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Introduction

Cet article présente un dispositif de formation de futurs professionnels de l’enseignement et de l’éducation. Celui-ci est basé sur la mise en oeuvre de techniques de travail coopératives et la production d’écrits et d’échanges oraux favorisant l’élaboration des premières expériences professionnelles réalisées en période de stage. Des analyses et des hypothèses de compréhension concernant les remaniements subjectifs à l’oeuvre chez les participants au dispositif sont ensuite proposées, à partir de matériaux recueillis au cours des séances de travail. Nous présentons les résultats partiels d’une recherche en cours, en nous centrant sur les effets des interactions entre deux groupes d’étudiants en voie de professionnalisation. Nous interrogeons notamment les évolutions engagées par l’écriture des pratiques et la production de discours s’y référant.

1. Former des professionnels de l’éducation à l’Université

1.1 La mastérisation de la formation

Nous allons d’abord préciser le contexte institutionnel dans lequel nous avons mis en place le dispositif pédagogique décrit dans cet article et qui a permis de recueillir le matériel partiellement analysé pour cette recherche.

En France, depuis septembre 2010, les personnels d’éducation de l’Éducation nationale, pour être titularisés dans leurs fonctions, doivent notamment obtenir un diplôme de Master — leur formation étant désormais intégrée au dispositif Licence Master Doctorat (LMD). Auparavant, ils passaient un concours au niveau Licence et bénéficiaient d’une année de formation non diplômante dans un Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), après leur réussite au concours. Depuis la rentrée universitaire 2013, la formation de ces professionnels est organisée par les Écoles supérieures du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ). Ces structures associent des équipes pédagogiques de l’enseignement supérieur à des professionnels intervenant dans le milieu scolaire, qui encadrent ensemble les Masters Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF), censés délivrer les « savoirs nécessaires à l’exercice du métier d’enseignant »[1] : savoirs scientifiques et disciplinaires, didactique et compétences liées à l’exercice du métier. Ils intègrent dans leurs enseignements une préparation aux concours de la fonction publique dont il faut être lauréat pour devenir fonctionnaire. Le Master MEEF se décline en quatre mentions différentes formant chacune à une ou plusieurs professions. Dans le cadre de cet article, nous présenterons un dispositif de formation mettant en relation un groupe d’étudiants de deuxième année du Master MEEF premier degré (professeur des écoles) de l’Université Paris 8, avec un autre groupe d’étudiants du Master MEEF encadrement éducatif (conseiller principal d’éducation) de l’Université de Cergy-Pontoise. Il s’agit donc d’un dispositif de formation de professionnels de l’Éducation nationale des premier et second degrés du système éducatif français : les étudiants du Master MEEF premier degré sont en stage une partie de leur temps de formation dans des écoles élémentaires accueillant des enfants entre trois et onze ans ; les étudiants du Master MEEF encadrement éducatif se destinent au métier de Conseiller principal d’éducation et sont en stage dans des collèges ou des lycées, scolarisant des élèves âgés de onze à dix-huit ans. Il faut préciser que parmi les étudiants de l’Université de Cergy-Pontoise inscrits dans le Master MEEF encadrement éducatif en 2014-2015, quatre étaient lauréats du concours externe de Conseiller principal d’éducation (CPE) et dix n’avaient pas été reçus à ce concours qu’ils préparent à nouveau tout en suivant les enseignements de deuxième année de Master. Les étudiants de Paris 8 étaient tous lauréats du concours de Professeur des écoles et fonctionnaires stagiaires. La situation française est différente de la réalité québécoise : en France, les enseignants et personnels d’éducation sont dans leur grande majorité fonctionnaires et doivent réussir un concours de recrutement de la fonction publique qui leur donne accès au stage à l’issue duquel ils peuvent être titularisés par un jury académique. Le métier de CPE est aussi une particularité française puisque les Conseillers principaux d’éducation sont responsables d’un service de vie scolaire dans les collèges et les lycées.

La mise en place d’une correspondance entre nos deux groupes d’étudiants était un choix pédagogique qui relevait de notre initiative, en dehors de toute obligation. À notre connaissance, cette pratique est inédite dans un tel cadre de formation. Nous permettons ainsi à des professionnels et futurs professionnels de deux degrés différents dans l’Éducation nationale d’interagir par l’écriture, dans le cadre de leur formation initiale. Par ce dispositif pédagogique, nous mettons en relation des étudiants inscrits dans des mentions différentes du Master MEEF, inscrits dans des ÉSPÉ de deux académies différentes, Créteil et Versailles, dont sont respectivement partie prenante les Universités de Paris 8 et de Cergy-Pontoise.

Il nous faut aussi préciser dans quels cursus nous avons proposé cette correspondance, qui n’est pas l’objet de nos enseignements, mais est pour nous un outil au service de la formation. L’échange épistolaire entre ces deux groupes a eu lieu entre janvier et juin 2015 au cours du deuxième semestre de la deuxième année du Master, c’est-à-dire pendant le dernier semestre de formation de nos étudiants. Dans l’ÉSPÉ de l’académie de Créteil, les étudiants du Master MEEF premier degré pouvaient choisir un séminaire de vingt-quatre heures intitulé « Réflexivité en situation professionnelle et analyse des implications personnelles » au sein de l’option de recherche et d’approfondissement « Connaissance de l’enfant-élève et relation éducative ». Dans l’ÉSPÉ de l’académie de Versailles, les étudiants du Master MEEF encadrement éducatif ont une unité d’enseignement de quinze heures intitulée « Construction d’expériences du métier et analyse des pratiques de stage ». Le concept de réflexivité, s’il n’apparaît pas explicitement dans ce second intitulé à la différence du séminaire de Paris 8, était cité deux fois dans la description de cette unité d’enseignement.

1.2 Référentiels de compétences

Au Québec (Chaubet et al., 2013) comme dans beaucoup de pays aujourd’hui, les objectifs de formation des professionnels de l’Éducation sont désormais fixés par un référentiel de compétences. En France, depuis 2006, celui-ci prend la forme d’un cahier des charges fixé par le Ministère de l’Éducation nationale et révisé à plusieurs reprises. Le référentiel de compétences actuellement en vigueur, publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 25 juillet 2013, comprend quatorze compétences communes à tous les professeurs et personnels d’éducation, auxquelles il faut ajouter cinq compétences spécifiques aux professeurs, et huit autres pour les conseillers principaux d’éducation. Le terme « réflexivité » n’apparaît pas dans ce référentiel, mais la figure du « praticien réflexif » (Schön, 1983) est le modèle qui a fortement inspiré la rédaction de son référentiel, comme en témoigne la présentation de ce référentiel sur le site du Ministère. Elle est suivie de deux entretiens avec la Directrice générale de l’enseignement scolaire et la Directrice générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle[2], qui le commentent. Toutes les deux font explicitement référence à la réflexivité en évoquant la figure du « praticien réflexif ». Pour la première, le « professeur de demain […] est un “praticien réflexif” », tandis que pour la seconde, c’est « un professionnel réflexif, autonome et créatif ». Il nous semble important de repérer que la notion de réflexivité est mise clairement en lien, par des cadres de haut niveau, avec le référentiel de compétences actuellement déployé en France pour la formation des professionnels de l’Éducation nationale.

