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Introduction

L’épidémie d’Ebola en Guinée est venue frapper de plein fouet un pays classé parmi les plus pauvres du monde, avec une population d’environ 11  millions d’habitants. Dans la capitale de Conakry, où vivent 2,3 millions de personnes, la population a doublé durant les deux dernières décennies[1]. Pour contrer cette épidémie, le Gouvernement guinéen a mis en place une Coordination nationale de la Riposte, composée des autorités gouvernementales, des représentants des pays partenaires et d’organisations internationales. Parmi ces dernières, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a joué un rôle de premier plan. Pour autant, les efforts de cette coordination se sont heurtés aux résistances des populations guinéennes et à la faiblesse d’un système de santé qui s’est trouvé incapable de gérer une épidémie d’une telle ampleur. Ebola, depuis son apparition en République du Congo, est toujours apparue comme une maladie de l’Afrique profonde touchant les villages les plus reculés. Toutefois, en Guinée, elle s’est vite répandue dans les principales villes de la région forestière, pour ensuite frapper Conakry, soulevant ainsi des problématiques spécifiques.

Pour les différentes communes urbaines composant Conakry, l’un des premiers effets de l’arrivée de l’épidémie d’Ebola a été de devoir se doter, dans l’urgence, de dispositifs de contrôle de la population, capables de repérer chaque cas de maladie ou de décès. Or, cette exigence s’est traduite par un ensemble de mesures et d’actions suscitant des réticences et la suspicion de populations urbaines habituées à considérer l’État comme une entité indifférente à leur vie, à leur mort et à leur état de santé. Dans cet article, nous souhaitons montrer comment l’épidémie d’Ebola a mis au jour les lacunes du système de santé guinéen. Nous insisterons en particulier sur la difficulté rencontrée par les communes urbaines pour maîtriser les itinéraires thérapeutiques de populations locales qui naviguent sans cesse entre hôpitaux publics, cliniques privées et guérisseurs traditionnels. En empruntant à Roger-Gérard Schwartzenberg le concept de « capacité régulative », qu’il définit comme le contrôle et la coordination des comportements et des groupes par des autorités (Schwartzenberg 1998 : 113), nous analyserons certaines des carences de ce système de santé. L’article fait l’hypothèse que les difficultés rencontrées par le système sanitaire pour exercer un contrôle « biopolitique » des populations guinéennes relèvent à la fois de politiques urbaines préalables ayant engendré des phénomènes de ségrégation de certains quartiers de Conakry et de pratiques culturelles spécifiques qu’il s’agit de caractériser.

D’un point de vue méthodologique, ce texte s’appuie sur une enquête socio-anthropologique d’un an et demi réalisée en tant que consultant de l’OMS. Si cette recherche a été menée dans plusieurs zones rurales et urbaines, l’article se fonde principalement sur les observations réalisées, entre aout 2014 et mars 2015, dans les communes urbaines de Ratoma et surtout de Matoto.

1. Les itinéraires thérapeutiques des patients citadins

La Guinée possède un système de santé de type pyramidal. Dans la capitale guinéenne, composée de cinq communes urbaines[2], la base est constituée par les centres de santé qui dispensent des soins primaires, tels que les soins ambulatoires, les accouchements, le suivi prénatal et la vaccination (Doumbouya, 2008). Au niveau intermédiaire, chaque commune dispose d’un CMC (centre médical communal) dans lequel on trouve plusieurs spécialistes, dont au moins un chirurgien, un gynécologue et un pédiatre. Le sommet de la pyramide, situé à Conakry, est organisé autour des deux Centres hospitaliers universitaires (CHU) du pays et d’un récent centre hospitalier sino-guinéen. Leur capacité d’accueil, ainsi que la présence de médecins renommés, font de ces établissements les centres d’excellence du système sanitaire guinéen. Toutes les spécialités médicales y sont représentées et certaines, comme la psychiatrie, n’existent qu’à Conakry. Si en milieu rural les populations sont très impliquées dans la construction et l’entretien des structures sanitaires de base, comme le préconisent les politiques de décentralisation appliquées dès 1987, les habitants de la capitale ont, quant à eux, un rapport plus distant aux établissements de soins. En fait, ils ne vont pas se soigner en fonction du découpage administratif qui les rattache, théoriquement, à tel centre de santé plutôt qu’à tel autre. Comme le soulignent Jaffré et de Sardan (2003 : 59), les itinéraires thérapeutiques des patients ne se construisent pas selon les politiques de sectorisation, mais selon d’autres logiques sociales. Ce sont, par exemple, souvent les réseaux d’interconnaissance qui conduisent certains patients à fréquenter un centre de santé plutôt qu’un autre. Dans d’autres cas, et en particulier à Conakry, ce sont les moyens financiers dont disposent les patients les plus aisés qui les orientent vers les cliniques privées alors que pour d’autres populations, ce sont les appartenances sociales et communautaires qui s’avèrent décisives. Ainsi, dans un contexte d’inégalités sociales croissantes et de radicalisation des identités ethniques, les itinéraires thérapeutiques des individus semblent bien plus dépendre de logiques d’affiliation à des groupes que d’un ancrage territorial au sein d’une commune urbaine. De plus, le manque criant d’infrastructures sanitaires publiques dans une situation de forte croissance démographique a favorisé la multiplication de cliniques privées, dont les niveaux de soins sont très hétérogènes et souvent mal connus et mal contrôlés par les autorités communales et par le ministère de la Santé. L’essor de ces cliniques, bien que préconisé par les politiques et programmes internationaux d’ajustement structurel, est vecteur d’inégalités dans l’accès aux services de santé.

