprouve actuellement : « Ouais, je traverse une grosse dépression, une très mauvaise période… je viens de faire adopter mon bébé cet été, j’ai rompu avec mon copain le mois dernier et il faut que je sorte de la maison… je suis tellement déprimée en ce moment. »

Selon J., il y a un réel manque au niveau des services disponibles dans les communautés autochtones si l’on considère le traumatisme historique et des politiques coloniales vécus. :

Le taux de suicide est très élevé dans chaque communauté autochtone. Moi, avec rien à faire dans la maison, il n’y a pas de travail, tu fais juste manger, boire, consommer, tu fais juste boire et si t’as de la drogue, tu la consommes, des fois y’a des problèmes d’argent, des bagarres,,, Des centres d’emploi, je ne sais pas, des centres de thérapie, un budget pour les écoles autochtones… rien de ça n’a été fait, on ne leur a rien offert.... la seule chose, c’est que les conseils de bande gèrent l’argent des communautés... et parfois certaines communautés ne sont pas d’accord… donc quand tu arrives dans une ville comme Montréal, tout le monde se demande pourquoi on ne fait pas comme les autres et qu’on ne vient pas chercher de l’emploi… les immigrants qui arrivent ici cherchent tout de suite de l’emploi, ils ne restent pas chez eux.

J. a souligné comment le manque de possibilités de guérison, d’éducation et d’emploi contribue à la migration vers les centres urbains comme Montréal. Nombre de participants ont évoqué le choc culturel qu’ils ont ressenti en passant d’un endroit petit et isolé à une grande ville. Les divers exemples de changements fournis comprenaient l’incapacité de chasser sa nourriture ou l’accès aux drogues récréatives pour la première fois. Autre défi, la nécessité d’apprendre le français afin de trouver un emploi constituait pour les participants un énorme obstacle à leur intégration réussie à la vie urbaine. Le cycle du traumatisme intergénérationnel se poursuit lorsqu’il n’y a pas de ressources adéquates pour faire face aux conséquences de siècles de politiques coloniales.

Interaction du racisme et des stéréotypes actuels avec l’identité culturelle

Certains des participants ont trouvé que le racisme et les stéréotypes dont ils avaient fait l’expérience en raison de leur migration et de leur assimilation forcées constituaient une barrière au maintien de leur culture. H. avait l’impression que l’une des seules choses que les Québécois connaissaient étaient les reportages négatifs sur la crise d’Oka il y a plus de 20 ans. B., qui a grandi entourée de communautés québécoises francophones et anglophones, rapporte qu’elle a vécu le racisme pour la première fois à Montréal :

Par exemple, j’étais dans un cours au cégep et il y avait ce prof qui… bon, je comprends que les Autochtones ont des statistiques élevées pour le suicide, pour les mauvais traitements, pour la toxicomanie… et vous savez que je pourrais en rajouter… mais il me semble qu’il y a une façon de présenter ces statistiques et cette histoire à une classe, et à ce moment-là, j’étais vraiment gênée d’être Autochtone, parce que la manière dont il le faisait était tellement rabaissante et j’avais honte… je ne sais pas, j’avais seulement 17 ans à l’époque, donc je cherchais encore un peu mon identité en général, mais quand c’est arrivé, je n’avais pas envie de dire que j’étais Autochtone, parce que je savais que j’étais – je veux dire en regardant autour – que j’étais la seule là… donc voilà, depuis que j’ai déménagé à Montréal, c’est la seule fois que j’ai vraiment connu le racisme… parce qu’ici, pour moi, avec la crise d’Oka et tout ça, il y a tout cet aspect historique que les gens voient à Montréal, et la façon dont ils voient les Autochtones, parce qu’ils ont l’habitude que les médias disent qu’ils bloquent la route, qu’ils bloquent encore le pont, peu importe, et ils ne réalisent pas que c’est seulement cette communauté… ça ne veut pas dire que toutes les Premières Nations sont comme ça partout au Canada… mais c’est aussi qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne savent pas pourquoi certaines choses ont été faites…

M. a mentionné le fardeau que représente le fait de constamment se sentir comme si elle devait expliquer aux autres les statistiques largement diffusées sur les problèmes sociaux que connaissent les communautés autochtones :

En fait, ils ne comprennent pas comment… ils ne voient pas comment la Loi sur les Indiens nous rend… comment elle domine carrément notre vie… ils ne comprennent pas ça, et moi, je n’ai pas envie d’être l’Indienne qui va prendre la parole pour leur dire… comment les choses sont.

M. trouvait injuste qu’il revienne aux membres des peuples autochtones d’expliquer aux autres les politiques et les pratiques responsables des statistiques et des inégalités alarmantes, ou qu’on leur fasse ressentir qu’ils politisent tous les sujets dont ils parlent.

