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Martin Barnier, professeur à l’Université Lumière Lyon 2, et Kira Kitsopanidou, maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3, abordent le sujet fort en vogue de la stéréoscopie, et plus précisément de la « 3-D [1] » au cinéma. Oeuvrant dans des domaines de recherche distincts — l’histoire du son au cinéma pour Barnier et l’économie du cinéma pour Kitsopanidou —, les auteurs allient leurs spécialités respectives pour poser un regard analytique sur les enjeux industriels et culturels du cinéma en relief, en plus de réaliser une étude approfondie de la technologie stéréoscopique — du cinéma des premiers temps jusqu’à l’ère numérique — afin d’en cerner les qualités, les défauts et, surtout, les nombreux enjeux tant esthétiques que techniques.

Depuis l’avènement du cinéma numérique au début des années 2000, plusieurs technologies ont fait ou refait surface dans la sphère cinématographique. Les effets spéciaux — outils de création au service de la narration qui font appel à différents procédés liés à l’image et au son — occupent une place prépondérante lorsqu’il est question d’illusion de réalité au cinéma. Annoncée en tant que technique révolutionnaire à chacune de ses nouvelles résurgences, la stéréoscopie s’inscrit, comme la plupart des technologies généralement associées au numérique, au coeur de cette tendance à vouloir faire de chacune d’elles une innovation (voir Baillargeon 2014). La stéréoscopie a souffert, et continue de souffrir de nos jours, comme l’indiquent d’ailleurs les auteurs, d’une certaine indifférence de la part du public, en raison d’un usage ou d’un rendu parfois défaillant. Débutant sur des bases optimistes quant à l’avenir de la stéréoscopie, le livre n’en dresse pas moins un portrait objectif de la carrière en dents de scie de cette technologie, que le producteur de films documentaires IMAX Sylvain Grain compare, dans sa préface, à un « serpent de mer […], une bête mythologique croisant les flots, formant autant de moments de grâce que de périodes de désenchantement » (p. 7). En effet, le cinéma en relief a connu, dans sa perpétuelle volonté de créer des effets d’immersion englobants, plusieurs microruptures depuis ses origines, qui datent du cinéma des premiers temps. Les auteurs tentent de démystifier l’image de la 3D en analysant sous différents angles techniques et théoriques des occurrences artistiques immersives remontant jusqu’à la Renaissance. Le lecteur est donc amené à explorer l’histoire de l’immersion au cinéma dans un ordre chronologique. Il découvre ainsi, tout en prenant connaissance d’un panorama exhaustif et détaillé d’oeuvres cinématographiques, l’évolution des différentes techniques et méthodes employées dans les films ayant eu recours à la stéréoscopie, et assiste aux balbutiements de la tridimensionnalité, dont il suit le développement sous toutes ses formes, depuis l’apparition de la perspective dans la peinture jusqu’aux plus récentes tentatives et réalisations dans le domaine de l’image en relief. Bien que les auteurs décrivent en détail les différents procédés stéréoscopiques et ce qu’ils ont ressenti lorsqu’ils en ont fait personnellement l’expérience, il reste que l’ajout de photos ou de croquis extraits de brevets aurait sans doute été utile pour illustrer et appuyer leurs commentaires.