Dans la capitale guinéenne, le fonctionnement et les dysfonctionnements du système de santé, ainsi que le décalage permanent entre l’organisation institutionnelle formelle des soins et les pratiques de terrain, engendrent des stratégies spécifiques des personnels soignants et des usagers, contribuant ainsi à la constitution d’un champ sanitaire. Dans cet espace, les actions de chacun pour préserver et améliorer sa position, tout en défendant ses intérêts, se répercutent sur les conduites des autres. On ne peut pas comprendre les choix thérapeutiques d’un patient sans prendre en compte sa position dans une structure également composée par les membres du personnel soignant, les entrepreneurs propriétaires des cliniques privées, les représentants du ministère de la Santé et par d’autres institutions intervenant dans le domaine sanitaire. À l’intérieur de cet espace complexe, l’étude des interactions entre les soignants et les soignés, qui s’inspire des travaux de Jean-Pierre Olivier de Sardan et de son équipe, s’avère particulièrement heuristique pour comprendre comment les différents acteurs déploient leurs stratégies et cherchent à atteindre leurs objectifs.

Comme dans de nombreux pays, les stratégies empruntées par les patients et leur famille pour accéder aux soins varient en fonction de leur revenu, de leur niveau d’étude et de leurs croyances. Mais une des caractéristiques guinéennes, que l’on rencontre également dans des pays voisins (Badji et Desclaux, 2015) est la pratique courante de l’automédication qui est utilisée par tous les patients en milieu rural comme urbain. En effet, les maladies bénignes ou ne nécessitant pas d’autres soins que ceux dispensés par les centres de santé sont souvent traitées en prenant principalement en compte les conseils des marchands de médicaments qui concurrencent directement les pharmacies. L’automédication est alors une alternative pour réduire les coûts, mais aussi pour surmonter la « peur de l’ordonnance » qui hante beaucoup de ménages pauvres, car les prescriptions médicales sont souvent approximatives ou mal comprises par les pharmaciens, ce qui peut conduire à l’achat de nombreux médicaments[3].

Le recours aux guérisseurs est également très fréquent, puisque les croyances traditionnelles, encore partagées par une importante partie de la population, imputent les causes des maladies à des éléments magico-religieux ou à la sorcellerie. De plus, dans le savoir populaire, il existe une classification des maladies qui voudrait que certaines d’entre elles puent être traitées à l’hôpital, alors que d’autres rendraient le recours à la médecine traditionnelle inévitable, par exemple : les maladies mentales, les hémorroïdes, certains types de fibromes, etc. Dans beaucoup de cas, les patients naviguent entre la médecine traditionnelle et moderne, en réalisant un véritable « syncrétisme thérapeutique » (Jaffré et de Sardan, 2003 : 99). Il est donc courant d’entendre des phrases telles que : « J’ai été à l’hôpital, j’ai essayé le médicament des Blancs, ça n’a pas marché, je tente maintenant le médicament des Noirs ». Mais, ce qui nous intéresse dans le cadre de cet article, n’est pas tant de caractériser les stratégies thérapeutiques en dehors des structures sanitaires publiques ou privées, que de souligner la difficulté, pour les autorités sanitaires, de connaître et d’encadrer les activités en lien avec la santé des individus. Ainsi, dans toutes les communes de Conakry, les mairies ont essayé de procéder à un recensement des guérisseurs, afin d’officialiser leur existence et d’encadrer leurs activités, mais plusieurs d’entre eux ne se sont jamais présentés aux autorités municipales.

En cas de maladie, le choix d’un hôpital ou d’une clinique varie en fonction du statut socioéconomique des patients. Même si l’on ne peut pas rigoureusement parler de classes sociales dans la société guinéenne, il existe néanmoins des strates sociales entre lesquelles persistent de fortes différences en termes de conditions de travail, de vie et de revenu (Somparé, 2015). Les grands négociants et les commerçants fortunés ainsi que les hauts-fonctionnaires ayant accès aux ressources de l’État, constituent une élite économique et sociale qui a pris l’habitude de soigner ses maladies graves à l’étranger, par exemple au Sénégal ou au Maroc, ou, pour les cas les plus graves, en Europe. La fréquentation de certaines cliniques haut de gamme, modernes et luxueuses, constitue également une pratique distinctive. D’autres cliniques, moins élitistes, mais jouant d’une bonne réputation, de locaux propres et d’équipements modernes, attirent, quant à elles, une classe moyenne naissante, composée par des salariés locaux d’institutions internationales, des employés de banque ou des rares entreprises privées qui « abonnent » leurs personnels à des structures conventionnées. En revanche, les plus pauvres, pour lesquels l’ordonnance est un drame (Jaffré et de Sardan, 2003), n’ont pas d’autres choix que de se tourner vers les centres de santé les plus proches, les cliniques les moins chères et surtout les lieux où l’on connaît quelqu’un. Ce dernier point est particulièrement important, car il souligne combien les appartenances communautaires jouent un rôle dans le choix d’un établissement de soins. En effet, les patients ordinaires, souvent traités avec peu d’égards par le personnel de santé, cherchent à être soignés là où ils disent avoir confiance, à savoir dans une clinique ouverte par l’un des membres de leur ethnie, ou par un ressortant de leur quartier.

