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La décision d’Adolph Zukor de rouvrir, en juillet 1928, le studio de production de la Paramount situé à Astoria, sur l’île de Long Island, près de New York, est directement liée à l’arrivée du cinéma sonore [2]. Cette nouvelle configuration rend en effet cruciale la question de l’accès aux ressources scéniques et, en particulier, durant ces années marquées par la prédominance du film musical, aux attractions spécifiquement musicales. L’acquisition de numéros, de spectacles déjà constitués, mais aussi le recrutement de vedettes de la danse et du chant, ou encore de professionnels du spectacle musical (compositeurs, paroliers, chefs d’orchestre…) constituent un enjeu déterminant pour l’ensemble des grandes maisons de production, conduisant à ce que Donald Crafton (1997, p. 492) a appelé le « Broadway film rush of 1928 ». Dans cette situation où la proximité avec Broadway revêt une importance considérable, la Paramount n’est évidemment pas la seule à chercher à maintenir une antenne new-yorkaise — la Warner tourne notamment ses « courts métrages Vitaphone » sur la côte Est. Cependant, alors que les autres grandes compagnies hollywoodiennes se servent essentiellement de ces antennes pour produire des courts métrages, le studio d’Astoria fonctionne comme une unité de production à part entière, où se tournent non seulement des compléments de programme et des films-tests, mais également des longs métrages. Dans son livre consacré à la production de films à New York, Hollywood on the Hudson, Richard Koszarski (2008) souligne en effet que, de juillet 1928 à février 1932 (date de la fermeture définitive du studio de Long Island), 38 longs métrages sonores y sont réalisés, ce qui représente la plus grosse production de la côte Est durant la période classique [3]. Ces longs métrages sont d’abord conçus comme des films de prestige. En témoigne notamment l’engagement par le studio d’un réalisateur ambitieux, Robert Florey, ainsi que des meilleurs spécialistes du son. Cette politique ne dure pourtant que le temps de la saison 1928-1929 : Koszarski explique en effet que dès la fin de 1929, et surtout à partir de 1930, la baisse de la qualité des films — notamment du fait du soin moindre accordé à la réalisation —, ainsi que les difficultés financières rencontrées par le studio conduisent la Paramount à aligner ses pratiques sur celles de ses concurrents, en utilisant son antenne new-yorkaise avant tout pour y faire des courts métrages. Le studio d’Astoria n’en continue pas moins à produire avec régularité également des longs métrages, en quantité bien supérieure aux autres studios new-yorkais. La Paramount y exerce à nouveau à plein, durant cette période, sa stratégie des « Famous Players for Famous Plays [4] », c’est-à-dire le recours privilégié aux ressources de Broadway, mises au service de la réalisation de feature films compris à la fois comme des longs métrages et comme des productions de prestige. Elle va faire de son studio new-yorkais un espace d’expérimentation [5] lui permettant d’articuler des expériences ponctuelles sur le potentiel cinématographique des divers types d’attractions musicales scéniques avec une réflexion structurelle sur les modalités d’inscription de ces attractions dans le film de fiction.