J. a mentionné qu’il essayait de dissimuler son origine culturelle lorsqu’il posait sa candidature pour un poste, parce qu’il ne voulait pas se sentir désavantagé si l’employeur savait qu’il était Autochtone :

Donc souvent, quand je fais une demande d’emploi, le premier nom que je leur donne est Étienne [nom fictif], juste pour que l’employeur le comprenne tout de suite et qu’on puisse passer à une autre étape, pour qu’on ne me pose pas trop de questions sur mon nom autochtone… parce que certains ont parfois de la difficulté à le prononcer, donc je leur dis simplement de m’appeler Étienne.

O. a grandi à Manawan et a décidé de quitter sa communauté pour fréquenter un cégep à Trois-Rivières, une transition moins difficile que de déménager à Montréal à l’âge adulte. Il a raconté le choc culturel et l’isolement qu’il a vécus, même dans une petite ville :

Je pense que c’est plus un choc culturel, parce que je n’ai parlé à personne durant les deux premiers mois que j’ai passé à l’école secondaire à Trois-Rivières… ça a pris deux mois pour que quelqu’un m’aborde… ils savaient que j’étais Autochtone, mais ils ne savaient pas comment m’approcher, et j’étais une personne timide à l’époque… et oui, je pense que la plupart du temps, ils ne connaissaient pas ma culture et ils étaient tous timides aussi, ce qui n’arrangeait pas grand-chose puisque j’étais moi-même gêné… mais je pense que quand on va en ville à un plus jeune âge, c’est plus facile de s’adapter… donc c’est ce que je m’étais dit, plus je déménage en ville rapidement, plus je m’y habituerai rapidement.

Beaucoup de participants ont vécu de mauvaises expériences en classe, et ce sont souvent les enseignants qui perpétuaient des stéréotypes négatifs à leur sujet et les rendaient honteux de leur culture. Certains participants ont développé des moyens de se protéger contre le racisme, par exemple en cachant leur vrai nom ou en choisissant très prudemment les circonstances dans lesquelles ils dévoilent leurs origines autochtones. D’autres ont mentionné que lorsque des membres de la culture dominante ne comprennent pas l’histoire des Autochtones ou vont jusqu’à refuser d’admettre son existence, ils sont portés à douter de leur propre valeur. Ce type d’expérience peut avoir un plus grand impact sur les jeunes, car ils sont généralement à un âge où ils développent leur identité. Ainsi, en plus de gérer de multiples transitions et de ressentir la perte de leur identité culturelle découlant du traumatisme intergénérationnel, les jeunes doivent se charger d’éduquer les autres au sujet de l’histoire et de la réalité contemporaine autochtones.

Un meilleur soutien afin d’aider les jeunes autochtones à composer avec ces transitions ainsi que des classes et des lieux de travail qui préservent leur culture sont autant de changements structuraux pouvant contribuer à répondre à certains de leurs besoins. Par ailleurs, il devrait appartenir à la culture blanche dominante de prendre une part active à sa propre éducation sur l’histoire des peuples autochtones au Canada telle que ceux-ci la perçoivent.

Discussion

Le présent article ajoute à la littérature existante en démontrant les liens entre le traumatisme historique et la politique coloniale actuelle qui peuvent avoir un impact négatif sur l’identité de la jeunesse autochtone. Les résultats mettent en lumière les horizons divers et les expériences concrètes des jeunes autochtones à Montréal. Leur analyse montre également que les jeunes de différentes origines culturelles connaissent néanmoins des défis similaires dans leur processus de compréhension de leur identité culturelle en vue d’atteindre le bien-être. Si les résultats présentés vont dans le sens des études antérieures sur l’identité autochtone urbaine au Canada, ils apportent une contribution importante en fournissant une meilleure idée des défis particuliers que doit relever la jeunesse autochtone urbaine, notamment à Montréal et au Québec. Dans l’ensemble, ces résultats soulignent la nécessité de se préoccuper davantage de l’amélioration des services destinés aux Autochtones, et encore plus aux jeunes, qui vivent à Montréal et dans d’autres milieux urbains du Québec.

Presque tous les participants à l’étude ont abordé le traumatisme intergénérationnel ou historique qui a touché leur vie directement ou indirectement. L’importance de la culture dans la guérison semble revêtir deux aspects dans la discussion des implications pour la pratique parmi les Autochtones urbains. Premièrement, nombre de services grand public sont sensibilisés à la nécessité de faire preuve de « savoir-faire culturel » à l’égard des peuples autochtones. Toutefois, celui-ci requiert une compréhension des politiques de génocide culturel dont ces peuples ont fait l’objet (Brave Heart et DeBruyn, 1998; Sotero, 2006). En effet, saisir les différences culturelles ne suffit pas ; il est tout aussi important de comprendre comment le gouvernement canadien, avec l’appui des Canadiens, a constamment tenté de compromettre la richesse, la santé et le bien-être général des peuples autochtones. Deuxièmement, à l’instar des quelques études dans le domaine, les participants estimaient que l’ignorance de nombreux Canadiens – en particulier des enseignants qui influencent les nouvelles générations – contribuait à la mauvaise compréhension actuelle des taux élevés de pauvreté, de dépendance et de troubles de santé mentale vécus par les peuples autochtones (Kempf, 2006; Mercure, 2015).