En dehors de la pauvreté, les choix thérapeutiques sont aussi liés aux représentations sociales négatives et dévalorisantes des médecins, perçus comme des individus avides, pour lesquels l’argent prime sur l’intérêt des patients, a fortiori lorsqu’ils sont de simples anonymes. Ainsi, dans les structures sanitaires, il est systématiquement demandé aux patients d’acheter, sur place, les produits nécessaires pour le traitement. Par exemple, un malade qui fait une crise d’asthme se verra demander le prix de l’oxygène utilisé pour le soulager et, s’il ne peut pas payer, le traitement lui sera refusé. Les nombreux cas de décès survenant dans les familles incapables de payer leurs soins expliquent également le peu de confiance qu’ont les patients dans les structures sanitaires. Ces évènements tragiques sont très médiatisés. Le cadrage médiatique récurrent est alors celui d’une mise en scène de la douleur des familles, dénonçant souvent avec violence l’injustice dont elles sont les victimes. Ce traitement par les médias conduit ainsi à disqualifier toute une catégorie socioprofessionnelle alors même que ce sont les manquements déontologiques de quelques médecins qui sont en cause. Dans les médias et l’opinion, il est habituel que les médecins soient accusés de prescrire des traitements non nécessaires, d’anticiper des opérations chirurgicales non urgentes pour gagner de l’agent au détriment de la santé du malade. Selon nous, cette représentation négative du personnel médical doit être resituée dans un contexte social et politique caractérisé par une méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions étatiques et de leurs représentants, perçus comme des fonctionnaires peu soucieux du bien-être des populations locales, mais désireux de s’enrichir, afin d’augmenter leur prestige et leur pouvoir (Somparé et Botta Somparé : 2015). Dans ce contexte, les médecins, comme les enseignants, sont à la fois victimes et bourreaux : ils sont pénalisés par un système qui les forme et les paye mal, mais se retourneraient vers les usagers pour en tirer les ressources dont ils s’estiment lésés. Jaffré (2003) remarque d’ailleurs que la corruption du personnel médical relève moins d’une volonté délibérée de s’enrichir que d’une routine, de pratiques habituelles et non réfléchies.

Ces relations entre le monde médical et la population guinéenne constituent, pour nous, un des éléments explicatifs de la méfiance envers les actions de la Riposte. L’épidémie d’Ebola a conduit les institutions à s’intéresser à l’état de santé de personnes qui, en l’absence de couverture sanitaire, avaient toujours eu toutes les peines du monde à se soigner. Les manifestations de révolte de certaines populations déshéritées de Conakry doivent ainsi être pensées comme la réaction de celles et ceux qui, ne pouvant compter que sur la solidarité familiale ou l’aide des amis et des voisins, tombaient malades et mouraient dans l’indifférence la plus totale de l’État. La question que ces populations se posaient et soulevaient publiquement était alors de savoir pourquoi l’État manifestait soudainement une telle attention à leur santé, en s’obstinant, par exemple, à vouloir les hospitaliser même si elles s’y opposaient.

Il faut rappeler qu’en Guinée les hôpitaux sont craints à cause des doutes qui planent sur les compétences du personnel de santé. À Conakry, chacun a une ou plusieurs histoires à raconter sur des erreurs médicales ayant entraîné la mort d’un parent ou d’un proche. Il y a un véritable foisonnement de récits de ce genre, ce qui alimente la suspicion envers les médecins. Il en résulte que chacun est en quête du bon spécialiste, celui à qui on peut faire confiance et que l’on suit, même lorsqu’il quitte l’hôpital pour une clinique privée ou qu’il ouvre son propre cabinet. Notons aussi que la jeunesse et l’inexpérience du personnel soignant sont souvent mises en avant lorsque les usagers expriment des griefs envers le personnel médical. En effet, la plupart des spécialistes qui travaillent dans les CHU, tout en donnant des cours dans les facultés de médecine de Conakry, ont un emploi du temps très chargé, d’autant plus qu’ils cumulent souvent d’autres emplois dans des cliniques ou des cabinets privés, dont ils peuvent être parfois aussi les propriétaires. Ainsi ces médecins, à l’instar de nombreux fonctionnaires, comblent les salaires qu’ils jugent insuffisants dans la fonction publique par d’autres activités professionnelles[4]. Or, pendant les absences des titulaires, les services des hôpitaux sont confiés à des médecins moins expérimentés qui en plus de soigner doivent coordonner le travail d’un personnel de santé composé en grande partie de jeunes médecins et d’infirmiers stagiaires. L’épidémie d’Ebola a d’ailleurs été une formidable opportunité pour ces jeunes médecins, car sans être fonctionnaires, ils ont pu bénéficier de salaires plus intéressants que leurs collègues titulaires d’un poste dans les hôpitaux publics. Ainsi, le recrutement dans le cadre de la Riposte de plus de 300 jeunes médecins, préalablement formés en épidémiologie par l’OMS puis affectés dans les différentes localités de la Guinée, a, au moins provisoirement, bouleversé les hiérarchies professionnelles. En outre, en devenant rapidement une structure parallèle au ministère de la Santé, l’unité de coordination de la Riposte a favorisé l’apparition de nouveaux acteurs dans le champ sanitaire. C’est notamment le cas des membres des Comités de veille villageoise (CVV) ou des Comités de veille de quartier (CVQ), dont la tâche était non seulement de signaler tous les décès et cas suspects, mais aussi de sensibiliser les populations à Ebola.

