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Littérature argentine : la norme et la terreur de la norme

Les fictions fondatrices de la littérature argentine apparaissent dans un contexte fortement politisé où la manière de construire l’État et d’exercer le pouvoir structure le débat politique. Ces textes questionnent la figure du caudillo Juan Manuel de Rosas, acteur politique majeur du pays entre 1835 et 1852. Dans son livre consacré au rapport entre la littérature et la politique argentines du XIXe siècle, l’écrivain David Viñas[1] affirme que la littérature argentine est née à travers une métaphore majeure, celle d’un viol. Il ne s’agit pas de n’importe quel crime mais d’un viol commis pour des raisons politiques. Dans la nouvelle L’Abattoir d’Esteban Echeverría[2], texte auquel fait référence David Viñas, le crime politique va de pair avec une délimitation précise de l’espace et des frontières entre l’espace public et l’espace privé. Ainsi, l’homme assassiné, représentant du discours politique qui s’oppose à Juan Manuel de Rosas, part de l’espace symbolique de la civilisation – la ville –, traverse la frontière et fait irruption dans l’espace qui, selon la posture politique d’Esteban Echeverría, incarne la barbarie – l’abattoir –, c’est-à-dire la périphérie de la ville. Celui qui symbolise la population civilisée s’enfonce dans le territoire symbolique de la barbarie. En effet, affranchir la frontière qui sépare la ville de la campagne est à l’origine du crime politique puisque les habitants de la périphérie, les barbares, violent le citadin, l’opposant politique du régime de Juan Manuel de Rosas, jusqu’à le faire exploser de haine. Si la terreur étatique érige des frontières et circonscrit les déplacements de la population, la littérature décrit les conséquences de la transgression des frontières et des limitations aux déplacements. La nouvelle d’Esteban Echeverría déploie dans le monde de la fiction certaines prémisses soutenues par Domingo Faustino Sarmiento dans son essai Facundo[3], texte qui a une influence fondamentale dans la construction de l’État libéral dans l’Argentine de la fin du XIXe siècle et qui a fortement déterminé la pensée nationale ultérieure.

La présence de l’antinomie entre la civilisation et la barbarie est constatée, avec des modifications, tout au long de l’histoire de la littérature argentine. C’est pourquoi l’entrecroisement entre la politique et la fiction ainsi que la représentation des crimes commis par l’État deviennent un sujet fondamental dans la littérature du pays. La représentation des frontières entre l’espace public et l’espace privé est aussi un élément à repérer dans le texte fictionnel qui fait allusion aux débats politiques d’une époque déterminée.

À partir des années 1920, avec les différents coups d’État, la distinction entre la barbarie et la civilisation devient de plus en plus complexe. Mariano Ranalletti et Esteban Pontoriero affirment que, depuis la chute en 1955 du gouvernement de Juan Domingo Perón, s’ouvre en Argentine une période où se construit la figure d’un ennemi interne. Tout d’abord, cet ennemi interne sera défini comme communiste ; plus tard, il est identifié à la figure du « subversif ». L’année 1973 est décisive pour la politique argentine puisque se produit le retour au pouvoir du péronisme après dix-huit ans de proscription. Dans son livre Un enemigo para la nación[4], Marina Franco analyse les normes qui définissent la figure du subversif comme l’ennemi interne de l’État. Ceux qui détiennent le pouvoir définissent comme « subversifs » tous ceux qui ne partagent pas l’essence de l’identité nationale prônée par le gouvernement. Marina Franco étudie les lois d’exception dictées entre 1973 et 1976, en mettant en lumière la manière dont le subversif comme ennemi interne s’est dessiné au sein du discours politique et judiciaire. Cette figure du subversif sera utilisée par les militaires de la dictature comme une excuse pour éliminer tout adversaire politique. Marina Franco montre que le paradigme de la sécurité nationale prôné par les dictatures précédentes n’a pas été modifié par le péronisme lors de son arrivée au pouvoir en 1973. En effet, le péronisme continue à appliquer le même décret de sécurité nationale qui forge la figure du subversif. À ce décret, le gouvernement péroniste ajoute toute une série de mesures de contrôle politique et idéologique. Ainsi, la répression s’exerce à travers des lois d’exception. L’univers répressif accentue la construction d’un « Nous » qui s’oppose à la figure du subversif, véritable obstacle à l’union nationale. De même, la définition du subversif et de ses actes se fondent sur un sophisme : celui qui ne respecte pas les valeurs fixées par la patrie est considéré subversif ; les actes subversifs menacent la nation par le fait d’être considérés comme subversifs. Cela signifie que le terrorisme étatique qui s’amorce définit la figure du subversif par rapport à un lien avec les actes mis en place par le pouvoir. Il n’existe aucune définition précise de cet ennemi interne.

