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Autour de sept mots clés, Francesco Casetti synthétise et prolonge son travail à propos de la « relocalisation » (relocation) du cinéma. Si The Lumière Galaxy s’inscrit dans le débat récent sur le destin du cinéma [1], l’auteur ne revient que de manière ponctuelle sur celui-ci. Casetti cherche moins à défendre un point de vue qu’à décrire les mutations du cinéma à l’heure de la convergence des médias. Il positionne la notion de relocalisation comme un véritable outil heuristique, qui lui permet d’appréhender le processus d’adaptation du cinéma — sur le modèle des « agencements » de Deleuze et Guattari (1980) — et de repérer les risques associés à sa migration, ainsi que les pratiques vouées à préserver son identité dans la différence.

Selon Casetti, regarder des images en mouvement, à la manière du cinéma, c’est faire l’expérience d’une forme spécifique de vision, mais aussi, dans le prolongement de celle-ci, d’une manière d’être : « the “machine” is not valued for what it is, but for what it can do and for what it makes the spectator do » (p. 21). Au-delà de la remédiation des contenus [2], la relocalisation met l’accent sur l’environnement de visionnement. Les films peuvent être « reterritorialisés » (Deleuze et Guattari 1972) dans le giron du cinéma, et ce même en dehors de la traditionnelle salle obscure. Afin que le cinéma puisse ainsi s’affranchir de son dispositif classique (lieu déterminé, obscurité, projection, etc.), deux conditions sont cependant requises : premièrement, la circulation d’une « idée du cinéma » — la mémoire individuelle de la projection et une référence commune — et, deuxièmement, une aptitude à « reconnaître » le cinéma au sein de situations (de visionnement) différentes, mais avec lesquelles une continuité peut être tracée. L’exemple récurrent employé par Casetti décrit le comportement d’un voyageur regardant un film sur un ordinateur portable. Attaché à recréer de son mieux l’expérience du film en salle (il se rapproche de l’écran, afin que celui-ci couvre mieux son champ de vision, et utilise un casque d’écoute, par exemple), le spectateur cherche à construire des liens entre une expérience nouvelle et la tradition cinéma. En activant de la sorte une certaine « idée du cinéma », il redonne de l’authenticité à la situation. Casetti souligne cependant que la relocalisation du cinéma est affaire autant de déformation que de retour à un modèle. Revenant sur les réflexions de Benjamin (1928) à propos de l’authenticité, il écrit : « In the journey of an object or phenomenon, what appears original and authentic and what appears derived or secondary are mutually bound together and always appear together » (p. 41). Cette indétermination se trouve encore renforcée par le double mouvement impliqué par cette reconnaissance. Si celle-ci contient un geste rétrospectif, qui lie le passé et le présent de l’expérience (malgré ses transformations), elle renvoie également à un geste projectif. Au cours du processus de reconnaissance, une série de nouvelles expériences, situées aux confins de la galaxie cinéma, sont assimilées. Elles passent d’un éventuel « au-delà du cinéma » (beyond-cinema) à une (ré)incorporation dans les prérogatives de ce média (back-to-cinema). Reconnaître ces expériences limites induit, en retour, une modification de notre manière de concevoir le cinéma, qui débouche sur une nouvelle phase du phénomène, lequel s’adapte à son contexte en se relocalisant partiellement. Une mutation qui, rappelle l’auteur, s’inscrit dans une longue série de modulations des éléments techniques et des représentations le constituant. La voie de la relocalisation tend, par contre, à scinder en deux l’expérience cinéma. Celui-ci a toujours été aussi bien une manière de voir (contexte de visionnement) que ce qui était vu (les films). À la suite de sa migration, on trouve, d’un côté, les films, capables par métonymie d’évoquer l’ensemble du cinéma, de l’autre, les actions sur l’environnement de visionnement (paramétrage d’un cinéma maison, par exemple) qui permettent de substituer un espace (domestique, en l’occurrence) à celui de la salle. C’est la possibilité de visionner des films dans d’autres contextes — sur un téléphone portable ou par fragments sur Netflix — et, inversement, de voir toutes sortes de contenus — compétitions sportives, théâtre, opéra en direct ou en différé — sur un cinéma maison (comme d’ailleurs sur grand écran) qui provoque ce schisme. Le cinéma risque une profonde désarticulation de son régime de vision.