Bien que les participants interrogés dans le cadre de la présente étude ne représentent pas toute la jeunesse autochtone urbaine, à Montréal ou ailleurs, leurs histoires et leurs expériences donnent un bon aperçu du type de ressources et de services qui pourraient répondre à leurs besoins mentaux, émotionnels, physiques, spirituels et culturels. Nous avons privilégié un sous-échantillon de jeunes autochtones urbains de première génération afin de mettre en évidence les défis uniques qu’ils doivent relever dans la gestion de toutes les transitions qu’ils effectuent simultanément. L’uniformité des récits des participants montre en outre qu’il est urgent de mieux soutenir les jeunes autochtones qui migrent vers les centres urbains.

Un certain nombre d’implications cliniques, politiques et savantes découlent des résultats. Afin de commencer à aider les peuples autochtones à se remettre du traumatisme intergénérationnel, le savoir-faire culturel devrait se traduire par une collaboration des organismes urbains grand public avec les Autochtones pour que leurs services préservent la culture de ces derniers et soient offerts par un personnel autochtone et non autochtone qui comprend bien l’histoire et la réalité contemporaine des Autochtones. Un rapport récemment publié par le Conseil canadien de la santé à la suite d’une série de rencontres avec des fournisseurs de soins de santé urbains a conclu que les Autochtones n’utilisaient pas les services de santé grand public parce qu’ils ne faisaient pas confiance aux fournisseurs de soins de santé et qu’ils y avaient été victimes de racisme à de nombreuses reprises (Conseil canadien de la santé, 2012). Le RÉSEAU de Montréal a d’ailleurs procédé à une évaluation – comprenant des entrevues avec des fournisseurs et des utilisateurs des services de santé – qui a confirmé ces conclusions (RÉSEAU, 2012).

Plusieurs implications importantes soulèvent en outre la nécessité de modifier les politiques. La recherche a notamment permis de constater à quel point les non-Autochtones connaissent peu et mal les peuples autochtones. Certains des principaux systèmes d’éducation canadiens font complètement abstraction de l’histoire autochtone ou considèrent en bloc toutes les cultures et véhiculent des stéréotypes grossiers (Kempf, 2006). Bien que l’éducation des Canadiens non autochtones puisse sembler moins urgente que la réduction des disparités sociales, les politiciens et les décideurs ne pourront jamais saisir adéquatement l’importance de l’autonomie gouvernementale et d’autres formes d’administration des peuples autochtones s’ils ne comprennent pas leur histoire et leur vision du monde. Les recommandations récemment émises par la Commission de vérité et réconciliation du Canada font d’ailleurs écho à cet appel urgent à l’éducation, par exemple en proposant que les travailleurs sociaux reçoivent une formation appropriée sur l’histoire et l’impact des pensionnats (CVR, 2015).

Un autre domaine qui touche aux politiques est celui de l’emploi. Un programme suivi par certains des participants Inuits a été créé afin d’appuyer les Inuits adultes qui souhaitaient reprendre leurs études et améliorer leurs compétences en français, afin d’augmenter leur employabilité dans le contexte montréalais. Or, il est problématique d’obliger les Inuits et d’autres peuples autochtones à apprendre le français pour qu’ils puissent travailler à Montréal (ou dans d’autres régions du Québec). Historiquement, beaucoup d’ancêtres de ces participants ont en effet perdu leur langue et été forcés d’apprendre l’anglais. Bien qu’il n’existe pas de solution facile à ce dilemme, le gouvernement et les entreprises pourraient être incités à recruter des Autochtones et possiblement à leur fournir une formation linguistique en cours d’emploi ou à les faire travailler auprès de la clientèle anglophone. Les politiques linguistiques du Québec comme la loi 101 ont été créées afin de protéger la langue française, mais les peuples autochtones ont encore plus de raisons d’être protégés contre ces décisions qui les servent peu.

Enfin, certaines implications importantes concernent les recherches à venir. Il serait notamment pertinent de déterminer à quel point les « problèmes » relèvent de la société en général, de notre conceptualisation du passé et de sa relation avec les enjeux sociaux contemporains auxquels font face les peuples autochtones. Cela signifie également que nous devons accepter le fait que les peuples autochtones savent comment résoudre les problèmes qui touchent leurs familles, leurs communautés et leurs nations. Les travaux à venir pourraient aussi se concentrer sur les différences entre les résidents urbains nouvellement arrivés et ceux dont les familles sont en ville depuis plusieurs générations. Par ailleurs, l’étude a mis en œuvre les principes PCAP® en se dotant d’un comité composé de jeunes autochtones urbains qui surveillait tous les aspects du processus de recherche. Les études futures pourraient explorer la manière dont ces principes favorisent l’autonomisation parmi la jeunesse autochtone.