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Le 1er juillet 1975, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction entre en vigueur (cites 1975). Ce texte est fondateur : il s’agit en effet du premier accord multilatéral traitant du lien entre commerce international et protection des espèces. Dans les décennies suivantes, divers accords multilatéraux liant les problématiques environnementales et commerciales sont ratifiés par des États (Gallagher 2009 : 294). Néanmoins, alors que la mondialisation des échanges a lieu de concert avec la multiplication des problématiques environnementales (unep 2007), des blocages persistent toujours dans les négociations internationales à propos des arbitrages que les États sont prêts à concéder entre intérêts économiques et protection environnementale (Gallagher 2009 : 299 ; Held, Hale et Young 2013 ; Vogel 2003, 2012).

Dans ce contexte international, il convient de s’interroger sur la responsabilité des acteurs privés au-delà des lois nationales et des accords multilatéraux. Alors que divers travaux font état des processus internes et des relations internationales menant à l’intégration de la question environnementale au sein d’oi portant un mandat économique (Anderson et Blackhurst 1992 ; Goldman 2005 ; Luken 2009), cet article adopte une perspective transnationale pour analyser les promesses et les limites du processus de verdissement engagé par les oi sur le secteur privé. L’Organisation des Nations Unies (onu) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde) ont joué un rôle pionnier, s’engageant dès les années 1970 sur les questions de responsabilité des entreprises multinationales. Cet article analyse ainsi la genèse et le fonctionnement des mécanismes de régulation des entreprises mis en place par ces deux oi sur les problématiques de responsabilité environnementale des entreprises.

Comment ont émergé des cadres normatifs et des modes de régulation innovants pour encourager ou contraindre les entreprises multinationales à adopter des politiques et des pratiques respectueuses de l’environnement ? Quel rôle ont joué l’onu et l’ocde dans ces modes de régulation ? À quelles limites ces mécanismes sont-ils confrontés ?

Dans un premier temps, nous verrons que dans une économie globalisée les États, le Secrétariat de l’onu, le secteur privé et la société civile ont entamé des débats pour rendre les entreprises multinationales redevables de leurs performances sociales et environnementales devant des audiences transnationales[1]. Dès 1976, les États industrialisés se sont ainsi positionnés sur ces questions par l’intermédiaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde) et la publication de principes directeurs à l’intention des multinationales (ci-après Principes directeurs). Nous analysons alors comment, au cours des décennies suivantes, des cadres normatifs ont émergé, contraignant l’ocde à adopter des stratégies de reconnaissance et de rénovation (Louis et Maertens 2014) et à intégrer peu à peu ces cadres normatifs à son architecture institutionnelle afin de conserver sa légitimité au sein du système multilatéral sur ces questions.

Nous analysons ensuite le fonctionnement et les limites du mécanisme de régulation mis en place par l’ocde au moyen de ses Principes directeurs et de ses Points de contact nationaux (pcn) et illustrons notre analyse à partir d’une étude de cas empirique : le cas de l’entreprise Michelin en Inde. En 2012, un consortium d’ong incriminait l’investissement de Michelin en Inde et, se référant aux Principes directeurs, adressait une plainte au pcn français. Durant deux ans, nous avons mené des entretiens en France et en Inde afin de rencontrer l’ensemble des parties impliquées dans le dépôt et le traitement de cette plainte[2].

Nous démontrons ainsi que le mécanisme de régulation établi par l’ocde ne répond qu’en partie aux enjeux environnementaux contemporains : alors qu’il permet de rendre les entreprises redevables de leurs pratiques devant des audiences transnationales, il reste exposé aux intérêts économiques des États industrialisés et structurellement incapables de répondre aux défis environnementaux induits par les politiques de développement économique dans les pays émergents. Cette analyse est donc l’occasion de nous interroger sur les limites structurelles à laquelle la régulation des entreprises par des oi est sujette en matière de protection environnementale.

I – Les organisations internationales et la responsabilité environnementale des entreprises : l’institutionnalisation du verdissement vis-à-vis du secteur privé

Dans cette première partie, nous analysons le rôle de l’onu et de l’ocde dans la mise en place d’une régulation sociale et environnementale des entreprises. L’analyse qui suit permet d’identifier les tensions qui entourent les questions relatives à la responsabilité environnementale des entreprises dans une économie globalisée.

A — 1965-1992 : une institutionnalisation balbutiante de la responsabilité des entreprises à l’onu et à l’ocde

Dès la fin des années 1960, la capacité des États à réguler l’économie sur leur territoire est remise en question (Strange 1996). La sous-traitance à l’échelle internationale, l’émergence d’entreprises transnationales – définies comme des entreprises multinationales opérant à l’échelle du globe – et la capacité des acteurs privés à faire transiter investissements et profits par des comptes offshore révèlent que l’espace politique westphalien ne rend plus compte des nouvelles territorialités du politique (Randeria 2007 : 40).