Face à ce danger, la cinéphilie joue pour Casetti un rôle majeur. Afin de décrire comment des pratiques cinéphiles « de réparation » peuvent agir sur le cinéma, Casetti procède, dans son chapitre intitulé « Assemblage », à une mise au point théorique. Il s’éloigne des théories du dispositif formulées dans les années 1970, qui tendent à subordonner les différentes composantes du cinéma à une logique et à une détermination imposées par la machine. Il choisit plutôt les « agencements » de Deleuze et Guattari (1980) pour décrire le cinéma en tant que « collection of heterogeneous elements (some of which derive from other dispositives, and many of which are permutable), which coalesce based on circumstance » (p. 69). Ces agencements, cohérents et solides, sans toutefois être complètement verrouillés, configurent « an ensemble of moving images and sounds, offered for our consumption, in a given place, and in response to a series of individual, cultural, and anthropological needs » (p. 83).

Le comportement et les pratiques des spectateurs font partie des éléments préservant la cohérence de l’ensemble. « These practices include, for instance, the retooling of technology in order to produce unforeseen effects, such as a new kind of cinematography or a new kind of sound ; marginal forms of film production and distribution, including the ones promoted by hackers; remakes put together by fans […] » (p. 88). Ces actes de « profanation [3] » (lorsque les films sont par exemple tournés en dérision) ou de « réenchantement » (lorsque l’action vise à améliorer l’efficacité de l’agencement pour correspondre au désir du spectateur) sont complémentaires. Ensemble, ils répondent aux mutations de la consommation des films et permettent au cinéma d’assimiler de nouveaux éléments sans perdre son identité. Par exemple, l’individualisation du visionnement engendrée par la vidéo domestique (DVD et Internet à large bande) et, plus récemment, par l’accroissement (taille de l’écran et nombre) des appareils mobiles est, en quelque sorte, compensée par les échanges en ligne et la création d’un auditoire imaginaire.

L’auteur poursuit en présentant une série de constats à propos de la place du cinéma au sein de la circulation des images en mouvement, et de la récente accélération de cette dernière. Chaque fois, il décrit comment certains types de productions et de pratiques cinéphiles peuvent (re)situer le cinéma, en réaffirmant sa centralité ou en y intégrant de nouveaux éléments. Dans le chapitre consacré au mot display, l’auteur rappelle les différentes métaphores — une fenêtre, un cadre, un miroir — utilisées pour décrire l’écran de cinéma. Il énumère ensuite trois effets de la prolifération actuelle des écrans : la multiplication des contenus ou leur fractionnement sur différents supports (spreadability), leurs multiples rebonds entre les noeuds du réseau (networking) et, enfin, leur relocalisation. D’autres métaphores — le moniteur, le panneau d’affichage — semblent dès lors mieux correspondre à ce qu’offrent les nouveaux terminaux, à savoir la superposition à la réalité de faits, de possibilités d’action ou de commentaires, ou encore la manipulation de ce qui est vu. Selon Casetti, parce qu’ils permettent de capter et de remanier partiellement les flux d’information, nos écrans se rapprochent davantage du modèle de l’afficheur. Il souligne les différences avec l’écran du cinéma : « […] a display does not involve its images in the dialectic between visible and invisible (like a window used to do), between surfaces and structure (like a frame), or between appropriation and dispossession (like a mirror) » (p. 168). Face à ce nouveau régime écranique et à sa manière de représenter le monde — par « a calculated montage of fragments » (p. 172) —, le cinéma se distingue par la tradition qui l’inscrit dans un rapport indiciel au réel, par le rêve qu’il contribue à entretenir d’une unité organique du monde et, enfin, par l’inertie de son système de distribution. Le changement de statut des écrans, évoqué dans ce chapitre, et la résistance proposée par le cinéma constituent la trame de fond sur laquelle les autres mutations décrites par Casetti vont se jouer.