Parmi l’ensemble des compétences du référentiel, nos deux enseignements et le dispositif pédagogique constitué ressortent plutôt de la quatorzième compétence : « s’engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel ». Celle-ci se décline en quatre sous items, parmi lesquels on lit : « réfléchir sur sa pratique – seul et entre pairs – et réinvestir les résultats de sa réflexion dans l’action ». Par la mise en place de séances d’analyse de pratiques en groupe, nous favorisons bien la réflexion sur la pratique « entre pairs », comme nous l’expliciterons plus loin. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà pointer que la capacité à « réinvestir les résultats de sa réflexion dans l’action » suppose que la « réflexion » puisse être entièrement maitrisée par un sujet conscient auquel rien n’échapperait, et qui serait capable, en situation professionnelle, de prises de décision régies par une même conception de la maîtrise.

Après cette présentation, nous allons maintenant exposer le dispositif pédagogique que nous mettons en oeuvre, en commençant par l’exposé de nos conceptions du langage et du sujet sur lesquelles nous prenons appui.

2. Le dispositif et le cadre

2.1 Conceptualisation du langage…

Dans le champ qui est le nôtre, celui d’une approche clinique des pratiques d’éducation et de formation, la conception du langage à laquelle nous nous référons prend sa source dans les propositions freudiennes, depuis le premier ouvrage de l’auteur, Sur la conception des aphasies (Freud, 1891), où apparaît la distinction entre « représentation de chose » (Objektvorstellung) et « représentation de mot » (Wortsvorstellung) jusqu’au chapitre de la Métapsychologie consacré à l’Inconscient (Freud, 1915) où sont abordés les statuts du mot et de l’objet en liaison avec la première topique (Inconscient/Préconscient/Conscient). S’il n’est pas dans le projet de notre article d’entrer dans le détail du développement des conceptualisations freudiennes et de leur évolution historico-clinique, nous en retiendrons quand même plusieurs éléments susceptibles de nous guider à la fois dans la construction des dispositifs de formation que nous mettons en oeuvre et dans l’analyse des propos recueillis.

À la fin de Métapsychologie, dans le chapitre intitulé en allemand Die Agnoszierung des Unbewußten (La reconnaissance de l’Inconscient), Freud indique que, pour lui, la représentation consciente de l’objet se scinde « en représentation de mot et représentation de chose. Celle-ci consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques directes de chose, du moins en celui de traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent » (Freud, 1915/2006, p. 116-117). Selon cette conception, la représentation de chose n’est donc ni analogue à l’ensemble de la chose ni synonyme d’une empreinte mnésique, car si cette dernière est l’inscription de l’événement, la représentation est un réinvestissement de cette inscription. La représentation consciente est ici conçue comme englobant à la fois la représentation de chose et la représentation de mot correspondante, tandis que la représentation inconsciente n’est que la figuration de l’objet seul. Laplanche et Pontalis ont insisté sur la constance chez Freud d’une théorisation selon laquelle « c’est en s’associant à une image verbale que l’image mnésique peut acquérir “l’indice de qualité spécifique” de la conscience » (Laplanche & Pontalis, 1967, p. 418). Si cette idée est au fondement de la compréhension du passage du processus primaire au processus secondaire, du passage du registre de la perception à celui des processus de pensée, elle nous paraît mériter d’être aussi souvent que possible conservée à l’esprit lorsque nous écoutons les sujets avec lesquels nous travaillons. Non pas parce que se dissimulerait un projet diagnostic, voire une ambition psychothérapeutique, derrière l’activité de formation, mais simplement pour ne pas oublier l’incontournable inadéquation entre le mot et la chose chez les êtres parlants et que s’approprier les mots que nous prononçons n’est pas de l’ordre du donné, que cela suppose une dynamique jamais interrompue.

C’est un linguiste, Arrivé, qui a plus particulièrement attiré notre attention sur la conclusion du chapitre de Métapsychologie déjà cité, avec un article consacré à la question du langage et de l’inconscient chez Freud (Arrivé, 2003). Dépassant le cadre de la psychopathologie, en l’occurrence la schizophrénie qui est l’objet d’une grande partie du chapitre, Freud termine sa réflexion en écrivant que « Le système « Ics » contient les investissements de choses des objets, les premiers et véritables investissements d’objet ; le système « Pcs »  apparaît quand cette représentation de chose est surinvestie du fait qu’elle est reliée aux représentations de mots lui correspondant » (Freud, 1915/2006, p. 117). À la fin de son article et après avoir signalé la manière dont Lacan avait relevé chez Freud « la distinction à faire entre l’opération du langage comme fonction, à savoir au moment où elle s’articule et joue en effet un rôle essentiel dans le préconscient, et la structure du langage, selon laquelle s’ordonnent les éléments mis en jeu dans l’inconscient » (Lacan, 1986, p. 57), Arrivé conclut ainsi son étude : « les représentations de mots interviennent dans l’“opération du langage” – hasarderai-je dans l’énonciation, j’entends l’énonciation consciente, celle qui a pour sujet le je ? Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elles soient absentes de l’inconscient, qui structure ses éléments – les signifiants – sur le modèle d’un langage » (Arrivé, 2003, p. 19-20). Pour ce qui nous concerne, il nous semble bien que ce soit la question des possibilités d’énonciation et celle des voies ouvertes à d’éventuels remaniements des représentations de mots qui sont directement concernées par les dispositifs de formation que nous proposons.

Ce qui nous conduit, avant d’entrer dans leur description, à dire quelques mots de la conception du sujet qui sous-tend notre travail et notre approche.

2.2 … et du Sujet

La notion de « sujet » (Subjekt) n’appartient guère au vocabulaire freudien puisqu’à part une utilisation marquée par neuf occurrences dans Pulsions et destins des pulsions (1915), Freud n’emploie pratiquement pas ce substantif, lui préférant le terme Ich, généralement traduit en français par « Moi », comme dans la traduction usuelle de la seconde topique qui distingue le Ça, le Moi et le Surmoi. C’est à partir de cette étude de Freud introduisant la notion d’un sujet pulsionnel inconscient que Lacan a développé une grande partie de sa propre théorisation et en particulier la notion d’un sujet irrémédiablement clivé, ce qui le conduit à établir la distinction entre une dimension du « dit » et une autre du « dire », renvoyant ainsi à l’opposition entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Pour Lacan, le sujet du désir est bien à percevoir du côté du sujet de l’énonciation, ainsi qu’il le formule : « la présence de l’inconscient, pour se situer au lieu de l’Autre, est à chercher en tout discours en son énonciation » (Lacan, 1966, p. 834). Cette distinction nous paraît avoir une possible portée heuristique lorsqu’il est question de placer des sujets en situation interlocutoire, comme nous essaierons de le soutenir plus loin.