Alors que les entreprises transnationales démontrent leur capacité à négocier directement avec les États et à infléchir les politiques publiques nationales en leur faveur (Stopford et Strange 1991), diverses institutions onusiennes abordent les questions liées à ces entreprises entre 1965 et 1972 (Sagafi-Nejad 2008 : 49). En 1972, le Secrétaire général des Nations Unies mandate ainsi un groupe d’experts afin que celui-ci « étudie le rôle des entreprises multinationales et leur impact sur les processus de développement, plus particulièrement dans les pays en développement, ainsi que leur implication en matière de relations internationales[3] ».

En conséquence, le Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales est fondé en décembre 1974[4] pour amorcer des travaux sur la publication d’un code de conduite ou d’un traité encadrant l’activité des entreprises transnationales (Sagafi-Nejad 2008 : 90). Cependant, des tensions vives émergent entre pays en développement et pays industrialisés (Caire 1982 : 14-18) : tandis que les pays en développement poussent à l’élaboration d’un traité international à caractère contraignant, les États-Unis et les pays industrialisés poussent à l’élaboration d’un code de conduite volontaire (Sagafi-Nejad 2008 : 109-111). Ces derniers manifestent leur défiance vis-à-vis de l’initiative onusienne en faisant pression sur l’Advisory Committee on Administrative and Budgetary Questions de l’onu pour restreindre son mandat[5] (Hamdani et Ruffing 2015 : 28).

En 1976, « en réponse à l’attitude contestataire de divers pays à l’encontre des entreprises multinationales » (Sagafi-Nejad 2008 : 111), les pays industrialisés publient par l’entremise de l’ocde les Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales. Fondée en 1961 par les États-Unis, le Canada et les 18 États membres de l’Organisation européenne de coopération économique, l’ocde promeut les principes d’une économie de marché, la croissance économique et le libre-échange (ocde 1960 : § 1). Par les Principes directeurs, l’organisation se positionne sur la scène internationale et défend les intérêts économiques de ses États membres en adoptant un code de conduite volontaire et non contraignant qui prône l’autorégulation pour les entreprises multinationales.

L’institutionnalisation d’un code volontaire à l’ocde ne modifie cependant pas les stratégies d’entreprise à ce stade : son caractère non contraignant constitue en effet une barrière majeure à sa diffusion. En 1984, l’ocde demande à chaque État membre d’instituer un Point de contact national (pcn) dans un de ses ministères. Chaque État membre établit alors un pcn selon une architecture institutionnelle qui lui est propre afin de « promouvoir » comme il l’entend les Principes auprès des entreprises et des syndicats présents sur son territoire (ocde 1984).

Néanmoins, en l’absence de contraintes légales et de volonté politique de la part des États membres, les Principes tombent en désuétude au cours des années 1990 (Murray 2001 : 260). À l’onu, les États-Unis accentuent la pression contre les travaux menés par le Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales, qui est fermé en 1992[6]. Au début des années 1990, les travaux portant sur l’élaboration d’un cadre définissant la responsabilité des entreprises transnationales semblent donc se clore au sein de l’onu et de l’ocde.

B — 1992-2008 : régulation privée et initiatives contestées à l’onu et à l’ocde

Néanmoins, les scandales environnementaux et les mobilisations populaires se multiplient et interrogent les pratiques de certaines entreprises dans la prévention, la gestion et l’indemnisation de leurs impacts (Wiggen et Bomann-Larsen 2004 ; Soule 2009 ; Renouard 2007). Les difficultés d’accès à la justice rencontrées par les communautés affectées signalent également que les entreprises transnationales se situent dans un vide juridique (Rankin 1995).

Durant les années 1990, face à la pression de la société civile et en l’absence de cadre international, de nombreuses entreprises adoptent des codes de conduite et des règles de certification sur la base du volontariat (Vogel 2010 ; Wapner 1995). Les entreprises soucieuses de leur réputation (Soule 2009 : 13) souhaitent ainsi répondre aux critiques en se dotant de divers instruments de soft law leur permettant d’invoquer leur « citoyenneté d’entreprise » (Crane, Matten et Moon 2008 ; Scherer et Palazzo 2008 ; Sethi 2008). Au-delà des discours, ces codes de conduite contraignent peu à peu les entreprises qui ne souhaitent pas être assignées en justice pour publicité mensongère (Ruggie 2003 : 107-110).

Dans le contexte d’une « stagnation du droit international » (Held, Hale et Young 2013 ; Pauwelyn, Wessel et Wouters 2012), les ong et les entreprises créent donc de nouveaux « espaces normatifs » (Lhuilier 2013) faits de discours, de lois et de pratiques visant à rendre les entreprises redevables de leurs activités devant des audiences transnationales (O’Rourke 2006 ; Backer 2011).

Les débats en cours sur la responsabilité des entreprises ont donc lieu hors de tout cadre étatique ou multilatéral, dans des relations directes entre entreprises et ong. Au tournant du millénaire, l’onu et l’ocde tentent ainsi de réaffirmer leur légitimité sur les enjeux de régulation des entreprises.

