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Introduction

En préparation pour deux méga-événements sportifs, la Coupe dU Monde de football de 2014 et les Jeux olympiques de 2016, les autorités municipales de Rio de Janeiro effectuent des interventions de « collecte » (recolhimento) massive de personnes en situation d’itinérance dans l’espace public et les acheminent de force vers des abris et des « communautés thérapeutiques », souvent à caractère religieux (Boiteux, 2013). De telles pratiques « néo-hygiénistes » visant à masquer les comportements considérés « non conformes » (Otero et Roy, 2013) que sont la consommation de drogues et l’itinérance, sont caractéristiques des contextes « d’exception » associés aux méga-évènements sportifs (Vainer, 2011). À Rio, « l’état d’exception » qui accompagne ces deux méga-événements sportifs, s’ajoute à un modèle d’urbanisme régi par la compétitivité, orienté vers le marché et instaurant la « ville-entreprise » comme « négation radicale de la ville en tant qu’espace politique » [traduction libre][1] (Vainer, 2011). Dans cet article, nous nous intéressons aux mouvements de mobilisation et de contestation qui émergent en réaction à l’état « d’exception » (Nativel, 2011). Par la contestation et la subversion de ce dernier, les mobilisations et activismes contemporains produisent des « micropolitiques » (Schäppi, 2016b) et des « pratiques du commun » (Laval, 2016) qui contribuent à problématiser les processus d’invisibilisation des marges de l’espace public urbain résultant des pratiques néo-hygiénistes urbaines.

Le présent article propose de comprendre les mobilisations contre les interventions néo-hygiénistes dans la ville de Rio de Janeiro en 2012, d’une part, en tant que résistance à l’imposition de la « ville-entreprise » comme modèle de spatialité urbaine et, d’autre part, en tant qu’affirmation de la cohabitation des différences comme façon légitime de penser et de vivre la ville contemporaine. En affirmant le droit à la ville pour tous, ou la ville comme cité politique, ces mobilisations luttent pour préserver ce qui est encore « public » dans l’espace urbain post-moderne. Dans un contexte où l’État devient garant de l’« exception », ces résistances et affirmations permettent-elles de penser les reconfigurations en cours des limites entre public, étatique et commun ?

Notre argument s’appuie sur l’étude d’un collectif militant agissant dans le champ de la santé mentale au Brésil, soit l’antenne de Rio du Mouvement national de lutte antimanicomial (MNLA). Nous procédons à une enquête cartographique auprès de ce collectif pour mettre au jour les débats et perspectives soutenues par ses militants — et notamment par ses militants-usagers — dans la mobilisation contre les pratiques d’internement involontaire de supposés usagers de crack, pratiques perpétrées par la municipalité sous prétexte de protéger leur santé.

1. Méthodologie : une recherche cartographique

L’approche méthodologique adoptée durant l’enquête de terrain est qualifiée de cartographique. Il s’agit d’une approche développée au Brésil, notamment dans le champ des études de la subjectivité, pertinente pour aborder des actions collectives et micropolitiques « en train de se faire » (Cefaï, 2007). La démarche cartographique consiste à accompagner des processus et des problématisations présents dans la rencontre entre le chercheur et son terrain. Ainsi, il s’agit d’assumer l’implication du chercheur avec son terrain de recherche. Ce dernier est compris et habité par le chercheur non pas comme un ensemble de formes préétablies, mais comme un « collectif de forces » en tension qui composent, entre autres, des « champs problématiques » (Kastrup, 2015 : 135) qu’il s’agit de cartographier.

Dans cette perspective, les discussions, les réflexions et les tensions présentes dans un terrain de recherche — tel que celui que j’ai rencontré à Rio — sont prises en compte dans le processus d’analyse. En effectuant une recherche cartographique auprès du mouvement antimanicomial à Rio en 2012, le dispositif d’internement forcé des usagers de drogues est apparu comme un enjeu, un problème autour duquel des débats, des résistances et des tensions se taient. Dans une perspective cartographique, « ce qui fait problème ou ce qui dénote une donance de sens exige toute notre attention » (Kastrup, 2015 : 136).

En rupture avec le modèle de la représentation, la cartographie est une méthode qui radicalise l’« approche terrain » (Paillé, 2011), car elle considère le sujet et l’objet de la connaissance comme deux pôles en processus continu de co-engendrement (Kastrup, 2015 ; Passos et al., 2008). Le travail de recherche consiste ainsi à « accompagner des processus ». Dans le cas de ma recherche, par le biais d’observations participantes de réunions et d’entretiens semi-structurés avec des militants, j’ai accompagné, entre autres, le processus de problématisation de la « question des drogues » et de mobilisation contre les internements forcés.