Relevons enfin que la crainte de l’hôpital et les doutes sur la compétence du personnel médical sont aussi alimentés par le fait qu’en raison du coût élevé des soins et de la préférence pour la médecine traditionnelle, beaucoup de patients ne consultent que lorsque leur état est déjà très grave. L’hôpital est ainsi davantage perçu comme un mouroir que comme un lieu de guérison. Or, cette tendance à éviter les hôpitaux s’est accentuée au cours de l’épidémie, car les gens avaient peur d’être confondus avec des malades d’Ebola ou d’y être contaminés. Plusieurs éléments ont renforcé ce phénomène. D’abord, les messages de sensibilisation présentant Ebola comme une maladie incurable ont découragé les patients et leur famille de se rendre dans les structures de soins, car ils pensaient ne jamais en revenir. Ensuite, l’impossibilité d’accompagner un parent atteint à l’hôpital a contribué à renforcer l’opacité sur ce qui se passait au sein des centres dédiés, les CTE (centres de traitement pour l’Ebola). Enfin, les décès annoncés froidement au téléphone, sans avoir le droit de voir le corps des défunts, ont été des procédures largement incomprises par les populations. Tous ces éléments ont ainsi nourri les rumeurs et les on-dit les plus terrifiants. Les médecins ont ainsi été accusés de contaminer et de tuer sciemment les malades afin de vendre leurs organes ou encore d’amplifier une épidémie qui, fruit d’un complot gouvernemental, permettait d’empocher l’aide internationale tout en reportant les élections imminentes. De tels soupçons et rumeurs se sont d’autant plus facilement développés que, comme nous l’avons vu, certaines populations guinéennes entretenaient déjà une profonde méfiance vis-à-vis des hôpitaux et du personnel médical. Ainsi, comme cela a été observé dans le cas du Bénin, (Sambiéni, 2015), les dysfonctionnements structurels du système de soins guinéen renforcent également les perceptions hostiles à l’offre locale de santé.

2. Surcommunautarisation urbaine et création anarchique des cliniques privées

À Conakry, l’offre sanitaire publique n’est pas suffisante pour garantir l’accès aux soins d’une population en constante expansion, d’autant plus que les deux hôpitaux nationaux — dont un a fermé en janvier 2016 — accueillent une importante population villageoise qui vient y soigner ses affections les plus graves. En outre, l’offre publique de soins est inégalement répartie : des communes urbaines relativement peu peuplées, comme Kaloum et Dixinn, abritent le même nombre d’établissements de santé que des communes beaucoup plus grandes. Ainsi, Matoto compte 800 000 habitants, mais ne possède que six centres de santé et aucun CMC. Ratoma n’est pas dans une situation plus avantageuse. En effet, cette commune de 600 000 habitants ne dénombre que deux CMC et quatre centres de santé, tous situés le long de la route principale, ce qui fait que les quartiers les plus enclavés et les plus peuplés ne disposent d’aucune structure sanitaire publique de proximité. C’est dans ce contexte de pénurie d’offres de soins que des entrepreneurs et des professionnels de la santé ont créé et implanté des cliniques privées un peu partout dans Conakry et, notamment, dans les quartiers les plus excentrés, là où les services publics brillent surtout par leur absence. Il y a ainsi 198 cliniques privées à Matoto et 205 à Ratoma. Lors de l’épidémie d’Ebola, l’équipe de la Riposte de Matoto a d’ailleurs constaté que 98 % des décès avaient eu lieu en dehors des structures publiques de la commune, donc soit dans les familles soit dans les cliniques, ou dans les deux CHU. Le niveau de soins proposé par les cliniques privées est très hétérogène, car il dépend des moyens des fondateurs. On trouve ainsi des cabinets où un médecin, un infirmier ou un dentiste reçoit les patients dans son salon. Il s’agit alors souvent d’un jeune diplômé, issu du quartier, qui vit de consultations informelles avant de trouver un emploi dans un hôpital ou une structure privée. Parfois, comme cela arrive pour les écoles privées, les cliniques sont de simples appartements ou des maisons qui sont transformés en structures sanitaires. Il n’est ainsi pas rare que des sages-femmes convertissent une partie de leur logement en clinique pour y effectuer des accouchements.