Le lancement en janvier 1999 du Pacte mondial par le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan (Annan 1999) et la publication en août 2003 de Normes sur la responsabilité des sociétés transnationales par la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme (un Sub-Commission 2003) signalent ainsi la volonté du Secrétariat des Nations Unies de revenir dans les débats en cours.

Ces deux initiatives débouchent néanmoins rapidement sur une impasse : d’une part, le Pacte mondial se heurte à de nombreuses critiques pointant les limites inhérentes à ce code de conduite volontaire (Rasche 2009 ; Nolan 2005 ; Utting et Zammit 2006) ; d’autre part, les normes sont rejetées par la Commission des droits de l’homme de l’onu à la suite d’un lobbying intense des organisations économiques internationales (Thorsen et Meisling 2004).

En 1998, l’ocde a subi un revers important et a dû abandonner son projet d’Accord multilatéral sur l’investissement à la suite de la mobilisation d’ong (Kobrin 1998). Afin de « mettre en avant, voire de revendiquer, sa place au sein du système multilatéral », l’ocde adopte alors une stratégie de reconnaissance (Louis et Maertens 2014 : 190) et procède à une révision des Principes directeurs afin de retrouver une légitimité. Ce processus aboutit en 2000 à un « document de compromis » opposant d’importantes réformes à des clauses restrictives (Tully 2008 : 403).

Les Principes directeurs cessent ainsi de s’appliquer uniquement au sein des pays de l’ocde. Dans une perspective de redevabilité des entreprises multinationales (Utting 2008), les Principes acquièrent une portée extraterritoriale : les maisons mères des entreprises domiciliées fiscalement dans l’ocde sont dès lors redevables devant les pcn des opérations menées par toutes leurs filiales à travers le monde (ocde 2000 : § Déclaration). Cependant, les obligations auxquelles les filiales doivent se conformer dépendent toujours des contextes législatifs nationaux :

Les entreprises devraient […] Respecter les droits de l’homme des personnes affectées par leurs activités, en conformité avec les obligations et les engagements internationaux du gouvernement du pays d’accueil.

ocde 2000 : § II.2

Lorsque les activités envisagées risquent d’avoir des effets importants sur l’environnement, la santé ou la sécurité, et qu’elles sont subordonnées à une décision d’une autorité compétente, les entreprises devraient réaliser une évaluation appropriée d’impact sur l’environnement.

ocde 2000 : § VI.3

La réforme refonde également les pcn en tant que mécanismes transnationaux de résolution de conflit : alors que Keohane, Moravcsik et Slaughter envisagent les mécanismes juridiques transnationaux dans un cadre où au moins l’une des parties est un État (Keohane, Moravcsik et Slaughter 2000 : 459), les pcn peuvent dorénavant faciliter l’accès à la médiation et publier des recommandations dans des conflits opposant deux acteurs non étatiques, c’est-à-dire des entreprises transnationales et des ong (ocde 2000 : § Lignes directrices de procédure). Ce faisant, les pcn développent une expertise extrajudiciaire et acquièrent un pouvoir normatif qui leur permettent de répondre – en partie – aux faiblesses liées au caractère non contraignant des Principes directeurs.

Cette réforme transforme les pcn en des instances jusqu’alors inédites en matière de régulation extraterritoriale des entreprises multinationales. Les ong ont en effet la capacité de « saisir » les pcn afin de pousser une entreprise et ses filiales à l’étranger à respecter les Principes directeurs. Néanmoins, l’intérêt des ong pour les Principes directeurs et les pcn décline rapidement (oecd Watch 2010). En effet, dépendant directement des gouvernements et souvent rattachés aux ministères responsables de l’industrie, les pcn sont soumis à des dysfonctionnements et à des conflits d’intérêts multiples, diverses études pointant leurs manquements aux exigences de transparence, d’accessibilité[7], de visibilité et de redevabilité (Kita 2010 ; Cernic 2008 : 94 ; Davarnejad 2011 : 367-368 ; oecd Watch 2010 : 11). La réception des plaintes, le processus de médiation et la publication de recommandations sont également disparates : certains pcn délèguent la résolution de conflits à des médiateurs professionnels indépendants (pcn britannique, luxembourgeois, norvégien), tandis que d’autres procèdent à la résolution de conflits sans faire appel à des médiateurs externes (pcn français) (cbi 2012).

C — 2008-2011 : la rupture apportée par le cadre « Ruggie »

Les normes sur la responsabilité des sociétés transnationales se retrouvant dans une impasse, Kofi Annan nomme John Ruggie représentant spécial du Secrétaire général sur la question des droits de l’homme, des sociétés transnationales et autres entreprises en 2005. À l’issue de trois années de travaux et de consultations avec diverses parties prenantes, Ruggie publie en 2008 un rapport intitulé « Protéger, respecter et réparer ».

