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Les relations entre les peuples autochtones et la société dominante constituent un enjeu qui retient de plus en plus l’attention, que ce soit au Canada ou ailleurs dans le monde. Dans ce domaine, les questions territoriales et les questions de gouvernance ont longtemps occupé le devant de la scène. Pourtant, les problématiques liées à l’enfance et à la famille autochtones sont tout aussi importantes. Pendant de longues années, les politiques coloniales ont cherché à supprimer les cultures autochtones en brisant le lien entre les générations. Par exemple, la politique des pensionnats menée par le gouvernement fédéral canadien a récemment été qualifiée de génocide culturel (CVR, 2015 : 1-3) et on s’aperçoit graduellement que la « rafle des années soixante », c’est-à-dire l’adoption massive d’enfants autochtones par des parents non autochtones, par le biais du système de protection de la jeunesse, a eu des résultats tout aussi dommageables. Aujourd’hui, au Canada et ailleurs, l’enfance et la famille sont au cœur des revendications qui visent à décoloniser la relation entre les peuples autochtones et le reste de la société.

La recherche en matière autochtone a jusqu’ici été dominée par des disciplines comme l’histoire, le droit et l’anthropologie. Les recherches sur l’enfance et la famille font lentement leur place au soleil. Cela est particulièrement vrai pour les publications en français. À quelques exceptions près (Jérôme, 2005 ; Gagné et Jérôme, 2009), l’enfance et la jeunesse n’ont pas été le centre d’attention de la recherche autochtone francophone. Par exemple, un recueil interdisciplinaire récent de textes sur les Autochtones du Québec ne comporte aucun texte sur l’enfance et la famille, ni de texte issu des disciplines de l’éducation, du travail social ou de la psychologie (Beaulieu, Gervais et Papillon, 2013). Le présent numéro d’Enfances, Familles, Générations contribuera donc à combler une lacune importante à cet égard et à mieux sensibiliser le lectorat francophone aux réalités des peuples autochtones.

Le présent texte introductif vise tout d’abord à fournir au lecteur un ensemble de clés de lecture historiques, politiques, démographiques et sociologiques qui sont nécessaires à une bonne compréhension des problématiques qui affectent l’enfance et la famille autochtones. Il présentera ensuite les diverses contributions en tentant de faire ressortir certains points communs.

Éléments de contexte : l’exemple du Canada

Les peuples d’Amérique ou d’Océanie qui ont été marginalisés par la colonisation européenne constituent les exemples les plus connus des réalités autochtones, même si l’on retrouve aussi des peuples autochtones sur les autres continents. Selon les Nations Unies, les peuples autochtones compteraient 370 millions de personnes à travers le monde (pour un aperçu, voir Schulte-Tenckhoff, 1997 ; Bellier, 2013). Au Canada, près de 1,4 million de personnes ont déclaré une identité autochtone lors du recensement de 2011, ce qui équivaut à 4,3 % de la population totale du pays (Statistique Canada, 2015). La diversité caractérise les Autochtones du Canada. On y compte une douzaine de familles linguistiques, entre soixante et quatre-vingts « nations » et des centaines de communautés locales. À cette diversité se superposent des classifications imposées par l’État, notamment le « statut d’Indien », qui obéit aux règles établies par une loi fédérale appelée Loi sur les Indiens, ainsi que le concept de « bande indienne » (ou de « Première Nation »), c’est-à-dire une communauté locale reconnue par le gouvernement fédéral, qui occupe un territoire appelé « réserve » (sur les questions de statut, voir Grammond, 2008). De nombreux Autochtones ne possèdent pas le statut d’Indien ; certains jouissent d’une reconnaissance équivalente (notamment les Inuit), mais bien d’autres voient leur identité passée sous silence ou remise en question et ne jouissent pas des mêmes droits que ceux dont le statut est reconnu. De plus, une proportion de plus en plus importante de la population autochtone n’habite pas dans les réserves et réside dans les villes.

Au Québec, la population qui déclare une identité autochtone s’établit à près de 142 000 personnes, soit 1,8 % de la population de la province. Cette population est répartie entre onze nations (les Cris, les Innus, les Inuit, les Atikamekw, les Anishinabek (ou Algonquins), les Hurons-Wendats, les Mohawks, les Mi’kmaq, les Abénaquis, les Malécites et les Naskapis). Le Québec est la province canadienne où les Autochtones sont les plus nombreux à parler une langue autochtone (31 %, contre 15 % dans l’ensemble du Canada). Le Québec est aussi la province où les Autochtones habitent le plus dans les réserves (Affaires indiennes et du Nord Canada, 2005), bien que les Autochtones soient de plus en plus présents dans les villes.

On ne saurait nier la situation socioéconomique difficile des peuples autochtones. Ceux-ci constituent le segment de la population canadienne qui se retrouve la plupart du temps au dernier rang des principaux indicateurs. Il n’est pas facile d’avoir des statistiques récentes, mais il est clair que les peuples autochtones, en particulier ceux qui habitent dans les réserves, ont une espérance de vie, des revenus, un taux d’emploi et un taux de scolarisation inférieurs à ceux du reste de la population (voir notamment Affaires indiennes et du Nord Canada, 2005 ; Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2015 ; Statistique Canada, 2015 ; Beaulieu, Gervais et Papillon, 2013 : 20-26). Des chercheurs ont calculé l’indice de développement humain, utilisé par les Nations Unies pour calculer le bien-être de la population de différents pays, pour les peuples autochtones seulement : alors que le Canada se situe tout en haut du classement, les peuples autochtones du Canada se compareraient à des pays comme le Brésil ou le Pérou (Beavon et Cooke, 2003).