Par ailleurs et compte tenu des références sur lesquelles nous appuyons notre propos jusqu’ici, nous signalerons au passage qu’il n’est pas question de psychopathologie dans le travail que nous conduisons, mais que les étayages théoriques utilisés nous paraissent adéquats et éclairants lorsqu’il s’agit de prendre en compte les processus psychiques potentiellement agissants dans les situations ordinaires d’éducation ou de formation. Autrement dit, il nous paraît y avoir un réel intérêt à envisager que, dans les situations professionnelles de l’enseignement et de l’éducation, une partie au moins des pratiques ou des conduites des individus et des groupes puisse être considérée comme régie par des dynamiques inconscientes.

Pour en revenir plus précisément à la question du sujet, comme l’ont aussi proposé Blanchard-Laville, Bossard et Verdier-Gioanni (2015), c’est chez une psychanalyste qui a conçu un développement original de la métapsychologie freudienne que nous avons rencontré une pensée susceptible d’apporter un éclairage utile sur certains processus psychiques pouvant être sollicités dans le cadre d’une formation professionnelle. C’est en particulier la notion d’« auto-historisation » avancée par Aulagnier qui nous semble pouvoir conduire à des compréhensions renouvelées dans notre domaine d’enseignement et de recherches. Élaborant une théorie qui lui est propre autour de la question du sujet et de la manière dont celui-ci se constitue temporellement dans le rapport à l’autre, Aulagnier a proposé le concept d’un « Je » différent du Moi freudien lié aux autres instances du Ça et du Surmoi, mais distinct aussi de la théorisation lacanienne en ce qu’il n’est pas une instance seulement constituée par le discours, mais qu’il s’instaure sous l’influence de « la catégorie de la temporalité et, par là [du] concept de différence dans ce qu’il a de plus difficile à assumer : la différence de soi à soi » (Aulagnier, 1979, p. 22).

Selon cette auteure, bien qu’il soit incapable de retrouver ce qui a fait origine dans un passé archaïque, le « Je » n’en poursuivra pas moins, au long de la vie de chacun, son opiniâtre travail d’autoréflexion et de conquête toujours renouvelée de son espace identificatoire. Hélas, nous dit Aulagnier, les hypothétiques « titres de propriété » assurant à chacun l’inaliénabilité de son espace psychique ont pour la plupart disparu, faute d’actes notariés prouvant la légitime propriété d’un espace psychique autrefois laborieusement défriché. Dans le travail qu’il effectue pour se constituer, le « Je » ne retrouve dans ses archives que quelques pièces incertaines et sa tâche consiste alors à « transformer ces documents fragmentaires en une construction historique qui apporte à l’auteur et à ses interlocuteurs le sentiment d’une continuité temporelle » (Aulagnier, 1984, p. 196). Nous faisons l’hypothèse que l’étape de l’entrée dans la vie professionnelle, le passage du statut d’étudiant à celui d’enseignant, réactive une part de ce processus et engage chez ceux qui le traversent une nouvelle étape de constitution du « Je » au sens d’Aulagnier.

Les conceptions du langage et du sujet sur lesquelles nous prenons appui ont des implications méthodologiques que nous allons tenter d’expliciter. Ces implications concernent le dispositif de formation que nous mettons en place, qui est aussi le dispositif dans lequel nous recueillons nos données. Dans l’approche clinique qui est la nôtre, « recherche, production de connaissances et action […] sont étroitement associées » (Legrand, 1993, p. 175).

2.3 Micro-monographies, monographies et groupes d’écriture monographique

Dans les groupes d’étudiants que nous avons encadrés, nous avons mis en oeuvre une modalité d’écriture de récits de pratiques professionnelles inspirée de la pédagogie institutionnelle. Il s’agit de l’écriture monographique que nous allons présenter maintenant.

L’usage des monographies est ancien dans la formation des enseignants et des professionnels de l’éducation. Nous avons pu montrer dans une recherche précédente, que la méthode monographique trouve ses origines en partie dans les sciences sociales dès les années 1830 et qu’elle a été renouvelée par la pédagogie institutionnelle dans la deuxième moitié du XXe siècle (Dubois, 2011). La pédagogie institutionnelle est un courant pédagogique, issu de la pédagogie Freinet dans les années 1960, qui s’est constitué à partir du travail mené en groupe sur des monographies. On distingue habituellement des monographies d’élèves, dans lesquelles un professionnel fait le récit de l’évolution d’un élève, des monographies d’institutions décrivant une « institution » mise en place dans la classe, au sens de la pédagogie institutionnelle – Conseil, Quoi de neuf ?, etc. – et des monographies d’écoles ou de classes. Dans le champ de la pédagogie institutionnelle, les monographies analysées dans des « dispositifs d’élaboration clinique de la pratique enseignante » proposent « une lecture psychanalytique des récits produits en groupe » (Blanchard-Laville et al., 2005, p. 142). L’analyse porte alors principalement sur les situations présentées dans les textes, sur la pratique pédagogique des enseignants rédacteurs des monographies et sur les enjeux inconscients à l’oeuvre pour les personnes citées dans ces monographies – les élèves le plus souvent.

Nous avons proposé aux étudiants de nos deux groupes d’écrire des récits de situations professionnelles vécues qui ont fait ensuite l’objet d’une élaboration dans chaque groupe. C’est une modalité d’analyse de pratiques professionnelles de nos étudiants, qui étaient aussi stagiaires à temps partiel dans des établissements scolaires. Dans ces groupes de pairs, ils étaient invités à rédiger des « micro-monographies » (Imbert, 1996, p. 18) travaillées ensuite en groupe. Une première étape d’écriture précédant l’élaboration groupale était posée comme condition pour travailler une situation professionnelle. Une des règles de fonctionnement de ce groupe était que pour travailler sur une situation, il fallait écrire un texte qui en était le récit. Le travail proposé dans un tel groupe est clinique, dans la mesure où l’objectif est d’aider les praticiens à penser en groupe les processus inconscients à l’oeuvre pour eux dans les institutions dans lesquelles ils travaillent et dans les relations dans lesquelles ils sont engagés. Il s’agit d’un travail groupal d’élaboration, ce terme étant utilisé ici dans son acception freudienne. L’élaboration psychique « est le travail de la pensée qui lie et associe les représentations entre elles et par le biais du langage, et qui les conduit […] à évoluer du stade des processus primaires à celui des processus secondaires » (Duparc, 2002, p. 500). Pour ce qui concerne les groupes d’analyse de pratiques professionnelles, ce terme désigne la transformation en pensées d’affects éprouvés en situation professionnelle.