John Ruggie définit dès lors la responsabilité des entreprises dans un contexte institutionnel large incluant les « relations d’affaires »[8], les obligations nationales et les traités internationaux (Ruggie 2008a). Prenant acte du rapprochement des problématiques environnementales et des droits de l’homme au cours des années 1990 et 2000 (Woods 2010 ; Graham et Friederichs 2012), John Ruggie aborde celles-ci conjointement et fait passer la responsabilité des entreprises d’une perspective volontariste à la mise en place d’un devoir de vigilance :

Un processus par lequel les entreprises s’assurent non seulement qu’elles agissent en conformité avec les lois nationales, mais aussi qu’elles gèrent le risque d’atteinte aux droits de l’homme avec l’objectif d’éviter de telles atteintes.

Ruggie 2008a : § 25

John Ruggie pousse également le secteur privé à mettre en place des mécanismes de plainte et insiste sur la nécessité pour les États, les oi et les tribunaux internationaux[9] de faciliter l’accès à la justice pour toute personne impactée dans le monde par les opérations et les relations d’affaires d’une entreprise domiciliée dans leur juridiction. Afin d’éviter toute ingérence gouvernementale et promouvoir la redevabilité de ces tribunaux, Ruggie évoque également la possibilité de créer – à terme – un « global ombudsman » ou des tribunaux internationaux spécialisés (Ruggie 2008a : § 82-93).

Quarante ans après les premiers travaux de l’onu sur la responsabilité des entreprises, ce « cadre Ruggie » est accueilli avec enthousiasme par la société civile, les États et le secteur privé, signalant l’émergence d’un consensus fort entre parties prenantes (« thick stakeholder consensus ») (Pauwelyn, Wessel et Wouters 2012)[10]. Ruggie ayant pointé les lacunes des Principes directeurs et des pcn (Ruggie 2008a : § 46), l’ocde est dès lors contrainte d’engager un nouveau processus de « rénovation » afin de conserver sa légitimité.

Une nouvelle version des Principes, publiée en 2011, se caractérise ainsi par : « un changement dans la continuité […] [sans] modification fondamentale du mandat de l’organisation » (Louis et Maertens 2014).

En matière de changement, les filiales d’entreprises transnationales doivent désormais rendre compte de leurs activités devant les pcn en fonction des lois édictées au niveau national, mais aussi en fonction des traités internationaux onusiens[11]. La version révisée des Principes directeurs de 2011 témoigne ainsi d’un phénomène de « pollinisation croisée » (Vendzules 2010 : 477) : l’ocde reprend le concept de devoir de vigilance instauré par Ruggie à l’onu et demande aux entreprises de mener des études environnementales et sociales afin que celles-ci s’assurent du respect des traités internationaux par l’entreprise, ses filiales et ses relations d’affaires (ocde 2011 : § II.12, II.13). Sous la pression du cadre normatif de l’onu, l’ocde s’engage donc dans un processus significatif de verdissement des Principes directeurs par l’injonction faite au secteur privé de réaliser ses propres études d’impact environnementales.

En matière de continuité, le caractère non contraignant des Principes et l’architecture institutionnelle des pcn restent inchangés : aucune sanction claire n’est définie en cas de violation des Principes ; les pcn demeurent sous le contrôle des gouvernements (ocde 2011 : Lignes directrices de procédure). Les structures institutionnelles varient ainsi très fortement d’un pcn à un autre : les pcn sont parfois constitués exclusivement d’experts indépendants (pcn norvégien) ou de fonctionnaires (pcn britannique, pcn des États-Unis) ; constitués selon un modèle tripartite par des fonctionnaires, des syndicats et des représentants des entreprises (pcn français) ; ou constitués selon un système quadripartite par des fonctionnaires, des syndicats, des représentants des entreprises et d’autres d’ong (pcn finlandais).

C’est dans le cadre de cette institutionnalisation menée partiellement – l’indépendance des pcn vis-à-vis de leurs gouvernements n’étant toujours pas assurée – que nous analysons l’implantation de l’entreprise multinationale Michelin en Inde. L’analyse ci-dessous permettra de définir les promesses et les limites des mécanismes de régulation mis en place par l’ocde à propos de la performance environnementale des entreprises.

II – La régulation extraterritoriale de l’ocde en matière environnementale : un support de mobilisation pour les mouvements sociaux

A — Contestation locale à l’encontre de l’implantation de Michelin en Inde

À la suite de l’échec d’un investissement en partenariat avec une entreprise indienne dans l’État indien du Maharashtra en 2005, l’entreprise multinationale Michelin décide d’investir seule en Inde (Business Standard 2005) et met divers États fédérés en compétition – conformément aux pratiques des grands groupes industriels indiens et étrangers s’implantant dans le pays (Sinha 2005 ; Sud 2014).

En 2008, au terme de plusieurs années de recherches et de négociations avec les autorités du Maharashtra, du Gujarat, du Karnataka, de Delhi et du Tamil Nadu, Michelin parvient à un accord avec les autorités de l’État du Tamil Nadu. Divulgué dans la presse, l’accord spécifie que Michelin va investir 600 millions d’euros dans un nouveau parc industriel développé par la State Industries Promotion Corporation of Tamil Nadu (sipcot) à Thervoy – village de 3 200 habitants situé en zone rurale, à 50 kilomètres de Chennai et à 20 kilomètres d’un des grands axes routiers du pays (The Hindu 2008).