Le principal territoire de ma recherche cartographique auprès de l’antenne carioca du MNLA a été les réunions ou assemblées délibératives du mouvement, entre août et décembre 2012. Durant ces réunions, qui ont lieu toutes les deux semaines depuis une trentaine d’années, une vingtaine de participants — usagers, intervenants et proches des services publics de santé mentale — s’assoient en cercle (roda) et discutent sur des thèmes décidés collectivement en début de réunion. Durant celles auxquelles j’ai participé, la « question des drogues » et des pratiques asilaires envers les « usagers » s’est imposée comme incontournable[2]. La discussion sur la question des drogues mettait en évidence l’autoritarisme de la « ville-entreprise », la désignation des « drogués » comme sujets de non-droit et l’importance de poursuivre la lutte contre les pratiques d’enfermement et pour le droit à la différence dans la ville. Elle semblait confirmer que la politique de santé mentale brésilienne vivait un moment de « contre-réforme ».

Avant de présenter la cartographie des problématisations sur la question des drogues à l’oeuvre dans le mouvement antimanicomial en 2012, il convient de présenter le contexte, notamment les grandes lignes des politiques étatiques brésiliennes dans les champs de la santé mentale et des drogues. Je questionne comment ces politiques se rencontrent et s’opposent, en particulier autour de la construction du danger d’une prétendue « épidémie de crack », épidémie dont l’existence est contestée par le mouvement antimanicomial.

2. La réforme psychiatrique et la question des drogues au Brésil : trajectoire récente

Dans le contexte brésilien, les internements de masse s’inscrivent à la fois dans la continuité de pratiques étatiques d’enfermement des marges et d’imposition de l’ordre par la force[3], et en rupture avec la politique de santé mentale qui visait alors l’inclusion et la reconnaissance des droits des usagers.

Au Brésil, l’internement dans des institutions psychiatriques asilaires a longtemps été le pilier du dispositif de soins offert aux personnes vivant avec un problème de santé mentale. L’internement des personnes utilisatrices de substances illicites dans des asiles, cliniques privées ou « communautés thérapeutiques » pour « désintoxication » était un dispositif complémentaire à une autre « institution totale »[4] : la prison. Néanmoins, à partir du début des années 2000, la politique de santé mentale et la politique de drogues connaissent des transformations ainsi qu’une nouvelle interface. La réforme vise la désinstitutionnalisation des personnes vivant avec un problème de santé mentale et la création d’un large réseau communautaire de services psychosociaux publics, en substitution aux hôpitaux psychiatriques. En plus de la prise en charge des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale, ce réseau inclut des interventions auprès de personnes ayant une utilisation considérée problématique d’alcool et d’autres drogues (Remminger, 2014).

La mise en oeuvre de la réforme psychiatrique est si importante, qu’en 2006, la majorité des interventions publiques en santé mentale s’effectue dans le réseau psychosocial territorialisé, dont la gestion est assurée par les municipalités, notamment dans des centres d’attention psychosociale (CAPS[5]). Luttant depuis les années 80 pour l’abolition de l’internement asilaire, pour l’éthique des soins en liberté et pour la circulation de la folie et de la différence dans la cité (Lüchman et Rodriguez, 2007), le mouvement antimanicomial est un acteur important de ce processus de mise en oeuvre de la réforme psychiatrique. La politique de santé mentale et le mouvement réalisent ainsi des avancées importantes vers la reconnaissance des droits et de la citoyenneté des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale.

Durant le début des années 2000, suivant une tendance mondiale[6], la politique des drogues brésilienne connaît, elle aussi, des transformations. En 2003, le gouvernement brésilien adopte la « Politique du ministère de la Santé pour l’attention intégrale aux usagers d’alcool et autres drogues ». C’est avec cette politique que la réforme psychiatrique va s’emparer de la « question des drogues » (Silva, 2014). En 2006, une loi (11.343) censée protéger les usagers de substances illicites de l’emprisonnement vient consolider l’imbrication des réponses judiciaire et sanitaire à la question de la consommation de drogues. Depuis, deux paradigmes en tension proposent des stratégies diverses pour penser et agir sur cette question : le paradigme de la guerre aux drogues, basé sur la criminalisation et la répression, et le paradigme de la réduction des méfaits, basé sur l’inclusion de l’expérience des personnes faisant usage de substances psychoactives dans les stratégies pour y répondre (Macerata et al., 2014).