Nous proposons de distinguer « monographies » et « micro-monographies » (Dubois, 2015). Ce terme est utilisé par Imbert pour désigner des textes « composés » par des professionnels de l’éducation, puis « présentés et travaillés dans le cadre d’un atelier de pédagogie institutionnelle » (Imbert et le GRPI, 1994, p. 31). Il est ensuite précisé que les « micro-monographies » sont des textes qui « visent la saisie de moments d’ouverture, de rupture, de dégagement ; autant d’événements porteurs d’une nouvelle histoire qui voit le sujet jusque-là sidéré, immobilisé dans des pièges narcissiques, des identifications aliénantes, se remettre en mouvement » (Imbert et le GRPI, 1996, p. 19). Le travail d’analyse des « micro-monographies » en groupe constitue pour cet auteur un dispositif d’analyse des pratiques et, à ce titre, est un outil déterminant de la formation des enseignants. Nous proposons d’utiliser ce terme de « micro-monographie » pour qualifier les textes rédigés par les professionnels dans les groupes d’analyse de pratiques que nous animons, dans la mesure où ces textes sont plus proches de ceux publiés par le groupe de recherche en pédagogie institutionnelle que de ceux publiés plus traditionnellement dans le champ de la pédagogie institutionnelle. Nous avons proposé de distinguer différents types de monographies selon deux catégories de critères. D’abord selon l’objet de la monographie : on distingue des monographies d’élèves, de classes, d’écoles et d’institutions – ce terme désigne ici des institutions de la pédagogie institutionnelle. Ensuite en fonction de la temporalité des événements décrits : on différencie les monographies des micro-monographies, ces dernières décrivant des « micro-événements » (Dubois et Guignard, 2013).

Nous avons transposé dans la formation des enseignants, hors du champ ordinaire de la pédagogie institutionnelle, une modalité d’analyse de la pratique ayant recours à l’écriture de l’expérience en milieu professionnel selon des modalités de travail proches de pratiques précédemment étudiées (Geffard, 2014). La forme était conservée, mais pas le contenu de ce dispositif de formation : il ne s’agissait pas de former les professionnels débutants à la pédagogie institutionnelle, mais de les aider à penser leur implication dans les relations et les institutions dans lesquelles ils étaient engagés. Nous avons précédemment proposé de nommer ce type de groupe, qui n’est pas un groupe de pédagogie institutionnelle, un « groupe monographique » (Dubois, 2011). C’est dans ce cadre qu’ont été écrites et travaillées en groupe les micro-monographies qui ont fait l’objet d’une correspondance, et qui ont été rassemblées en corpus pour le travail de recherche présenté ici. Certaines de ces micro-monographies ont toutefois progressivement changé de nature, se rapprochant davantage de monographies plus classiques, au fil du travail d’élaboration et de réécriture dont elles ont été l’objet.

2.4 La correspondance

À partir de 2013, les ateliers d’écriture de type monographique que nous dirigions l’un et l’autre ont été mis en relation à travers l’utilisation d’une nouvelle pratique, la correspondance. En matière pédagogique, notre première référence est Célestin Freinet et le travail qu’il avait initié en 1926 par la mise en place d’échanges épistolaires entre sa classe de Bar-sur-Loup et celle de René Daniel, instituteur à l’école de Saint-Philibert-en-Trégunc (Finistère). Cette technique, Freinet lui-même l’avait décrite comme la création d’attentes et de buts motivant l’écriture et la lecture, notant avec enthousiasme : « une vie nouvelle pénétrait dans nos classes […] Nous avions là la puissante motivation qui allait aiguillonner l’expression libre chez nos élèves » (Freinet, 1964, p. 24).

Parce qu’elle implique de recevoir et de lire des écrits produits par d’autres tout en leur envoyant des textes qu’ils liront à leur tour, la correspondance est fortement marquée par les dimensions de l’échange et de la parité. Elle s’organise généralement à partir d’un contrat passé entre les responsables des groupes concernés, qui définissent les échéances, les contenus attendus et les modalités des envois. On notera que si certains points ne sont pas négociables avec le groupe d’apprenants – la règle de la réciprocité des échanges par exemple –, cette activité de travail est aussi l’occasion de certaines redéfinitions ou prises de décisions portant sur les contenus des travaux ou les demandes faites aux correspondants. Elle a donc valeur d’outil de médiation entre les étudiants, mais aussi entre ceux-ci et les enseignants. Pour chaque participant, elle est l’occasion d’entretenir des liens avec un/e absent/e qui existe pourtant ailleurs, pair mais membre d’un autre groupe, faisant de cette technique l’occasion d’une relation entretenue à la fois dans la réalité et dans une dimension imaginaire. Ce dernier terme est à entendre ici comme celui du « champ propre du Moi » pour reprendre une expression de Laznik (2002, p. 793). Et c’est bien là l’un des intérêts de la correspondance à nos yeux : être une modalité de relation intersubjective, d’une possible confrontation des « Moi » qui se produit à distance, en différé, sous des formes médiatisées et, en quelque sorte, secondarisées. En référence à ce qui a été avancé précédemment sur la question du « Je », cette technique nous semble susceptible de mettre au travail certaines représentations de soi-même qu’il peut être utile « d’interroger » dans une perspective d’élaboration de la position subjective. Tout en rappelant le domaine d’application de notre travail : les expressions « représentations de soi-même » et « position subjective » concernent avant tout dans cet article le champ professionnel des métiers de l’enseignement et de l’éducation.

2.5 Le dispositif

Lors de la première année universitaire où nous l’avons mise en place, la correspondance a concerné des étudiants du Master MEEF encadrement éducatif de Cergy-Pontoise et des étudiants du Master MEEF premier degré de Paris 8. Cette expérience a été reconduite la seconde année en lui ajoutant une deuxième correspondance, établie cette fois entre des étudiants de troisième année de Licence de sciences de l’éducation à Paris 8 et des Master MEEF second degré à Cergy-Pontoise. Pour évoquer les modalités concrètes de déroulement de notre pratique, nous donnerons l’exemple des groupes MEEF premier et second degré de l’année 2015.