Dès 2007, la sipcot, l’agence publique responsable de la gestion de grands parcs industriels[12], avait montré son intérêt pour la parcelle de 456 hectares de forêt communale du village de Thervoy. Des délégations d’habitants avaient alors rencontré les autorités locales et exprimé leur opposition à ce projet qui allait les déposséder d’une ressource essentielle à l’économie agricole et pastorale locale. Les autorités s’étaient alors engagées à suspendre le projet (National Commission for Scheduled Castes 2007). La sipcot n’avait néanmoins pas cessé de faire visiter la zone à de potentiels investisseurs – dont Michelin.

En août 2008, lorsque Michelin et les autorités de l’État communiquent dans la presse sur le projet d’investissement de l’entreprise, le terrain de Thervoy est toujours enregistré en tant que terrain communal. Avec un gros investissement assuré, la sipcot relance la procédure administrative et, en l’espace de trois mois, obtient de l’administration le transfert du terrain, prend possession de la zone et commence les travaux de déforestation (GoTN 2008).

Confrontée à cette acquisition soudaine du terrain communal, la population se mobilise, organise des manifestations, fait face à l’intimidation policière et engage des actions en justice (High Court of Judicature 2009). En septembre 2009, la Haute Cour de Madras rend son jugement : les juges reconnaissent que la procédure administrative est entachée de nombreuses irrégularités, mais ils maintiennent le projet en citant les perspectives de développement économique que l’investissement de Michelin présage (The Economic Times 2009).

En février 2011, huit véhicules lourds arrivent donc sur le site de Michelin pour entreprendre les travaux de terrassement. Devant cette accélération du projet, et incapables de stopper le projet par la voie juridique, les habitants entament une grève de la faim (The Hindu 2011). En période électorale, divers partis politiques soutiennent le mouvement et s’engagent à stopper le projet s’ils sont élus. En avril 2011, le principal parti d’opposition remporte les élections, mais le développement de la zone se poursuit. Le mouvement social semble alors avoir épuisé ses « opportunités politiques » (Tarrow 2011).

B — Les pcn comme opportunité politique pour les mouvements sociaux

En 2010, l’ong française ccfd-Terre solidaire[13] avait confié une étude à un centre de recherche basé à Chennai (Lakshmanan 2010). S’appuyant sur ce rapport, le ccfd-Terre solidaire a entamé des discussions avec l’entreprise Michelin pour que celle-ci réalise une étude d’impact sociale et environnementale en concertation avec les villageois de Thervoy, mais sans succès, l’entreprise refusant de suspendre les travaux.

Constatant l’échec de ces négociations et celui des stratégies de contestation en Inde, un consortium d’ong indiennes et françaises illustrant l’émergence d’une société civile transnationale (Keck et Sikkink 1998 ; Kaldor 1999) saisit le pcn français le 9 juillet 2012 (ccfdet al. 2012). Ce consortium souhaite ainsi profiter des opportunités politiques offertes par les Principes directeurs de l’ocde et les pcn pour remettre en cause la stratégie d’investissement et les pratiques de Michelin à Thervoy.

Malgré le caractère partiel de la réforme des Principes directeurs en 2011 et le maintien du caractère non contraignant des Principes, les pcn ont en effet montré leur capacité à « durcir » – en partie – les Principes directeurs.

Tout d’abord, une entreprise impliquée dans une saisine est soumise à un risque réputationnel important. Il devient dès lors difficile pour une entreprise de ne pas coopérer avec le pcn. Le cas de l’entreprise Bolloré illustre bien ce pouvoir informel du pcn français : lorsque l’association Sherpa a déposé une saisine contre une filiale camerounaise de l’entreprise Bolloré, celle-ci a ignoré le pcn français. Après avoir reçu plusieurs courriers du pcn, l’entreprise est néanmoins entrée en relation avec le pcn et les plaignants pour pacifier les relations et avancer vers une résolution pérenne du conflit :

La saisine a eu lieu en 2010 […] En février 2012, le pcn mettait une forte pression pour que l’on entre au pcn. Sous la menace de les voir publier un communiqué assassin, et à la suite d’une [première] réunion en juillet 2012, on commence à échanger davantage de documents, et à discuter avec le pcn.

Entretien C

Ensuite, les entreprises sont soumises à une forte pression médiatique pour maintenir leurs engagements à la suite d’une médiation ou pour se conformer aux recommandations des pcn :

Le pcn n’est pas un tribunal, c’est une bizarrerie sans pouvoir juridictionnel. Donc, en fait, le pcn ne peut pas condamner une entreprise ni mettre des amendes. Le pcn ne rend que des communiqués. L’impact médiatique des communiqués conduit les entreprises à suivre les recommandations du pcn.

