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Entre 1950 et 1970, l’Europe tout entière se passionne pour le récit d’espionnage. Jusqu’ici marginal et mal identifié, celui-ci devient l’un des principaux genres médiatiques de la culture de masse. En littérature d’abord, puis au cinéma, en bande dessinée, en romans-photos et en séries télévisées, il va se développer comme une traînée de poudre, investissant en particulier des régions culturelles périphériques : à côté de la France et de l’Angleterre, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, l’Espagne ou la Turquie vont ainsi participer à cette vogue de l’espionnage. Les films réalisés à peu de frais, souvent en coproduction internationale, les collections de romans traduits du français, les bandes dessinées de petit format et les romans-photos circulant dans l’espace méditerranéen représentent un volume de productions qui, faute de susciter l’intérêt des chercheurs, voient leur importance culturelle trop souvent sous-estimée. De fait, dans tous les cas − films, bandes dessinées, romans − ce sont des oeuvres bas de gamme et à destination d’un public peu regardant qui sont offertes. Leurs imaginaires vulgaires, le goût pour la violence racoleuse et la pornographie, et les intrigues bâclées peinent, quand on considère les oeuvres isolément, à retenir l’attention du spécialiste des productions culturelles.

Mais ressaisi dans l’espace interdiscursif qui porte ces oeuvres − celui des acteurs de l’industrie culturelle, mais aussi des autres types de discours médiatiques et plus largement des préoccupations collectives des sociétés −, l’incroyable succès du récit d’espionnage prend une tout autre signification que celle perçue isolément dans chacune des oeuvres. Il nous indique la façon dont les imaginaires européens ont pu se recomposer, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion des mutations culturelles, géopolitiques et idéologiques qui ont transformé les héritages discursifs. Il offre une clé d’accès pour comprendre tout à la fois la mise en place d’un système industriel et culturel, et l’invention d’un imaginaire collectif européen, au moment même où l’Europe se réinvente.

Mais pour comprendre cette importance, il faut se garder d’approcher le genre suivant une perspective formaliste et de partir d’une définition transcendante qui chercherait à opposer une lecture cohérente aux contradictions qui apparaîtraient entre les oeuvres, les médias, les pays. Il convient au contraire de ressaisir les productions qui se réclamaient du récit d’espionnage dans le jeu des logiques industrielles et médiatiques qui les déterminent, et dans les tensions qui les portent. Les créations sérielles ne peuvent se comprendre indépendamment du contexte de production qui est le leur et du caractère instituant des dynamiques dans lesquelles les textes se situent et à partir desquelles ils prennent sens : celui des cultures des pays qui les produisent, des cohérences associées à l’un ou l’autre des médias, des imaginaires que valorisent certains éditeurs ou producteurs. Penser le récit d’espionnage des années 1950-1970, c’est donc raisonner en termes de système de production, de circulation internationale des oeuvres, de tensions entre les différents acteurs, de réseaux intertextuels et architextuels mis en jeu, et d’actualisation dans les oeuvres de ces tensions et de leur incidence sur la réception. Ainsi faut-il appréhender les oeuvres sérielles dans cette logique globale des « mondes de l’art » tels qu’ils ont été définis par Howard Becker, mettant en évidence l’impossibilité de saisir une création indépendamment de ses conditions de financement, de production, de distribution et de consommation[1].

Or, envisagé dans cette perspective, ce que raconte le développement du récit d’espionnage dans les années 1950-1970, c’est bien la montée en puissance de l’esthétique, des structures narratives et des imaginaires nouveaux d’un genre dont la signification ne peut s’appréhender que dans un contexte discursif beaucoup plus large. En effet, le récit d’espionnage prend acte de la domination des imaginaires américains dans une culture européenne qui se repense à partir des codes définis par les industries culturelles transatlantiques. Et pourtant, les conditions de production et de circulation des oeuvres révèlent a contrario la structuration d’une industrie européenne fondée sur des coproductions, une circulation des acteurs entre les pays, des accords éditoriaux de traduction, etc. Celle-ci se met en place sur les ruines d’un système qui prévalait dans l’entre-deux-guerres et qui se retrouve profondément désorganisé. Dès lors, ces industries culturelles manifestent un imaginaire européen cohérent en même temps qu’elles en offrent une syntaxe lisible. Elles entrent en synergie avec le récit d’espionnage, qui propose significativement une représentation de l’Europe dans le monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Évoquant des conflits géopolitiques plus ou moins fantasmés entre l’est et l’ouest, et mettant en scène les relations nord-sud à une époque de décolonisation, le genre s’inscrit ainsi dans le flux des discours médiatiques − ceux de la presse et des grands médias de masse qui relaient informations internationales et positions politiques européennes. Et de fait, même dans les romans populaires et dans les films des années 1960 qui véhiculent une esthétique psychédélique et un imaginaire « pop »[2], on entend à l’arrière-plan le bruit de l’actualité internationale. Si le film d’espionnage se développe massivement à partir de 1964, c’est certes parce que le succès de Goldfinger invite à la production d’ersatz à la chaîne[3], mais c’est aussi parce que les épisodes successifs du mur de Berlin (1961) et de la crise des missiles (1962) ont placé la géopolitique au coeur des préoccupations du moment[4]. Reconfigurant les héritages d’une culture populaire dont les fondements mêmes (coloniaux, nationalistes et bellicistes) ont été profondément mis en crise par la Seconde Guerre mondiale, le genre doit inventer un discours propre, une image de soi, qui redistribue les conventions sérielles passées en tentant de les adapter à la nouvelle façon dont l’Europe pense désormais la place qu’elle occupe dans le monde au niveau politique et culturel.