Cette dimension expérimentale porte donc sur les longs métrages musicaux. Leur identification ne va évidemment pas de soi, à une époque où la distinction entre film sonore et film musical est encore très floue. En essayant malgré tout de repérer les longs métrages accordant une forme de primauté à la musique, on aboutit à une liste de onze titres, à savoir, dans l’ordre chronologique de leur sortie aux États-Unis : The Cocoanuts (Noix de coco, Robert Florey et Joseph Santley, mai 1929), The Battle of Paris (Robert Florey, janvier 1930), Glorifying the American Girl (Millard Webb, février 1930), The Big Pond (La grande mare, Hobart Henley, mars 1930), Dangerous Nan McGrew (Malcolm Saint-Clair, mars 1930), Young Man of Manhattan (Monta Bell, avril 1930), Queen High (Fred Newmeyer, mai 1930), Animal Crackers (Animal Crackers, l’explorateur en folie, Victor Heerman, août 1930), The Sap from Syracuse (Edward Sutherland, octobre 1930), Follow the Leader (Norman Taurog, octobre 1930), The Smiling Lieutenant (Le lieutenant souriant, Ernst Lubitsch, mai 1931 [6]). Il s’agira alors, à travers l’analyse des discours produits par le studio — à la fois sur son processus de production et sur les films qui en sont issus [7] —, ainsi que des stratégies publicitaires des exploitants de salles [8], d’essayer de restituer la manière dont se met en oeuvre, à Astoria, cette recherche sur la place des attractions scéniques dans le long métrage musical. Ces différents documents permettent en effet d’observer l’évolution du type de ressources mobilisées, ainsi que la manière dont celles-ci sont ensuite adaptées au média cinématographique, puis valorisées (ou au contraire minimisées) dans les différents dispositifs de promotion des films — déployés à l’échelle nationale par la Paramount, ou localement par les exploitants de salles. Ils éclairent également la manière dont le studio réorganise ses processus de production, au fur et à mesure de l’évolution de ces expérimentations. Nous essaierons de mettre en lumière l’existence, durant cette période pourtant relativement brève, de nettes inflexions stratégiques, conduisant à la mise en place de plusieurs configurations distinctes. La première s’appuie sur le modèle du tableau vivant, tel qu’il s’est structuré à Broadway ; elle se trouve cependant rapidement supplantée par un second modèle, centré sur la mise en valeur du chant et de l’interprétation ; la troisième et dernière modalité se caractérise, d’une part, par la volonté de reproduire le modèle du spectacle intégré, et, d’autre part, par une stratégie publicitaire qui hésite entre la dissimulation et la valorisation de cette reproduction.

Le modèle du tableau vivant

Les deux premiers longs métrages musicaux produits à Astoria le sont pendant la saison 1928-1929, en pleine période du « virtual Broadway » (Crafton 1997, p. 11), caractérisée par une forte présence de films dont la fonction essentielle consiste à mettre les productions de Broadway à la disposition de l’ensemble des spectateurs du territoire. Il n’est donc pas surprenant que les deux films soient conçus en référence étroite et explicite avec celles-ci. Le premier, The Cocoanuts, est l’adaptation d’un spectacle musical dans lequel les Marx Brothers ont triomphé à New York durant la saison 1925-1926 ; la production commence en janvier 1929 et le film sort en mai. Le second, Glorifying the American Girl, dont le titre renvoie de manière transparente aux « Ziegfeld Follies », est le fruit d’un projet de coopération entre Florenz Ziegfeld et la Paramount qui est en cours depuis 1925 et qui se trouve réactualisé par l’arrivée du cinéma sonore.

Il s’agit d’une période durant laquelle on souligne volontiers les origines théâtrales des films sonores. Les dirigeants de la Paramount insistent ainsi à plusieurs reprises sur le fait que The Cocoanuts est l’adaptation d’un spectacle musical à succès : le « first vice-president in charge of Paramount production », Jesse Lasky, annonce dans les Motion Picture News du 12 janvier 1929 (p. 129) la mise en chantier de ce qu’il appelle « our first musical comedy in talking films », tandis que quelques mois plus tard, Monta Bell, « producer in charge of Paramount’s Long Island studio », qualifie The Cocoanuts de « première tentative » de transposition d’un « spectacle musical de première classe » :

We have made already a big musical comedy “The Cocoanuts,” starring the Four Marx Brothers. […] It was the first attempt to put a first class musical show from the stage, preserving the musical comedy technique, into talking pictures

Monta Bell cité dans le Film Daily du 17 avril 1929, p. 9

Cela ne signifie pas pour autant qu’on soit dans une logique d’adaptation. S’il s’agit bien de recruter des talents issus de la scène, on ne cherche pas particulièrement à préserver l’intégrité du spectacle dans sa version originale. En effet, si les producteurs reprennent bien une partie de la distribution (non seulement évidemment les Marx Brothers eux-mêmes, mais aussi Margaret Dumont), le recrutement se fait également largement à l’extérieur de celle-ci. Ainsi engage-t-on le couple de chanteurs Oscar Shaw et Mary Eaton, ainsi que des danseurs issus de la scène [9], ou encore deux groupes de chanteurs venus du Metropolitan. On retrouve la même logique pour le traitement musical : le studio fait appel à Irving Berlin, le compositeur de la musique du spectacle de Broadway, pour écrire la musique du film, mais ne reprend telles quelles que quatre des chansons du spectacle original. De même, Glorifying the American Girl est conçu comme une juxtaposition de numéros, reliés après coup par une trame narrative ténue. S’il s’agit d’abord de numéros repris de la scène, on y ajoute en catastrophe, dans un second temps, des performances issues de courts métrages. Le casting, composé selon une logique purement cumulative, porte la marque de cet hétéroclisme. On y trouve ainsi d’une part des performers déjà habitués au cinéma, tel Eddie Cantor reprenant un numéro précédemment élaboré pour un court métrage, et, d’autre part, des artistes de cabaret, provenant essentiellement des revues de Ziegfeld (Dan Healy, Marjorie Wittington…), mais aussi d’ailleurs, comme Kaye Renard, qui vient du Moulin-Rouge.