Entretien B

Les communiqués des pcn peuvent ainsi avoir des conséquences opérationnelles néfastes pour les entreprises incriminées. En 2009, le pcn britannique avait publié un communiqué expliquant que l’entreprise Vedanta agissait en violation des Principes directeurs dans un projet minier en Inde. La Chambre des lords et la Chambre des communes s’étaient alors interrogées sur les moyens de sanction disponibles pour punir les entreprises incriminées par le pcn britannique (House of Lords et House of Commons 2009 : § 82-84). La Haute Cour britannique avait également fait comparaître le ministre du Budget britannique pour l’interroger sur les prêts accordés par la banque publique Royal Bank of Scotland à l’entreprise Vedanta (The Guardian 2009).

Face à cette pression médiatique, les pcn contraignent donc des entreprises à engager un processus de socialisation (Risse et Sikkink 1999) avec des ong qu’elles ignoraient jusque-là.

En modifiant ainsi les rapports de force, les pcn permettent aux parties en conflit d’engager un processus de médiation où : « une tierce partie acceptée qui a un pouvoir de décision limité ou non autoritaire […] assiste les parties en conflit à parvenir volontairement à une résolution mutuellement acceptable des points de désaccord » (Moore 2003). Dans la saisine déposée en Grande-Bretagne par le World Wildlife Fund à l’encontre de l’entreprise soco, l’entreprise incriminée a ainsi annulé son projet d’extraction pétrolière dans un parc naturel classé au Patrimoine mondial de l’unesco afin d’éviter un communiqué du pcn britannique potentiellement dommageable à sa réputation. À l’issue de la médiation, l’entreprise soco a ainsi publié le communiqué suivant :

L’entreprise s’engage à ne pas solliciter ni mandater des sous-traitants pour réaliser des recherches exploratoires ou des forages dans le Parc national du Virunga, à moins que l’unesco et le gouvernement de la République démocratique du Congo ne s’accordent sur le fait que de telles activités ne sont pas incompatibles avec son statut de patrimoine mondial.

pcn britannique 2014

En saisissant un pcn, les ong ont donc la capacité de mener une entreprise vers une « impasse mutuellement douloureuse » (Zartman 2001). Les pcn jouent alors un rôle de catalyseurs, capables de contraindre des acteurs en conflit à engager un processus de socialisation, à aboutir à des décisions acceptables et à maintenir leurs engagements pour réparer des violations sociales et environnementales.

III – Limites structurelles de la régulation environnementale extraterritoriale

A — Limites institutionnelles liées à l’indépendance des pcn : une appropriation relative de la question environnementale

Le 20 septembre 2012, le pcn annonce la recevabilité de la saisine. Cette recevabilité ne statue pas sur le respect ou la violation des Principes directeurs, mais signifie que le conflit se noue effectivement autour des problématiques portées par les Principes directeurs.

Le pcn entame alors le processus consistant à proposer ses « bons offices ». Cependant, alors que les Principes directeurs appellent les pcn à « faciliter l’accès à des moyens consensuels et non contentieux, tels que la conciliation ou la médiation, afin d’aider les parties à résoudre les problèmes » (ocde 2011 : § III.C.2.d), le pcn français relègue la médiation et se pose en institution d’arbitrage instruisant à charge et à décharge :

Michelin avait besoin d’entendre qu’ils n’étaient coupables de rien, et les plaignants avaient besoin d’entendre que Michelin était coupable de tout. Et c’est à cette condition seulement qu’il y avait la possibilité de rentrer dans une médiation.

Entretien A

Dans cette perspective, aucune rencontre entre les parties n’est organisée entre septembre 2012 et mars 2013. Durant six mois, le pcn poursuit un travail d’enquête afin d’établir les responsabilités de l’entreprise. Il fait ainsi preuve d’une forte autonomie vis-à-vis des recommandations formulées par le Consensus Building Institute et reprises par l’ocde dans son rapport annuel de mai 2012 :

La médiation est un processus de négociation géré par un acteur neutre (sélectionné conjointement par les parties prenantes impliquées) […] Alors que les enquêtes formelles permettent d’assigner la responsabilité, la conciliation et la médiation peuvent aider les parties à développer des solutions mutuellement acceptables aux problèmes rencontrés.

cbi 2012 : 19-20

En avril 2013, huit mois après le début de la saisine et six mois après le début de l’enquête menée par le pcn, une première rencontre entre Michelin et les ong françaises est organisée. Le pcn propose que les parties s’entendent sur la réalisation d’une étude d’impact. Les ong et Michelin acceptent la proposition. Les ong précisent que la médiation devra aborder la question de l’arrêt des travaux et les critères de participation des populations touchées[14]. Trois mois plus tard, sans avoir recontacté les différentes parties, le pcn soumet néanmoins aux parties un rapport dans lequel il affirme :

Constatant la persistance des désaccords entre les parties, le pcn a estimé que les conditions d’une médiation n’étaient pas réunies. Le pcn a finalisé ses décisions le 2 juillet 2013.