Ces lois contribuent à insérer la réforme psychiatrique et le mouvement antimanicomial[7] dans le champ de l’intervention envers les usagers de drogues, marquant une rupture avec les interventions juridiques et sanitaires qui misaient sur la répression des « usagers » et des « trafiquants » ou sur le traitement asilaire des « dépendants » dans des dispositifs de « désintoxication» privés, religieux et dans le tiers secteur (Silva, 2014; Passos, 2010). La politique publique de santé envisage alors la reconnaissance de diverses façons de vivre et la possibilité de traiter la question de la consommation problématique de substances psychoactives, autrement que par la répression et l’abstinence. Le paradigme de la réduction de méfaits devient ainsi une approche non seulement expérimentée dans des dispositifs publics comme les consultations de rue (consultórios de rua), mais également préconisée dans la politique de santé mentale ciblant les usagers de substances illicites. « Le réducteur de méfaits apparaît comme un agent communautaire habilité à négocier dans le territoire, en comptant avec l’expérience de la drogue, en s’appuyant sur elle et non pas contre elle, dans une pratique de santé située » [traduction libre] (Passos, 2010 : 9). Les politiques publiques semblent ainsi cheminer vers la reconnaissance des usagers de drogues et des usagers de services de santé mentale comme des êtres à la fois de désir et de droits, dont les modes d’existence pluriels peuvent coexister dans la cité et composer le paysage urbain.

Alors que la punition par l’emprisonnement ou l’abstinence forcée ont constitué pendant longtemps les principales interventions étatiques envers les usagers de substances illicites, au cours des années 2000 grâce aux luttes historiques portées par des mouvements sociaux et leur interface avec les politiques d’État, le Brésil semble cheminer vers une politique publique de santé mentale misant sur le paradigme de la réduction de méfaits, visant le dépassement de la période d’enfermement et de répression. Toutefois, la période réformiste dure à peine une décennie et, dans les années 2010, l’offensive asilaire associée au paradigme de la « guerre aux drogues » revient avec force. S’ouvre une période qualifiée par plusieurs militants de contre-réforme (Schäppi, 2016a), ancrée autour de la construction d’une prétendue « épidémie de crack ».

3. La construction de l’« épidémie de crack » et la contestation de la politique d’internements forcés à Rio de Janeiro

Au début des années 2010, on assiste à la construction et à la diffusion par les médias de masse d’un discours alarmiste sur l’« épidémie de crack » qui a pour effet de produire et d’entretenir la peur. Sans support épidémiologique, ce discours véhicule des affirmations concernant la consommation de crack : « la rapide installation du vice, son haut niveau de létalité et l’association avec des conduites criminelles » (Silva, 2014 : 59). Un climat de panique et d’urgence s’instaure et le gouvernement fédéral lance en réponse le programme « Crack, c’est possible de le vaincre », qui implique les ministères de la Santé et de la Justice sur trois axes : répression, soin et prévention. La mise en oeuvre de ce programme débute par l’axe répressif (Belloni et al., 2012).

La présumée épidémie de « crack » et les réponses pour la contrecarrer viennent ainsi effectuer une rupture dans le processus en cours de construction d’un care public envers la question des substances illicites avec des pratiques respectueuses des droits et de l’autonomie des usagers. Si, dorénavant, la question est traitée par le champ sanitaire plutôt que par le champ judiciaire, la principale réponse reste l’enfermement. Toutefois, il s’agit de l’internement aux fins de traitement. Silva décrit ce processus comme suit :

L’épidémie de crack » associée à la perception de l’usager comme être dangereux — capable de commettre des délits et des actes violents au nom de son vice et sous l’effet de la substance, sans autocontrôle tout en étant incapable de gérer sa propre vie — produit une sensation de peur. Les mesures proposées pour affronter l’épidémie s’appuient sur cette peur. […] S’agissant d’une « question de santé publique », d’une « épidémie », elle doit être affrontée dans le champ de la santé. Ainsi, l’internement (volontaire, involontaire ou forcé) devient la stratégie centrale. En même temps qu’il se situe dans le champ de la santé et a pour argument le traitement de ces individus, il répond à la demande de ségrégation de ce danger qui circule dans les rues des villes. On assiste alors, les dernières années, à l’internement comme stratégie privilégiée des politiques publiques à travers les campagnes de « collecte » (à Rio de Janeiro et São Paulo principalement) ainsi qu’au financement de ses modalités de traitement : les communautés thérapeutiques.

[traduction libre] Silva, 2014 :62

Si la loi des drogues prétendait distinguer clairement les catégories d’usager et de trafiquant[8], la distinction entre usager et « dépendant » devient plus « obscure » (Silva, 2014). Étant donné que l’usage de drogues dans l’espace public n’est plus « punissable » par l’emprisonnement, le flou entre usager et dépendant va être utilisé comme stratégie de « nettoyage » des usagers indésirables dans l’espace urbain.