En faisant référence à des oeuvres et à des événements liés à la tridimensionnalité à travers le temps, les deux auteurs effectuent à plusieurs reprises un retour en arrière afin de contextualiser, que ce soit d’un point de vue historique ou dans une perspective économique, l’utilisation de la stéréoscopie selon les époques. L’ancienneté de cette technique dans les différents régimes d’images en mouvement et d’images fixes est certes considérable, et il est effectivement possible d’établir des liens concrets entre la résurgence du cinéma en relief du début des années 2000 et son âge d’or dans les années 1950. L’accueil mitigé réservé aux premières manifestations d’autres effets immersifs tels que la couleur, le son et les écrans larges, de la part du public, des critiques ou des journalistes, rappelle également celui qu’ont connu les deux principales « vagues 3-D » décrites par les auteurs. À ce propos, le livre analyse en profondeur les problématiques qui ont presque causé la disparition du relief dans les années 1950 et crée d’intéressants parallèles avec le peu d’engouement suscité par sa réémergence au tournant du nouveau millénaire. Il est cependant important de noter que certains critiques, tel André Bazin (1952, p. 4-5), ont louangé la stéréoscopie pour sa contribution au réalisme cinématographique, qui en faisait un « pas nouveau et décisif vers un cinéma total ». D’autres, comme l’écrivain et cinéaste Chris Marker (1953, p. 31-32), critiquent cette quête perpétuelle du réel et préfèrent plutôt se tourner vers un réalisme qui « ne va pas forcément de pair avec le perfectionnement de la représentation » dans la mesure où il « ne vient pas de l’imitation de la réalité, mais de la référence à une représentation admise de ladite ». On retrouve ironiquement, aujourd’hui, des divergences d’opinions analogues parmi les cinéastes. Pour le réalisateur Christopher Nolan, fervent défenseur de la pellicule argentique en cette ère du tout numérique, « la 3D est davantage une expérience individuelle lors d’un visionnement […] et ce n’est pas vraiment ce qu’il y a de mieux si l’on recherche une expérience commune [2] ». Quant à James Cameron, le cinéaste derrière le phénomène stéréoscopique Avatar (2009) et grand promoteur des technologies numériques, il considère que la « 3D est une extension de [sa] création cinématographique » et qu’il « ne devrait y avoir aucune raison artistique qui empêche un film d’être tourné en 3D et d’en tirer avantage [3] ». Les auteurs mentionnent par ailleurs que ces constantes divergences d’idées et d’opinions provoquent une certaine ambivalence au niveau de la création des films en relief.

La collaboration Barnier-Kitsopanidou prend tout son sens dans les segments qui relèvent de leurs expertises personnelles. La partie de l’ouvrage consacrée aux aspects économiques et techniques de la stéréoscopie au cinéma permet de mieux comprendre les nombreux problèmes auxquels fait face le cinéma en relief, notamment en ce qui a trait aux stratégies marketing des studios, à la fiabilité du matériel employé pour la production des films et aux conditions parfois inadéquates de la projection en salles. L’apparition de procédés de prise de vues et de projection anamorphiques, comme le Cinérama et le Cinémascope, coïncide avec ce que les auteurs appellent le boom de l’après-guerre (1952-1954) dans l’histoire du cinéma en relief. Ce phénomène a eu des répercussions majeures sur le succès de la stéréoscopie. On insiste sur le fait que ces écrans panoramiques reproduisent l’illusion tridimensionnelle sans lunettes 3D, ce qui n’aide en rien la cause. C’est d’ailleurs l’occasion pour les auteurs de remettre en question certaines idées reçues concernant les véritables raisons de ce foisonnement tridimensionnel soudain, dont les premières manifestations ont lieu en Angleterre. Plusieurs articles commentant la sortie des nombreux films en 3D de l’époque comparent les niveaux de réalisme respectifs des écrans larges et de la stéréoscopie, et font état des multiples complications techniques et des coûts élevés qui entourent la production et la diffusion des films, le relief étant synonyme de son stéréophonique et de couleur. Près de cinquante ans plus tard, comme le soulignent les auteurs, la réémergence du cinéma en relief des années 2000 permet de perfectionner la technologie avec l’apparition d’outils numériques pouvant intervenir sur le rendu final souhaité.

Malgré les premières tentatives infructueuses de résurrection de la stéréoscopie, on entreprend de sortir des films en relief sur support IMAX. Reconnus pour leur effet d’immersion totale avec leurs écrans de 22 mètres de hauteur, sur lesquels sont projetés des films en pellicule 70 mm, et leur environnement sonore tridimensionnel, les cinémas IMAX, qui diffusent depuis les années 1980 des longs métrages en relief (voir Aitken 2006, p. 169), deviennent alors l’une des plates-formes principales de diffusion de courts et de longs métrages 3D. Fervent amateur et défenseur de la 3D, le cinéaste Robert Zemeckis s’est récemment exprimé sur le travail qu’implique le tournage d’un film stéréoscopique, lors d’une conférence de presse donnée en septembre 2015 au New York Film Festival à l’occasion de la sortie de son film The Walk (Rêver plus haut / La marche), également diffusé en 3D :

Je crois que la 3D est un outil de création pour les cinéastes, et que la décision de l’utiliser ou non doit se prendre dès le début, selon les besoins de l’histoire ou du scénario, tout comme la décision de tourner un film en couleurs ou en noir et blanc, en écran large ou bien sphérique […] Selon moi, on devrait l’utiliser pour rehausser les émotions que l’on retrouve dans l’histoire [4].