Une donnée particulièrement pertinente pour notre thématique est la pyramide des âges des peuples autochtones. En raison du taux de natalité plus élevé, les peuples autochtones sont plus jeunes que le reste de la population. Les jeunes de moins de 25 ans représentent 46 % de la population autochtone, alors qu’ils ne représentent que 29 % de la population non autochtone. L’âge médian de la population autochtone est de 28 ans, alors qu’il est de 41 ans pour la population non autochtone (Statistique Canada, 2015). Enfin, il importe de préciser qu’en matière d’éducation, le taux de décrochage et le retard scolaire des jeunes autochtones demeurent préoccupants, si bien que les disparités en ce qui concerne la scolarisation sont très importantes. En effet, selon Statistique Canada (2015), 68 % des Autochtones âgés de 35 à 44 ans détenaient, en 2011, au moins un diplôme d’études secondaires, comparativement à 88,7 % des non-Autochtones. Malgré des efforts récents visant à favoriser l’accès des jeunes Autochtones à l’éducation, notamment au Québec, cet écart semble vouloir persister (Beaulieu, Gervais et Papillon, 2013). C’est donc dire l’importance des politiques concernant l’enfance et la famille autochtones.

Les séquelles des politiques coloniales canadiennes

Ce qui distingue les peuples autochtones, c’est non seulement d’être les premiers habitants d’un pays ou d’une région, mais aussi le fait d’avoir été l’objet de politiques coloniales. Le colonialisme, en ce sens, c’est la domination d’une société par une autre. Et c’est bien ce qui s’est produit lors de l’expansion européenne, notamment dans les Amériques à partir du XVIe siècle et, plus tard, en Océanie.

Initialement fondé sur l’établissement de monopoles commerciaux, le colonialisme européen s’est graduellement transformé en système d’exploitation des ressources naturelles du territoire colonisé qui entraînait, dans de nombreux cas, l’installation d’importantes populations d’origine européenne. Initialement considérés comme des alliés, les peuples autochtones sont graduellement devenus des obstacles au projet colonial. Il fallait donc s’approprier leurs territoires, ce qui fut fait par divers moyens qui, en rétrospective, n’apparaissent pas particulièrement justes. Au Canada, l’objectif fut de sédentariser les peuples autochtones sur des parcelles de terrain appelées réserves (Dickason, 1996 ; CRPA, 1996, vol. 1 ; CDPDJ, 2009). Dans les provinces des Prairies, la création de réserves découle de traités conclus avec les Autochtones à partir de la fin du XIXe siècle, alors qu’au Québec la création de réserves a été réalisée de manière unilatérale par le gouvernement. La création de réserves a aussi coïncidé avec les actions gouvernementales visant à miner l’organisation politique autochtone et à remplacer celle-ci par des institutions de type occidental (Grammond, 2003 ; 2013).

Ce dont on commence à prendre conscience, c’est que le territoire n’a pas été la seule cible du colonialisme. L’objectif que s’est donné le gouvernement canadien à partir de la Confédération était tout simplement d’assimiler les peuples autochtones à la société d’origine européenne, bref, de faire disparaître tout trait culturel ou identitaire autochtone et de transformer complètement les Autochtones en Euro-Canadiens. Cet effacement de l’Autochtone pouvait être juridique : par exemple, une femme autochtone perdait son statut d’Indien en épousant un non-Autochtone. Cependant, des moyens plus radicaux ont rapidement été mis en œuvre. S’apercevant de l’importance de l’éducation et de la famille comme vecteurs de transmission de la culture, le gouvernement canadien a mis en place une politique des pensionnats (Miller, 1996 ; Milloy, 1999 ; CRPA, 1996, vol. 1 ; CVR, 2015). L’objectif était de séparer les enfants autochtones de leur famille et de leur communauté, de les isoler de l’influence jugée néfaste de leur culture, puis de leur inculquer, au moyen de l’éducation, les valeurs et les connaissances qui leur permettraient de s’intégrer à la société eurocanadienne. En 1920, Duncan Campbell Scott, qui était alors sous-ministre des Affaires indiennes, a affirmé au Parlement qu’il entendait poursuivre ces politiques jusqu’à ce que tous les Autochtones aient été intégrés dans la société dominante et que la « question indienne » disparaisse (cité dans CRPA, 1996, vol. 1 : 195).

La politique des pensionnats a été un échec, en ce sens qu’elle n’a pas contribué au rehaussement de la scolarisation des enfants autochtones, beaucoup d’entre eux terminant sans diplôme. En pratique, les pensionnats n’ont pas atteint leur objectif d’intégrer pleinement les Autochtones à la société eurocanadienne. Les pensionnats ont également eu des répercussions négatives considérables. Les conditions de vie y étaient souvent déplorables, si bien que de nombreux enfants y sont tombés malades ou y sont morts. Le dénigrement des cultures autochtones, l’interdiction de parler les langues autochtones, la discipline excessive et les abus sexuels de la part de certains membres du personnel ont causé des traumatismes profonds à des générations d’élèves. Même après la fermeture des pensionnats (qui s’est échelonnée des années 1950 aux années 1980), les dommages causés aux enfants autochtones se sont répercutés sur les générations suivantes, notamment parce que ceux qui ont été victimes d’abus durant l’enfance peuvent avoir tendance à reproduire ces abus sur leurs propres enfants et parce que le séjour dans les pensionnats a privé les enfants autochtones de modèles parentaux (CVR, 2015 : 137-138). Malgré la dénonciation de certains abus sexuels au début des années 1990, il aura fallu plus de quinze ans avant que la société dominante prenne conscience de ce drame historique. En 2006, le gouvernement fédéral a mis sur pied un programme d’indemnisation des survivants des pensionnats et, en 2008, le premier ministre a présenté des excuses solennelles aux peuples autochtones pour la politique des pensionnats, reconnaissant spécifiquement que celle-ci continuait de produire des effets négatifs aujourd’hui. Dans son rapport présenté en 2015, la Commission de vérité et réconciliation a conclu que la politique des pensionnats avait constitué un génocide culturel (CVR, 2015).