Pour comprendre la dynamique de création anarchique des cliniques et leur multiplication dans les différents quartiers de Conakry, il est nécessaire de rappeler deux phénomènes, à savoir d’une part, l’extension très rapide et incontrôlée de la ville et d’autre part, l’appropriation foncière par des groupes sociaux particulièrement bien dotés en ressources économiques et politiques ou disposant d’importants réseaux fondés sur l’appartenance ethnique et/ou régionale. Conakry est une ville étroite qui, depuis la presqu’île de Kaloum, s’étend vers l’intérieur des terres sur une longueur de 36 km. Au fil du temps, les hommes d’affaires les plus aisés et les dirigeants des régimes politiques qui se sont succédé en Guinée, se sont appropriés les meilleurs terrains du bord de la mer, en privant ainsi les autochtones, des pêcheurs Baga et Temné, de l’accès aux plages et aux ports de pêche. En remontant du centre-ville vers la banlieue, les quartiers de Dixinn et de Matam sont essentiellement constitués par des bidonvilles peuplés par l’ethnie Soussou et d’autres populations de la Guinée maritime, autochtones ou issues des premiers migrants installés à Conakry à l’époque coloniale. Il s’agit de quartiers pauvres, habités par des ouvriers non salariés, en situation précaire, dont les épouses exercent de petites activités commerciales. En banlieue, les deux plus grandes communes de Conakry, Ratoma et Matoto, résultent de l’expansion rapide et incontrôlée d’une ville dépourvue de véritable plan de développement urbain.

L’histoire politique récente de la Guinée est marquée en 1984 par le passage d’un régime socialiste à un régime libéral qui a porté au pouvoir une coalition de grands commerçants et de hauts cadres de l’État. La libéralisation des activités économiques qui s’en est suivie a attiré vers la capitale des commerçants peuls, qui se sont installés dans des quartiers très enclavés situés dans la zone centrale de la ville, loin de la mer. Fondée sur l’appartenance ethnique et régionale, cette installation à conduit à transposer dans l’espace urbain des modes de vie typiques des villages peuls dont de nombreux quartiers portent d’ailleurs le nom. Ces regroupements ne sont pas propres aux Peuls. À Conakry, on trouve également des quartiers ou des zones principalement habités par des Malinkés, des membres des ethnies des forêts ou de la Guinée Maritime. Cependant, la spécificité des quartiers peuls réside dans leur enclavement et dans l’absence d’infrastructures d’État, ce qui alimente des sentiments d’abandon et de frustration voire de l’hostilité envers les institutions. Des formes de radicalisation ethnique et religieuse sont également courantes et cela d’autant plus qu’elles peuvent être utilisées comme des ressources politiques par le parti de l’opposition, l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), dont les principaux leaders sont peuls.

La même pénurie d’infrastructures et de services publics se retrouve dans les quartiers périphériques qui résultent de l’expansion rapide et anarchique de la ville. Ici, les populations ont été contraintes de s’auto-organiser pour pouvoir répondre aux problèmes auxquels elles sont confrontées. Des routes ont été aménagées et des solutions bricolées pour suppléer les défaillances dans la fourniture d’eau potable et d’électricité. Ces aménagements ont favorisé la naissance de solidarités et d’identités urbaines s’exprimant par le biais d’associations féminines d’entraide (les séré) ou de groupements de jeunes désireux de défendre un quartier qu’ils revendiquent comme le leur. Tout ce qui vient de l’extérieur est alors généralement perçu comme un danger contre lequel se défendre. Tel fut le cas de l’épidémie d’Ebola. L’appartenance et le sentiment d’être propriétaire de là où l’on vit, qui reposent souvent sur des identités ethniques, se manifestent notamment par la fréquence des protestations voire des révoltes quelquefois violentes contre le manque d’eau, d’électricité ou d’autres problèmes qui affectent le quotidien. Ces revendications empruntent la forme de mouvements NIMBY[5] (Not In My Back Yard). Il s’agit alors avant tout de défendre les intérêts de son secteur, de son quartier : les habitants d’une rue non goudronnée peuvent, par exemple, bloquer l’accès aux voitures qui sont accusées de soulever trop de poussières, quitte à transférer le problème, juste un peu plus loin. Lors de l’épidémie d’Ebola, certaines communautés ont ainsi refusé l’implantation des CTE (centres de traitement d’Ebola) dans leur quartier, de peur d’être contaminées. Ce qui frappe l’observateur est alors cet obstacle invisible, mais bien présent, qui empêche que les habitants d’un quartier tissent des liens avec leurs voisins vivant dans d’autres quartiers. Le partage d’une vision d’ensemble sur des problèmes de vie quotidienne qui les touchent de la même façon semble impossible. Toute action concertée, une chimère.