Sur le plan municipal, la mairie de Rio de Janeiro adopte, à partir de 2009, une campagne de promotion de l’« ordre public » nommée « Choc de l’ordre ». Cette campagne, mise en oeuvre dès les premiers jours du mandat du maire Eduardo Paes, permet de mener des opérations répressives, notamment dans la zone sud[9], envers les populations marginalisées : des personnes en situation d’itinérance, des travailleuses du sexe, des vendeurs ambulants et des habitants des favelas. Avec l’objectif explicite de combattre le désordre urbain et d’établir l’ordre, la municipalité bénéficie du soutien des médias officiels dans ses opérations de « criminalisation de la pauvreté », de construction de murs de contention entourant les favelas de la zone sud, de démolition de constructions dans les favelas et de persécutions des vendeurs ambulants (Laignier et Fortes, 2010). La « collecte » de personnes en situation d’itinérance dans l’espace public et leur envoi vers des abris situés dans les limites de la ville deviennent ainsi des actions répressives parmi d’autres perpétrées par la municipalité de la cidade maravilhosa[10].

Les pratiques répressives envers les marges sociales font partie de l’histoire urbaine de la ville de Rio, scène de pratiques hygiénistes durant le XIXe et XXe siècles. Toutefois, si « historiquement l’espace habité par les pauvres est identifié comme territoire de propagation de maladies physiques et morales », le discours « néo-hygiéniste » véhiculé dans la construction de la prétendue « épidémie de crack » pointe les drogues illicites — dans ce cas, le crack — comme élément central, explicatif de la marginalité et de la « dégradation du territoire » (Macerata et al., 2014 : 6). Dans cette trame discursive, il s’agit de combattre la substance de façon urgente, de « vaincre le crack » en faisant l’économie des droits, de l’autonomie et de la liberté des usagers.

L’internement forcé n’est pas un nouveau dispositif dans le champ de la santé mentale au Brésil. Ce qui suscite d’importantes contestations de la part de divers mouvements sociaux est le fait que l’internement devient une pratique de masse alors que, dans la perspective de la réforme psychiatrique, il est censé être un dernier recours, un « recours d’exception ».

Dans nos expériences de travail dans les champs de l’assistance sociale et de la santé publique, la demande d’internement forcé pour un usager était réalisée lorsque toutes les actions, tentatives et alternatives d’une équipe qui accompagnait un certain cas étaient épuisées. C’était l’échec d’un travail en réseau. À partir de chaque situation spécifique, l’internement forcé était réalisé principalement en situation de danger imminent de mort. Aujourd’hui, la « collecte » forcée dans la ville de Rio de Janeiro fait de ce qui était une exception, la règle.

[traduction libre] Macerata et al., 2014 : 14

Cette politique urbaine — mise en oeuvre par la municipalité de Rio de Janeiro —, qui agit de façon répressive tout en véhiculant des arguments sanitaires, trouvera son support légal dans une interprétation de la loi de la réforme psychiatrique. La loi 10.216 énumère les droits des « personnes atteintes d’un trouble mental » et parmi eux le droit « d’être traité, de préférence, par des services communautaires de santé mentale ». La loi encadre également les internements volontaires, involontaires et forcés[11].

Plutôt que de reconnaître les usagers comme sujets de droit, la stratégie adoptée par les autorités publiques était de traiter les personnes itinérantes comme dépendantes [de drogues] (et non comme simples usagers) pour ainsi pouvoir les « soigner » en tant que porteuses de troubles mentaux. Par le biais des internements, les autorités réussissaient à les retirer d’où elles se trouvaient : les crack-lands, les favelas ou les viaducs où ils étaient visibles. Le détail étant que les individus ne se voient pas imposer une amende en tant qu’usagers de drogues, mais internés de force et envoyés vers des locaux où leur liberté est restreinte sous prétexte de traitement, sans aucune accusation criminelle.

[traduction libre] Boiteux, 2013 : 74

La dénonciation de l’arbitraire du dispositif d’internements forcés, sa contestation et sa qualification de politique étatique « néo-hygiéniste » émergent de la part de plusieurs mouvements sociaux et intellectuels du champ de la santé, de la justice, de l’assistance sociale et de la défense des droits humains. Peu thématisée par les médias de masse brésiliens — alliés des élites conservatrices — la mobilisation contre le dispositif d’internements forcés de masse problématise le rôle de l’État dans la construction de politiques publiques inclusives et cadre le débat autour de la question des drogues. De cette mobilisation émerge en 2012 la Coalition nationale des drogues et droits humains (Frente nacional drogas e diteiros humanos — FNDDH), ainsi que des Coalitions régionales[12].

La mobilisation occupe ainsi les arènes nationale et régionale. Toutefois, c’est à l’échelle municipale que la politique néo-hygiéniste de « collecte » s’effectue, en contradiction avec la politique de santé mentale et sa construction d’un care public ancré dans le territoire urbain.