Il s’agissait de quatorze étudiants pour les Master MEEF CPE de Cergy-Pontoise et de dix étudiants Master MEEF premier degré pour Paris 8. Sept échanges ont eu lieu entre le 4 mars et le 27 mai, le premier envoi venant des étudiants de Paris 8. Deux séances de travail en février avaient précédé le premier courrier envoyé à Cergy-Pontoise. Lors de ces séances, le dispositif de la correspondance avait été présenté par chaque enseignant à ses étudiants, les premières échéances avaient été fixées et un temps d’échanges sur le projet lui-même avait été réservé à l’emploi du temps afin de permettre aux étudiants de faire part de leurs éventuelles questions ou remarques. Ce sont ensuite les « micro-monographies » en début d’écriture qui ont été transmises aux futurs correspondants. Les textes avaient d’abord été rédigés en dehors des séances du séminaire à partir des premières notes prises en situation professionnelle, puis retravaillés en situation groupale dans le séminaire. Les échanges se sont faits sous forme de courriers électroniques, chaque étudiant devant faire parvenir son texte à l’enseignant avant une date limite annoncée à l’avance, afin de pouvoir regrouper les envois et les faire parvenir en une seule fois au collègue de l’autre université. Le choix de cette procédure n’était pas seulement d’ordre pratique, il était d’abord dicté par notre souci de maintenir la correspondance dans le cadre du dispositif que nous avions institué et d’éviter qu’elle ne devienne une simple modalité d’échanges interindividuels détachés de la dimension groupale. Les textes envoyés par les étudiants de Paris 8 étaient accompagnés d’un courrier de l’enseignant à destination de son collègue, donnant quelques précisions pratiques sur ce premier envoi. Lors de la réception à Cergy-Pontoise, l’ensemble des courriers a été lu par les étudiants et leur enseignant, puis un temps de « choix » a été aménagé afin d’établir un « tableau des correspondants ». Dans la mesure où les deux groupes n’étaient pas de nombre égal, quatre étudiants de Paris 8 ont donc reçu la proposition d’avoir deux correspondants, ce qui a été à chaque fois accepté.

Le contrat passé entre les deux enseignants – qui n’a pas été communiqué aux étudiants – comprenait, outre un échéancier, trois recommandations que nous nous adressions à nous-mêmes :

  • Faire attention aux absences éventuelles et prévenir le collègue, le cas échéant, afin de n’oublier personne.

  • Ajouter un texte bref en forme de « présentation » de la part de l’enseignant à destination du groupe d’étudiants de l’autre université pour les deux premiers envois.

  • Énoncer dans chaque groupe la règle de la confidentialité relative aux échanges lors du travail dans le séminaire (« ce qui est dit à propos de la correspondance ou de la monographie en séminaire n’a pas à être répété au-dehors »). En lien avec cette règle, il était demandé de restituer au groupe ce qui pouvait avoir été évoqué à l’extérieur en cas de transgression.

2.6 Le cadre

La question du cadre dans la formation nous semble devoir être appréhendée, comme le suggère Hans à propos de l’intervention, « dans la perspective des propositions formulées par Bleger » (Hans, 2011, p. 42). Pour Bleger, le cadre désigne « l’ensemble des constantes à l’intérieur des limites duquel le processus lui-même se produit » (Bleger, 1979, p. 273). Destiné à contenir des élaborations psychiques, il est « muet » et son existence se présente à nous lorsque le processus s’immobilise ou s’enraye. Dans le dispositif d’analyse des pratiques, lorsque le cadre est posé de manière assez souple et non rigide, ainsi que le rappelle Blanchard-Laville (2008), il « offre une sécurité pour penser, […] assure une fonction de contenance où la fluidité et la mobilité des représentations faciliteront la circulation intrapsychique et intersubjective des objets mis en travail dans tout dispositif » (Hans, 2011, p. 42).

Le cadre concerne tous les temps de travail en groupe : il est soutenu à la fois par un agencement formel et les indications d’orientation données à la nature du travail attendu. Les règles énoncées dans les groupes d’étudiants participent du cadre : une règle de confidentialité s’applique aux textes écrits qui ne peuvent être reproduits intégralement sans l’accord de leur rédacteur ; la bienveillance s’applique dans ce groupe à l’égard de ses membres, des correspondants et des personnes présentées dans les (micro-)monographies ; le travail d’élaboration s’inscrit dans une logique compréhensive des logiques internes de chacun, sans jugement ; les indications quant aux modalités de travail visent à privilégier la pensée associative plutôt qu’une pensée explicative ; le contrat de correspondance déjà présenté fait partie de ce cadre, tout comme les critères de validation de ces enseignements.

L’évaluation porte sur un écrit final évalué par chacun des enseignants, sans concertation avec l’autre. Nous avons quatre catégories de critères pour cette évaluation. L’assiduité et l’implication sont prises en compte : il n’est pas possible de rester extérieur à ce travail, d’en être spectateur, chacun doit s’y engager à la hauteur de ses possibilités. Les qualités d’écriture peuvent être valorisées ou pénalisées si elles sont exagérément en décalage avec le niveau attendu à ce niveau d’études, mais elles sont prises en compte avec souplesse en fonction de la situation des étudiants. Rappelons que la plupart d’entre eux sont lauréats de concours qui ont validé un niveau élevé d’exigences académiques. Nous prenons avant tout en compte la capacité à rendre compte d’un travail élaboratif, en prenant appui sur des travaux de recherche qui ressortent si possible du champ des sciences de l’éducation. Ces travaux doivent être mis en relation de façon pertinente avec la monographie.

Ce cadre est au service du travail d’élaboration psychique groupal et vise l’expression de la singularité de chacun. Il permet parfois l’expression des tensions internes vécues par les étudiants en raison du décalage entre le travail que nous leur proposons qui est du côté de l’inattendu, de l’incertain, du singulier, et celui qui leur est imposé par les exigences des jurys pour le concours ou la titularisation, qui sont, eux, davantage du côté des attendus, du prévisible, du généralisable et de la mise en conformité.

2.7 Le corpus

L’ensemble que nous avons constitué pour tenter de produire une réflexion sur les pratiques d’écriture et de correspondance mises en oeuvre dans nos cursus de formation est entièrement composé d’écrits. N’ayant pas réalisé d’enregistrements lors des séances de séminaire avec les étudiants, nous avons donc toujours un écrit comme référence, même lorsque nous évoquons des propos ayant été énoncés à l’intérieur des dispositifs constitués.

Toutefois, les textes qui sont à la base du travail réalisé pour cet article ne sont pas tous de même statut. En les classant de ceux qui sont au plus proche de l’oral à ceux qui se présentent dans une forme écrite relativement élaborée, nous pourrions les classer ainsi :

  • Une collection de notes prises par les enseignants, lors des séances de travail avec les étudiants ou dans leur immédiat après coup, ces notes provenant elles-mêmes de différents moments de travail. Il s’agit d’un relevé partiel de paroles prononcées par les étudiants au cours des temps d’échanges lors de l’écriture des monographies ou à l’occasion de la réception des courriers envoyés par les correspondants ; de réflexions orales à l’occasion de l’étude des textes théoriques proposés ; de paroles énoncées au moment du « Quoi de neuf ? » ou du « Conseil », ces institutions complémentaires de l’atelier d’écriture monographique et de la correspondance.

