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Introduction

Une lecture énonciative entendue comme analyse de la performance et des modalités de perception de soi nous conduirait à voir dans la littérature marocaine de la diaspora un vaste champ de positionnement identitaire, d’expérimentations diverses de l’être-ailleurs. Cette hypothèse concerne aussi bien les textes qui mettent en fiction cette perception subjective articulée à différents lieux et histoires, que ceux qui jouent sur le positionnement auctorial entre différentes aires géographiques et culturelles. Cette mise en discours des formes identitaires dépasse par sa visée une analyse qui serait stricto sensu langagière à des aspects performatifs, inspirés du champ de la praxis et mis ensuite en fiction sans rien perdre de leur vraisemblance. De telles fictions reprendraient en somme à leur compte les modalités du vivre migratoire et ses configurations identitaires complexes.

Un des poncifs de cette praxis est le désir de retour à l’espace natal, à la terre d’origine, qui croise un des motifs archétypaux de la littérature en général à savoir le retour d’Ulysse à Ithaque. Or, comme le note Piotr Sadkowski :

l’effondrement des certitudes et des représentations monolithiques du sujet humain déstabilise une telle vision du mythe. La figure d’Ulysse –voyageur et fabulateur- dans la littérature moderne et postmoderne, au moins depuis ses réinterprétations néo-grecques de Cavafy (1911) et de Kazantzaki (1938), cesse de s’associer à une apologie du foyer originaire et du repli sédentaire opposée à l’hostilité d’un monde étranger et inconnu.

2011, 45

En effet, si chaque texte construit au départ sur ce motif odysséen dessine à sa manière une Ithaque perdue, retrouvée ou non dans la narration, il construit également des formes d’enracinement parfois inédites de personnages passés par l’épreuve migratoire et inversant par conséquent dans leur expérience exilique les polarités du passé et du présent, de l’ici et de l’ailleurs.

Nous pensons que d’un point de vue structurel le thème du départ et du retour est souvent posé dans la fiction de la diaspora, en l’occurrence marocaine, dans sa dimension dialectique, ce qui relativise la portée antagoniste des termes adverses desdites polarités en inscrivant chacun au coeur de l’autre par l’artifice de la représentation. Plus encore, le départ accentue le retour sur soi du sujet qui, en prenant conscience de sa différence, s’apprête à produire, parfois contre son attente, un discours ambivalent sur son identité et sur son/ses appartenance(s). L’ambivalence, que nous pourrions définir comme mutation identitaire inachevée, et que nous aurions à illustrer par l’analyse d’un échantillon de corpus, constitue à cet égard un cadre de lecture qui permet de sonder les ambiguïtés des définitions de soi à l’échelle du texte, qui s’échelonne du déni à l’affirmation, en passant par le rejet des critères définitoires de soi et d’une référentialité au premier degré. Cette triple modalité définit le mode d’être hybride du sujet migrant doublement confronté à l’altérité de la culture d’accueil et à l’attraction persistante de la culture d’origine. « [L]e concept d’altérité, souligne avec pertinence Yves Clavaron, se situe au coeur de la question de l’hybridité et du métissage avec laquelle il entretient un rapport problématique, entre fusion et disjonction. » (2011, 54 ; nous soulignons). La spécificité de ce double mouvement contradictoire entre cultures différentes est de préparer un champ « où les identités s’interpénètrent et se complexifient dans un processus créatif. » (Clavaron, 2015, 59).

Or, loin de la réduire à sa pure dimension culturelle, la question de l’hybridité nous semble inviter à une lecture dynamique des représentations du sujet dans le discours, souvent occultées ou trahies par ce dernier et qu’une analyse énonciative de son déploiement textuel pourrait élucider.

Dans l’espace de cet article, nous voudrions interroger ces topiques de dilemme culturel et de recherche/perte de la communauté de référence qui ressortent à travers l’ambivalence énonciative. Le corpus d’étude sur lequel nous avons jeté notre dévolu est un roman qui constitue à notre sens un moment fort du devenir diasporique rendu par la fiction. Il s’agit de Retour à Tanger[1] de l’auteur franco-marocain Rachid Tafersiti (Éditions Koutoubia/Alphée, 2009)

Ce roman, le premier de son auteur, met en scène un immigré marocain en Belgique, dénommé Driss qui parvient à transcender sa clandestinité grâce à l’hospitalité qui lui est offerte par un couple bruxellois. Ayant « enterré » sa vie antérieure de Tangérois passionné de sa ville natale, afin de vivre pleinement son intégration dans son univers d’accueil, il sera quelques années plus tard assujetti au retour du refoulé identitaire et hanté par l’idée d’exhumer son passé. La mécanique de la nostalgie, propre à l’écriture diasporique en général, serait d’ailleurs intéressante à analyser à ce titre, même si elle se trouve à bien des égards reléguée au second plan dans le déroulement de l’intrigue. La structure du récit récuse un fonctionnement simple où le retour serait une évidence en construisant à la place un rapport plus complexe à soi et aux lieux d’origine et d’accueil qui donne au final à l’appartenance et à l’identification l’aspect d’une élaboration et d’un travail continu.