On voit ainsi se dessiner une signification du genre qui se joue à l’articulation entre les imaginaires sériels (stéréotypes, scénarios intertextuels, conventions architextuelles, références prototypiques[5]), les imaginaires sociaux (ceux d’une Europe qui se redéfinit au lendemain de la guerre), l’actualité géopolitique, et les contraintes liées aux aléas de l’industrie culturelle. L’hypothèse qu’il s’agit de faire ici est alors celle d’une signification sociale des genres médiatiques dont on ne peut prendre la mesure qu’en interprétant l’accumulation des textes et leur structuration en séries architextuelles comme le résultat d’un contexte[6], le produit d’une multitude de discours fragmentant la question de l’auctorialité bien au-delà des figures traditionnelles d’auteurs (à l’investissement souvent pauvre dans ce type de productions), mais faisant entrer en jeu non seulement les acteurs de la production, mais ce flux des interdiscours qui produit de la signification par-delà les oeuvres, dans la circulation des textes et des imaginaires.

Mesures d’un phénomène

Le succès de récits prenant pour sujet l’espionnage est très antérieur aux années 1950. Paul Bleton a pu montrer que la figure de l’espion se développe par exemple en France au lendemain de la défaite de Sedan[7], et les romanciers britanniques (à commencer par John Buchan, Eric Ambler ou Graham Greene) en font un personnage positif dès l’entre-deux-guerres[8]. Pourtant, c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que le genre se formalise réellement en se sérialisant dans des collections dédiées. Identifié dans de nombreux pays comme une unité instituée possédant ses codes propres, il se distingue alors nettement de genres avec lesquels il tendait auparavant à se confondre, comme le récit d’aventures et le récit criminel. Dès les années 1950, le récit d’espionnage atteint un niveau de cohérence sans commune mesure avec ce qu’il avait connu auparavant. L’importance de la Résistance et d’un discours sur les combattants de l’ombre explique sans doute que de tels héros se substituent aux officiers impériaux du roman d’aventures. L’espionnage devient l’un des genres phares du roman et du cinéma en France et en Grande-Bretagne, avec des séries comme OSS 117 de Jean Bruce (dès 1949, et 1956 au cinéma) ou James Bond 007 de Ian Fleming (1953). Le succès sera durable. Pour la France, la seule collection « Espionnage » du Fleuve Noir compte ainsi plus de mille neuf cents numéros, L’Arabesque plus de six cents, SEG environ trois cent soixante-dix, Les Presses de la Cité cinq cents numéros répartis sur deux collections. Et certains personnages sont largement traduits, comme OSS 117, l’agent Coplan de Paul Kenny (1953), plus tard SAS de Gérard de Villiers (1965), Mister Dynamit de l’Allemand C. H. Guenter (1965) et bien sûr la série des James Bond. Un grand nombre de ces oeuvres circulent dans toute l’Europe et dans l’espace méditerranéen, nourrissant des collections italiennes, espagnoles, grecques, elles-mêmes fournies en titres… En Italie, la collection « Segretissimo », lancée par Mondadori en 1960, va connaître deux mille numéros. En Espagne, des personnages comme Baby Montfort, créé par Lou Carrigan, connaîtront le succès jusqu’au Brésil. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, en Grèce, les collections d’espionnage fleurissent[9].