  • Les courriels échangés entre les enseignants à fin d’organisation ou de régulation des dispositifs mis en place. Lors de ces échanges, ont été par exemple évoquées les occasionnelles absences d’étudiants ou les modalités d’appariement entre étudiants en début de correspondance.

  • La correspondance elle-même, autrement dit les lettres échangées entre étudiants, celles-ci ayant été remises à chaque enseignant avant l’envoi groupé fait à l’autre université.

  • les monographies écrites par les étudiants dans leurs formes successives, depuis les « micro-monographies », jusqu’aux textes travaillés sur quatre mois et sept séances d’élaboration groupale, ces derniers étant les plus proches des monographies de la pédagogie institutionnelle. À un seul cas près, qui portait sur une situation groupale en début de journée de classe, les écrits réalisés se sont tous centrés sur un élève en particulier.

  • Les textes réflexifs qu’il était demandé de produire en deuxième partie du document de validation du séminaire. La première partie de ce document était l’écrit monographique lui-même, la seconde était rédigée à partir de propositions faites par l’enseignant. Les étudiants étaient invités à faire état de l’état actuel de leur réflexion sur le travail réalisé dans le séminaire. Quelques questions étaient posées pour aider à construire la réflexion, sans que celle-ci doive s’y réduire et sans que chacune ait à être obligatoirement traitée (qu’est-ce que ce travail vous a amené à prendre en compte ? Qu’est-ce qui s’est passé selon vous au cours du processus d’écriture ? Quels ont été les influences ou les apports du dispositif groupal ? Quels ont été les influences ou les apports de la correspondance ? Quelle pourrait être l’influence de ce type de travail sur votre pratique professionnelle ?).

2.8 Méthodologie d’analyse

Le corpus présenté ci-dessus, étant constitué de matériaux de diverses natures appartenant au registre oral ou écrit, nous impose d’avoir recours à une double méthodologie. Même si cette partie ne peut être pleinement développée dans cet article, nous pouvons préciser qu’en ce qui concerne les propos recueillis, nous mobilisons une méthodologie proche de celle pratiquée pour analyser des entretiens cliniques de recherche (Yelnik, 2005), et pour l’analyse des écrits, nous nous appuyons sur un travail antérieur consacré à l’analyse de micro-monographies (Dubois, 2011). Dans les deux cas, nous cherchons à appréhender les processus psychiques à l’oeuvre – tels qu’il nous est possible d’en saisir une partie – chez les auteurs des paroles et textes collectés. Nous portons une attention particulière à nos propres mouvements psychiques dans la confrontation au matériel étudié et les élaborations de ces mouvements, dans l’après coup, sont mises au service de la construction de nos hypothèses de compréhension (Devereux, 1967). Au cours de la recherche sur les écrits, nous sommes attentifs aux divers positionnements du locuteur dans son texte et à la manière dont l’accent est plus ou moins mis sur les dimensions professionnelle ou personnelle.

Il nous faut probablement affronter ici ce que nos propositions peuvent sembler avoir d’un peu étonnant, en matière d’analyse des matériaux, comme en ce qui concerne les recommandations données aux étudiants. Alors que les dispositifs dans lesquels nous engageons ces derniers s’inscrivent dans des cursus de formation où la question de la réflexivité appliquée aux gestes professionnels est prégnante, nous leur proposons de commencer par mettre le plus possible en suspens leurs tentatives de compréhension des situations rencontrées pour les aborder plutôt depuis une posture d’« attention flottante » et par des processus de pensée associatifs. Et ce sont à des processus de même nature que nous nous soumettons lorsqu’il s’agit d’analyser les données recueillies. Pour dépasser l’apparent paradoxe contenu dans ces propositions, nous nous appuierons ici sur un article de Bollas, psychanalyste contemporain qui met en avant la nécessité d’un « retour à Freud » à propos des modalités d’écoute des associations libres. Dans un article publié en 1923 dans l’Encyclopédie de Max Marcuse, Freud indiquait que l’attitude de l’analyste écoutant les associations libres du patient devait éviter « le plus possible la réflexion et la formation d’attentes conscientes » (Freud, 1923/1991, p. 215). Bollas revient sur ce conseil pour affirmer qu’« écouter de cette façon mène parfois à une sorte de révélation. Le psychanalyste (ou bien ce pourrait être l’analysant), jusque-là perdu dans ses pensées, est frappé par la logique de la séquence des idées présentées par l’inconscient. Tout d’abord, les contenus mentaux latents sont perçus par l’inconscient de l’analyste qui perçoit cette logique ; ensuite sa conscience est saisie par les idées qui, jusque-là, lui étaient restées dissimulées » (Bollas, 2006, p. 696). Remarquons au passage que le cheminement menant des pensées inconscientes vers une reprise par la conscience n’est pas envisagé du seul côté de l’analyste. Ce qui nous conforte dans l’idée que de tels processus d’interaction ne sont pas réservés au domaine de la cure, mais qu’ils peuvent être actifs dans des situations visant d’autres buts, par exemple la recherche.

3. Hypothèses sur quelques remaniements

Nous allons maintenant examiner une petite partie des propos appartenant au corpus recueilli, qui témoignent de remaniements à l’oeuvre chez des étudiants en passe de devenir des professionnels de l’enseignement et de l’éducation. Nous avons essayé d’être attentifs à ce qui paraissait se modifier chez eux, que ce soit dans leur appréhension de l’élève sur lequel ils avaient « choisi » de focaliser leur attention ou dans leur manière de se situer sur la scène professionnelle. De là, nous proposons des hypothèses de compréhension sur ce qui nous semble être sollicité lors de ces déplacements. Inscrivant notre travail dans une approche clinique d’orientation psychanalytique dans le champ de l’éducation et de la formation, nous considérons que celle-ci est susceptible d’apporter des éclairages heuristiques pour le domaine qui nous concerne, dans la mesure où nous considérons que la démarche clinique est « en capacité d’identifier, à partir de cas singuliers, des mécanismes psychiques ou des organisations psychiques à l’oeuvre dans les situations étudiées et ainsi de les repérer comme potentiellement agissantes dans toute situation relevant de cette catégorie » (Blanchard-Laville et coll., 2005, p. 126).

Mais nous signalerons aussi que si les dispositifs mis en place ont permis d’engager des évolutions qui nous semblent indéniables, nous n’avons actuellement pas d’éléments pour dire quelque chose de la durée des transformations amorcées. Cet aspect de la question mériterait à lui seul une autre recherche qui serait à conduire auprès des mêmes personnes, mais à distance du temps de formation dans lequel nous les avons rencontrées.