Fig. 1

Publicité pour le film Glorifying the American Girl dans le Film Daily du 6 décembre 1929 (p. 6-7).

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La musique, dans ces longs métrages, intervient sous la forme d’une série d’attractions disjointes — principalement empruntées aux diverses scènes de l’époque, du Moulin-Rouge au Metropolitan — dont le travail mené à Astoria vise essentiellement, semble-t-il, à amplifier la dimension visuelle. Ce choix est revendiqué par la direction du studio : ainsi, dans un entretien publié dans le Film Daily du 17 avril 1929 (p. 9) où il fait un premier bilan sur le cinéma sonore, Monta Bell insiste sur l’idée que le film doit avant tout plaire au regard :

“The pictures being turned out today differ from their predecessors chiefly in being better to look at,” Bell says. “We are finding, just as the studio believed six months ago, that the product first of all must please the eye.”

La production de Glorifying the American Girl obéit en effet à une logique de création de tableaux spectaculaires. On souligne la monumentalité des numéros, qu’il s’agisse du plateau — que le chroniqueur Arthur Eddy qualifie, dans le Film Daily du 24 mai 1929 (p. 9), de « largest set erected in the East since the resumption of production activities » —, de la variété des costumes (« Never before in the history of the Eastern studio has there been such an array of costumes [10] ») ou du nombre d’artistes (« Seventy-five girls including the ballet dancers, show girls, and those in the “Pageant of Lovers” were used in the big musical numbers [11] ») et même de figurants (« more than 2,000 extras [12] »). Ces numéros, à la fois par leur complétude, par le soin apporté à la composition plastique, ou encore par le tournage en Technicolor, obéissent manifestement à une logique de tableau vivant. Comme le souligne le chef costumier du studio, H. M. K. Smith, dont les propos sont rapportés dans le Film Daily du 26 mai 1929 (p. 10), le passage au sonore, loin de diminuer l’importance d’avoir des scènes composées avec soin, la renforce au contraire :

Sound pictures have not done away with elaborate scenes and costuming as some commentators have said, asserts H.M.K. Smith, head of the wardrobe department at the Paramount Long Island studio […] “Costuming is becoming even more important in pictures now that we have sound,” explains Smith, “because we are doing more musical comedy numbers than ever.”

Ce choix ne passe pas inaperçu : ainsi, si le film s’attire globalement des critiques très négatives, les rares compliments qu’il suscite concernent justement ces « tableaux [13] ». Cette orientation peut évidemment s’expliquer par la volonté de transposer au cinéma le modèle de la revue, qui constitue la référence explicite du film ; on retrouve cependant la même stratégie pour The Cocoanuts, qui ne s’inscrit pourtant pas dans cet héritage. En effet, si la dimension expérimentale et novatrice du travail de réalisation mené par Robert Florey est notée et saluée par plusieurs historiens — au premier rang desquels se trouve Richard Koszarski (2008) —, les efforts de mise en scène portent étonnamment non pas sur la mise en valeur des numéros comiques des Marx Brothers [14], mais là encore sur celle de certains numéros musicaux, parachevés et composés avec soin — l’exemple le plus prégnant étant évidemment le cinquième numéro, celui du ballet filmé en plongée, numéro chanté et dansé fréquemment cité comme précurseur du style de Busby Berkeley.