Il n’est pas surprenant de constater que la première « ressortie officielle » du cinéma en relief correspond à la sortie en 2004 du film d’animation The Polar Express (Le pôle express / Boréal Express) de Zemeckis. En plus de renouveler l’intérêt du public pour la stéréoscopie, le célèbre réalisateur, connu pour ses longs métrages aux effets spéciaux de grande envergure, en profite pour lancer au même moment la technique de la performance capture. Grâce à cette technologie révolutionnaire, il est maintenant possible de saisir les expressions des acteurs en plus de capter leurs mouvements, et de les transposer dans un univers virtuel que le réalisateur peut modeler à sa guise après le tournage. Souvent associées à la 3D, aux films de genres et aux films d’animation en images de synthèse tels que The Adventures of Tintin (Les aventures de Tintin — Le secret de La Licorne, Steven Spielberg, 2011) ou à des films hybrides, comme Avatar, les techniques de capture de mouvements (motion capture) et de capture d’interprétation [5] (performance capture) contribuent à la pérennité de la stéréoscopie. Sur les dix films les plus rentables de l’histoire [6], huit ont été tournés avec des techniques de saisie de mouvement et diffusés en trois dimensions [7]. Envisager l’association de technologies garantissant une immersion quasi totale contribuerait donc à garantir le succès des films en relief. L’apparition de techniques sonores ambiophoniques telles que le Dolby Atmos — sans doute un diminutif pour atmospheric — vient ainsi à la rescousse de la stéréoscopie, une fois de plus menacée malgré les nombreux succès passés. La sortie en 2013 du film Gravity (Gravité, Alfonso Cuarón), perçu comme un amalgame d’effets audiovisuels projeté sur IMAX avec un son Dolby Atmos, change complètement la donne en plongeant le spectateur au coeur d’un univers « englobant » — pour reprendre ici l’expression très juste des auteurs — où sont évités autant que possible les effets de surgissement et de jaillissement, qui peuvent parfois s’éloigner d’un certain réalisme, et où seul le sentiment de profondeur est mis de l’avant pour offrir une expérience immersive optimale. Le film est un triomphe instantané en salle et redonne un souffle de vie au cinéma en relief.

Plusieurs autres oeuvres en marge des films « commerciaux » se frayent un chemin vers une voie plus expérimentale. Un chapitre tout entier est d’ailleurs consacré à ces expérimentations, à ces films d’art et d’essai qui tentent de repousser les limites du cinéma en relief. Ces « ovnis » cinématographiques, pour la plupart diffusés dans des festivals, sont mis en scène par des cinéastes aussi notables que Peter Greenaway, Jean-Luc Godard et Wim Wenders. Ces derniers ont pris un virage stéréoscopique, afin de partir en quête d’un nouveau mode d’expression filmique, différent de celui qu’emploie le cinéma narratif traditionnel. Le célèbre mot de Jean-Luc Godard, cité dans la biographie que lui a consacrée Antoine de Baecque (2010, p. 112) — « le fond d’un film, c’est sa forme » — prend tout son sens avec ses deux derniers films tournés en 3D, soit le court métrage Les trois désastres — qui fait partie du triptyque 3x3D (2014) pour lequel Peter Greenaway et Edgar Pêra ont également réalisé chacun un court métrage — et le long métrage intitulé Adieu au langage (2014). Les auteurs font de ces deux films de Godard une analyse intéressante où sont explorés en détail les méandres stéréoscopiques de la mise en scène. Ironiquement, c’est pour Adieu au langage que le cinéaste a remporté sa première récompense cannoise en carrière, le prestigieux Prix du jury, partagé avec Xavier Dolan, qui s’amuse lui aussi, dans Mommy (2014), à briser les barrières des formats de projection d’images cinématographiques. Le documentaire 3D de Wim Wenders sur la chorégraphe Pina Bausch, Pina (2011), qualifié par Charlotte Higgins (2011), dans The Guardian, de premier « 3D arthouse film », s’est fait quant à lui remarquer pour son usage unique de la stéréoscopie ; le film a été présenté dans de nombreux festivals à travers le monde, en plus d’être mis en nomination pour l’Oscar du meilleur film documentaire. On découvre ainsi que lorsque les règles du cinéma en relief sont mises à mal, voire carrément abolies par des artistes audacieux, la 3D est bien loin de disparaître.