Avec d’autres, l’observateur qui écrit ces lignes est persuadé que, dans ces quartiers, l’épidémie d’Ebola a été un prétexte pour exprimer le ressentiment contre des autorités étatiques perçues comme incapables d’assurer des conditions de vie dignes à ses habitants les plus vulnérables. En ville, les réticences vis-à-vis des mesures publiques de lutte contre l’épidémie ont été plus nombreuses dans les zones les plus enclavées, là où le sentiment d’être oubliés était le plus vivace. Chaque fois que les acteurs de la Riposte s’y présentaient, les habitants opposaient aux messages de sensibilisation leurs revendications concernant le manque d’eau potable, d’électricité, l’enclavement, l’insalubrité ou encore l’insécurité. Les séances de sensibilisation organisées par la Riposte étaient alors autant d’occasions pour demander à l’État guinéen de résoudre, d’abord, les problèmes du quotidien. La résistance des populations guinéennes est un phénomène complexe, qui s’explique par l’enchevêtrement de raisons économiques, culturelles, sociales et politiques. Mais on peut faire l’hypothèse qu’en milieu rural comme en milieu urbain, elles reposent sur une hostilité durable envers une élite politique jugée indifférente à la souffrance des populations. D’ailleurs, les opérateurs guinéens de la Riposte ont été reçus comme des représentants de l’autorité étatique : ils ont été appelés menguesagni, ce qui en langue soussou signifie littéralement « les jambes du chef ».

3. Les difficultés dans le suivi des contacts à Conakry

La Riposte était présente dans chaque commune urbaine de Conakry par le biais de coordinations communales dont l’organisation était calquée sur celle de la coordination centrale qui, depuis la capitale, dirigeait les opérations sur l’ensemble du territoire national. Les coordinations communales, installées dans les locaux des directions communales de la santé (DCS), étaient composées de personnels de la DCS, d’employés des institutions internationales et de ceux des ONG engagées dans la lutte contre Ebola. Elles réunissaient plusieurs professions : des médecins, des chargés de communication et des consultants socio-anthropologues. Ces derniers étaient chargés de recueillir les discours et les rumeurs pour les déconstruire, afin de mieux comprendre le contexte socioéconomique et culturel local. Grâce à leur approche axée sur l’intégration au sein des communautés urbaines et villageoises, ces acteurs ont aussi joué le rôle de médiateur entre les opérateurs de la Riposte et les populations manifestant leurs réticences. Comme le notent Sow et Desclaux (2015), les socio-anthropologues se sont ainsi retrouvés dans une position inhabituelle, puisqu’ils ont dû agir dans une situation d’urgence en endossant de multiples rôles à la fois : experts, acteurs, chercheurs et intervenants sociaux. Il faut ajouter que l’équipe des socio-anthropologues était diverse, car elle regroupait des jeunes diplômés fraichement sortis des facultés de sociologie et des chercheurs plus expérimentés. Si ces derniers ont pu défendre leur autonomie professionnelle, il a été plus difficile pour les jeunes de résister aux pressions de la coordination qui souhaitait les cantonner dans des tâches de communication et de sensibilisation. Néanmoins, la présence des socio-anthropologues, dirigés par le Pr. Niang, a permis à la Riposte d’être beaucoup plus accommodante et donc moins contraignante ou coercitive qu’au Libéria et en Sierra Leone.

Le suivi des contacts a surement été le principal défi des coordinations communales. Cette mission consistait non seulement à identifier les personnes contaminées, mais aussi à établir la liste de tous les individus avec lesquels elles étaient entrées en relation. Ensuite, il fallait s’enquérir de l’état de santé de ces « contacts » et, le cas échéant, tenter de retracer leurs itinéraires thérapeutiques. Enfin, si la situation l’exigeait, des quarantaines étaient organisées dans lesquelles les contacts étaient suivis quotidiennement par les médecins superviseurs de l’OMS. Tout déplacement était strictement contrôlé pour éviter que les contacts ne s’enfuient, et certaines personnes étaient chargées de lancer l’alerte lorsqu’il y avait des disparitions ou des cas suspects. S’il fut plus facile en milieu rural, où les populations sont plus homogènes, d’assurer le suivi et le regroupement des individus malades ou suspectés de l’être, tel n’a pas été le cas en milieu urbain.

3.1 Les pratiques des cliniques privées pendant l’épidémie

L’un des premiers problèmes rencontrés par les coordinations communales a été celui de retracer les itinéraires thérapeutiques des patients traités dans les cliniques privées. Ces dernières ont souvent refusé de respecter les mesures de santé publique exigées par la lutte contre l’épidémie d’Ebola. Les rapports entre les propriétaires et les autorités sanitaires ont souvent été conflictuels, et des fermetures administratives ont même été envisagées.