Le chapitre intitulé « Hypertopia » est consacré à l’analyse de la réception des images dans les lieux de cinéma. S’appuyant sur le texte d’une conférence donnée en 1967 par Michel Foucault (1984), Casetti fait remarquer que la salle de cinéma requiert le franchissement de plusieurs seuils et permet au spectateur, dans un lieu ad hoc, de s’ouvrir à la convocation d’un autre monde (heterotopia). Le fait de rencontrer les films par fragments, lorsqu’on s’arrête en passant devant un écran ou qu’on fait défiler des contenus sur son téléphone, renverse la situation. L’espace du spectateur (du mobinaute, ou même du badaud) est assailli d’images en provenance d’autres mondes possibles (hypertopia). À l’instar d’autres objets audiovisuels circulant sur les réseaux numériques, « film now is something that reaches us, in many ways and in many circumstances, also through fragments, memories, recollections » (p. 140). Cette présence fragmentaire du cinéma, opposée à l’expérience du film en salle, peut éclairer notre compréhension de nouvelles formes de spectatorialité. Selon Casetti, l’attention en salle, influencée (en retour) par d’autres types de visionnement (discontinu et mobile) devient moins structurée, plus superficielle, entraînant la masse des spectateurs vers ce qu’il appelle « a semi-audience » (p. 138). Par ailleurs, les films subissent les changements plus généraux induits par la généralisation de l’ordinateur et d’Internet. Si la navigation Web, selon Lev Manovich (2001), met en mouvement l’internaute, elle ne l’amène pas, précise Casetti, à habiter de nouveaux espaces ; seule compte l’acquisition d’information : « […] it is no longer a matter of entering and taking part in a territory or a community ; rather, it is now a question of how to collect and accumulate data » (p. 146).

Le cinéma a cependant toujours joué sur les deux tableaux, entre l’hétérotopie produite par la salle obscure et la constance de l’utilisation de procédés attractionnels (voir Gunning 2006) visant à envahir la sphère du spectateur — non pas sur le mode du remplissage, mais afin de permettre l’assimilation d’éléments d’altérité. Cette capacité persiste durant la relocalisation : « Cinema renders my “here” dense and promising, even outside the theater. This is the fruit of the double bind — heterotopia and hypertopia — that cinema embodies » (p. 152).

Sous le mot clé de performance, Casetti décrit comment les nouveaux spectateurs, en ayant accès aux images aussi bien dans la salle de cinéma que par une myriade de connexions aux réseaux, se retrouvent devant un hypertexte. Cette pluralité dans la manière d’aborder le contenu modifie le type de regard posé sur les films et la capacité d’immersion. Quittant le strict état d’observateur, le spectateur participe à la réussite de son expérience en agissant sur les composantes de celle-ci. Il doit parfois ajuster les paramètres de ses appareils. Il peut s’exprimer sur les films au moment de leur visionnement, en modifier la teneur (par le remontage d’extraits, etc.), voire interagir directement avec eux (sur les écrans tactiles, par exemple). Casetti concède que la majorité, qui souhaite simplement continuer à voir des films, n’utilise que peu ou pas du tout les possibilités offertes par le numérique. C’est toutefois au milieu de ces nouveaux usages, se déployant pendant la projection et autour d’elle, que Casetti distingue une « re-relocalisation » du cinéma, c’est-à-dire le retour du cinéma qui, après une première migration, revient enrichi au sein de son environnement classique. La raison principale de ce retour a trait à la préservation de la spécificité de l’expérience cinéma. Celle-ci risque en effet la dissolution, voire la dénaturation, lorsque les technologies numériques et leurs usages spécifiques s’imposent à elle. Elle se trouve également mise en danger par la perte de son imprévisibilité. L’écran de cinéma est ouvert à l’événement :

On the new devices, however, amazement is replaced by self-satisfaction and recognition of skill. There is no surprise, rather there is self-congratulation ; there is no awareness, rather there is virtuosity. Spectators do, but their doing often appears to be an end in itself

p. 199

Au contraire, la projection cinéma favorise un état réflexif en proposant de petites énigmes à des spectateurs répondant à une condition de suspension. Elle peut donc se permettre d’intégrer des éléments de l’ordre du faire, tout en gardant la forme d’une expérience. Ce point marque un léger tournant. Le cinéma est toujours capable d’intégrer des éléments hétérogènes, mais il s’approprie cette fois des pratiques qui, également au sein de son dispositif classique, menacent la persistance de son régime visuel. La description de ce retour, plus proche du mouvement défensif que de la conquête de nouveaux territoires, semble marquer un fléchissement dans la vision positive de l’auteur.