Cette orientation ne sera pourtant pas poursuivie : en effet, si The Cocoanuts est un succès commercial, il semblerait, si on en croit les discours critiques de l’époque, que ce soit avant tout du fait de la présence des Marx Brothers ; quant à Glorifying the American Girl, sorti en retard [15], il est perçu comme un film démodé, et s’avère un échec retentissant. Plus largement, l’évolution des attentes du public, lassé des numéros au spectaculaire trop théâtral, et les progrès techniques dans l’enregistrement du chant expliquent sans doute la réorientation stratégique du studio. Celui-ci tend en effet ensuite à délaisser cette approche modelée sur le tableau vivant pour se concentrer sur la production, l’interprétation et la mise en circulation de chansons.

La chanson et la vedette

Cinq films produits durant la première partie de la saison 1929-1930 s’inscrivent à l’évidence dans cette nouvelle configuration : The Battle of Paris, The Big Pond, Dangerous Nan McGrew, Young Man of Manhattan et The Sap from Syracuse. On est toujours à cette époque dans une période de forte prédominance du film musical, et le maintien d’une production à Astoria se justifie avant tout par la volonté d’utiliser les ressources musicales de Broadway. En revanche, la nature de l’attraction musicale recherchée se transforme : on passe en effet de la reprise de numéros grandioses et spectaculaires à la recherche de prestations centrées sur le charisme d’un interprète. Cette réorientation va de pair avec un glissement qui mène de la valorisation de la performance vocale à celle de l’interprétation [16]. Ainsi, ce qu’on recherche désormais à Astoria, ce ne sont pas tant de grands chanteurs que, pour reprendre la formulation de Koszarski (2008, p. 213), de « bright young things who could sing and dance » : autrement dit des interprètes capables à la fois de jouer et de chanter de manière plaisante, tels que Ginger Rogers, Charles Ruggles, Jack Oakie, Claudette Colbert ou Maurice Chevalier, tous sollicités par le studio new-yorkais durant cette période.

Ce changement dans la nature des attractions recherchées s’accompagne d’une reconfiguration de l’organisation interne du studio et de son processus de production. La vocation principale du personnel musical consistera dorénavant à fournir des chansons pour les performers repérés à Broadway. Au moment de la production de The Cocoanuts, on avait recruté à la fois Irving Berlin, le compositeur du spectacle, et Frank Tours, le conseiller musical (musical advisor). Si ce dernier poursuit son travail sur les productions suivantes, Irving Berlin, en revanche, ne reste pas après Glorifying the American Girl [17], et on n’engage pas d’autre compositeur pour le remplacer. Le modèle qui se met en effet en place est une organisation dans laquelle, pour chaque projet, un conseiller musical coordonne et supervise une équipe d’auteurs de chansons (parfois qualifiés de « songsmiths ») auxquels on demande avant tout de composer des « catchy song numbers [18] », c’est-à-dire des chansons que le public retiendra.

Cette nouvelle organisation s’accompagne de la mise en place d’une stratégie de promotion des films axée sur ces chansons inédites et produites en interne, que la Paramount met régulièrement en avant dans son matériel publicitaire imprimé, comme dans cette publicité des Motion Picture News du 4 janvier 1930 annonçant la sortie de Dangerous Nan McGrew : « Helen Kane “boop-a-dooping” as “Dangerous Nan McGrew” » (le « boop-a-dooping » faisant référence aux chansons grâce auxquelles l’actrice du film était à l’époque devenue une chanteuse célèbre). Le studio a également recours à la radio, média avec lequel il a noué depuis un moment des liens structurels [19] : Maurice Chevalier et Gertrude Lawrence y vont à plusieurs reprises pour interpréter la chanson phare de leurs films respectifs (The Big Pond et The Smiling Lieutenant dans le premier cas, The Battle of Paris dans le second). Enfin, la promotion des chansons passe aussi par les produits dérivés : des partitions publiées par les éditions Famous Music, ou encore des disques, dont certains sont expressément destinés à l’organisation de « ballyhoos [20] ».