Le système éducatif n’est pas la seule institution gouvernementale qui a eu des effets négatifs sur les peuples autochtones. Dans les années 1950, le gouvernement fédéral a invité les provinces à étendre leurs services aux peuples autochtones. C’est dans ce contexte que les systèmes provinciaux de protection de la jeunesse ont été appliqués aux Autochtones. Rapidement, cette application s’est traduite par le retrait massif d’enfants autochtones de leur famille et de leur communauté pour être adoptés par des familles non autochtones, un phénomène maintenant connu sous le nom de « rafle des années soixante » (« sixties’ scoop ») (Johnston, 1983 ; CPRA, 1996, vol. 3 : 26-32).

Aujourd’hui encore, les enfants autochtones sont surreprésentés parmi les enfants qui font l’objet d’un placement en famille d’accueil. Une étude menée à travers le Canada en 2008 a révélé que les enfants autochtones étaient 4,2 fois plus susceptibles que les enfants non autochtones de faire l’objet d’un signalement retenu par les agences de protection de la jeunesse, 8,7 fois plus susceptibles de faire l’objet d’une demande au tribunal et 12,4 fois plus susceptibles de faire l’objet d’un placement en famille d’accueil (Sinha et al., 2011). Cette surreprésentation est également présente au Québec. Une étude récente a démontré que l’incidence des signalements était 3,2 fois plus importante chez les enfants autochtones que chez les autres enfants québécois, que l’incidence des conclusions de sécurité et de développement compromis était 4,3 fois plus importante et que l’incidence des placements était 5,5 fois plus importante (Breton, Dufour et Lavergne, 2012). Ainsi, le système de protection de la jeunesse contribue à séparer les enfants autochtones de leur famille, de leur culture et de leur communauté. La Commission de vérité et de réconciliation a lancé un avertissement sévère : sous bien des aspects, les systèmes de protection de la jeunesse perpétuent la politique des pensionnats (CVR, 2015 141).

Puisque l’enfance et la famille autochtones étaient un enjeu central des politiques coloniales, il est normal qu’elles soient directement concernées par les efforts de décolonisation.

La volonté au Canada d’établir une nouvelle relation

Après la Seconde Guerre mondiale, mais de façon plus marquée depuis les années 1970, les peuples autochtones ont intensifié leur résistance aux politiques coloniales et leurs revendications pour une plus grande justice, s’inspirant notamment des mouvements de décolonisation, d’autodétermination et de promotion des droits de la personne à l’échelle mondiale. Sans surprise, ce sont les questions territoriales qui ont été les plus visibles. Par exemple, au Québec, les revendications territoriales des Cris et des Inuit ont dû être réglées au moyen de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (1975), de manière à permettre le développement hydroélectrique dans cette région (Gagnon et Rocher, 2002). Des ententes semblables ont été conclues dans plusieurs autres parties du Canada. L’enjeu n’est pas tant la rétrocession aux peuples autochtones de certaines parties du territoire que la participation de ceux-ci à la prise de décision concernant les grands projets d’extraction des ressources naturelles et aux bénéfices découlant de tels projets.

Les revendications autochtones ne portent cependant pas seulement sur le territoire et la gouvernance. Dès les années 1970, les Autochtones ont réclamé et ont graduellement obtenu la gestion de leurs écoles. De la même manière, le retrait massif des enfants de leur communauté et la surreprésentation des enfants autochtones au sein des régimes de protection de la jeunesse a entraîné les Autochtones à se montrer très critiques envers ces régimes et à réclamer le contrôle de ce type d’institution. Ainsi, des agences autochtones de protection de la jeunesse ont été mises sur pied sous diverses formes à partir des années 1980 (Sinclair et al., 2004). Cependant, ces agences demeurent dans l’obligation d’appliquer les lois provinciales (Guay et Grammond, 2012), tout comme les écoles doivent suivre dans leurs grandes lignes les programmes établis par les provinces.

On s’aperçoit aujourd’hui de l’ampleur du défi posé par les revendications autochtones. Après tout, effacer quatre siècles de colonialisme n’est pas une mince tâche. En effet, au fur et à mesure que la société dominante prend conscience de la portée des injustices qu’elle a fait subir aux Autochtones, les solutions adoptées il y a trente ou quarante ans, comme la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, paraissent aujourd’hui insatisfaisantes, toutes novatrices qu’elles fussent à l’époque. De plus, les institutions autochtones elles-mêmes sont critiquées de l’intérieur. Par exemple, le féminisme autochtone remet en cause la domination des hommes au sein des conseils de bande ainsi que l’orientation « masculine » des principales revendications autochtones, centrées sur le territoire, alors que les questions qui intéressent davantage les femmes, notamment les enjeux liés à l’enfance et à la famille, sont reléguées à l’arrière-plan (Napoleon, 2009). Par exemple, le mouvement « Idle no More » de l’hiver 2012 visait tout autant les actions unilatérales du gouvernement canadien que l’immobilisme de l’organisation politique autochtone.

Au même moment, l’inadéquation des ressources consacrées à l’enfance et à la famille autochtones se fait de plus en plus criante. Il faut savoir qu’au Canada, les peuples autochtones relèvent avant tout de la compétence et de la responsabilité du gouvernement fédéral. Même si celui-ci a invité les provinces à offrir leurs services publics aux autochtones, les provinces se sont montrées réticentes à le faire sans compensation financière. La portée des services publics que les Autochtones peuvent recevoir dépend donc d’un écheveau de politiques fédérales et d’accords qui impliquent soit les provinces, soit les conseils de bande. Bien souvent, les Autochtones reçoivent moins que les autres Canadiens. Un exemple récent est la mise sur pied de l’école maternelle pour les enfants âgés de quatre ans en Ontario : les enfants autochtones de cette province n’y ont pas droit parce que la politique fédérale n’a pas été ajustée. En janvier 2015, le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu une décision historique qui constatait que le sous-financement des services de protection de la jeunesse constituait de la discrimination raciale envers les enfants autochtones (voir, à ce sujet, l’article d’Anne Levesque, Sarah Clarke et Cindy Blackstock dans le présent numéro). De telles inégalités sont aussi présentes dans d’autres domaines, notamment en matière d’éducation, de services aux victimes de violence conjugale et de maisons d’hébergement (Arnaud, 2014).