Le coup d’État de 1976 implique une radicalisation extrême d’un discours construit autour de l’ennemi interne. Le subversif déclenche une machine de terreur étatique qui vise son élimination. Il existe de nombreux romans qui abordent les années de la terreur militaire (1976-1983). Nous proposons l’analyse de celui de Martín Kohan, Sciences morales, publié en 2007, d’abord parce que le récit se déroule dans le lycée Colegio Nacional de Buenos Aires. L’institution éducative fonctionne comme une allégorie du discours politico-militaire de la dictature, démontrant ainsi que la terreur ne se limite pas à l’espace des salles de torture et qu’elle touche le pays entier. Ensuite, l’ambiance fermée que propose le roman met en lumière le lien entre la terreur étatique et l’espace. La terreur étatique détermine de nouvelles frontières et une autre manière de concevoir les déplacements au sein de cette nouvelle configuration spatiale. Enfin, les allusions faites par le roman à la guerre des Malouines et la manière dont la dictature militaire abandonne le pouvoir nous permettent de réfléchir sur la période qui s’ouvre lors du retour à la démocratie, soit la période post-dictatoriale. Concevoir la nouvelle période en termes de post-dictature met en évidence les liens entre la dictature et la crise politique, sociale et financière qui sévit en Argentine en décembre 2001.

Le terrorisme de la dictature militaire : la terreur de l’intrusion et l’interdiction qui crée le crime

L’histoire de Sciences morales commence dans les dernières années de la dictature et s’achève avec le déclin militaire, conséquence de la défaite des Malouines. Le personnage principal, María Teresa, vingt ans, est la nouvelle surveillante de la classe de troisième mais aussi la première femme qui occupe ce poste dans le lycée. L’institution éducative est une métaphore du pays, décrit comme « un reflet fidèle, à petite échelle, de la nation toute entière[5] ». Les autorités du lycée se soucient de marquer le lien étroit entre l’histoire argentine et l’histoire de l’institution scolaire :

M. le censeur pense avoir ainsi montré, même aussi succinctement, que l’histoire de la patrie et celle du collège ne font qu’un. Il en tire la conclusion incontestable que chaque élève, du seul fait de fréquenter l’établissement, assume un engagement patriotique sans pareil, supérieur à tout ce que peut espérer atteindre n’importe quel autre Argentin (il veut parler, précise-t-il, des Argentins bien nés)[6].

En tant qu’espace politique, le lycée est lié à la terreur étatique : on repère dans le lycée une appropriation de l’espace privé par ceux qui s’octroient la légitimité d’exercer le pouvoir. Il s’agit d’une appropriation similaire à celle commise par les militaires. Dès la première réunion à laquelle María Teresa assiste, les autorités du lycée évoquent le besoin de contrôler tous les mouvements des étudiants : les surveillants ont l’obligation de demander une pièce d’identité à tous ceux qui se déplacent dans l’établissement et de les interroger sur la raison de leur présence. L’imposition d’une règle produit ainsi le crime car tous ceux qui circulent dans l’institution deviennent des délinquants potentiels. Avec le contrôle d’identité se redéfinit l’espace et avec la redéfinition de l’espace, la frontière entre ce qui est public et ce qui est privé ou intime devient floue. Une fois cette règle appliquée, ceux qui détiennent le pouvoir sèment la terreur. Ce caractère d’impossibilité des nouvelles règles institutionnelles va de pair avec leur exceptionnalité. C’est la manière dont Monsieur Biassutto, chef de surveillants, explique la situation :

Par ailleurs, le comportement de l’élève du Colegio Nacional de Buenos Aires doit être infailliblement exemplaire en toutes circonstances et en quelque endroit qu’il soit, et les surveillants doivent, aussitôt qu’ils la détectent, mettre un terme à toute conduite irrégulière, partout où la faute est commise, et la signaler à M. le censeur où à M. le surveillant général[7].