Très vite, les séries les plus importantes − OSS 117, Coplan, Kommissar X, Mister Dynamit, et bien sûr James Bond − sont adaptées au cinéma au travers de coproductions ou déclinées dans les aventures d’improbables épigones, dont les noms évoquent généralement l’Anglais James Bond 007 ou le Français OSS 117 : agente 070 (1966), agente 077 (1965), Agentti 000 (1965), A 001 (1965), A 008 (1965), agent 777 (1965, 1967, 1971), Sicario 77 (1968), agente Sigma 3 (1967), agent 505 (1966), agent OSS 77 (1966), agente 3S3 (1965, 1966), agent S077 (1965)[10]… la variation des noms explicite la logique de sérialisation, d’autant plus frappante qu’elle est révélatrice de la répétition des intrigues, et des conventions de représentation du personnage qui caractérisent ces films. En 1965, avec dix-neuf films produits, l’espionnage est le second genre après le western en Italie. Pour la seule année 1966 (qui représente sans doute le pic cinématographique du genre), nous avons compté, tous pays confondus, au moins soixante-dix films d’espionnage, et deux cents films entre 1964 et 1967, mais il y en a sans doute beaucoup plus. Le succès du cinéma porte celui des autres médias, comme en témoigne la multiplication des traductions des romans français ou anglais dans le monde. D’autant qu’à la masse des romans et des films, il faut ajouter des productions associées aux autres médias et modes d’expression dominants de l’époque, comme la télévision, les dramatiques radiophoniques, la bande dessinée et le roman-photo.

Les raisons de cette vogue extrêmement rapide sont à la fois techniques et culturelles. La première explication, médiatique, tient au développement après-guerre de nouveaux procédés techniques, industriels et économiques de standardisation qui vont faciliter dans ces décennies l’émergence de nouvelles pratiques de consommation. On peut citer les nouvelles méthodes de distribution des oeuvres pour l’édition[11], le développement dans toute l’Europe de formats de poche plus standardisés et organisés autour de collections de genres, la logique de recyclage, dans le cinéma populaire, des décors, accessoires, thèmes et genres, sur laquelle reposera en particulier toute l’économie du cinéma populaire italien entre la fin des années 1950 et 1970[12], la nécessité pour les sociétés cinématographiques européennes de s’engager dans des logiques de coproduction internationale afin de baisser les coûts, lesquelles favorisent le choix de sujets standardisés[13]… La montée en puissance du récit d’espionnage, comme celle, pour le cinéma italien, du peplum ou du western, ou celle, en Allemagne, des krimi[14], correspond ainsi à une réorganisation des industries culturelles selon de nouveaux systèmes de production. Mais à leur tour, ceux-ci ne peuvent se comprendre indépendamment des nouvelles pratiques de consommation de la culture de masse et des nouveaux modes de loisir que décrivait déjà Edgar Morin en 1962 dans L’Esprit du temps[15]. Ces films sans prétention invitaient à une consommation dilettante et à une logique de divertissement, c’est-à-dire à des pratiques qui existaient certes depuis longtemps, mais qui prenaient désormais une tout autre ampleur, on le verra.

C’est donc un ensemble considérable de productions fictionnelles qui s’offre aux consommateurs, circulant souvent bien au-delà des pays de production. Cette flambée du genre ne peut cependant s’expliquer seulement par les effets de vogue, ou par les mutations des industries culturelles. Les sujets qu’investit le récit d’espionnage et ses façons nouvelles de parler du monde ne sont pas neutres. Et son succès s’explique aussi par sa faculté d’entrer en résonnance avec les transformations du discours social et des logiques de consommation. Mais l’homogénéité apparente du genre ne doit pas faire oublier l’hétérogénéité des logiques médiatiques. Elle apparaît d’abord à travers l’existence de pôles de production très différents. Tandis que les romans sont généralement français et anglo-saxons, les bandes dessinées sont plutôt françaises[16], les romans-photos, italiens[17], les séries télévisées, britanniques[18]. Les films enfin obéissent à de complexes systèmes de coproduction ayant souvent Rome pour centre, mais associant, suivant les cas, la France (Da 077 : criminali a Hong Kong, 1964), l’Allemagne de l’Ouest (Agente Speciale L.K., 1966), l’Espagne (Operazione Goldman, 1965) ou encore l’Autriche (Operazione tre Gatti Gialli, 1965). D’autres pays s’essaient cependant au genre, comme la Grèce, la Turquie ou la Suisse[19]. Dans ce développement, on peut repérer deux séquences temporelles distinctes sur lesquelles nous reviendrons. En effet, un glissement net s’opère à partir de 1964 de la littérature vers le cinéma. C’est la série des James Bond qui joue le rôle de catalyseur, en particulier après le succès extraordinaire de Goldfinger (1964), dont l’imaginaire psychédélique est rapidement imité par les Italiens et les Français dans des productions mettant en avant rythmes pop et modes de vie de la jeunesse dorée. Ce glissement vers le cinéma n’est pas sans se traduire par d’importantes mutations des esthétiques. Le modèle hardboiled qui prévalait dans les années 1950[20] cède le pas à un imaginaire marqué par une culture plus hédoniste, plus consumériste aussi, dans la lignée des esthétiques pop portées par les films de la série James Bond.