Si la Paramount utilise ces chansons, dont elle a elle-même financé la création et dont elle détient les droits, comme arguments publicitaires, en revanche, l’attitude des directeurs de salles — du moins telle qu’on peut essayer de la restituer à travers la lecture de la presse spécialisée de l’époque — semble nettement plus réservée. On peut repérer une volonté de mettre en avant les chansons de The Battle of Paris : un exploitant conseille notamment à ses collègues, dans l’un des « Showmen’s Ad. Tips » des Motion Picture News du 25 janvier 1930 (p. 45), entre autres actions possibles, de conclure des accords avec des magasins de musique (« Tie up with radio, music, phonograph, record shops for display of song hits »). Cela peut toutefois s’expliquer par le fait que le film semble avoir un scénario particulièrement indigent [21] et que la plupart des critiques n’y voient rien à louanger à part les prestations musicales de Gertrude Lawrence et de Charles Ruggles. Si on y ajoute le fait que deux des quatre chansons du film ont été composées par Cole Porter, il n’est finalement pas étonnant que les directeurs de salles s’efforcent d’attirer sur elles l’attention du public. Mais à l’exception de ce cas un peu particulier, les chansons ne semblent être qu’un argument secondaire, qu’on ne mobilise qu’en l’absence d’autres éléments plus porteurs : dans les « Exploitation Reviews » des Motion Picture News du 3 mai 1930, par exemple, qui présentent (p. 101) la liste des éléments de Young Man of Manhattan que les exploitants sont susceptibles d’utiliser comme outils de promotion du film, les chansons (« A few good songs ») n’apparaissent qu’en cinquième position :

Selecting some of the highlights of this production for exploitation purposes, we enumerate the following :

  1. The story, by Katherine Brush.

  2. Cast, Claudette Colbert, Charles Ruggles, Ginger Rogers & Norman Foster.

  3. Sports : Baseball, Football, Prize Fights, Bike Races, etc.

  4. Typewriters. Portable included.

  5. A few good songs.

  6. G. E. Refrigerators.

  7. Kitchen utensils and equipment.

  8. Railroad trains.

De même, les directeurs de salles ne conseillent quasiment jamais de tabler sur les chansons de The Big Pond — dont la commercialisation a pourtant eu beaucoup de succès ; ils préfèrent miser sur Chevalier lui-même, en mettant son nom en évidence dans le matériel publicitaire, en affichant des portraits de lui ou en soulignant l’exotisme de ses origines [22]. Enfin, la promotion de The Sap from Syracuse se fait là encore essentiellement autour de la star, en l’occurrence Jack Oakie. Quels que soient les efforts de la Paramount pour promouvoir les chansons issues de ces films, il semble donc que la mise en avant de la vedette, à une époque où le star system fonctionne à plein, reste de toute manière une stratégie plus fiable.

De cette série de films, The Big Pond est le seul à avoir réellement du succès. Koszarski (2008) comme Richard Barrios (1995) y voient la conséquence de la piètre qualité des films : pour Barrios, le studio a eu tort de privilégier les auteurs de chansons de seconde zone au détriment des grands compositeurs de l’époque ; Koszarski, pour sa part, évoque un problème d’audace et d’inventivité plus général. Quoi qu’il en soit, les résultats peu concluants de cette stratégie expliquent probablement pourquoi elle sera finalement abandonnée.

Tester le potentiel cinématographique du spectacle intégré

Les quatre derniers films musicaux produits à Astoria — Queen High, Animal Crackers [23], Follow the Leader et The Smiling Lieutenant — se présentent explicitement comme des adaptations. Ils s’appuient sur une stratégie de réinvestissement tant de la forme du film musical que des modèles et des références proposés par le théâtre. Ces films se font en effet durant une période de déclin de la comédie musicale, qui est en perte de popularité dès février 1930. Pourtant la Paramount, loin de se détourner du genre, fait au contraire de son studio new-yorkais le centre de sa réflexion sur le renouveau de celui-ci. Ainsi, dès le 13 avril 1930, le Film Daily annonce que la Paramount « is preparing to concentrate most of its musical comedy production at the Long Island studios » (p. 4). La nomination en août de Lubitsch — qui vient de réaliser pour la Paramount deux comédies musicales très bien reçues, The Love Parade (Parade d’amour, 1929) et Monte Carlo (Monte-Carlo, 1930) — au poste de directeur de la production va clairement dans ce sens. Cette stratégie se trouve ensuite explicitée par diverses déclarations des dirigeants de la Paramount, tels ces propos rapportés dans le Film Daily du 11 janvier 1931 : « Should musical films return to general favor, it is expected that the majority will be made at the New York studio » (p. 5).