Le mouvement national de lutte antimanicomial (MNLA) est partie prenante de cette mobilisation et de la Coalition nationale. Il se mobilise avec d’autres mouvements sociaux pour lutter à la fois contre les internements forcés et contre le financement public des centres de désintoxication (les communautés thérapeutiques), souvent à caractère religieux, et dont plusieurs misent sur l’abstinence forcée et des techniques de dressage moral ne respectant ni l’autonomie des usagers, ni leurs droits humains (CFP, 2011). Lors de ma recherche cartographique auprès de l’antenne de Rio du MNLA, les militants sont engagés dans cette mobilisation et dans les débats qui la composent.

4. Brève cartographie des débats dans la mobilisation contre les internements forcés

Afin de comprendre comment se te de façon micropolitique la mobilisation contre la politique néo-hygiéniste et son dispositif d’internements forcés, parcourons une brève cartographie des débats qui la composent.

« Pour une société sans asiles » : comme leur slogan l’annonce, les militants de l’antenne de Rio du MNLA s’accordent sur la nécessité de participer à la mobilisation nationale contre le dispositif d’internements forcés de masse, en cohérence avec l’histoire du mouvement contre la psychiatrie asilaire. Durant une réunion, le militant-usager Albert[13] affirme à propos du retour des pratiques d’internement et de déplacement : « C’est la possibilité du retour de l’asile. » En réaction à ce commentaire, une militante-intervenante prend la parole et s’adresse au groupe comme suit :

C’est exactement ça, Albert ! Je pense […] Dans mon évaluation, cette question des drogues ne peut pas être abordée de manière séparée de la lutte antimanicomial. Pour moi, elle fait partie de la lutte antimanicomial, dans le contexte actuel. […] Enfin, je pense que c’est une question qui nous concerne et si ceci n’est pas complètement clair, nous devons y réfléchir. Et comme Albert a dit, aujourd’hui, c’est ça ! De mon point de vue, c’est le chemin qui est en train de se tracer pour que les asiles reviennent. L’asile c’est quelque chose de plus clair pour nous, plus immédiatement clair, n’est-ce pas ? Pour moi, c’est bel et bien ça qui arrive : la répression, la criminalisation, l’enfermement, l’isolement, enfin, la négation d’autres possibilités de vie, de modes de vie, de modes d’être et d’exister, d’être en relation. Tout ça, je pense, ce qu’on affirme ici à l’intérieur du mouvement, c’est ce qui est avancé maintenant dans ce débat sur les drogues.

Si la participation du mouvement à la mobilisation semble faire consensus parmi les militants de l’antenne, les discussions du groupe sont polarisées et génèrent parfois des mésententes. Les débats prennent ainsi trois directions : des discussions autour de la légalisation des substances illicites, les proximités et différences entre problèmes de santé mentale et usage abusif de drogues (distinction entre usagers de services de santé mentale et usagers de drogues), ainsi que les alliances avec d’autres mouvements.

Ces débats sont suscités, entre autres, par le séminaire lors duquel on annoncera la création de la Coalition régionale des drogues et droits humains de Rio de Janeiro. L’antenne de Rio du mouvement antimanicomial a participé activement à ce séminaire et un des usagers-membres a été invité à intervenir dans une table ronde. Lors de ce séminaire, qui a réuni environ 200 personnes, des militants et intellectuels du champ des droits humains et de la justice ont argumenté en faveur de la légalisation des drogues. Durant une réunion de l’antenne de Rio qui a suivi la fondation de la coalition, un militant-usager prend parole et énonce comme suit sa position en référant à sa trajectoire de vie et à sa relation avec les drogues :

[S]ur la légalisation, je suis contre et je vais vous dire pourquoi. Un des motifs directs qui m’a mené à la santé mentale et à l’internement, c’était [la consommation de] marihuana et de cocaïne, OK ? C’était un des motifs, évidemment qu’il en existe d’autres bien pires. Ça a déclenché. C’est un déclencheur avec une série de facteurs comme des traumas d’enfance […] qui m’ont conduit aux drogues et, en conséquence, au trouble bipolaire. C’est pour ça que je suis contre la légalisation, seulement à cause de ça. Parce que je sais que les drogues font du mal, tu comprends ? Chaque individu a un métabolisme, certains supportent, d’autres non, OK ? Donc c’est ma situation, j’ai affronté l’hospice, j’ai affronté plein de choses.