Les oeuvres circulent cependant avec une efficacité plus ou moins grande dans l’espace européen ou dans le monde, suivant leur origine et le média auquel elles sont associées. Les romans-photos sont largement diffusés dans l’Europe méditerranéenne, mais touchent assez peu le nord de l’Europe. Les films en revanche sont mieux diffusés, mais les Français et a fortiori les Italiens ne peuvent rivaliser réellement avec les productions anglaises et américaines, et doivent s’engager dans des logiques de contre-programmation en visant des circuits secondaires. Cette diversité des situations d’un pays à l’autre se traduit aussi par d’importantes variations dans les définitions architextuelles auxquelles renvoie le genre. Tandis que la France et l’Italie identifient clairement un genre du récit d’espionnage, les Allemands tendent à rassembler les oeuvres avec les romans criminels et policiers sous le seul vocable de Krimi (catégorie à l’époque très marquée par l’influence d’Edgar Wallace). Dès lors, les stéréotypes des oeuvres allemandes offrent des récits davantage liés à l’imaginaire du roman noir et de l’enquête. C’est le cas de la série des Kommissar X, récits criminels d’abord romanesques dont l’adaptation au cinéma à partir de 1965 va se traduire par un glissement vers l’espionnage qui ne se fera que sous l’influence des productions étrangères[21]. Ainsi, dans chaque pays, les productions interagissent avec les autres séries médiatiques et génériques. En Italie par exemple, les films d’espionnage dialoguent avec les esthétiques des autres genres cinématographiques, comme le peplum, vieillissant, et surtout le western. Ils partagent avec eux une logique de parodie et d’exagération carnavalesque qui caractérise le cinéma populaire italien de l’époque[22] − façon sans doute pour lui de reconnaître ainsi l’absence de légitimité et la secondarité d’oeuvres qui ne peuvent rivaliser avec les modèles anglo-saxons. En France, le jeu des coproductions avec l’Italie et l’influence de Bond conduisent les cinéastes à délaisser l’approche hardboiled qui prévalait dans les productions des années 1950[23] pour suivre la pente parodique et festive des productions italiennes ; en revanche, les romans restent attachés au modèle hardboiled qui s’était imposé dans les années 1950, tout en donnant, au fil du temps, une place de plus en plus importante au sexe et à la violence.

Ainsi voit-on se dessiner des cohérences différentes suivant les séquences envisagées, les médias, les aires culturelles, les logiques instituées des genres et les cartographies sérielles que les uns et les autres imposent. Ces variations déterminent la nature des oeuvres et la façon dont celles-ci sont interprétées. De même impliquent-elles des représentations du monde sans doute sensiblement différentes − plus ou moins sombres, plus ou moins explicitement politiques −, qui s’articulent en outre avec les préoccupations géopolitiques de chaque nation. Cela se traduit par exemple, suivant les cas, par un tropisme vers les affrontements est-ouest (Allemagne) ou vers les questions de décolonisation (France). Mais quel que soit le pays, toutes les oeuvres reconfigurent les héritages sériels pour refléter les rapports de forces internationaux, la montée en puissance, à la fois sur le terrain politique et culturel, de l’imaginaire américain, et une nouvelle façon de représenter la réalité.

Imaginaires américains

Le succès du récit d’espionnage ne peut se comprendre hors du contexte de la période d’après-guerre. Au lendemain de la guerre, les industries culturelles européennes sont profondément désorganisées. L’édition et le cinéma ont été déstabilisés par les années de conflit et surtout, les modèles idéologiques et culturels sur lesquels reposait la culture populaire sont très affaiblis. D’abord, les soubassements patriotiques et bellicistes du récit d’aventures ont été fragilisés. Le nationalisme outré auquel participaient les oeuvres de ce genre est désormais perçu comme une des origines possible du conflit ; les imaginaires de conquête coloniale qui servaient de trame aux récits sont fragilisés par l’affaiblissement des puissances européennes. Or, cette crise des imaginaires sériels conduit les Européens à se tourner vers des modèles génériques importés des États-Unis. Surtout, la désorganisation du système industriel, la présence massive des troupes américaines et la volonté de ce pays d’exporter un modèle culturel et les productions industrielles qui l’accompagnent (et dont le plan Marshall est une des expressions les plus saillantes), permet aux bandes dessinées, films et romans populaires américains ainsi que les imaginaires qui leur sont associés de se diffuser largement en Europe, ce qui ne va pas sans provoquer d’importants débats dans l’espace public[24]. En Allemagne, en Autriche et en Italie, l’occupant américain impose même, au lendemain de la guerre, l’importation de ses films à des conditions qui lui donnent un avantage exceptionnel sur ses concurrents[25].