pcn français 2013 : 3

Cette annonce prend les ong et Michelin au dépourvu. De plus, les décisions prises par le pcn remettent en question sa légitimité. En effet, sur les 25 points abordés dans le communiqué final, les deux points qui figurent au coeur du conflit et qui traitent du respect du devoir de vigilance en matière de droits de l’homme (pcn français 2013 : 6), d’environnement et d’information aux populations (pcn français 2013 : 9) font l’objet de vifs débats internes (Israel et Pascariello 2013). Malgré l’absence de consensus parmi les membres du pcn[15], ces deux points font l’objet de deux décisions. Celles-ci sont prises unilatéralement par le président du pcn – un fonctionnaire qui avait une longue carrière dans les missions économiques des ambassades françaises à l’étranger. Elles réinterprètent de manière controversée les concepts de relation d’affaires, de complicité et de devoir de vigilance définis par John Ruggie et par les Principes directeurs. Le communiqué du pcn conclut alors que

L’implantation et l’activité du Groupe Michelin au Tamil Nadu n’ont pas entraîné de violations des Principes directeurs par rapport aux violations potentielles des Principes directeurs mises en avant par les plaignants.

pcn français 2013 : 4

Voyant que le pcn souhaite publier un communiqué où le consensus n’est pas atteint et où les débats autour de l’interprétation du devoir de vigilance et de complicité demeurent entiers, les ong retirent leur saisine et communiquent dans la presse sur les dysfonctionnements du pcn français, évoquant le manque d’équité, de transparence et d’indépendance de cette institution. Les ong soulignent notamment le besoin d’un dialogue libre entre les parties sans que les membres du pcn – et le gouvernement, par l’intermédiaire du président du pcn – puissent se poser comme arbitres instruisant à charge et à décharge ou comme défenseurs des intérêts économiques des entreprises[16].

Le pcn échoue ainsi à remplir son rôle d’organe de médiation et à garantir son indépendance, mais il demande à l’entreprise de mener une étude d’impact en matière de droits de l’homme et une autre en matière environnementale. Émerge ainsi une « jurisprudence environnementale » qui contraint les entreprises françaises à mettre en place leur devoir de vigilance lors d’implantations sur des parcs industriels gérés par la puissance publique, preuve d’une appropriation relative des questions environnementales par le pcn français.

Appropriation relative, en effet, car si l’étude d’impact sur les droits de l’homme réalisée en 2014 permet à Michelin d’engager un travail de fond sur ses politiques internes et sur ses pratiques à l’encontre des villages environnants (Entretien(s) D), ces études d’impact sur les droits de l’homme et l’environnement comportent des faiblesses majeures : les études sont effectuées par des consultants internationaux mandatés par Michelin – Business for Social Responsibility et Environmental Resources Management – sans contre-pouvoir émanant de la société civile ; les termes de référence sont définis par ces consultants internationaux et par Michelin sans consultation avec les populations affectées ; les conclusions des études demeurent confidentielles ; aucun plan d’action n’est divulgué ou soumis à l’approbation des populations concernées.

Sans pouvoir en mesurer les effets de long terme, ces études d’impact mises en place de manière unilatérale interrogent la volonté du pcn français de contraindre les entreprises à appliquer leur devoir de vigilance via des principes de délibération publique sans recourir à une « tyrannie de l’expertise » (Easterly 2014).

Les dysfonctionnements révélés dans la saisine Michelin illustrent ainsi les difficultés rencontrées par l’ocde – et les oi en général[17] – pour promouvoir l’indépendance des pcn et pour protéger ce processus de résolution de conflit des gouvernements souhaitant à tout prix soutenir leurs entreprises dans la conquête de nouveaux marchés.

B — Limites relatives à l’éclatement des responsabilités entre échelon national et multilatéral, entre Nord et Sud

Au-delà des défis institutionnels liés à l’indépendance des pcn, les Principes directeurs de l’ocde et les mécanismes de régulation extraterritoriaux sont confrontés à une seconde limite structurelle fondamentale : la gouvernance environnementale doit faire face à l’éclatement des responsabilités entre sphères politiques nationales, internationales et transnationales.

On assiste dès lors à une dynamique de « gouvernementalité néolibérale » où une multitude d’acteurs locaux et transnationaux convergent en un territoire donné et se disputent l’exercice du pouvoir (Ferguson et Gupta 2002).

En effet, la création par la sipcot du parc industriel de Thervoy correspond à un effort d’« entrepreneuriat urbain » (Harvey 2001 : 354) de l’État du Tamil Nadu pour développer l’industrie autour de sa capitale politique et économique dans un contexte de compétition entre États en vue d’attirer les investisseurs. Le gouvernement tamoul accompagne ainsi la logique de concentration des investissements à forte intensité en capital et en technologies autour de grands centres urbains (Sassen 2008). Autour de l’usine Michelin, à l’intérieur même du périmètre dans lequel les études d’impact ont lieu, de nombreux projets à fort impact environnemental ont été ou sont sur le point d’être lancés :

  1. Exploration pétrolière par l’entreprise publique Oil and Natural Gas Corporation (The Hindu 2014b) ;

  2. Acquisition de 600 hectares de rizières, de champs, de terres agricoles et de terrains communaux pour construire un canal et un lac artificiel afin d’assurer la desserte en eau de Chennai durant la saison sèche (The Hindu 2013b, 2014c).