Une militante-intervenante contre-argumente comme suit en renvoyant cette fois aux effets structuraux de la légalisation des drogues :

Pourquoi est-ce que la Coalition revendique la légalisation ? Parce que, aujourd’hui, le principal motif d’assassinat des pauvres est à cause des drogues. Ça, c’est le principal angle par lequel nous revendiquons la légalisation des drogues. La légalisation ne vise pas l’usage indiscriminé de la drogue, OK ? […] C’est pour que l’État s’occupe de la drogue. Et ainsi, il va commencer la rÉglementation de la drogue […] Je ne fume pas d’herbe, parce que j’ai déliré quand j’ai fumé. Je trouve, oui, que les personnes délirent trop avec l’usage du cannabis. Je suis d’accord avec tout ce que tu as dit, mais je pense que la revendication de la légalisation, elle n’est pas juste pour nous, OK ? […] Ce n’est pas la légalisation qui fait que la personne expérimente les drogues ou non. […] C’est ça que la réduction de méfaits fait, mec, légalisons pour pouvoir discuter dans la société. Dans ce sens, en aucun moment c’est une apologie à l’usage de drogues.

La cohabitation des différences dans un mouvement social hétérogène implique la connexion entre différentes expériences de la folie, dont celle qui passe par l’utilisation de substances psychoactives licites et/ou illicites. Lorsque les membres-usagers du groupe prennent la parole, ils justifient leurs positions en raison de leur expérimentation individuelle de la folie et de l’enfermement. Ainsi, certains s’opposent à la légalisation de la drogue parce que sa consommation a joué un rôle négatif dans leur parcours de vie, en déclenchant des délires, par exemple. D’autres sont en faveur de la légalisation de la drogue parce que le dispositif de « traitement des usagers de drogues » les a enfermés entre les murs de l’asile, et ils souhaitent que cela ne se reproduise plus.

Lors d’autres échanges du groupe, des militants contestent la place prépondérante accordée à la « question des drogues » dans l’agenda politique et dans les mobilisations du mouvement. Un d’entre eux énonce ces réticences ainsi :

Je n’ai jamais utilisé ça et je ne sais pas comment interagir avec des usagers de drogues. […] Je pense que les psychotiques, les schizophrènes vont se resocialiser. Alors travaillons pour que ces personnes… dont je fais partie, car je suis schizoph… Parce qu’il me semble qu’on est en train d’oublier le schizophrène et de focaliser uniquement sur l’usager de drogues. Je ne vais plus participer à aucune réunion. […] Moi, devoir avaler la légalisation du cannabis ? Pour moi c’est une chose très compliquée. Je ne sais pas comment je vais vivre cela.

Malgré les controverses que la question des drogues suscite, la mobilisation contre la politique « néo-hygiéniste » permet au mouvement antimanicomial de ter des alliances avec d’autres mouvements sociaux, autant dans la dénonciation de l’autoritarisme de la ville-entreprise que dans la lutte pour le droit à la ville. Lors du séminaire de lancement de la Coalition de Rio, un militant du mouvement national d’habitants de rue (moradores de rua) dénonce le « système néolibéral » comme attribuant « plus de valeur aux équipements et aux vitrines qu’aux personnes ». Dans cette mobilisation, les mouvements, dont le MNLA, contestent les moyens « d’exception » utilisés par la municipalité dans la production artificielle d’une ville « propre », une « ville entreprise » remplie de vitrines où circulent des touristes et des consommateurs, une ville normalisée qui cache violemment ses marges dans l’invisibilité, sous prétexte de les traiter.

La lutte pour libérer l’expérience de la folie portée par le MNLA est investie comme une lutte contre toutes formes d’enfermement. Durant la rencontre nationale de 2014, le MNLA se positionne « pour la légalisation des drogues » et au point 10 de sa lettre ouverte, de la manière suivante : « La place de la folie est dans la ville! Plaidoyer pour la libre circulation dans la ville et pour l’occupation des espaces publics avec des modes pluriels d’existence, garantissant le respect de toutes les personnes, avec toutes les différences, choix et modes de vie. » [traduction libre] (MNLA, 2014)

À l’échelle locale, les discussions dans la roda[14] concernant la question des drogues et la mobilisation contre la politique municipale d’internements forcés permettent de problématiser les liens entre les expériences multiples des membres de l’antenne de Rio du MNLA (expériences personnelles et militantes, de la folie et de l’usage de drogues, de l’aide et de la souffrance) ainsi que les liens entre usagers de services de santé mentale et usagers de substances illicites. La controverse suscitée par la question des drogues au moment de ma recherche sur le terrain permet de saisir comment un mouvement « en train de se faire », dans ses espaces de délibération, est difficilement réductible à un seul discours ou point de vue et ce, même si le discours prononcé dans l’espace public et les revendications sur lesquelles les militants s’accordent peuvent donner l’impression du contraire. C’est la mésentente continuelle, avec des moments d’accord sur des revendications communes, qui fait en sorte que le débat se poursuit et compose ainsi un espace politique.