Sur le plan politique, les peuples autochtones insistent de plus en plus sur la reconnaissance de leur droit à l’autodétermination, ce qui, dans le vocabulaire politique canadien, est souvent désigné comme des « relations de nation à nation » avec le gouvernement. Ce type de relations exigerait, par exemple, que les peuples autochtones puissent définir eux-mêmes les contours des services offerts à l’enfance et à la famille, sans devoir se conformer aux normes établies par des gouvernements non autochtones.

Ce mouvement n’est pas uniquement canadien. Sa dimension internationale est illustrée par l’adoption par les Nations Unies, en 2007, de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones[1], qui affirme haut et fort le droit à l’autodétermination et qui énonce un catalogue des principaux droits que les États devraient reconnaître aux peuples autochtones, notamment quant à la gestion du territoire et à la gouvernance. En cette matière, la Déclaration fait la promotion du principe du « consentement libre, préalable et éclairé » que les peuples autochtones devraient être en mesure de donner avant que des activités d’extraction des ressources naturelles aient lieu sur leurs territoires ou avant que l’État n’adopte des lois ou d’autres mesures qui les affectent. La Déclaration affirme également le droit des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale. Le Canada avait initialement voté contre cette Déclaration, mais il en soutient maintenant les principes et la cite comme idéal à atteindre dans ses relations avec les peuples autochtones. Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres et beaucoup de travail reste à accomplir pour que les principes établis par la Déclaration se concrétisent (voir par ex. Guay et Grammond, 2010). Bref, malgré un changement de ton de la part des gouvernements, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour remplir la promesse d’une relation égalitaire.

L’enfance et la jeunesse autochtones face aux enjeux identitaires et culturels

La recherche et les pratiques sociales avec les peuples autochtones ne peuvent faire abstraction des questions identitaires et culturelles. En effet, les concepts d’identité et de culture soulèvent des difficultés théoriques importantes et peuvent contribuer à alimenter la confusion s’ils sont mal employés. En sciences sociales, on s’entend généralement pour rejeter une conception essentialiste de la culture, selon laquelle chaque culture existerait dans une forme « pure » et comporterait un certain nombre d’éléments « essentiels » qui la distinguent des autres cultures. Au contraire, on admet que la culture est intrinsèquement variable et dynamique (Cuche, 2010).

Ainsi, les recherches récentes montrent que les peuples autochtones, bien loin de subir passivement l’influence de la société dominante, font leurs propres choix et exercent ce que les sociologues appellent une « action historique » (Martin, 2009) afin d’orienter l’évolution de leur société. L’interaction avec la société majoritaire apporte son lot de contraintes, mais elle est aussi porteuse d’opportunités. Dans ce contexte, il est normal que sur le plan culturel, les sociétés autochtones évoluent, comme toute autre société d’ailleurs. Les cultures autochtones ne sont pas non plus homogènes. Évidemment, elles varient d’un groupe à l’autre, de la même manière qu’il n’y a pas une seule culture européenne, mais une grande variété de cultures nationales et régionales. Elles peuvent aussi varier au sein même d’un groupe donné. Bref, les cultures autochtones ne sont pas plus figées que les autres cultures et chaque individu peut vivre sa culture à sa façon (Schulte-Tenckhoff, 1997 : 151-166 ; Leclair, 2013).

Cette manière de considérer les cultures autochtones peut sembler déroutante, surtout en raison de la persistance, au sein de la société majoritaire, de stéréotypes quant à ce qui est « authentiquement » autochtone et à ce qui ne l’est pas. Une analyse des enjeux culturels relatifs à la jeunesse et à la famille autochtones permet de bien le comprendre.

La jeunesse autochtone, le territoire et la quête des origines

Les sociétés autochtones ont subi de profondes transformations au cours des dernières décennies. Les enfants et les jeunes sont au cœur de ces transformations, non seulement parce que celles-ci ont souvent pour effet de les placer en décalage par rapport aux générations plus âgées, mais surtout parce qu’ils en sont des acteurs de premier plan (Poirier, 2009 ; Bousquet, 2005). Les transformations du rapport au territoire en offrent un exemple frappant.

Chez plusieurs peuples autochtones, la sédentarisation est un phénomène récent et les générations plus âgées ont fait l’expérience du mode de vie saisonnier, passant une grande partie de l’année sur le territoire à des fins de chasse et de pêche (Lacasse, 2004). En raison de la sédentarisation et de la fréquentation obligatoire de l’école, peu de jeunes grandissent « dans le bois » comme c’était le cas il y a cinquante ou soixante ans. Néanmoins, un certain nombre d’entre eux font de courtes expériences de la vie en forêt, souvent en compagnie d’aînés, que ce soit durant des fins de semaine ou durant les vacances d’été (Bousquet, 2005 : 10-12). Les jeunes ne vivent pas le lien avec le territoire de la même manière que leurs grands-parents, mais ce lien conserve quand même une place symbolique importante dans la définition de leur identité. Cela demeure vrai même si bon nombre d’Autochtones admettent volontiers leur quasi-ignorance du mode de vie traditionnel lié au territoire. Cependant, la plupart d’entre eux trouvent important de continuer de le fréquenter et d’apprendre certains des rudiments de la vie sur le territoire (Guay, à paraître).