Dès lors, les imaginaires américains tendent à s’imposer partout, et ce, d’autant plus aisément que les films de gangsters et les westerns avaient déjà été assimilés dans l’entre-deux-guerres, et que le cinéma américain dominait l’Europe dès les années 1920. Sous l’impulsion de ces productions se développe un modèle de narration d’action à l’américaine, davantage centré sur la mise en scène d’un héros solitaire, un aventurier de profession, séducteur et brutal, très éloigné du modèle patriotique qui dominait jusqu’alors les récits populaires (pour lesquels le héros était volontiers un soldat ou un colon)[26]. Dans les collections et les films d’espionnage populaires, c’est un tel protagoniste que l’on rencontre systématiquement, du Gorille à Coplan, en passant par James Bond, OSS 117 ou les playboys musculeux des films italiens. Plus largement, les productions américaines imposent à la fois des thèmes (ceux de l’individualisme ou du jeu à la marge de la loi) et un style (plus dur, plus sec, moins marqué par les héritages du mélodrame théâtral et du roman-feuilleton). Ce que les récits européens intègrent encore, c’est un certain vocabulaire des fictions populaires américaines telles qu’elles se sont développées dans les pulps et au cinéma au cours du XXe siècle, à travers des motifs comme la mise en scène d’espaces frontières, ni tout à fait sauvages, ni tout à fait civilisés, largement influencée par le western, ou l’idée d’un mode d’existence oscillant entre figure du pioneer et American way of life, entre brutalité et hédonisme consumériste[27].

Pour des pays à forte tradition sérielle comme la France et l’Angleterre, l’espion permet de redéfinir les héritages en crise du récit d’aventures en mêlant la figure héritée de l’aventurier et du surhomme à celle de l’homme de l’ombre, du résistant. Pierre Nord ou Jean Bruce (avec OSS 117, dès 1949) seront les auteurs de cette première génération d’un récit d’espionnage à la française. Leurs oeuvres peuvent être décrites comme une tentative pour hybrider le roman d’aventures géographiques avec le récit hardboiled américain. De même, en Angleterre, la série des James Bond, lancée par Ian Fleming en 1952, marie la tradition des récits d’espions plus aristocratiques tels que les concevait John Buchan avec les aventures hardboiled d’un Marlowe[28]. Si James Bond a pu si facilement plaire aux Américains, c’est qu’il combinait l’héritage d’une anglicité fantasmatique avec un univers de fiction, un système stéréotypique et des principes stylistiques (sécheresse du style épousant la violence du personnage) qui étaient déjà ceux du roman américain. Mais dans ces logiques de négociation, les récits d’espionnage opèrent autant par fusion que par opposition. Dans les années 1960, les goûts de luxe de l’espion, son excentricité, sa fréquentation des milieux huppés sont autant de manières de reconfigurer les nouveaux modes de consommation pensés comme américains pour produire un modèle d’européanité (traditionnel, aristocratique) dont les signes se penseraient par rapport au héros plébéien des récits américains.