5. Le perspectivisme militant : activisme antimanicomial et question des drogues

Dans la mobilisation contre le dispositif socio-policier-sanitaire d’internement forcé et sa mise en oeuvre en tant que politique étatique de gestion des marges sociales, quelle place est accordée à la prise de parole des personnes concernées ? Lors du séminaire de la Coalition régionale drogues et droits humains à Rio, la perspective des personnes concernées par les internements forcés a été apportée par la participation de militants des mouvements Noir, des habitants de la rue et antimanicomial aux tables rondes et aux discussions. Alors que la mobilisation est principalement investie par des professionnels de la santé, de la santé mentale, du social, de la justice, par des universitaires et par des acteurs du champ des droits humains, le militantisme des personnes concernées reste un défi. Néanmoins, dans le mouvement antimanicomial, le militantisme des usagers a pris de l’ampleur au cours des dernières années (Schäppi, 2016a). Durant ma recherche, les usagers étaient majoritaires dans les réunions face aux professionnels de la santé mentale, aux familles et aux proches.

Les questions débattues dans la roda — le problème des « drogues », la question des internements forcés et sa contestation — ont aussi été abordées lors d’entretiens individuels avec des militants-usagers. Parmi eux, Marina et José ont connu une trajectoire d’internements à cause de leur consommation de drogues. Marina raconte ainsi son engagement dans la lutte en lien avec son expérience d’internement :

J’ai été usagère de drogues, autant pendant mon adolescence qu’à l’âge adulte. Et cette consommation m’a causé beaucoup de problèmes, beaucoup d’internements, au total onze internements. Puis j’ai voulu rejoindre les gens de la lutte [antimanicomial] pour revendiquer qu’il n’y ait plus d’internements involontaires, forcés, parce que j’ai senti que lors de mes internements, malgré le fait qu’ils étaient volontaires, j’ai vécu des situations qui étaient involontaires. Par exemple, à Z, un hôpital dans l’État de São Paulo, existait un endroit […], tu devais circuler dans cet espace et ils disaient que c’était mieux d’interagir le moins possible avec les autres si tu voulais sortir plus vite. D’ailleurs, cet espace était blindé, OK ? Pour pas que les usagers fuguent. Donc c’était une petite prison, tu sais ? […] C’était privé et je me suis sentie très mal là-dedans.

Pour Marina, la lutte contre les internements forcés de la part du mouvement antimanicomial est en consonance avec celle pour des services publics de qualité destinés aux personnes faisant un usage problématique de drogues, tels que le CAPS qu’elle fréquente. Comme pour l’approche de la réduction de méfaits, Marina perçoit l’abstinence non pas comme une fin en elle-même, mais plutôt comme une possibilité engageant le désir de la personne :

Est-ce que tu as déjà vu une personne arrêter d’utiliser des drogues parce que quelqu’un d’autre voulait qu’elle arrête ? Il n’y a pas moyen. Dans mon expérience, arrêter d’utiliser des drogues vient du désir de la personne, de la volonté de la personne, tu comprends ? Maintenant, trouver des moyens, le soutien et l’accueil pour l’arrêt ou la diminution, ça c’est une chose sur laquelle l’État doit intervenir, parce que la santé est un droit de tous et un devoir de l’État[15].

Parmi les militants-usagers, José a une longue histoire d’internements forcés, il raconte avoir vécu « au moins 120 internements […]. C’était ma famille qui m’internait. Et par la suite, je suis devenu fragilisé. » José raconte que, dans ses nombreuses expériences d’internement dans des asiles psychiatriques à partir de 1985, il était surmédicalisé et fuguait souvent, y compris pour échapper aux électrochocs. Questionné sur les internements forcés d’usagers de crack, José répond : « C’est la Coalition qui va pouvoir trouver une sortie. » Il investit ainsi la Coalition comme acteur collectif ayant la mission de contrecarrer les pratiques néo-hygiénistes de la municipalité envers les usagers de drogues.

Antônio, un militant-usager du mouvement, perçoit dans le dispositif d’internements forcés de masse un lucratif mécanisme de fabrication de la folie. Il l’élabore ainsi :

Regarde, c’est cruel, c’est cruel le profit que les propriétaires d’hôpitaux psychiatriques veulent avoir sur cette marchandise qui s’appelle la maladie mentale. J’ai été cette marchandise, OK ? Regarde, aujourd’hui ils font de la propagande, les médias divulguent, parlent de crack […], mais le grand public ne remarque pas que derrière tout ça il existe le profit avec un groupe déterminé d’êtres humains, le groupe de personnes qui vont devenir malades, qui vont devenir folles. Alors, avant, la fabrication de la folie était restreinte aux propriétaires d’hôpitaux psychiatriques, tu comprends ? Aujourd’hui c’est l’affaire des trafiquants, c’est l’affaire des nouveaux propriétaires d’hôpitaux psychiatriques qui n’ont même plus besoin de médecins ni de psychologues, mais qui exigent de l’argent du gouvernement […] Les communautés thérapeutiques sont des hôpitaux privés, mais elles sont pires que les asiles parce qu’elles sont des lieux de cruauté. […] La personne doit prier là-dedans, doit obéir à un ensemble de règles et si elle n’obéit pas, elle est punie. Elle doit creuser un trou de sept mètres et ensuite le remplir de sable à nouveau.