Ainsi, le territoire ne peut être abordé strictement d’un point de vue matériel, comme le font la plupart des Allochtones. Pour les autochtones, le territoire est un lieu d’éducation, de socialisation et de guérison (Guay et Martin, 2008). Il sert d’ancrage identitaire individuel et collectif. On peut penser, comme l’affirment Guay et Martin (2008), que le territoire agit à titre de « support du lien intergénérationnel », qu’il revêt une fonction essentielle dans le maintien et la valorisation des relations familiales et sociales (Jérôme, 2008) et qu’il joue un rôle crucial dans la transmission des savoirs, de la langue et des croyances autochtones. La persistance de certains rituels associés au territoire et préservés des politiques assimilationnistes le démontre bien (Roué, 2007).

L’exemple du rituel des premiers pas, que l’on retrouve entre autres au Canada chez les Cris et chez les Atikamekw Nehirowisiwok, illustre le lien spirituel et symbolique qui unit l’enfant au territoire, aux animaux et aux esprits. Il souligne également la place de l’enfant au sein de sa famille et de la communauté. Chez les Cris, cette cérémonie marque formellement l’entrée de l’enfant dans le monde extérieur, monde associé à l’univers spirituel. Il faut appréhender ce rituel comme une « initiation au domaine des rapports entre les hommes et les êtres spirituels qui président à la chasse, peuplent et régentent le monde “naturel”. C’est toute une cosmologie qui se joue, le rituel permettant à l’enfant d’aborder pour la première fois l’autre monde, celui des entités spirituelles » (Roué, 2007 : 172).

Puisque la culture et l’identité sont fortement imbriquées – on peut les comparer aux deux côtés d’une même médaille – on ne se surprendra pas que le maintien d’un lien étroit avec le territoire soit au cœur de la définition de l’identité des jeunes autochtones. L’identité est aussi liée à la recherche des origines et au maintien d’une continuité avec les générations passées. À cet égard, le territoire est chargé de signification, puisqu’il permet aux jeunes autochtones de suivre littéralement les traces de leurs ancêtres. C’est pourquoi, pour plusieurs Autochtones, « apprendre d’où l’on vient et qui l’on est, c’est tout aussi important que d’apprendre à lire » (Martin et Capitaine, 2005 : 53).

Pour des intervenants sociaux innus rencontrés dans le cadre d’une étude, « retrouver la conscience et la fierté de leur identité est un passage obligé afin de faire face au malaise identitaire qui sévit dans la communauté et qui affecte tout particulièrement la jeune génération. Ainsi, le lien intrinsèque qui unit le territoire à la culture et à l’identité fait du territoire un lieu privilégié pour amorcer tout processus de guérison » (Guay, à paraître).

Sur le plan pratique, le territoire peut fournir un outil de croissance personnelle. Dans plusieurs communautés autochtones, le séjour sur le territoire constitue une expérience de guérison, offerte notamment aux jeunes qui sont aux prises avec des difficultés personnelles. L’expérience permet aux jeunes non seulement de fréquenter les aînés et d’acquérir des savoir-faire liés à la vie en forêt, mais aussi de développer une fierté découlant de la maîtrise de ces techniques et d’une réappropriation des valeurs autochtones. De telles expériences constituent une alternative prometteuse aux solutions actuellement offertes par le système de protection de la jeunesse ou le système de justice pénale.

Bref, pour les Autochtones, et en particulier pour les jeunes, le territoire est une source d’action historique, c’est-à-dire qu’il fournit un ensemble de points de repère qui contribuent à la définition du futur, sans que celui-ci soit l’exacte reproduction du passé (Guay et Martin, 2008, Martin, 2009). Un intervenant innu offre une allégorie qui l’illustre à merveille :

Le jeune d’aujourd’hui, c’est comme la flèche qui est au repos par rapport à la corde : si on laisse aller, la flèche va tomber par terre. Il faut seulement prendre la flèche, donner un élan vers l’arrière, puis laisser la flèche : la flèche va naturellement aller vers l’avant. C’est une autre façon d’imager ce que je veux dire, quand je parle de reconnexion culturelle et identitaire (dans Guay, à paraître)

La famille autochtone

Admettre la variabilité et le caractère dynamique des cultures ne doit pas nous conduire à minimiser l’importance de la différence culturelle autochtone. Cette prise de conscience est d’autant plus nécessaire que les institutions de l’État sont conçues en fonction des normes culturelles de la société occidentale. L’exemple de la famille permet d’illustrer cela. Les institutions de l’État, comme le droit de la famille ou le système de protection de la jeunesse, sont fondées sur un certain nombre de postulats. On tient pour acquis, par exemple, l’importance de la famille nucléaire comme unité de base de la société ainsi qu’un modèle parental qui dicte des attitudes et des comportements spécifiques que les parents devraient adopter dans l’éducation de leurs enfants. Même si le système se prétend neutre et objectif, la conception de ses normes et leur application concrète sont empreintes des valeurs culturelles et des croyances de la société dominante. Ainsi, les peuples autochtones conçoivent généralement la famille comme un groupe plus large que la seule famille nucléaire (Poirier, 2009 : 24 ; Sigouin, Charpentier et Quéniart, 2010 ; Guay, 2015 ; Guay et Grammond, 2012). Au sein de ce réseau, des oncles, des tantes, des cousins ou des grands-parents peuvent avoir des responsabilités envers un enfant. Dans les faits, la vie familiale de la plupart des familles autochtones est, encore aujourd’hui, fondée principalement sur une structure de parenté complexe et des liens d’interdépendance qui unissent tous les membres de la famille, y compris les membres de la famille élargie et les amis proches. De plus, l’éducation des enfants obéit à des principes différents que ceux du modèle dominant, comme le respect de leur autonomie et l’utilisation de stratégies indirectes pour influencer leur comportement (Guay, 2015).