Quand ces règles d’exception s’étendent sur tout le territoire, en effaçant toutes les frontières, s’accentue l’impossibilité de les respecter. Selon les termes employés par Giorgio Agamben[8], ici la terreur fonctionne comme l’état d’exception : à partir de l’instauration d’une règle qui se situe par dehors de toute règle, s’inaugure une zone d’anomie légale où tout crime peut avoir lieu sans qu’il ne soit considéré comme un acte illégal.

Les tentatives pour accomplir l’exceptionnalité de la nouvelle règle conduisent María Teresa à se cacher dans les toilettes des garçons afin de repérer les étudiants qui éventuellement pourraient y fumer. Se déploie ainsi toute l’ambiguïté et la terreur du pouvoir : afin d’accomplir une norme, on finit par commettre un délit. Pourtant, le délit commis par María Teresa se situe en dehors de toute norme parce que la règle se situe dans une zone d’anomie légale. Le panoptique érigé par María Teresa dans les toilettes des garçons correspond à la volonté d’exceptionnalité prônée par monsieur Bassiuto :

La juste mesure pour une meilleure surveillance. Un regard alerte, parfaitement attentif au moindre détail, serait sans doute utile pour ne laisser passer aucune faute. Mais ce regard, à force d’être si alerte, serait infailliblement remarqué et alerterait tout aussi infailliblement les élèves. La juste mesure exige un regard auquel rien n’échappe mais qui passe inaperçu[9].

La distance juste que cherche le regard compare le délit avéré avec le délit potentiel. La difficulté de María Teresa à accomplir le mandat reçu par les autorités est sous-jacente à un crime qui n’est pas défini comme un acte concret mais plutôt comme la présence d’une absence que seule la distance parfaite d’un regard pourrait détecter. À cet égard, les propos du monsieur Biassuto sont éloquents :

Une comparaison est venue à l’esprit de M. Biasutto : la subversion, explique-t-il à la petite nouvelle, est pareille au cancer, qui s’attaque d’abord à un organe, la jeunesse, disons, qu’il emplit de violence et d’idées aberrantes, puis étend ses ramifications, qui s’appellent des métastases, lesquelles, bien qu’elles semblent moins graves, doivent être combattues par tous les moyens, parce qu’elles recèlent aussi le germe du cancer, dont on ne vient pas à bout sans l’avoir complètement extirpé[10].

L’isotopie médicale est une ressource caractéristique du discours militaire pour justifier ses actes répressifs. À travers les isotopies médicales, le discours des militaires fait référence à l’objectif de « purifier » le territoire en extrayant les éléments « pathogènes » et ainsi protéger ce que les militaires appellent l’essence de l’être national. L’expression « être national », utilisée par les militaires, recouvre une conception de l’identité nationale imposée à l’ensemble de la population. Pour sa part, le texte littéraire utilise l’isotopie pour permettre l’identification de ce discours politique et le démonter. Les autorités cherchent l’éradication de tout élément hétérogène. De la même manière que l’espace d’exception brise la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, le désir d’atteindre une homogénéisation parfaite parmi les membres de l’institution suppose l’élimination de toute différence dans la population. Territoire et population sont les deux caractéristiques qui définissent un État et qui sont en jeu lors de la mise en place d’une politique de terreur étatique.

À propos de la manière dont la population est définie, le roman propose une réflexion sur l’espace du désert : « [L]es journées d’études se déroulent comme si l’établissement ne se trouvait pas en plein centre de Buenos Aires, mais au milieu d’un désert[11]. » Dans le discours politique fondateur de l’État en Argentine, le désert renvoie au territoire occupé par les indigènes et détruit par l’armée afin de l’incorporer au territoire national. Les militaires décrivaient la période de la dernière dictature comme celle d’une seconde Campagne du Désert. Par conséquent, l’allusion au désert, d’une part, souligne l’extermination effectuée par l’État pour se construire, et d’autre part, elle montre l’annulation, même sur le plan discursif, de tous ceux qui sont définis comme des ennemis de l’État.

