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Il n’existe, du moins en apparence, aucune affinité entre le documentariste québécois Pierre Perrault et la pensée philosophique. Perrault fut très critique à l’égard de la philosophie ; il la croyait, entre autres, incapable d’exprimer adéquatement la vérité qui émane de la parole d’un peuple. Dans leur ouvrage intitulé Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault, les auteurs Pierre-Alexandre Fradet et Olivier Ducharme relèvent un défi ambitieux : montrer qu’il est possible d’établir un dialogue entre l’oeuvre perraultienne et la philosophie. Pour y arriver, des auteurs tels Friedrich Nietzsche, Michel Henry et Pierre Bourdieu seront convoqués. Selon Fradet et Ducharme, le cinéma de Perrault et la pensée de ces auteurs convergent sur la question de la vie.

Dans la première partie de l’ouvrage, Fradet et Ducharme mettent en relief l’idée selon laquelle le concept de vie parvient à s’accorder, chez Nietzsche et Perrault, lorsqu’on le traite sous l’angle du devenir. Dans l’optique nietzschéenne, le devenir est lié à l’une des principales tâches auxquelles doit se vouer le philosophe : désamorcer la croyance voulant que le réel soit fondé ontologiquement. Une fois dépouillé de cette croyance en des catégories fixes et éternelles, le réel est perçu comme fourmillant de possibilités inouïes. Conscient du caractère incoercible du réel, l’homme n’oriente plus son devenir en fonction d’un modèle que lui imposerait, par exemple, sa société ; ainsi, plutôt que de devenir le reflet des autres, il se crée à sa propre image. Il devient alors qui il est. À partir de ces quelques remarques sur le devenir chez Nietzsche, il est possible, selon les auteurs, de tisser des liens avec le cinéma de Perrault. Tout d’abord, Perrault insiste sur le potentiel émancipateur de la mémoire. Lorsqu’il réactualise des traditions quasi oubliées, son objectif n’est pas de promouvoir un retour à des pratiques du passé, mais d’enrichir le présent de nouvelles possibilités d’existence. La mémoire ne doit pas servir à préserver le présent dans les formes du passé, mais bien à éclaircir le présent de nouvelles possibilités. L’importance accordée au devenir est également observable, chez Perrault, dans la critique qu’il adresse au cinéma de fiction. Il reproche notamment à la fiction d’obstruer le devenir en subsumant les comédiens sous des types d’existence réifiés. En effet, « ces comédiens refusent de forger leur propre personnalité et de devenir qui ils sont, dans la mesure où ils agissent en fonction d’attitudes et de manières prédécoupées, jugées immuables et transmises par la société […] » (p. 63). Le documentaire perraultien, beaucoup plus souple dans sa forme, laisse aux participants le loisir de devenir qui ils sont. Enfin, le devenir est mis de l’avant par Perrault sur la question de la culture vernaculaire et, plus particulièrement, sur la question du rapport entre le créateur et la société. Selon le cinéaste, le créateur doit libérer la société de ses habitudes sclérosantes en lui permettant d’élargir le cercle de ses expériences. Le créateur doit donc inciter la société à se transformer.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Fradet et Ducharme se concentrent sur le second versant de la notion de vie, c’est-à-dire l’actualisation. Il sera question, cette fois, de rapprocher l’oeuvre perraultienne de la pensée de Michel Henry et de Pierre Bourdieu. Selon Henry, la tâche de la phénoménologie est de décrire l’affectivité, soit le rapport charnel qui fonde notre accès au monde. Tandis que la phénoménologie henryenne circonscrit les conditions de possibilité de notre accès au monde par le biais de l’écriture théorique, l’oeuvre de Perrault, soulignent les auteurs, « fait voir comment le rapport à la vie peut s’incarner à travers la parole et l’écrit » (p. 139). Le cinéma de Perrault prolonge donc la pensée de Henry en ce qu’elle montre comment, dans la pratique, nous nous engageons dans le monde. Il appert, selon Fradet et Ducharme, que le rapport au monde capté par la lentille de Perrault accorde une importance décisive à la connaissance qui relève du corps ; ce faisant, il est possible de rapprocher l’intérêt que voue Perrault pour la connaissance du corps et le concept d’habitus que l’on retrouve chez Bourdieu. L’habitus est la condition de possibilité d’une communauté donnée, sa manière de vivre qui s’actualise au moyen de l’action de ses membres. Le corps, déterminé par l’habitus de sa communauté, doit donc exécuter une série d’activités dont la finalité consiste, en retour, à pérenniser cet habitus dans l’espace et dans le temps. La question de la pérennité de l’habitus traverse l’oeuvre de Perrault ; son cinéma, comme le constatent Fradet et Ducharme, s’interroge sur la passation intergénérationnelle de l’habitus et les raisons menant à son possible déclin. Plus spécifiquement, Perrault s’intéresse au rôle qu’occupe la parole dans l’expression et la conservation de l’habitus d’une communauté.

Il est à noter, enfin, que l’ouvrage Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault est rédigé dans une langue soucieuse de rendre accessible au grand public les différentes philosophies évoquées. Il est donc possible de le lire sans connaître, au préalable, la pensée de Nietzsche, Henry ou Bourdieu. Il ne faut toutefois pas croire que les auteurs s’en tiennent à des lieux communs ; bien au contraire, la force de l’oeuvre réside justement dans sa capacité à concilier la profondeur de la philosophie et la limpidité du langage ordinaire.