Les pratiques parentales renvoient à des modes d’éducation se matérialisant en un ensemble d’attitudes et de comportements que les parents adoptent à l’égard des enfants. Contrairement à la conception occidentale contemporaine qui établit ou met de l’avant un modèle standardisé où sont clairement définies les phases associées au développement de l’enfant, le mode d’éducation privilégié dans les sociétés autochtones laisse une grande place au respect du rythme personnel de chaque enfant. Ainsi, comme l’explique Hicks (2012), toute personne œuvrant auprès des familles autochtones devrait avoir en tête que la vision du développement de l’enfant est d’abord pensée en fonction de son unicité et d’une grande confiance en ses capacités. Les parents ont toutefois la liberté d’accompagner et de soutenir leurs enfants de la façon qu’ils souhaitent, selon ce qui leur semble le plus approprié.

Les pratiques parentales traditionnelles offrent également des modèles qui sont encore aujourd’hui cohérents et importants pour les parents. Malheureusement, les différences considérables entre les systèmes de socialisation autochtones et occidentaux donnent fréquemment aux intervenants allochtones l’impression que les parents autochtones ne se sentent pas directement impliqués et concernés par le bien-être et le développement de leurs enfants ou, en d’autres termes, qu’ils n’ont pas à cœur leur éducation. Il semble, bien au contraire, et c’est ce que mettent de l’avant Ryan (2011) ainsi que Muir et Bohr (2014), qu’ils aient simplement le désir de transmettre des valeurs qui font sens pour eux. Il faut souligner que la protection, les soins aux enfants et les enseignements traditionnels sont au centre des pratiques éducatives autochtones contemporaines (Guay, 2015 ; Irvine, 2009 ; Hicks, 2012) et qu’il devient hasardeux de porter un jugement lorsqu’il s’appuie en grande partie sur une incompréhension des structures de parenté et de la vie familiale autochtones. Une meilleure connaissance des fondements de la famille et des pratiques qui en découlent permettait aux intervenants sociaux allochtones qui interviennent auprès d’elles de mieux les mettre à profit.

De l’adaptation des services à la gouvernance des institutions

Il s’ensuit que l’un des défis majeurs des institutions de l’État, lorsqu’elles entrent en contact avec les Autochtones, est de se montrer sensibles à la différence culturelle et aux conséquences perverses de l’application de normes prétendument objectives, mais qui, en réalité, sont celles de la société occidentale.

L’adaptation de ces institutions aux normes culturelles autochtones est l’un des thèmes récurrents des contributions réunies au sein du présent numéro (voir aussi, quant au système de protection de la jeunesse, Guay, Jacques et Grammond, 2014). On s’aperçoit cependant que cette adaptation n’est souvent que très partielle parce que l’État conserve le pouvoir de décider de ses modalités et que les principes qui guident l’intervention étatique (par exemple, l’intérêt de l’enfant ou l’intégrité des programmes scolaires) l’emportent sur la prise en compte de la différence culturelle autochtone.

Dans le cas des services sociaux, notamment en protection de la jeunesse, la marge de manœuvre des intervenants autochtones pour mettre de l’avant des pratiques d’intervention sociale qui soient culturellement appropriées est souvent bien mince. Cette volonté de mettre en œuvre des pratiques spécifiques ne découle pas d’un désaccord avec les principes qui sous-tendent la Loi sur la protection de la jeunesse, en particulier l’intérêt de l’enfant. Il s’agit plutôt d’appliquer ces principes d’une manière compatible avec les réalités autochtones. Or, même quand les organisations autochtones détiennent certaines délégations, comme la prise en charge, le contexte juridique encadre et circonscrit la pratique des intervenants sociaux qui y travaillent. Par conséquent, la manière dont la loi est appliquée ne permet pas de tenir compte de la réalité des familles autochtones, de leurs besoins et de leurs valeurs (Guay, à paraître).

C’est donc dire qu’un plus grand degré d’autonomie s’impose en matière de services à l’enfance si l’on veut assurer une véritable réconciliation avec les peuples autochtones. L’exemple du système d’intervention d’autorité atikamekw (voir l’article de Fournier dans le présent numéro) est fort instructif à cet égard. D’ailleurs, plusieurs études récentes démontrent que la gouvernance autochtone en matière de services sociaux donne des résultats positifs, puisqu’elle favorise le développement d’approches communautaires originales pour assurer la sécurité et le développement des jeunes autochtones (Blackstock et Trocmé, 2005). Il est d’ailleurs reconnu que les communautés autochtones qui possèdent un plus grand degré d’autonomie dans leur gouvernance interne présentent de meilleurs indicateurs socio-économiques (Cornell et Kalt, 1992). Bref, des agences autochtones de protection de la jeunesse sont en mesure de mieux saisir les besoins et comprendre les réalités culturelles des communautés qu’elles desservent (Sinclair et al., 2004). Leur personnel, qui est en grande partie composé d’Autochtones, peut interpréter la loi d’une manière qui est davantage compatible avec le mode de vie, les croyances et valeurs autochtones. De plus, la gouvernance en matière de services sociaux permettrait de mettre à l’avant-plan les valeurs culturelles telles la famille, l’entraide et le respect, que l’on considère malmenées par l’actuel système de protection de la jeunesse. Cette gouvernance pourrait devenir « la pierre angulaire d’un projet politique communautaire, c’est-à-dire un projet de société, qui ferait en sorte que les services sociaux ne seraient plus considérés comme une institution exogène, mais plutôt le produit de la culture elle-même. » (Guay, à paraître)

Il est possible d’établir une gouvernance des services sociaux autochtones qui permettrait aux Autochtones d’exercer un contrôle complet et absolu relativement aux compétences convenues, par exemple en matière de protection de la jeunesse. Certes, l’établissement de tels projets de gouvernance nécessite une volonté politique ainsi qu’un engagement réel pour un financement équitable de la part du gouvernement. On peut même envisager que de tels projets de gouvernance soient mis en œuvre par étapes, permettant ainsi aux communautés d’acquérir les compétences et l’expérience nécessaires afin de développer leur propre modèle de gouvernance. Dans tous les cas, cela pose la question de définir et de développer des modèles de gouvernance qui soient pertinents et culturellement adaptés. Or, dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire. À l’heure actuelle, il y a peu d’études sur le sujet, notamment dans le domaine de la prestation de services sociaux.