Ce réinvestissement s’appuie sur la réorganisation et le développement de la production musicale du studio. Celui-ci passe en janvier 1930 un contrat avec les producteurs de théâtre Laurence Schwab et Frank Mandel, qui viennent de réaliser une série de spectacles musicaux à succès à Broadway et qui sont engagés, ainsi que leur chef d’orchestre Al Goodman, pour superviser non seulement l’adaptation cinématographique de leur spectacle Queen High, mais aussi l’ensemble de la production musicale du studio. Il s’agit ainsi manifestement d’aligner celle-ci sur le modèle du spectacle intégralement musical, tel que Schwab et Mandel le produisent à Broadway. Les recrutements effectués par Lubitsch entre février et avril 1931 pour The Smiling Lieutenant, qu’il s’agisse de ses propres collaborateurs (notamment George Hippard et Merrill White), du parolier Clifford Grey ou encore d’Oscar Straus, auteur de la partition originale et sollicité pour faire des arrangements et des chansons complémentaires, prolongent et amplifient cette stratégie. En effet, à travers l’engagement de ces professionnels prestigieux et reconnus, ainsi que de nombreux autres, il s’agit de créer un service à part entière, à même de proposer une production musicale ambitieuse. On passe ainsi d’une équipe constituée d’un conseiller musical et d’auteurs de chansons à une structure supervisée par des producteurs de spectacles théâtraux, comprenant un chef d’orchestre et de nombreux musiciens. La Paramount confirme ce choix en affirmant dans le Film Daily du 11 janvier 1931 (p. 5) : « The Paramount New York studio now has what is considered the largest music staff of any studio in the country [24]. »

Parallèlement à cette nouvelle organisation, le studio modifie aussi profondément son rapport aux ressources de Broadway. Il s’agit désormais d’utiliser la proximité des théâtres pour y trouver non seulement des interprètes, mais aussi des spectacles déjà constitués. Ainsi, ces quatre films, contrairement aux précédents, sont tirés de spectacles musicaux, et s’inscrivent dans une logique explicite d’adaptation : en témoigne l’engagement des vedettes du spectacle (Ed Wynn pour Follow the Leader et les Marx Brothers pour Animal Crackers) et même, dans le cas de Queen High, d’une partie importante de la distribution (à savoir Ginger Rogers, Dorothy Walters et Frank Morgan). De même, si le studio maintient la politique, plus conforme au fonctionnement du star system, consistant à privilégier des interprètes charismatiques plutôt que de grandes voix — ce dont témoigne notamment la permanence du recours à Maurice Chevalier, de The Big Pond à The Smiling Lieutenant —, ce choix n’empêche pas de proposer une partition ambitieuse. Le compositeur Oscar Straus, cité dans le Film Daily du 19 avril 1931 (p. 5), souligne en effet que si les voix des interprètes doivent être « plaisantes », elles n’ont dorénavant plus besoin, grâce aux progrès des techniques d’enregistrement, d’être « puissantes » :

The fact that the majority of screen actors and actresses do not have powerful singing voices is not a serious handicap to the composer, according to Straus, as sound engineers have brought recording to a perfection that permits an ordinary pleasant or small singing voice to put over musical comedy or operetta numbers in an effective enough fashion.

Cette nouvelle stratégie consistant à proposer des films qui, d’une part, reprennent le modèle théâtral de la comédie musicale, et qui, d’autre part, offrent une musique véritablement ambitieuse, ne modifie pas encore le principe général d’organisation des films : la musique y intervient toujours sous forme de numéros ponctuels. Cette filiation théâtrale n’est pas non plus mise en avant dans les discours publicitaires, le studio s’efforçant même dans un premier temps de la minimiser. Ainsi le chroniqueur Ralph Wilk précise-t-il, dans le Film Daily du 6 avril 1930 (p. 13), que Queen High ne sera pas « a musical comedy, as it was originally », mais plutôt « a farce comedy with music [25] ». Quant à Charles Hynes, qui fait la critique de Follow the Leader dans les Motion Picture News du 15 décembre 1930 (p. 31), il explique que si le film est bien l’adaptation d’un spectacle musical, la Paramount en a volontairement réduit, notamment en en modifiant le titre, la dimension musicale :

This is an adaptation of the musical show, “Manhattan Mary,” but Paramount wisely has subordinated the musical slant, making it but incidental to a good action comedy. Even the title was changed to remove the musical comedy onus.