Espionnage et imaginaires géopolitiques

Il est significatif que la figure de l’espion exprime cette négociation entre les traditions américaines et européennes du récit populaire. En effet, en mettant en scène les mutations géopolitiques du monde de l’après-guerre, le genre évoque aussi une forme de géopolitique culturelle. La rencontre de l’espion européen et de son homologue de la CIA, si courante dans les productions de l’époque qu’elle en est un topos[29], renvoie certes à la constitution des deux blocs de la guerre froide, mais elle désigne aussi le dialogue des imaginaires qui se joue à l’époque : les deux espions mettent également en scène deux styles, deux cultures, deux traditions, et leur alliance doit se lire aussi comme rivalité. Si ce sont souvent des héros issus des services secrets français (Coplan, Le Gorille, Luc Ferran) ou anglais (James Bond, Modesty Blaise, The Avengers) qui sont au centre du récit et qui triomphent des ennemis de l’Occident, la présence des forces américaines témoigne de ce que, tout comme l’espion a besoin de sentir ses puissants alliés non loin de lui, les imaginaires européens ne peuvent plus se penser indépendamment de l’Amérique, véritable centre désormais de la culture de masse. Il arrive d’ailleurs fréquemment que l’espion européen soit réduit à un rôle d’épigone dans des séries où la première place est donnée à un agent de la CIA[30]. Le cas d’OSS 117 (Jean Bruce) est significatif de ce déplacement des imaginaires. Cédant à l’américanisation des univers de fiction, le héros travaille pour la CIA, mais il porte en lui la négociation entre les deux traditions culturelles : il est d’origine française et son nom à particule (Hubert Bonisseur de La Bath) le rattache lointainement à ces officiers au nom aristocratique du roman d’aventures de l’entre-deux-guerres. Plus tard, reformulant la tension pour mieux dire son dédain de la France[31], Gérard de Villiers fera de SAS un Prince autrichien travaillant pour la CIA.

Ainsi, la rencontre de l’espion américain et du Français, ou celle du pays d’origine du héros et de la nation au service de laquelle il se place, sont aussi une façon de mettre en scène la rencontre de la lignée criminelle d’un récit hardboiled marqué par le modèle américain (notre monde est livré au crime et seule la violence peut en venir à bout) et d’un récit géographique qui reste marqué par les modèles de l’entre-deux-guerres. Le genre met en fiction sa façon de faire dialoguer les héritages occidentaux avec les imaginaires américains. Si l’intrigue est désormais internationale, c’est aussi parce que les dynamiques culturelles se sont mondialisées.

Mais si le récit d’espionnage a pu ainsi se substituer à l’aventure géographique traditionnelle, c’est aussi parce que le processus de marginalisation culturelle est redoublé par un décentrement géopolitique. Il n’est plus possible de présenter l’Europe comme le centre indépassable des tensions internationales. Le déplacement qui s’opère vers les deux pôles, américain et russe, fait des Européens de simples alliés dans un jeu qui les dépasse largement. De même, les revendications coloniales imposent de reconnaître une existence politique à des colonies qui n’étaient auparavant perçues dans les récits que comme des territoires exotiques. La mise en scène de conspirations masquées et complexes ou de pays lointains devenus des enjeux stratégiques majeurs, illustre le sentiment d’une marginalisation de nations européennes qui peinent à garder prise sur les événements internationaux. La complexité des affrontements, engageant souvent plusieurs nations et des conspirations retorses, exprime aussi cette absence de lisibilité[32]. L’essentiel n’est pas de rendre le monde compréhensible (la plupart de ces récits n’ont qu’un rapport distant avec les événements réels), mais de rendre visible sa complexité.

Le paradoxe de l’espion, c’est donc que, dans un même mouvement, il exprime la marginalisation des pays qui produisent ce genre de récits, et il réaffirme malgré tout une forme de maîtrise à travers la mise en scène d’un professionnel de l’action qui est capable d’user des techniques les plus sophistiquées, de déchiffrer les rouages diplomatiques les plus complexes et qui peut, de quelques coups bien ajustés de karaté et tirs de pistolet, remettre de l’ordre dans ce monde dont la complexité dépasse désormais la compréhension du public. De même, tout en assimilant le modèle héroïque du récit hardboiled américain, il le reconfigure suivant une européanité ostentatoire, raffinée et aristocratique, qui insiste sur les logiques de négociation, et fait aussi du genre un discours sur les mutations culturelles du temps.

Pratiques industrielles et culture européenne

Si la culture populaire européenne se réinvente après la guerre en utilisant le vocabulaire de productions américaines hégémoniques, cette redéfinition n’est pas strictement négative. Tout comme l’espion européen rétablit le sens en déplaçant fantasmatiquement le centre de l’action internationale en France ou en Grande-Bretagne, et de même que se joue dans la figure de l’espion le dialogue entre les cultures américaine et européenne, la reconfiguration des imaginaires est aussi une façon de définir une culture européenne d’après-guerre. Or cette redéfinition se produit sur deux niveaux : l’un, économique et industriel, prend la forme d’échanges et de partenariats entre acteurs médiatiques des différents pays. L’autre, symbolique et culturel, correspond à une façon de penser l’européanité d’après-guerre selon des modalités très différentes de celles qui prévalaient dans la culture populaire des années 1920-1930.