Survol des contributions

La réalité autochtone est complexe et peut être étudiée sous de nombreux aspects. On ne se surprendra donc pas de la diversité des sujets abordés dans le présent numéro et de celle des perspectives adoptées par les auteurs. Bien que sept contributions sur neuf portent sur la situation canadienne, ces recherches peuvent sans doute être transposées à d’autres contextes autochtones. On peut regrouper les contributions sous trois grands thèmes. Le premier est celui des effets de la colonisation, ce qui comprend non seulement les politiques du passé, comme les pensionnats, mais aussi les conséquences des rapports de pouvoir associés à la coexistence entre les peuples autochtones et la société dominante. Les deux autres thèmes sont liés à deux institutions de la société dominante qui sont appelées à jouer un rôle important dans la vie des enfants autochtones : le système de protection de la jeunesse et le système d’éducation.

Plusieurs auteurs proviennent de disciplines comme le travail social, le droit ou l’éducation, disciplines qui ont été impliquées dans le projet colonial et qui, tant bien que mal, cherchent aujourd’hui à adopter une attitude plus respectueuse envers les peuples autochtones. Ainsi, la plupart des études portent sur l’interaction entre la société dominante et ses institutions, d’une part, et l’enfance et la famille autochtone, d’autre part.

Les effets de la colonisation

Au Canada, le système des pensionnats constitue sans doute la pire épreuve à laquelle les peuples autochtones ont été soumis. Même si les pensionnats ont été fermés depuis au moins trente ans, leurs conséquences se font encore sentir aujourd’hui. La transmission intergénérationnelle des traumatismes liés aux pensionnats fait l’objet de la contribution de Jacinthe Dion, Jennifer Hains, Amélie Ross et Delphine Collin-Vézina. Bien que ce type de transmission est souvent évoqué dans la littérature, l’originalité de cette étude est de fournir un portrait quantitatif de certains types de traumatismes importants (dépendance au jeu ou à la drogue, abus sexuels, etc.) chez les membres des Premières Nations. Les auteurs montrent que ces traumatismes sont plus fréquents non seulement chez les individus qui ont fréquenté eux-mêmes les pensionnats, mais aussi chez leurs enfants. Cela illustre de manière saisissante les effets qu’ont toujours les pensionnats, plus de trente ans après leur fermeture.

Même lorsque l’État décide d’abandonner les politiques assimilatrices et promeut activement les différences culturelles autochtones, les rapports de pouvoir entre la société occidentale et les peuples autochtones peuvent défavoriser ces derniers. Par exemple, à Tahiti, l’État français a incorporé l’enseignement de la langue tahitienne dans le programme de l’école primaire. Marie Salaün, Mirose Paia, et Jacques Vernaudon ont interrogé des enfants tahitiens au sujet de leur emploi des langues française et tahitienne. Le constat qu’ils dressent est sombre : malgré les efforts consentis par l’école, et dans plusieurs cas par les familles, les enfants parlent très peu le tahitien entre eux. Même s’ils ressentent un attachement identitaire à cette langue, ils ne l’utilisent que de façon codée, dans certaines circonstances particulières.

L’étude de Tatiana Garakani, menée auprès d’adolescents inuits et de leurs enseignants, parvient à des constats semblables. Les jeunes Inuit sont tiraillés entre leur propre langue et l’anglais ou le français ; ils ne sont pas toujours capables de converser avec les aînés, ce qui peut être source d’insécurité culturelle ou linguistique. Cependant, l’auteure insiste sur la résilience des jeunes Inuit et sur leur désir de réconcilier le passé et le futur. En fait, les jeunes Inuit se disent attachés à certains éléments importants de leur culture, comme l’importance de la famille élargie et le maintien d’activités traditionnelles sur le territoire, même s’ils se font parfois reprocher de ne pas s’y intéresser suffisamment.

L’étude d’Elizabeth Fast, Jennifer Nutton, Mireille de la Sablonnière-Griffin et Anna Kozlowsk problématise l’urbanisation comme une forme de colonialisme, qui découlerait notamment du manque de ressources permettant de vivre, d’étudier et d’obtenir des soins de santé au sein des communautés autochtones. Leur enquête menée auprès de jeunes autochtones vivant à Montréal a révélé que les difficultés sociales et économiques dans leur communauté d’origine font souvent partie des facteurs qui ont motivé leur déménagement. Cela dit, le déménagement à Montréal peut lui-même causer son lot de difficultés, notamment en raison de l’isolement, de l’exposition au racisme et à la méconnaissance des réalités autochtones et, pour les individus provenant de communautés où l’anglais est la langue seconde, de la nécessité d’apprendre le français pour se trouver un emploi à Montréal.

Les Autochtones et le système de protection de la jeunesse

Pour bien des enfants autochtones, le système de protection de la jeunesse est la première manifestation de l’autorité de l’État. Ce système demeure responsable du retrait d’un grand nombre d’enfants autochtones de leur communauté. Pour tenter de minimiser ces conséquences, plusieurs nations autochtones ont mis sur pied leur propre agence de protection de la jeunesse. Or, le financement accordé à ces agences par le gouvernement fédéral est inadéquat. Dans leur article, Anne Levesque, Sarah Clarke et Cindy Blackstock témoignent de leur expérience de contestation de ce sous-financement discriminatoire et analysent la preuve qui a été présentée devant le Tribunal canadien des droits de la personne afin de permettre à celui-ci de parvenir à une conclusion de discrimination. En particulier, le Tribunal a rejeté les arguments du gouvernement fédéral voulant qu’il ne soit pas approprié de comparer les services que celui-ci offre aux Autochtones aux services offerts par les provinces à la population autochtone. Cette décision soulève la possibilité que le sous-financement des services par le gouvernement fédéral ait des impacts négatifs importants sur l’enfance autochtone, non seulement dans le domaine de la protection de la jeunesse, mais aussi dans celui de l’éducation ou d’autres services sociaux.