En effet, en mettant en doute le caractère définitif du discours identitaire du personnage, le texte dissipe l’illusion de l’identification avec l’espace d’accueil, de la même manière qu’il relativise la possibilité d’un retour à l’espace natal. Installé dans l’entre-deux, le personnage immigré dans le roman de Tafersiti sera conduit à produire un discours ambivalent qui s’étend de lui-même aux êtres et choses qui l’entourent.

1. Les trois figures de la traduction culturelle : déni, rejet et affirmation

Dans Retour à Tanger, la problématique de l’immigration, dans sa dimension identitaire et existentielle, est pleinement posée à travers le récit de Driss, un mutant aux prises avec sa double appartenance : sa situation actuelle de Belge « parfaitement » intégré et son origine « reniée » de Marocain, de Tangérois en quête d’ « oubli » de sa vie passée. Le choix identitaire du personnage semble être ouvertement assumé comme le confirme d’entrée de jeu le narrateur dans ce passage clé du roman :

Driss se considérait comme belge. Il vivait heureux avec sa femme. Il n’avait aucun besoin d’aller réveiller les démons du passé. Ses vieux souvenirs, il avait fini par les enfouir au plus profond de sa mémoire. Quand, par curiosité, il lui arrivait de regarder l’une des chaînes satellitaires marocaines, très bien captées en Belgique, il n’était pas accroché par les programmes. Pareil avec les journaux. A ses yeux, ils manquaient de consistance. Il les achetait cependant quand le pays était concerné par un événement important. Le décès de Hassan II ou les attentats de Casablanca. Depuis des années, il évitait, autant que possible, de passer par les quartiers maghrébins. Performance difficile à réaliser à Bruxelles, où la communauté maghrébine, tangéroise surtout, était assez nombreuse.

RT, 9

Driss est, pour ainsi dire, l’incarnation d’une intégration réussie, puisque celle-ci se manifeste moins comme aboutissement d’une politique réfléchie du pays d’accueil que comme choix consciencieux et délibéré du sujet immigré lui-même. Cette affirmation est appuyée par l’absence sensible à l’échelle du discours de tout indicateur temporel fixant des étapes à cette mutation identitaire. La belgitude du sujet est un état non-temporalisé qui pousse à voir dans l’imparfait « se considérait » un présent de l’indicatif à valeur intemporelle. De même, la forme réfléchie de l’énoncé par le biais du pronominal accentue le caractère délibéré, intentionnel et désormais durable de l’identification de soi à l’Autre. L’imparfait à valeur durative implique dans ce sens une installation dans la certitude et dans le caractère irrécusable du présent correspondant à l’immigration. Il s’agit, du point de vue énonciatif, d’un positionnement identitaire libre, faisant foi dans ce sens à ce que le narrateur nous révèle de la pensée intime du personnage. Par la simple désignation de soi, le personnage change d’histoire (« démons du passé ») en changeant de territoire. Ceci met bien entendu en perspective la question du relativisme culturel qui mène à croire que l’identité est une variable continuellement déployée devant l’être et non un constituant fixe qui lui est attaché, qui a ses racines dans le passé. Or, acquise ou abandonnée, l’identité comme nous la décrit le roman est dans les deux cas un absolu qui a un rapport avec une herméneutique de soi : l’être est un interprète de lui-même, il offre lecture de son appartenance et de son identification dans le langage. Seulement, le langage demeure à la surface de l’être et ne peut définitivement résoudre l’énigme de l’appartenance.

A ce niveau, la formulation du texte est fort parlante : le comparatif « comme » signe la non-coïncidence parfaite et lisse entre les deux termes de la comparaison : « Driss » et « Belge ». Si l’identification au sens de la coïncidence et de l’assimilation s’arrête à la comparaison c’est bien parce que le langage semble inapte ici à rendre compte autrement du ressenti propre du protagoniste. Dire que Driss est Belge ou qu’il serait devenu Belge revient soit à nier le processus de « réincarnation culturel » impliqué par la comparaison dans un cas, soit à manquer à souligner ce processus en décrivant un devenir politique trivial (changement de nationalité[2] ; régularisation administrative, etc.) La comparaison est de fait plus éloquente quant à maintenir l’aspect inaccompli de la mutation du personnage.

Dans son contexte narratif, la comparaison est par ailleurs un acte langagier hautement programmatique pour le déroulement du roman : elle contient potentiellement la dynamique du va-et-vient entre représentations identitaires propres au personnage et les l’espaces qu’il parcourt. Comme est le signe d’une mobilité incertaine, vacillante ; signe avant-coureur d’un retour à soi que rien n’annonce pourtant dans le confort vécu. Le lecteur devrait en principe s’inquiéter d’une telle assurance dans le propos tenu sur soi par le personnage. Rien n’est moins rassurant à ce titre que la séquence de phrases courtes qui suivent cette affirmation en guise d’étayage de cet acte énonciatif initial : satisfaction de la vie présente et vanité d’un retour au passé.