Pour comprendre cette articulation entre les contraintes de production et les imaginaires, on peut s’intéresser aux caractéristiques du cinéma populaire européen d’après-guerre. En Allemagne, en Italie, en Espagne ou en France, l’économie du cinéma impose un recours massif aux coproductions. Elles permettent à la fois un partage des coûts et une exploitation des atouts des différents pays. Elles facilitent en outre considérablement l’ouverture à des marchés internationaux (en particulier en recourant à des acteurs et des sujets susceptibles de séduire différents pays). Le principe des coproductions a ainsi largement contribué à la circulation des imaginaires entre les pays[33]. Et le mouvement dépasse d’ailleurs le seul cinéma, puisqu’à cette époque les romans circulaient largement de même que, dans une moindre mesure, les romans-photos et les bandes dessinées. Dans ce cas encore, c’est une logique d’accords internationaux (entre éditeurs cette fois) qui prévalait, comme l’indiquent les traductions de séries entières. Or, si la circulation des oeuvres a contribué à structurer les industries culturelles européennes, elle a surtout favorisé les synergies entre les imaginaires sériels, homogénéisant les représentations. Dans les années 1960, au plus fort des échanges, cette homogénéisation prend la forme d’intrigues toujours plus extraordinaires dans des univers de plus en plus excentriques, neutralisant ainsi les spécificités locales. Cela apparaît de manière sensible au cinéma, où la réalité géopolitique cède le pas à des conspirations imaginaires de professionnels du crime et du terrorisme dans des décors de stations balnéaires et d’hôtels de luxe exotiques[34]. Même quand les films évoquent les tensions entre l’est et l’ouest, plutôt que de se confronter directement aux questions politiques comme le faisaient plus volontiers les romans populaires des années 1950 et souvent encore ceux des années 1960[35], on se contente de mettre en scène des menaces sensationnelles. Mais il n’empêche que se définit là un imaginaire commun, qui évoque de façon oblique la réalité à partir d’une reformulation largement fantasmatique. Ce qui ressort, c’est le sentiment que les nations occidentales sont solidaires dans leurs conflits, que les périls sont désormais mondiaux et que l’importance des tensions qui se trament échappe au plus grand nombre.

Ce qui est mis en scène, c’est l’assomption d’une nouvelle culture européenne qui se définit par-delà chacune des nations, à travers des enjeux qui sont ceux d’une collaboration entre les États et d’une consolidation plus large des pays de l’OTAN par opposition à l’axe soviétique. Si l’ennemi est russe, les armes employées sont autant, dans la diégèse, les pistolets et les appareils photos de l’espion que, dans les logiques de production, les collaborations médiatiques et les rapprochements politico-culturels des pays qui créent et consomment les oeuvres. Il est d’ailleurs significatif que le bloc soviétique ait tenté à la même époque une contre-programmation en réalisant ses propres films d’espionnage[36]. Dans ce cas, la logique est celle d’une inversion des signes, à travers un contre-discours révélateur de la domination des imaginaires populaires occidentaux.

Mutations génériques et mutations des moeurs

La circulation des oeuvres tend à mettre au jour un imaginaire européen qui dépasse la question des tensions internationales et des mutations géopolitiques. Comme le montrait la figure de l’espion, ce dont il est aussi question ici, c’est de la représentation d’une identité collective plus en phase avec les mutations culturelles et sociales des décennies d’après-guerre. Mais ces productions qui dialoguent avec les imaginaires américains représentent aussi de nouveaux modèles de consommation, perçus eux-mêmes comme américains. À cet égard, la rupture qui se produit dans le genre, entre les années 1950 et les années 1960, n’est pas seulement liée à l’influence de James Bond. Elle correspond plus fondamentalement à une mutation de la consommation et des logiques culturelles qui lui sont associées.

Les années 1950 voient ainsi se développer des pratiques perçues comme américaines, et l’espion, avec ses automobiles puissantes et ses goûts importés (alcool fort, jazz, cigarettes blondes) en donne une image qui rappelle celle des nouveaux héros de romans criminels. De même, le récit reprend, dans une version fantasmatique, les idéaux consuméristes des nouvelles classes moyennes à travers la mise en scène d’un univers de fiction exhibant les signes du confort moderne et l’opposant à un imaginaire bureaucratique illustrant les nouvelles conditions de travail. Cette tendance, qu’Umberto Eco identifie dans les romans de Ian Fleming, est plus frappante encore dans les récits français de l’époque[37].