Il s’agit évidemment, comme le font aussi les autres studios, de minimiser la part musicale, à une période où celle-ci est perçue comme un défaut ; ces déclarations se font pourtant à une période où le studio non seulement développe ses ambitions musicales, mais le fait également en relation de plus en plus étroite avec les modèles et savoir-faire hérités de Broadway.

The Smiling Lieutenant, annoncé dans le Film Daily du 11 janvier 1931 comme « the first big musical of the year » (p. 5), est présenté par la Paramount comme une rupture, dans la mesure où il s’agirait d’un retour au film musical de prestige. Du point de vue esthétique, la rupture est incontestable : il s’agit effectivement de la première réalisation essentiellement musicale du studio, marquée non seulement par la présence régulière de numéros musicaux, mais surtout par une continuité musicale témoignant du passage net à une logique de partition. Cette rupture est amplement soulignée lors de la promotion du film, qui s’emploie à assortir la dimension musicale d’une idée de prestige. Pour ce faire, le studio fait valoir trois choses : d’abord, l’ampleur des moyens engagés, qu’ils soient financiers (« the first “million-dollar” talker made in the eastern plant [26] ») ou humains (le recrutement d’un conseiller militaire [27], huit nationalités différentes représentées) ; ensuite, le prestige des artistes ayant participé au projet (Oscar Straus, Ernst Lubitsch) ; enfin, le côté spectaculaire de la réalisation, notamment la taille des décors (« An imposing street scene, extending the entire length of the Paramount New York studio […] [28] »), ou encore le nombre de figurants ou de musiciens. Il n’en reste pas moins que le film est le résultat d’une politique mise en place depuis plusieurs mois et qu’il s’inscrit dans la continuité des productions précédentes, dont il est en réalité le prolongement logique.

Fig. 2

Publicité pour The Smiling Lieutenant dans le Film Daily du 28 mai 1931 (p. 6).

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La réception, notamment critique, du Smiling Lieutenant est bonne, et le film est considéré comme un succès ; il est donc probable que le studio aurait maintenu cette orientation. Néanmoins, la crise économique conduit la Paramount à d’abord licencier une partie importante du personnel d’Astoria, puis à fermer complètement le studio new-yorkais en février 1932. L’expérience se trouve ainsi brutalement arrêtée.

Le studio d’Astoria remplit évidemment, durant cette période des débuts du cinéma sonore, une fonction similaire à celle des autres unités de production new-yorkaises, à savoir repérer et tester les différentes ressources musicales offertes par Broadway — qu’il s’agisse de vedettes, de musiciens, de chorégraphes, ou encore de numéros, voire de spectacles déjà constitués. La Paramount poursuit cependant également un objectif plus ambitieux, en s’efforçant de faire de son studio new-yorkais un lieu d’expérimentations sur la nature et la fonction de l’attraction musicale au cinéma. Loin d’être cantonnée à la première saison, qu’on qualifie parfois d’« expérimentale », cette dimension persiste de manière ininterrompue : en témoignent le choix jamais désavoué de produire sur place des longs métrages, de même que la réorganisation constante de la production musicale et des méthodes de promotion des films. On expérimente ainsi diverses modalités d’attractions musicales : la première, qui se concentre sur le numéro, s’inscrit dans une logique théâtrale de tableau vivant ; dans un second temps, c’est sur la chanson et sur son interprétation par une star charismatique que le studio porte son attention ; enfin, dans un troisième temps, le studio met sur pied un service de production musicale à part entière, lui permettant de tester les potentialités cinématographiques du spectacle musical intégré — une stratégie qu’il ne pourra toutefois pas mener à son terme. Durant cette période d’instabilité, l’attraction musicale cinématographique semble ainsi se construire et se définir avant tout à travers les interactions que le studio entretient avec Broadway : c’est en effet par la redéfinition permanente de son rapport aux ressources issues du théâtre que la Paramount essaie de concevoir la nature et la fonction de la musique au cinéma.