Le panoptique instauré par María Teresa montre comment la recherche d’un délinquant potentiel brise l’espace intime et déclenche le crime : « Ce qu’elle veut, ce n’est pas regarder, mais s’assurer par l’odorat que dans l’intimité des toilettes on ne contrevient pas au règlement[12]. » L’enquête menée par María Teresa s’appuie sur le soupçon, qui ouvre une temporalité infinie, sans limites : María Teresa affirme qu’elle ne quittera pas son poste de surveillance sans avoir trouvé l’étudiant qui fume. Or, à aucun moment n’apparaît dans le roman un étudiant qui fume. Le lien entre le déclenchement du délit et la tentative de l’essai de le punir est mis en évidence lorsque María Teresa subit un viol de la part de monsieur Biasutto. Le caractère aporétique de l’action de María Teresa la pousse vers une situation paradoxale : si elle dénonce le viol et porte plainte contre monsieur Biasutto, elle dévoile sa responsabilité dans l’espionnage illégal ; si elle ne dénonce pas le viol, le crime reste dans une zone invisible.

Celui qui s’identifie au pouvoir, comme c’est le cas de María Teresa, agit au nom d’une série de valeurs universelles, telles que la patrie, la famille, les normes institutionnelles, etc. Au sommet de la hiérarchie, aucun personnage n’incarne ces valeurs directement mais tous disent agir au nom de quelqu’un d’autre ou d’une valeur universelle. Personne n’échappe à la terreur. Le chef des surveillants s’inscrit dans ce double jeu répressif où, d’une part, il exerce son pouvoir et en abuse face à ses subordonnés et, d’autre part, affirme accomplir des ordres reçus par ses supérieurs hiérarchiques qui ne sont jamais vraiment définis ni montrés. Ce lien est en rapport avec l’éventuel fumeur recherché par María Teresa : tous les deux n’existent que par leur lien et par des allusions. L’étudiant ne prend existence que parce que María Teresa le cherche et María Teresa ne devient qui elle est que parce qu’elle recherche cet éventuel fumeur. La figure du subversif est représentée à travers une hypothèse qui ne se démontre jamais. Comme si cet ennemi interne qui justifie la mise en place d’un système répressif était irreprésentable, de la même manière que s’effacent les figures de tous ceux qui tentent de justifier et de mettre en place cette répression. La manière de contrôler et d’être contrôlé est clairement décrite par le narrateur :

[I]l y a une sorte de double jeu dans cette façon de procéder : sa présence peut être considérée, d’une part, comme un soutien apporté au surveillant de service ou, d’autre part, comme un moyen de contrôler le surveillant, de s’assurer qu’il exécute sa tâche de façon irréprochable[13].

La terreur surgit de l’impossibilité d’échapper au soupçon.

Vers la fin du roman, à travers un cauchemar, s’établit l’amalgame entre María Teresa et son frère. Dans ce cauchemar, parmi les cadavres qui émergent à la surface de la mer, se trouve son frère qui a participé à la guerre. Le lien avec son frère permet d’évoquer la possibilité de la mort de María Teresa : elle se rend compte qu’elle est également dépourvue de toute défense face aux excès du pouvoir politique. L’image du cauchemar fait référence aux vols de la mort réalisés par la dictature. Se produit ainsi une identification entre les disparus et les combattants des Malouines : tous sont des victimes de la terreur étatique instaurée par les militaires. Le fait que María Teresa s’identifie aux victimes de la dictature rend compte de l’amplitude du réseau de terreur : tous peuvent en être victimes.