Avec les années 1960, une nouvelle rupture se produit vers des modes de consommation plus individualistes et plus explicitement hédonistes[38]. Le développement du temps libre, la massification des pratiques de loisirs, la démocratisation des voyages, le rôle de la télévision comme source d’un imaginaire standardisé, les échanges de plus en plus nombreux entre pratiques culturelles et logiques consuméristes sont autant de traits qui tendent à imposer de nouveaux principes de consommation, intégrés dans des pratiques culturelles plus larges. Certes, ces pratiques sont moins réelles qu’elles ne doivent être prises comme des constructions discursives correspondant aux fantasmes d’une partie de la population (classes moyennes, jeunes). C’est pour cela qu’elles sont massivement exprimées dans des récits qui mettent en scène une jouissance désinhibée dans un cadre irréaliste − à l’instar du récit d’espionnage[39]. Les oeuvres associent les signes ostentatoires d’une consommation sans bornes (avec un imaginaire du luxe exubérant), ceux d’une modernité clinquante, la fréquentation de classe de loisirs[40] dont le héros ne fait qu’à demi partie (puisqu’il est un professionnel lié à un système bureaucratique) mais dont il bénéficie des bienfaits, la représentation des nouvelles sous-cultures de jeunesse (avec musique et esthétique pop, surprises-parties, etc.), mais aussi de nouvelles pratiques sociales mettant en crise les normes héritées (sexualité débridée, reconfiguration d’une masculinité intégrant les codes de consommation[41], individualisme narcissique, etc.). Tous ces traits, déjà largement codifiés dans la série des James Bond[42], se retrouvent dans la plupart des productions cinématographiques européennes − et sont particulièrement saillants dans les films semi-parodiques qui fleurissent tout au long de cette période[43]. Ils exhibent ainsi l’émergence d’une nouvelle culture européenne consumériste et hédoniste, ou en tout cas d’un imaginaire social dans lequel se reconnaît une partie importante des nouvelles générations de consommateurs.

Reste qu’ici encore les discours sont loin d’apparaître monolithiques. Ils mettent également en évidence l’ambivalence des publics par rapport à cette nouvelle culture. La mise en scène inlassable de femmes consommées puis torturées exprime, par exemple, le retour d’un refoulé conservateur face à la libération des moeurs[44]. De même peut-on voir dans la criminalisation de certains groupes de jeunes (ou leur représentation grotesque)[45] une mise au pas normative de pratiques sous-culturelles présentées à la fois comme l’expression de nouvelles formes fantasmatiques de plaisir, et comme une déviance dangereuse pour la norme sociale. Enfin, alors que le mode de consommation de l’espion exprime les valeurs d’une nouvelle masculinité consumériste, celle de ses ennemis − milliardaires pervers et jouisseurs − est nettement présentée comme l’expression d’une décadence culturelle (cosmopolite) qui met en péril l’équilibre d’une culture européenne moralisée. Ainsi les oeuvres manifestent-elles souvent une position équivoque par rapport aux transformations du temps[46]. Dans tous les cas, il s’agit bien de négocier entre des positions contradictoires dans l’espace social. D’une façon caractéristique de la culture de masse, le genre tente de concilier dans sa structure et ses thèmes les antagonismes sociaux[47]. Mais qu’il stigmatise les mutations sociales ou qu’il les publicise (et il oscille en réalité le plus souvent entre ces deux positions), il fait de cette question des mutations des pratiques culturelles l’un de ses objets centraux.

Ce que montre l’exemple du récit d’espionnage, c’est que si les genres médiatiques favorisent, via des dynamiques intertextuelles et architextuelles, une relation médiatisée à la réalité, ils mettent en jeu dans leurs logiques sérielles mêmes la question du discours social, des tensions qui le traversent et des mutations qu’il enregistre. Né de l’effondrement des genres de l’entre-deux-guerres et des valeurs qu’ils véhiculaient, le récit d’espionnage s’invente dans la négociation avec les modèles américains pour tenter de questionner une nouvelle identité européenne. Il le fait d’autant plus aisément qu’en prenant pour objet des conflits internationaux, il exprime la marginalisation de l’Europe dans la géopolitique mondiale, tout en réaffirmant symboliquement son importance, mais selon de nouvelles modalités. Fondé sur de complexes systèmes de coproductions et d’accords, il tend à imposer ses conventions comme nouvel imaginaire commun des Européens. S’appropriant de façon fantasmatique les pratiques consuméristes récentes et mettant en scène les moeurs des nouvelles générations, il oscille entre fascination et réprobation, tentant ici encore de rendre compte des tensions qui traversent le discours social. En ce sens, alors même qu’il s’agit de production bas de gamme destinées au divertissement, et peut-être pour cela même, les récits d’espionnage démontrent la faculté des productions sérielles à rendre compte des mutations des imaginaires face aux transformations d’une époque.