À notre sens, si les modalités de rencontres intersubjectives permises par les ateliers d’écriture monographique et la correspondance sont potentiellement porteuses d’élaboration des pensées latentes, c’est parce que ces dispositifs groupaux mettent au travail ce qui a fait événement dans la pratique professionnelle non seulement par l’écrit, mais peut-être essentiellement par la parole. C’est donc en grande partie sur des propos relevés lors des séances de travail que s’appuieront nos analyses.

Même si ce que nous relevons comme une première étape au commencement des activités proposées, ce sont plutôt les réticences des étudiants à entrer dans nos indications de travail. Lors de la première séance, Marion affirme par exemple : « moi, ça ne m’inspire pas du tout » et, durant la deuxième, Kadiatou, tout en paraissant accepter le principe de la prise de notes en situation, fait remarquer que l’on pourrait le faire « la prochaine fois, on laisse de côté pour l’instant ». Dans son texte de réflexion final, Noémie revient sur le démarrage du séminaire en indiquant que « ce travail fut au début très troublant et presque trop intrusif […] ce fut étrange d’écrire après un moment vécu difficilement. Je ne l’ai pas forcément bien vécu puisque cela me donnait l’impression de remuer le couteau dans la plaie ». Quant à Esther, elle décrit les difficultés d’abord rencontrées avec l’écriture : « Elle fut déstabilisante […] car elle a fait ressurgir un mélange d’émotions assez fortes ». Au moment où les étudiants sont sollicités pour évoquer leurs premiers pas professionnels, forcément incertains, ne serions-nous pas confrontés à des manifestations de résistances inconscientes marquées par la dimension du Surmoi au sens freudien, c’est-à-dire par une modalité de résistance « issue de la conscience de culpabilité » (Freud, 2011, p. 72) ?

Après cette première phase, les échanges se mettent pourtant en place, d’abord dans le groupe d’écriture puis à travers la correspondance. Des éprouvés éloignés de ce qui peut paraître attendu par l’institution parviennent à se formuler, comme lorsque - à propos d’une élève pour qui la psychologue attachée à l’école conseillait « d’être gentille » - Mathilde nous confie : « j’ai pas envie de lui dire “tu travailles bien”, j’ai pas envie de m’occuper d’elle, pas envie de la voir ». Esther va même plus loin en énonçant que « des fois, j’ai envie d’encastrer un môme ». L’enseignant responsable du groupe où s’exprimait Esther répète alors la formule en modifiant un peu l’accentuation pour faire entendre le terme « castrer » qu’elle contenait aussi, mais sans aller plus loin, laissant les sourires bienveillants de ses pairs apaiser la gêne d’Esther et le travail se poursuivre. Pour cette même étudiante, la rencontre avec une collègue par la correspondance fut rétrospectivement qualifiée de « très surprenante » parce que, écrit-elle, « j’aurais moi-même pu écrire ce qu’elle a exprimé. C’était comme une sorte de double permettant de chercher plus en profondeur ce que je ressentais et ce que je souhaitais communiquer ». Malik, lui, pointe la dimension d’adresse particulière portée par le dispositif : « parler autour de soi, ce que je fais fréquemment, n’a pas le même impact, la même portée, car les personnes à qui l’on s’adresse se sentent moins concernées ». Et, comme Kadiatou qui dit apprécier le fait que son correspondant ne connaisse « ni [son] passé, ni [son] histoire personnelle, ni [son] apparence physique, ni [sa] personnalité », Pauline indique que l’échange par courrier « donne une dimension encore plus protectrice. C’est un regard vierge sur notre expérience ». Ce qui se constitue dans le dispositif que nous proposons nous paraît relever de ce que Bréant a déjà analysé « comme un espace potentiel dans lequel les écrits intermédiaires peuvent constituer des objets transitionnels, au sens de Winnicott (1971), entre intuition et rigueur, entre intimité et publicité » (Bréant, 2008, p. 111). Nous proposons d’envisager le dispositif atelier d’écriture / correspondance / institutions comme une « aire intermédiaire d’expérience » (Riviere, 1936) où viennent se travailler les tensions suscitées par « la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors » (Winnicott, 1975/1971, p. 47).

C’est dans l’espace ainsi constitué que s’énoncent et s’écrivent des reformulations qui nous paraissent témoigner de la production et de l’appropriation de pensées nouvelles aptes à favoriser l’évolution du positionnement subjectif. À de nombreuses reprises, la manière de percevoir la relation avec l’élève est réexaminée, conduisant l’enseignant en formation à un déplacement subjectif. Noémie explique par exemple : « au début, je décrivais son attitude avec moi et pas avec les [autres] élèves […] en prenant des notes je me suis aperçue que c’était très différent », tandis que Kadiatou revient sur ses premières formulations : « je disais c’est Aminata qui reste à côté de moi, mais non, c’est moi qui reste à côté d’elle. Aminata, elle existe dans le groupe classe ». De son côté, Esther déclare : « j’écris plus sur moi que sur les élèves. Ils ne me testent pas moi mais le cadre que j’instaure ». Amélie nous dit être étonnée lorsqu’elle réalise à propos de l’élève qui semblait la préoccuper fortement : « Je ne le remarque même plus ». Et c’est fréquemment à partir de ce qui a été perçu et formulé par le correspondant que le positionnement personnel est repensé. Comme lorsque Tamara s’interroge ainsi : « l’état qu’elle avait ressenti au travers de mes lettres, transparait-il également auprès des élèves de la classe, allant jusqu’à influencer, voire contribuer à instaurer ce climat agité ? ». Dans son texte final, Pauline revient sur l’influence de la temporalité propre à la correspondance dans le processus d’élaboration de pensées nouvelles : « Le temps long imposé par la correspondance implique de revenir sur des idées antérieures. Entre un envoi et une réponse, on ne cesse de faire évoluer notre pensée. La réception de la lettre renvoie à la lecture d’un commentaire sur des idées pensées dans un passé proche, idées que nous avions peut-être délaissées. La lettre nous rappelle d’où l’on est parti, proposant de ne pas aller trop vite dans les interprétations ».

Ce qui vient d’être évoqué concerne les évolutions à l’oeuvre chez les étudiants, mais nous pensons qu’ils ne sont pas seuls concernés par les déplacements dont le dispositif est porteur et que ceux générés chez les enseignants mériteraient également une étude.