La surreprésentation des enfants autochtones au sein du système de protection de la jeunesse se traduit par un nombre important de placements dans des familles d’accueil non autochtones. Depuis une quinzaine d’années, la nation atikamekw a mis sur pied son propre système de protection de la jeunesse. La première étape de ce système est la convocation d’un conseil de famille chargé d’élaborer des solutions pratiques à la situation d’un enfant en besoin de protection. En cas de désaccord, il est possible de saisir un conseil de sages, puis, en dernier recours, le tribunal. Anne Fournier examine les résultats concrets de l’application de ce régime adapté, qui témoignent du franc succès de l’expérience. En effet, le nouveau régime a permis de réduire considérablement le taux de judiciarisation des cas de protection de la jeunesse ainsi que le nombre de placements d’enfants atikamekw en dehors des communautés. Il s’agit donc d’un modèle prometteur pour les autres communautés autochtones.

Enfin, la protection de la jeunesse est souvent liée de diverses manières au phénomène de l’adoption coutumière ou traditionnelle. Cette forme d’adoption est encore très répandue chez les Inuit et les Premières Nations. Or, le fait que ce type d’adoption est réalisé sans l’approbation des organes de l’État soulève souvent des inquiétudes, notamment quant à sa compatibilité avec le principe de l’intérêt de l’enfant. L’étude de Béatrice Decaluwe, Marie-Andrée Poirier, Nancy Forget-Dubois, Joseph L. Jacobson, Sandra W. Jacobson et Gina Muckle apporte des éléments importants de réponse à ces interrogations. Leur étude longitudinale portant sur près de 300 enfants inuits, de la naissance à l’âge scolaire, fait ressortir très peu de différences entre les facteurs de risque des enfants adoptés selon la coutume et des autres enfants. Les résultats de cette étude pourraient donc contribuer à déconstruire les mythes qui sont à la base de la méfiance des institutions étatiques envers l’adoption coutumière.

Les Autochtones et le système d’éducation

Le système éducatif suscite la méfiance chez les peuples autochtones : il fut pendant longtemps un instrument d’assimilation, en inculquant des connaissances issues de la société occidentale au détriment des savoirs autochtones. Cette critique ne vise pas seulement les pensionnats canadiens, mais aussi le système scolaire étatique appliqué aux Mapuche du Chili, qui fait l’objet de l’étude de Daniel Quilaqueo, Héctor Torres et Segundo Quintriqueo. Depuis quelques années, l’État chilien cherche à mettre en place un programme d’éducation biculturelle qui fait place à la langue, aux savoirs et aux autres dimensions culturelles autochtones. Des entrevues auprès de parents soulignent les obstacles qui parsèment le chemin qui mène à un tel idéal. La place de la culture mapuche ne peut se limiter à l’ajout d’un « cours de langue » ; elle devrait plutôt faire l’objet d’une intégration holistique dans l’ensemble de l’éducation offerte.

Ces constats font écho à ceux de Tatiana Garakani et de Marie Salaün, Mirose Paia et Jacques Vernaudon dont nous avons fait état plus haut. Leurs études respectives portaient sur des enfants qui fréquentent des institutions scolaires coulées dans le moule occidental, mais qui font tout de même preuve d’une volonté d’adaptation à la société autochtone, notamment en offrant un enseignement de la langue autochtone. Néanmoins, on constate que de telles adaptations ne suffisent pas toujours à assurer aux enfants une maîtrise de leur langue, même si les enfants manifestent une volonté certaine d’affirmer leur identité autochtone.

C’est peut-être lorsqu’on sort des cadres formels du système d’éducation qu’il devient possible de concevoir des actions réellement adaptées aux réalités autochtones, comme en fait foi le projet de sensibilisation à la sécurité routière mené par Stéphane Grenier, Laurence Hamel-Charest, Suzanne McMurphy et G. Brent Angell en collaboration avec deux communautés anicinape du nord-ouest du Québec. En effet, les contours du projet réalisé dans chaque communauté ont été définis en collaboration avec les membres de celle-ci d’une manière qui corresponde à leurs besoins. De plus, les activités ont mis l’accent sur le rôle de la jeunesse en matière de sécurité routière et sur les interactions entre les différentes générations. Le projet a ainsi pu faire ressortir le rôle de la communauté dans l’éducation des enfants.

Conclusion

Les contributions au présent numéro témoignent de l’essor de la recherche sur l’enfance et la famille autochtones, en particulier en contexte canadien, chilien et polynésien. Elles font voir une jeunesse qui fait preuve de résilience et d’agentivité. Malgré le poids de l’histoire coloniale, les jeunes autochtones souhaitent façonner leur futur en réinterprétant leur culture à leur façon. De la même manière, les familles autochtones souhaitent contribuer au développement des enfants en tablant sur des institutions ou des façons de faire propres aux sociétés autochtones. Sans nier les problématiques sociales présentes dans les communautés autochtones, les recherches dont il est fait état ici laissent entrevoir un espoir de guérison.

Ces recherches portent aussi sur la réaction des institutions de l’État face à l’enfance et à la jeunesse autochtones. Malgré la volonté d’adaptation souvent présente, la lourdeur des structures et la méconnaissance des sociétés autochtones font qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir. Dans bien des cas, les programmes et les services publics demeurent conçus essentiellement en fonction des besoins et des normes culturelles de la société occidentale. Espérons que le développement des recherches sur l’enfance et la famille autochtones contribuera à l’établissement de relations plus empreintes de respect, « de nation à nation », entre les peuples autochtones et la société dominante.