Le personnel de ces cliniques est souvent jeune et peu expérimenté et nombreux sont les stagiaires utilisés comme une ressource humaine docile et peu couteuse par les entrepreneurs du champ sanitaire guinéen. En outre, il arrive fréquemment que les cliniques privées reçoivent des malades pour lesquels elles n’ont ni l’équipement adéquat ni l’expertise nécessaire pour les soins. Mais, soucieuses de garder leurs clients, elles transfèrent rarement ces patients vers des structures mieux indiquées, en dépit des recommandations du ministère de la Santé. De tels agissements, qui transgressent les règles organisationnelles du système de santé, sont rendus possibles par des croyances religieuses teintées de fatalisme et par une certaine complaisance des familles vis-à-vis de la défaillance des médecins. Ainsi, lors de l’épidémie d’Ebola, les cas suspects n’étaient pas systématiquement signalés ni même toujours transférés vers les CTE, soit pour des raisons économiques, soit pour préserver le lien social entre le malade et le personnel de santé ou le propriétaire de la clinique. Or, ces pratiques bienveillantes envers les malades et les familles ont été de formidables vecteurs de contamination du personnel médical et des autres patients. De plus, les malades étaient rarement identifiés comme étant atteints par Ebola, car la majeure partie des structures privées n’enregistrent pas toutes les consultations. Et, même si les propriétaires des cliniques essaient d’être rigoureux et vigilants, il n’est pas rare que des médecins salariés ou des stagiaires effacent dans les registres la trace des consultations pour pouvoir empocher directement les honoraires. Voilà pourquoi il a été très difficile, voire impossible, pour les médecins épidémiologistes de retracer les itinéraires thérapeutiques des personnes qui, contaminées par Ebola, étaient passées par les cliniques privées.

Un autre sujet de discorde entre autorités sanitaires et cliniques privées a été la difficulté d’y faire respecter certaines mesures obligatoires d’hygiène, comme l’utilisation des gants.

Mais la lutte contre Ebola a aussi permis certaines évolutions. Ainsi l’OMS, en collaboration avec les communes urbaines, a répertorié toutes les cliniques privées. Grâce à cet inventaire, de jeunes médecins superviseurs ont pu se rendre quotidiennement dans beaucoup de ces structures pour faire respecter certaines pratiques comme la tenue des registres, la notification des consultations, l’utilisation des thermo flash pour la prise de température, l’usage de gants ou de kits de lavage des mains. L’OMS, la Croix-Rouge, l’UNICEF et d’autres ONG ont aussi permis d’améliorer l’application des mesures d’hygiène en offrant du matériel et des produits sanitaires aux structures privées. Ces initiatives ont conduit certaines cliniques à changer leurs procédures, mais d’autres, fortes de la notoriété de leurs propriétaires, n’ont jamais voulu adhérer à ces démarches de santé publique.

3.2 L’interdépendance entre le milieu rural et urbain dans les itinéraires thérapeutiques

Comme nous l’avons vu plus haut, les habitants de Conakry choisissent l’endroit où se soigner principalement en fonction de leurs moyens financiers et de leurs liens avec des membres du personnel de santé. L’historique de la propagation d’Ebola montre à la fois l’importance de la relation personnelle entre le soigné et le soignant dans les parcours thérapeutiques et l’interdépendance entre le milieu rural et urbain. Les habitants du premier village guinéen touché, Melandou, une localité située au fin fond de la forêt du Sud-Est, ont délaé les structures sanitaires locales pour se rendre dans la ville de Guéckédou où ils pouvaient compter sur l’accueil et la compétence du Dr Joseph, un médecin issu de leur communauté villageoise. Or, après la visite de ses parents malades, ce médecin s’est trouvé contaminé. Lorsqu’il a ressenti les premiers symptômes qu’il ne comprenait pas, le Dr Joseph est allé se faire soigner auprès de son ami et cousin, le Dr Fassa, un médecin très réputé de l’hôpital de la grande ville de Macenta. Mais avant d’aller le consulter à l’hôpital, le Dr Joseph s’est rendu au domicile du Dr Fassa où il a partagé la chambre de son fils, contribuant ainsi à le contaminer. Puis, tous les autres membres de la famille, y compris le Dr Fassa, tomberont malades. C’est à l’occasion des longues funérailles de ces deux médecins qu’Ebola s’est répandu rapidement dans les grandes agglomérations urbaines. En effet, les obsèques ont eu lieu dans deux villes différentes, y réunissant des centaines d’individus qui, pendant trois jours, ont touché et embrassé les corps, selon les coutumes de l’ethnie Ki à laquelle les médecins appartenaient.

L’historique de la propagation d’Ebola montre que cette épidémie est apparue en Guinée dans un contexte d’interdépendance et de forte mobilité des populations entre le milieu urbain et le milieu rural. Ce sont les paysans qui demeurent les plus dépendants de la ville, dans la mesure où ils sont obligés de s’y rendre pour pouvoir bénéficier de services qui font défaut en milieu rural. Ainsi, l’insuffisance des infrastructures scolaires, surtout au niveau secondaire, et l’inexistence de centres de formation professionnelle et d’ateliers d’apprentissage conduisent généralement les jeunes villageois à poursuivre leurs études ou à apprendre un métier en ville. Pendant les vacances, ces jeunes retournent dans leurs villages pour aider leurs parents dans les travaux agricoles. En outre, beaucoup de citadins ayant de bas salaires ou des emplois précaires doivent retourner dans leurs villages pour cultiver la terre pendant la saison des pluies pour pouvoir disposer de nourriture le reste de l’année. C’est aussi le cas des femmes commerçantes, notamment les vendeuses de poissons, de riz et d’huile de palme, qui doivent régulièrement retourner dans leurs villages pour s’approvisionner. De même, confier des enfants villageois à des parents citadins est aussi une pratique très répandue. Tous ces exemples illustrent la forte mobilité géographique des habitants de la campagne vers les villes et vice-versa. Or, cette mobilité ne répond pas seulement à des impératifs économiques ou éducatifs, mais aussi sanitaires.