Chacun des chapitres développe, à partir de nombreux exemples et d’un conséquent corpus de théories passées et présentes, un cheminement de pensée qui se veut rassembleur des différents points de vue sur le destin du cinéma. Un passage peut néanmoins prêter à controverse. Dans son chapitre « Expansion », Casetti reprend les travaux liés à la notion de « cinéma élargi » (expanded cinema) pour évoquer les pratiques dont l’existence met en lumière l’adaptation du cinéma au milieu numérique, notamment en termes de rétroaction (feedback) : les productions grassroot (Jenkins 2006), les remontages et remakes des fans (Tryon 2009) et les constructions paratextuelles qui influencent le sens perçu par les spectateurs (Gray 2010). Casetti construit un lien entre la circulation des images sur les réseaux, ces diverses productions et une démocratisation de l’accès au sens. Convoquant les travaux de Jacques Rancière (2000) sur le « partage du sensible » (l’accès inégal aux multiples formes de la représentation se traduisant par une domination politique des groupes qui contrôlent cette répartition du sens), il explique que l’élargissement du cinéma, qui répond à une volonté de mondialisation et de démocratisation des échanges, peut influer sur ces rapports inégalitaires au sensible. « In a globalized world, everything can shift from one sphere to another, everything can become accessible, can merge with another context. In this sense, expanded cinema can be understood as a symbol of a circulation of the sensible, more than of its distribution » (p. 126).

Tout reste bien sûr de l’ordre du possible et l’auteur signale également tant le risque de perte d’identité que les parades développées par le cinéma. En insistant sur les éléments qui distinguent les films des autres images, distinction qu’il lie à la possibilité d’une prise de conscience globale, Casetti semble néanmoins amalgamer circulation et égalité des échanges. Pourtant, à propos du cinéma et des biens culturels en général, plusieurs auteurs se sont attachés à décrire des flux d’images, de sons et de textes inégalement répartis sur le territoire, et dont les concentrations et les possibilités d’accès restent très contrastées. On peut notamment penser au texte de Thomas Elsaesser (2005) sur le circuit des festivals et aux travaux de Charles Acland (2007) sur la (ré)actualisation de contenus anciens, ainsi qu’à Daniel Herbert (2014), qui rappelle l’importance des logiques d’exclusivité et de distinction dans la migration du cinéma dit « de qualité » vers la vidéo domestique. En deçà d’une éventuelle rencontre émancipatrice avec les images du cinéma, il faut donc considérer que l’accès à ces images reste inégal et fortement déterminé par des facteurs socio-économiques (infrastructure, logique marchande, capital culturel), et ce malgré leur circulation sur les réseaux numériques.

Dans le même ordre d’idées, sur le plan technologique cette fois, le cinéma relocalisé sur les réseaux numériques se trouve contraint par des logiques machiniques qui lui sont étrangères. La classification des films au sein de bases de données, la gestion algorithmique des commentaires et de leur circulation (par les réseaux sociaux) et les systèmes de recommandation employés par une majorité de plates-formes Web modulent, par des interventions sémiotiques a-signifiantes [4], le processus de subjectivation du cinéma. Selon Casetti (p. 213), ce dernier doit se concevoir comme une constellation où,

[w]hen a new situation begs recognition as cinematographic, we ask the past to shed light on it while simultaneously reading the past in light of this new situation; we see in this situation the maturation of preceding conditions, while we construct, in parallel, what should be its premises.

Si cette constante réinvention du cinéma, entre passé et présent, est gage de son devenir, il semble crucial d’interroger plus en profondeur les effets de ces logiques processuelles — et en particulier leur influence sur la manière dont le spectateur convoque non seulement les films, mais aussi l’idée du cinéma qui va lui permettre de (re)situer son expérience de visionnement.