La crise de la représentation politique et les récits apocalyptiques : la terreur de la dissolution étatique

Dans son livre Aquí América Latina, Josefina Ludmer[14] propose l’existence d’un ordre national caractéristique du discours de l’histoire, de la mémoire et des coups d’État. Cet ordre discursif correspond aux textes fictionnels de la mémoire. Si, dans les années 1990, surgissent les récits antinationaux, au début du XXIe siècle et en raison des crises de représentation politique fait irruption, dans le domaine littéraire, un récit d’ordre global et apocalyptique. La représentation littéraire de la crise politique de 2001 va de pair avec un espace sans frontières. La mise en question frontalière implique une vacance de pouvoir : face à la crise de la représentativité politique, le pouvoir se montre vacant, sans aucune figure qui ne puisse l’incarner. En Argentine, le mois de décembre 2001 est le moment le plus dur de la crise de représentativité due à l’instauration de l’état de siège, la crise économique, la répression dans les rues et les morts, la démission du président puis l’impossibilité de trouver un homme qui assume ce rôle. Dans le domaine littéraire, d’une terreur instaurée par les excès commis par l’État − excès qui sont représentés dans les textes fictionnels par la mise en question de la différence entre l’acte privé et l’acte public −, nous passons à une littérature qui aborde la crise par le biais d’une terreur exercée par l’absence de régulation du pouvoir. Ne se fixant dans aucune figure, le pouvoir s’évanouit, puis se métamorphose et finit par se dissoudre ; avec sa dissolution, l’idée même de frontière disparaît. Deux figures de l’exception légale conduisent vers deux manières différentes de produire la terreur et de construire une machine de mort : la machine dictatoriale, déjà analysée à partir de Sciences morales, et la machine de la crise de représentativité politique, qu’il convient d’analyser à partir de L’Intempérie.

L’Intempérie met en évidence la terreur de l’absence, la reconfiguration de l’espace et la redéfinition même de la notion d’autorité. Dans le premier chapitre, « Cartes », la narratrice, María Valdés Neylán, vit dans un pays anglophone et étudie la carte de sa ville natale, déjà disparue. « Cartes » fonctionne comme point de départ du flashback : le roman raconte ce qui s’est passé cinq ans auparavant, quand les conflits politiques et la filtration de l’intempérie dans le centre-ville ont détruit Buenos Aires.

Il existe un double passage tout au long du récit : d’un côté, on passe d’un récit réaliste à un récit fantastique ; de l’autre, on passe de l’existence à la disparition de Buenos Aires. Tandis que l’histoire de María Valdés se déroule pendant une année, le texte évoque à rebours toute l’histoire du pays.

L’intempérie prend le pas sur la ville et ce mouvement fait que la narratrice et son père s’installent au centre-ville. La terreur résulte de cette intempérie indescriptible et du vide de pouvoir :

La rue Sarmiento était recouverte d’un tapis de tracts. J’en ai ramassé un. Il disait : « L’intempérie que le gouvernement ne veut pas voir ». Il montrait des photos d’un îlot d’immeubles avant et après l’intempérie. Avant, il y avait des maisons les unes à côtés des autres, après, on voyait seulement le terrain vide[15].

L’intempérie dans la ville dilue les frontières et aussi dévoile la culture de façade instaurée par un gouvernement à l’égard duquel Ale, le compagnon de María, affirme : « Ils ne savent plus comment cacher la vérité, ils montent des coups à la con. […] Pour cacher l’intempérie, ils plaquent devant des fausses façades le long du trottoir, comme des décors du cinéma[16]. » Le dévoilement du discours cynique du pouvoir provoque la révolte et ensuite la terreur chez les habitants. Ce cynisme, lié à une crise d’autorité, est à l’origine de la disparition de la ville. Avec la ville, disparaissent aussi ses citoyens. En effet, comme témoignage de sa propre existence, lorsque la narratrice perd ses papiers d’identité, elle décide d’écrire son nom et son numéro d’identité sur un petit papier et de le porter : « J’avais peur d’être tuée et que personne ne sache qui j’étais[17]. » Un corps sans traces évoque les disparus de la dictature, mais dans ce nouveau contexte, il fait aussi référence à la perte de l’identité que suppose la disparition de l’État.

Lors du déclenchement de la crise, María a vingt-deux ans et travaille comme secrétaire bilingue dans une entreprise multinationale située à Torre Garay. L’engagement politique de son compagnon et la mort de son père la laissent toute seule. Si, dans les rues, l’intempérie et la province – symboles de la barbarie – s’introduisent dans la ville, la police interne – symbole de la civilisation supposé protéger les citoyens –, s’infiltre dans les espaces privés. Cette terreur interne apparaît dans un poème écrit par Laura, une amie de María :

Et ce fut sur ce fleuve de songerie et de sang

Que les vols vinrent détruire ma patrie ?