4. Créativité professionnelle

4.1 Croissance et créativité

À plusieurs reprises, et en particulier à l’oral lors de la séance de bilan du séminaire, des expressions construites autour du verbe « grandir » sont apparues, comme lorsque Justine a émis l’idée que « les élèves grandissent au cours d’une année et qu’ils grandissent par la production d’écrit » ou quand Kadiatou a terminé son bilan en nous disant, après un temps de silence : « j’ai grandi ». Ces formulations nous en ont remis d’autres en mémoire, formellement assez proches, qui avaient été recueillies lors d’entretiens cliniques à visée de recherche conduits auprès d’enseignants de classes coopératives institutionnalisées (Geffard, 2010). De quoi est-il alors question à travers l’usage de ces formules métaphoriques ? Nous les entendons comme pouvant être mises en lien non pas avec le développement physiologique, bien sûr, mais avec une conception de la croissance psychique au sens de Bion pour qui l’apprentissage est moins une question de possession de savoirs qu’un devenir, une transformation intrapsychique du sujet (Bion, 1965/1982). Pour cet auteur qui s’est particulièrement intéressé au développement et à l’inhibition de la capacité à penser, une véritable activité de connaissance suppose la « métabolisation » de l’expérience émotionnelle au sens où il s’agit d’être conscient de celle-ci et « capable d’en extraire un énoncé qui saura représenter adéquatement cette expérience » (Bion, 1962/1979, p. 67). Même s’il est impossible de préjuger de l’usage que chacun en fera, le dispositif de formation qui vient d’être décrit porte une ambition de cet ordre : pouvoir accueillir l’expérience émotionnelle, y compris dans ce qu’elle peut avoir parfois de déstabilisant, tout en offrant la possibilité que celle-ci soit reprise puis élaborée à travers une variété de modalités d’échanges s’exerçant par la parole et l’écriture.

Et pour qu’une certaine forme de « croissance » puisse advenir, il nous semble que le dispositif doit également être orienté par une dimension de créativité au sens de Winnicott, celle qui consiste « à envisager la créativité dans son acception la plus large sans l’enfermer dans les limites d’une création réussie ou reconnue, mais bien plutôt en la considérant comme la coloration de toute une attitude face à la réalité extérieure » (Winnicott, 1971, p. 127). C’est en tout cas un appel à cette orientation que nous entendons dans les propos de Pauline lorsqu’elle insiste sur l’étayage trouvé dans la relation à sa correspondante : « une tierce personne peut proposer une interprétation que l’on n’osait pas partager. L’enseignant laissant aller son ressenti face à des situations problématiques sera à même de faire preuve d’imagination pour essayer de nouvelles choses et donc risquera moins de se retrouver dans une situation où il ne sait plus quoi faire ». Mais si nous proposons l’écriture-lecture de monographies comme outil pouvant favoriser la croissance de la créativité professionnelle, nous pensons que la vigilance quant à son usage est indispensable, car rien ne garantit qu’il ne puisse être réduit à la seule dimension d’une technique, avec tous les risques de réification que cela suppose.

4.2 La réflexivité inconsciente au service de la créativité professionnelle

Nous proposons cette notion de créativité professionnelle pour désigner la capacité à être créatif en situation professionnelle pour les enseignants et les personnels d’éducation. Rappelons qu’une des caractéristiques de ces professions, parmi celles que l’on regroupe couramment sous le vocable de métiers de la relation, est que ceux qui les exercent prennent généralement des décisions professionnelles en situation groupale. C’est d’autant plus le cas pour les enseignants dont la plus grande part de leur temps de travail se passe dans des classes avec des groupes d’élèves. Même si les conseillers principaux d’éducation mènent des entretiens individuels avec des élèves ou des adultes, ils prennent eux aussi le plus souvent des décisions professionnelles en situation groupale. Cet élément caractéristique de ces métiers nous semble produire des effets sur la créativité et l’inventivité de ces professionnels en situation : ils doivent trouver les ressources pour poser des gestes inédits, les plus adéquats possible à la situation à laquelle ils sont confrontés, qui est généralement source de tensions internes du fait même de la présence du groupe. La caractéristique groupale de ces situations professionnelles nous semble de nature à inhiber fortement la capacité des professionnels débutants à « réinvestir les résultats de [leur] réflexion dans l’action », comme le suggère le référentiel de compétences cité plus haut. Dans ce référentiel et les discours qui l’accompagne, la notion de « réflexivité » apparaît le plus souvent comme un synonyme de « prise de conscience ». De notre point de vue, nous considérons l’existence d’une « réflexivité inconsciente » (Roussillon, 2008) sur laquelle s’étaye « une dimension processuelle qui produit ses effets transformateurs sans toujours passer par la conscience » (Coblence et Donnet, 2012, p. 646). Nous faisons l’hypothèse que le dispositif atelier d’écriture/correspondance/institutions que nous proposons favorise la production d’associations libres qui paraissent impliquer une disqualification de la conscience réflexive (ou réflexivité consciente). En effet, l’association libre demande au sujet de renoncer à « réfléchir », c’est-à-dire à produire une réflexion qu’il maîtriserait. Il nous semble que dans un tel dispositif, c’est l’écoute du groupe qui vient « réfléchir » le discours du professionnel. Ce dispositif n’aurait-il pas une fonction analogue à celle du « Moi-Peau » (Anzieu, 1982) à propos du type de réflexivité qu’il engage : à la fois une perception des mouvements psychiques internes et une perception des mouvements se produisant au-dehors de soi ?

Conclusion

Dans cet article présentant les premiers résultats d’une recherche sur un dispositif pédagogique mis en place dans le cadre d’une formation universitaire de professionnels de l’éducation en France, nous avons pu formuler quelques premières hypothèses concernant les remaniements subjectifs à l’oeuvre pour ces professionnels en formation. Nous avons précisé les conceptions du langage et du sujet qui soutiennent notre travail de recherche et notre pratique pédagogique, nous éloignant du concept d’identité au profit de celui de « je enseignant » (Blanchard-Laville, 2013). L’analyse du corpus que nous avons constitué pour ce travail nous a permis d’avancer l’hypothèse que l’un des enjeux de la formation des professionnels de l’éducation serait de proposer des dispositifs offrant une forme de réflexivité qui favorise la créativité professionnelle. Pour cela, nous avons pris soin, en nous appuyant sur des travaux récents dans le champ psychanalytique, de préciser la distinction entre la « réflexivité inconsciente » et la réflexivité Schönienne dont une lecture vulgarisée semble avoir fortement influencé les référentiels de compétence en usage dans l’Éducation nationale en France.

Ces hypothèses mériteraient des prolongements pour être davantage étayées. Par exemple, l’écriture monographique et la correspondance relevant en partie d’une forme d’écriture de soi – comme nous l’avons montré dans des recherches précédentes (Dubois, 2011 ; Geffard, 2015) –, il nous semble que « l’adresse plus ou moins implicite à un autre peut apparaître [...] comme un moyen permettant au sujet de se relier à lui-même, de s’éprouver et de se penser lui-même et donc de se transformer au sein d’un nouveau rapport à soi » (Jung, 2016, p. 48). De nouvelles pistes mettant en lien écriture de soi et réflexivité pourraient apporter des éclairages féconds sur les enjeux de formation des professionnels de l’éducation dans des dispositifs du type de celui que nous proposons.