Le perspectivisme militant, ainsi que les débats sur le thème des drogues, permet de saisir la contribution du mouvement antimanicomial à la mobilisation contre de nouvelles formes d’enfermement et d’exclusion présentes dans la politique municipale d’internements de masse. S’agit-il d’un retour de l’asile ? Ou plutôt d’un dispositif socio-policier-sanitaire composant avec les milieux religieux et économiques et dessinant la face néolibérale et brésilienne de l’enfermement des marges ?

Conclusion

Les mouvements sociaux, comme le mouvement antimanicomial, jouent un rôle important dans la problématisation et la contestation de politiques étatiques répressives non respectueuses des droits des populations. Le recours à l’approche cartographique permet au chercheur d’accompagner les participants à la recherche dans les processus de problématisation présents dans les espaces politiques pluriels, en marge de la politique instituée. En nous inspirant de Cefaï, nous avons vu comment ces micropublics tissent, de façon micropolitique, non seulement des actions collectives de résistance, mais aussi des propositions de dépassement des impasses de l’action publique à l’ère de l’austérité autoritaire. Le cas carioca permet de saisir quelques tensions et affirmations et de poursuivre la discussion sur l’apport des mouvements sociaux dans la (dé-)construction de problèmes publics et dans le « souci du monde commun » (Arendt, 1993).

Notre recherche a mis en évidence des tensions dans les débats entre les militants du mouvement antimanicomial impliqués dans la mobilisation contre les internements forcés à Rio de Janeiro. Nous avons mis en lumière la tension entre une rhétorique de santé publique et des pratiques étatiques d’invisibilisation des marges, répressives et violentes, bafouant les droits humains. Dans le cas étudié, cette tension est nommée en termes de néo-hygiénisme. Comment concilier des interventions de santé publique inclusives qui partent de l’expérience vécue et du territoire (Macerata et al., 2014) avec une approche hygiéniste qui perçoit les marges et les différences comme un désordre à enlever, voire à « nettoyer », de l’espace public ? Le contexte de préparation aux méga-évènements sportifs n’est pas négligeable, car il ouvre un intervalle d’« exception » (Vainer, 2016) où l’ordre public doit être maintenu à tout prix.

La mobilisation carioca permet aussi de saisir les rapports et transformations que le mouvement antimanicomial produit. Ces productions peuvent être comprises en termes de pli politique (Schäppi, 2016b), car elles plient les lignes de partage de l’ordre policier et ouvrent des espaces politiques où « n’importe qui » peut prendre parole et où sa parole compte (Rancière, 1995). Dans le cas spécifique de la lutte contre les internements forcés, les espaces politiques de débat et de mobilisation que sont la roda et la Coalition constituent des espaces de résistance, mais aussi d’affirmations multiples. En se situant à contre-courant du dispositif socio-policier-sanitaire, ces affirmations peuvent être énoncées de la manière suivante : le droit de circuler et d’habiter dans l’espace public urbain tout en étant respecté dans ses modes pluriels et différents d’existence; la construction collective de politiques publiques de care en liberté composant avec les expériences et désirs des personnes en situation d’itinérance, faisant usage de drogues et/ou vivant avec la souffrance psychique; la légitimité des voix de ces personnes.

En investiguant la dimension affirmative des mobilisations contemporaines, ce qu’elles produisent et proposent, il est possible de saisir leur rôle dans la redéfinition des frontières entre public, étatique et commun. Le cas carioca permet de penser le champ de la santé comme occupé par des luttes historiques affirmant la mission publique de l’État. Si, dans le dispositif d’enfermement de masse, ce dernier assume un rôle répressif envers les plus vulnérables, ce sont les mouvements sociaux qui luttent pour que « le problème des drogues » soit traité non pas en termes d’ordre et répression, mais en tant que problème public, en termes de politiques publiques construites collectivement.

Dans le contexte actuel, où plusieurs gouvernements imposent des politiques autoritaires à leurs populations, les agoras en marge sont des lieux où des processus démocratiques s’expérimentent dans la prise en compte et le soin du commun (Dardot et Laval, 2015). Elles permettent l’expérimentation de micropolitiques inclusives, dont l’activisme des personnes concernées fait partie. La mobilisation contre la politique néo-hygiéniste d’internements forcés est un exemple de l’engagement historique du mouvement antimanicomial dans la construction d’une politique de santé mentale territorialisée misant sur la ville comme lieu du « soigner en liberté ».