Avec leurs balles allaient les militaires peints

Jetant les corps dans le courant brun[18].

La terreur provoquée par la police évoque les vols de la mort commis par les militaires pendant la dictature. La terreur étatico-militaire est représentée au niveau de la configuration spatiale de manière similaire à Sciences morales : le pouvoir ne respecte pas les frontières entre les espaces publics et privés et fait disparaître les corps des ennemis internes.

La réorganisation citoyenne dans les immeubles a pour objectif d’éviter l’intempérie qui s’approprie la rue. Pourtant, la nouvelle configuration n’échappe pas aux excès commis par la police interne qui s’introduit dans l’espace intime des citoyens. La réaction défensive consiste à se replier vers l’intime afin de le reconstruire. De même, l’instauration de toute communauté implique le surgissement de conflits : ceux qui circulent dans les tunnels s’opposent à ceux qui circulent sur les ponts. Les conflits se multiplient, redéfinissent les espaces et nourrissent les causes de la terreur. María abandonne l’immeuble et devient infirmière, puis elle travaille dans l’hôtel des émigrés. Contrairement à l’histoire argentine où un hôtel est créé pour accueillir les Européens qui arrivent au pays, ici l’hôtel s’installe afin d’accueillir tous ceux qui comptent quitter le pays. María est aussi serveuse à l’Ocean Bar. À l’extérieur, alors que la province et l’intempérie s’enfoncent dans la ville :

La campagne dévorait la ville. Et tous descendaient dans le quartier comme s’ils suivaient le sens de la pente. Ils échappaient pour un instant à l’obscurité, à la peur des épidémies, à la menace lente du désert. Ils voulaient voir le bruit, la lumière, la musique, les foules qui partaient. On entendait les sirènes des navires. Les cris. Quelque chose semblait rouler jusqu’en bas, dans les rues qui s’arrêtaient net, et s’épuiser dans la nuit[19].

La technologie, comme élément de la civilisation, s’oppose à l’obscurité, la violence et la solitude, incarnées par le désert. Cependant, les idéaux de la civilisation exercent aussi la violence et sèment la terreur chez les citoyens, notamment chez les femmes : elles perdent leur droit de vote et se situent aux marges de la société. Quant à María, elle est contrainte, par le patron du bar, d’exercer la prostitution et, même si elle a l’occasion de quitter le pays grâce à un Irlandais appelé Frank, elle refuse cette idée : « Qu’allais-je faire ? Que devais-je faire ? Pourquoi rester dans un endroit où tout se désintégrait ? Mon corps semblait vouloir rester, cette décomposition faisait partie de moi, le désert faisait partie de moi[20]. » Se montre ainsi la division subjective du personnage, où le corps apparaît lié à la terre et où la désintégration de la ville est portée par le corps de la narratrice. Le lien entre la terreur et la terre conduit la narratrice non seulement à rester ancrée dans le territoire de Buenos Aires, mais aussi à se révolter : elle abandonne son travail et se dirige vers le centre du conflit.

L’espace d’où émane la terreur fonctionne comme un aimant, en attirant la narratrice vers l’intempérie. Dans ce nouvel espace, l’idée même de frontière perd son sens : « Quelle importance, ici, là-bas… Il aurait loué un morceau de vent, c’était pareil. Il n’y avait même pas un abri autour duquel nous aurions pu commencer à construire une maison[21]. » L’absence de frontières implique la disparition de tout acte de résistance ; la résistance devient impossible car il n’existe aucune figure qui incarne l’autorité. L’effet sinistre se radicalise car il est impossible de construire un espace familier. La campagne suppose une nouvelle configuration spatiale : « La terre n’était plus à celui qui pouvait l’acheter ni à celui qui pouvait y semer, la terre était à celui qui pouvait la défendre[22]. » L’absence de pouvoir étatique donne lieu aux luttes entre tribus pour le territoire. La dissolution étatique, son incapacité à s’approprier à nouveau du territoire restent évidents :

– La route est à l’État, a dit Catalina.

– Quel État ? lui a crié un homme.

– État de siège, mignonne ! a crié une femme, et ils ont tous éclaté de rire.