Dans le domaine de la santé, les paysans qui n’arrivent pas à se soigner auprès des guérisseurs traditionnels se rendent en ville, où ils comptent sur les membres de la famille ou de la communauté villageoise pour les héberger et payer leurs soins. D’ailleurs, la propagation d’Ebola a obéi à l’itinéraire typique du patient villageois, le lien social s’avérant le fil conducteur par lequel la maladie s’est diffusée. Quant aux citadins, ils leur arrivent de se soigner au village, notamment lorsqu’ils ne trouvent pas de médecin de confiance ou de remède efficace à l’hôpital. Comme l’a montré Pélier (2000), dans un contexte de solidarités familiale et communautaire, et d’interdépendance économique, cette forte mobilité des populations guinéennes confère aux habitants des villes africaines un statut hybride qui fait d’eux à la fois des citadins et des villageois. Ces dynamiques et ces spécificités ont rendu particulièrement difficile le cantonnement de l’épidémie d’Ebola. Ainsi, le suivi des « contacts » était quasi impossible puisque ces derniers se déplaçaient sans cesse entre les milieux rural et urbain. De plus, ces déplacements ont été facilités par de nouveaux moyens de transport et de communication comme les taxis-motos et les téléphones portables. Si les premiers ont favorisé la circulation des personnes, et donc la propagation de la maladie, les seconds ont largement contribué à diffuser les rumeurs et les messages de désinformation renforçant ainsi les réticences des populations vis-à-vis des mesures de lutte contre l’épidémie d’Ebola. La possibilité de circonscrire l’épidémie s’est aussi heurtée au souhait des malades d’être enterrés dans leur village, auprès des ancêtres, ce qui entrait en contradiction avec l’interdiction officielle de déplacer les cadavres pour limiter la propagation du virus. Enfin, en milieu urbain, la complexité de certaines structures de parenté entrave le repérage des contacts, car elle obéit aux exigences des sociétés modernes africaines où les individus cherchent à vivre en ville avec peu de moyens financiers, sans pour autant couper les ponts avec la famille élargie restée au village. Ainsi, certains chefs de famille polygames laissent toujours au village l’une de leurs épouses, alors que d’autres peuvent avoir deux ou trois femmes, logées en ville dans des résidences différentes, entre lesquelles les enfants circulent incessamment (Le Bris et al., 1987). Il y a lieu de noter également qu’à l’exception de la commune de Kaloum, les rues de Conakry n’ont pas d’adresse, ce qui a compliqué encore davantage les opérations de recensement et de suivi des contacts.

Conclusion

Avec la fin de l’épidémie d’Ebola et le retrait des institutions internationales impliquées dans la Riposte, c’est aux autorités sanitaires nationales qu’est revenue la tâche d’améliorer le système de santé et de préserver les acquis d’une période d’urgence. Certes, l’OMS a lancé un programme d’engagement communautaire visant à préparer les populations locales à prendre en charge leurs problèmes de santé. Dans les déclarations officielles, les notables et les leaders des différents quartiers de Conakry ont exprimé leur adhésion à ce programme. Néanmoins, il y a lieu d’interroger leur volonté de pérenniser certaines mesures préventives qui, comme le lavage systématique des mains avec du chlore, ont pu être acceptées dans l’urgence de la lutte, mais restent associées aux souvenirs douloureux de l’épidémie. On constate ainsi un phénomène de rejet des symboles et des pratiques associées à Ebola. En outre, comme l’a montré Crespin (2011) pour le cas du Sida, si des changements rapides de comportement peuvent être acceptés dans des situations épidémiques, les conditions permettant leur pérennité sont rarement pensées dans les programmes préventifs de long terme. Dans le contexte africain, l’appropriation par les autorités sanitaires de nouvelles façons de faire de la santé publique reste d’autant plus problématique que certaines mesures, présentées comme universelles et fondées sur des critères scientifiques et objectifs, relèvent en réalité d’une conception occidentale des maladies, de leur prévention et de leur traitement (Dozon et Fassin, 2001). Leur application n’est donc ni évidente ni immédiate dans d’autres contextes. De telles mesures sanitaires peuvent être ressenties comme des injonctions et être assimilées à une forme de domination fondée sur « l’infiltration d’une forme de contrôle et de pouvoir dans l’espace de la quotidienneté » (Gasquet-Blanchard, 2003). En outre, l’importante présence et la forte implication des anciennes puissances coloniales dans la Riposte a pu renforcer cette impression de domination notamment dans une perspective « postcoloniale ». Enfin, l’ampleur des moyens déployés pour vaincre Ebola en tant que menace de santé mondiale contraste avec la persistance des problèmes quotidiens de santé et d’insalubrité des habitants de Conakry qui, malgré leurs nombreuses revendications, n’ont toujours pas été entendus.