  3. Acquisition par la sipcot de 320 hectares de terrains communaux dans un village limitrophe de Thervoy afin de doubler la surface du parc industriel de Thervoy (Entretien(s) E).

Ces projets dans le voisinage immédiat de l’usine Michelin reflètent des changements plus vastes et démontrent que des enjeux structurels de politique publique et de développement économique se posent au-delà de la régulation environnementale des entreprises. En effet, dans un rayon de vingt kilomètres, on dénombre de nombreux projets d’infrastructure et d’urbanisation devant mener, à terme, à la création d’un tissu industriel et urbain inédit[18]. Ces grands projets de développement sont perçus comme des projets stratégiques par l’État du Tamil Nadu ou par l’État central. L’ensemble de ces projets se caractérisent également par l’absence de concertation publique et par une perspective top-down du développement, l’administration restant silencieuse face aux demandes de compensation et d’inclusion des populations affectées. Alors que l’entreprise Michelin s’engage sous la contrainte des ong et du pcn français à évaluer son impact social et environnemental, l’entreprise se retrouve prise dans une logique de développement régional et national qui la dépasse et qui modifie en profondeur l’environnement naturel, économique et social de la région.

Un défi d’échelle émerge donc dans la prise en compte des enjeux environnementaux contemporains, l’impact environnemental de l’entreprise se matérialisant de concert avec ceux qui sont liés à des politiques publiques régionales, nationales et internationales de développement économique. Alors que cette complexité environnementale appelle à la collaboration et à la reconnaissance de l’interdépendance entre échelles (Buizer, Arts et Kok 2011 ; Bulkeley 2005 ; Cash et Moser 2000), une note troublante des services secrets indiens de juin 2014 adopte une perspective exclusivement réaliste des relations internationales et analyse le soutien d’ong transnationales, telles que Greenpeace, Amnesty International ou Action Aid, à des mouvements populaires comme une stratégie impériale des puissances économiques occidentales pour freiner le développement économique de l’Inde (GoI et Intelligence Bureau 2014). Dans un tel contexte, le gouvernement du Tamil Nadu et le gouvernement indien perçoivent une instance juridique extraterritoriale telle que le pcn comme une menace pour leurs intérêts stratégiques.

La gouvernance environnementale des entreprises mise en place à l’onu et à l’ocde montre dès lors ses limites structurelles. Nécessaire afin de rendre les entreprises multinationales redevables de leurs impacts environnementaux, elle n’en demeure pas moins restreinte dans sa capacité à construire des ponts avec d’autres échelons de pouvoir – régionaux et nationaux – et à appréhender dans sa globalité les enjeux de l’anthropocène (Bonneuil et Fressoz 2013 ; Latour 2015 ; Steffen et al. 2015).

Conclusion

Les entreprises transnationales posent un défi aux politiques publiques en mettant les territoires en compétition. Dans les années 1990 et 2000, de nombreux codes de conduite et labels privés ont ainsi émergé pour amener les entreprises transnationales à être redevables de leurs activités à l’étranger. En 2011, les Principes directeurs de l’ocde, à travers les pcn, ont permis d’institutionnaliser cette redevabilité en demandant aux entreprises d’exercer leur devoir de vigilance.

Comme le montre la saisine déposée par des ong françaises et indiennes devant le pcn français à l’encontre de Michelin, ce mécanisme de régulation extraterritorial ouvre des perspectives innovantes en obligeant les entreprises à s’approprier l’agenda environnemental onusien. Cependant, deux défis majeurs en limitent l’efficacité : tout d’abord, l’absence de consensus au sein des pays membres de l’ocde compromet l’indépendance des pcn. À ce jour, les intérêts économiques des entreprises prévalent lorsque des saisines remettent en cause de gros investissements à l’étranger. Ensuite, la gouvernance environnementale mise en place par l’ocde – et les oi – est confrontée à l’opposition entre « Nord » et « Sud » et à l’éclatement des responsabilités entre acteurs. Le devoir de vigilance contraint donc les entreprises à mieux anticiper, minimiser et compenser leurs impacts environnementaux directs, mais est incapable de réformer, à court terme, notre modèle économique, nos politiques publiques et notre rapport à l’environnement.

Alors que la société civile pousse à l’adoption de cadres juridiques nationaux et extraterritoriaux pour rendre les entreprises redevables de leur impact environnemental, nous assistons donc ici aussi à un verdissement relativement limité (Morin et Orsini 2015), les instruments juridiques mis en place à l’onu et à l’ocde étant confrontés à des limites multiples liées à leur indépendance et à leur capacité à créer du lien entre divers échelons de pouvoir.