– État physique ! a crié quelqu’un de sous une tente.

– État civil, compère !

– État d’ébriété ! a dit une voix avinée[23].

Vidé de sa légitimité, l’État se transforme en une moquerie. C’est pourquoi surgissent des tribus qui exercent un pouvoir sans limites. María est captivée par la tribu des braucos : « L’État n’arrivait plus jusqu’ici. Peu à peu, ils s’étaient rapprochés de Buenos Aires, occupaient quelques kilomètres de plus sur la frontière avec les estancias et les pâturages[24]. » La tribu fonctionne comme la horde primitive décrite par Sigmund Freud[25] : le leader ne trouve aucun frein ni loi qui régulent l’exercice de son pouvoir. De la tribu des braucos, María passe à la tribu Ú, où elle travaille comme traductrice. Avec eux, elle retourne dans la ville et atteint son objectif d’abandonner le pays. Son dernier métier, traductrice de la tribu Ú, renvoie à son métier de traductrice dans une entreprise multinationale. Le personnage se situe toujours dans un espace frontalier, au seuil entre deux cultures différentes : la langue est une manière de gagner sa vie mais aussi un refuge face à la terreur. Si la ville disparaît, la seule manière de trouver un espace autre suppose l’abandon du pays. C’est pourquoi María n’a que le choix du départ en bateau comme acte de survie : il s’agit de sa propre survie mais aussi de la survie de Buenos Aires dans sa mémoire.

De la terreur d’intrusion à la terreur de dissolution

Dans La Guerre civile[26], Giorgio Agamben analyse deux visions de la guerre civile : celle de la Grèce classique et celle développée par Hobbes. Ce sont les deux faces d’une même médaille. Dans la Grèce classique, le locus de la guerre civile est le lien entre l’oikos, la famille et la maison familière, et la polis, la ville. La guerre civile a lieu à la frontière entre l’oikos et la polis ; nous pourrions dire qu’elle se joue au seuil entre l’espace public et l’espace privé. La guerre civile est inhérente à la famille, de la même manière qu’elle est inséparable de la ville et du politique. La stasis – terme utilisé pour faire référence à la guerre civile – est le seuil indécidable entre l’oikos et la polis, entre les liens de sang et les liens de concitoyens. La guerre civile se situe dans une zone d’anomie puisqu’elle est une forme de l’état d’exception. Dans cette zone d’indifférenciation entre le politique et le non politique, entre la vie organique (bios) et la vie sociale (zoe) peut surgir la terreur étatique.

Dans la tension entre le mouvement de politisation et de dépolitisation peut prévaloir l’un des deux pôles. À cet égard, Giorgio Agamben indique :

Quand prévaut la tension vers l’oikos et que la cité semble vouloir se résoudre en une famille (certes d’une nature particulière), la guerre civile fonctionne alors comme le seuil où les rapports familiaux se repolitisent ; en revanche, quand c’est la tension vers la polis qui prévaut, et que le lien familial semble se relâcher, alors la stasis intervient pour recodifier en termes politiques les rapports familiaux[27].

La première des tensions signalées par Giorgio Agamben se repère dans Sciences morales : le politique, représenté par les autorités du lycée, dirige et s’approprie l’espace familier et privé (même les toilettes du lycée) en le politisant. Le politique traverse aussi la famille de María Teresa. L’appropriation étatique de l’intime provoque la terreur. La deuxième des tensions va de pair avec la représentation de la crise politique proposée par L’Intempérie. La narratrice perd sa famille et, sans repères ni espaces d’appartenance, se voit poussée vers la polis ; elle traverse les frontières et se dirige vers l’intempérie, centre du conflit politique. Lors du déplacement, elle subit les abus des différents groupes qui s’approprient le territoire. Ici, la terreur est double : à l’origine, elle surgit par la dissolution des frontières et la disparition de tout espace intime ; plus tard, l’impossibilité de se légitimer dénature l’assomption de toute autorité et ainsi le pouvoir s’exerce sans limites.

En contrepartie de la théorie de la stasis, Giorgio Agamben situe le texte d’Hobbes, Leviathan. Il focalise sur la distinction entre le peuple et la multitude où le souverain est le peuple parce qu’il est constitué par les corps des sujets. Or, lorsque le peuple élit son souverain, il se métamorphose en multitude dissoute. Le paradoxe surgit : le peuple n’existe que lorsque l’on désigne celui qui porte son nom mais cet instant coïncide avec sa transformation en multitude dissoute. Ainsi, le concept de peuple devient un concept impossible. La solution apparente du paradoxe consiste à affirmer que le souverain est la multitude désunie qui précède la convention et la multitude qui le suit :

La multitude n’a pas de signification politique, elle est l’élément impolitique sur l’exclusion duquel se fonde la cité ; et cependant, dans la cité, il n’y a que la multitude, parce que le peuple a toujours déjà disparu dans le souverain. En tant que « multitude dissoute », elle est toutefois littéralement irreprésentable – ou plutôt elle ne peut être représentée qu’indirectement[28].

Les romans ici analysés abordent la terreur étatique à travers cette impossibilité de représenter le peuple. L’Intempérie part de la multitude dissoute et se dirige vers la guerre civile. Avec le vide de légitimité, les frontières s’effacent et on passe de la dissolution de la multitude à la désunion de la multitude. La dissolution suppose un premier moment où il n’y a que la panique et la constatation du vide. Ensuite, avec les luttes pour la survie et pour le pouvoir, la guerre civile se déclenche et à cause de cela la multitude se désunit. La désunion se constate dans les luttes établies par les différentes factions. La désunion existe parce que même ces factions ne sont pas bien représentées ni définies ; elles se définissent plutôt par leur opposition et leur lutte contre les autres groupes qui surgissent. Au contraire, Sciences morales part du moment où les nouvelles autorités prennent le pouvoir. À ce moment-là, on pourrait identifier l’apparition d’un peuple. Pourtant, les discours des autorités du lycée font allusion à un passé au cours duquel les étudiants – le peuple – sont décrits comme multitude désunie. De même, on évoque la possibilité d’un futur où ces étudiants pourraient se transformer en multitude désunie. Afin d’éviter cette éventualité, les contrôles se maximisent et les règles disciplinaires se radicalisent. Paradoxalement, la radicalisation disciplinaire ne produit pas l’union mais la dissolution : d’étudiants ils sont devenus des délinquants potentiels. Le peuple n’est représenté que par sa dissolution, incarnée par ceux qui ne respectent pas les normes, ou par sa désunion, incarnée par ceux qui respectent les normes et, par conséquent, sont susceptibles de ne plus les respecter dans l’avenir. Au lieu de représenter le peuple, on représente la subversion ou une subversion potentielle. Le peuple n’apparaît que dans les discours des autorités et c’est en son nom qu’elles sèment la terreur.

Dans les deux romans étudiés ici, la terreur étatique surgit lorsque l’on évoque le caractère d’exception de la norme en place. Étant donné qu’aucune norme n’est applicable au chaos, le chaos est inclus dans l’ordre juridique à travers une zone d’indifférenciation entre le chaos et la situation normale. L’exception représente une exclusion sans exclu ni agent de l’exclusion. Dans Sciences morales, ceux qui appliquent l’exception le font au nom de l’exceptionnalité du lycée, de sa place singulière dans l’histoire du pays. Les autorités agissent au nom d’un idéal supérieur, l’idéal de l’exception. Sous prétexte d’exclure le chaos, le pouvoir ne fait qu’introduire le chaos et la terreur au sein de l’institution éducative. Plus l’excès est commis et la terreur semée, plus on donne de la consistance à l’ennemi interne que l’on cherche à éliminer, c’est bien le paradoxe. Au contraire, L’Intempérie ne présente pas les éléments d’une chaîne répressive qui instaure la terreur au nom d’une exception. Il est impossible de configurer un ennemi interne parce que les frontières disparaissent. L’intempérie ne fait que démontrer le vide de l’exception du pouvoir : il n’y aucun agent qui l’exerce ni figure qui détienne l’autorité pour faire usage de sa puissance. Si, dans Sciences morales, la terreur s’infiltre par toutes les fentes de l’espace politique et privé jusqu’à les faire exploser, au contraire, L’Intempérie représente la terreur étatique à partir de l’explosion frontalière et de la dissolution des autorités.