L’évitement communautaire qui caractérise la relation du sujet avec ses compatriotes immigrés peut dans un premier temps être lu plus comme identification (belgitude) que comme déni d’identité (marocanité). Le terme « communauté » est dans cet ordre d’idées posé négativement, puisque belgitude et marocanité deviennent mutuellement exclusives. Le regard du personnage adopte néanmoins une perspective stéréoscopique à l’égard de sa communauté virtuelle (qui est en principe sa communauté de référence) : Driss n’est pas amnésique de ses origines, loin s’en faut, ne serait-ce que parce qu’il se sent interpellé par des changements majeurs touchant « le pays » ; il accomplit, au contraire, un acte volontaire d’effacement des traces d’assimilation par la posture d’évitement qu’il cultive et de non-identification à cette communauté par la non reconnaissance. Ce qui fait ressortir la mutation intérieure en oeuvre, notamment par la suggestion de l’épaisseur temporelle que souligne dans ce sens l’usage massif de l’imparfait. De même, on note la présence d’un effet de mise à distance de l’origine à travers la critique portée à l’encontre des médias marocains, implicitement jugés à l’aune de l’habitude informationnelle actuelle du personnage. La modalisation du discours est révélatrice en outre d’une volonté d’effacement intentionnelle et délibérée du passé : l’insistance sur la qualité de réception des chaînes satellitaires (« très bien ») ainsi que la présence d’une communauté de référence dite « assez nombreuse » suggèrent la disponibilité d’éléments d’ancrage culturel ainsi que leur accessibilité, n’était cette absence de « besoin » de toute quête identitaire qui renseigne sur l’état d’apathie identitaire dans lequel le protagoniste plonge.

À cette apathie correspond à l’inverse un état de béatitude au sein de la nouvelle communauté d’attache (« il vivait heureux »), couplé à une satisfaction de l’oeuvre de déni accompli (« il avait fini par les enfouir… »). Le verbe « finir » restitue de façon éloquente à la fois l’effort recommencé nécessaire au refoulement identitaire lucide et le temps que cet effort exige et implique.

Pour résumer cette trajectoire identitaire en jeu, disons qu’il est question dans le roman d’un passage du rejet de soi (évitement, oeuvre d’oubli, qui ne peuvent s’accomplir que par l’effort conscient) à un déni de soi (« avait fini », « comme belge »).

Or le déni de soi, ou du Soi groupal, comme nous l’avons souligné, débouche sur une impossible affirmation, ou du moins sur une affirmation sur laquelle plane l’ombre d’un soupçon puisque le comme ne peut être à la mesure du est. Driss se convainc pourtant d’être Belge et ce d’autant plus qu’il l’affirme par l’enthousiasme d’une routine réglée sur ses nouveaux goûts et habitudes :

Tel était son domaine. L’élan des arbres, l’amoncellement des fleurs, les écroulements de verdure qui entouraient la maison, avaient peu à peu remplacé la mer sans laquelle il avait longtemps prétendu ne pas pouvoir survivre.

RT, 10

Ce passage décrit le quotidien d’un immigré qui prend goût à un nouvel art de vivre. Le soin qu’il prend du jardin représente selon ce que suggère la narration une habitude acquise dans le temps de l’immigration. Pour mieux en faire ressortir le caractère quelque part « miraculeux », le narrateur fait appel au temps d’avant ou plus précisément à l’être d’avant du personnage. On sait que Driss fut poissonnier de métier dans sa ville natale, Tanger. La représentation qu’il avait alors de la mer était celle d’un espace d’identification absolu, c’est-à-dire un élément vital pour son être. Or, le narrateur qui perçoit le personnage dans sa totalité mesure l’écart avec le présent et relativise rétroactivement une telle « prétention ». Si bien qu’il nous offre à nous lecteurs la chance de contempler le palimpseste de l’imaginaire du personnage où le floral a également fini par triompher de l’aquatique. On sait cependant que cette oeuvre de remplacement d’un imaginaire par un autre ne pourrait être réduite à une simple mécanique, tel que le suggère le contraste entre l’attaque de l’extrait et sa chute. L’expérience migratoire se lit davantage comme travail de façonnement de l’être, surtout pour un sujet qui s’y prête sans résistance comme Driss. Le goût musical du personnage a également changé, la passion qu’il se découvre pour Jacques Brel est pour lui la mesure tangible de l’écart avec sa vie passée :

De cette visite à l’exposition consacrée à Tanger, Christine était pour beaucoup dans le choix qu’il venait de faire de Brel. À Tanger, en effet, Driss avait un jeune ami qui se prénommait Farid. On le surnommait l’intellectuel, parce qu’il n’arrêtait pas de lire. Farid fredonnait souvent du Brel. A l’époque, Driss ne comprenait pas Farid et sa passion pour la chanson française, même s’il feignait le contraire. Pourquoi cela remontait-il à sa mémoire ?

D’autant que c’est à Jacques, son ancien patron, le premier mari de Christine, qu’il devait sa première vraie rencontre avec l’autre Jacques, le grand Brel. Empêché de se rendre à Paris pour des raisons professionnelles, Jacques Rieux lui avait offert son billet, afin qu’il pût accompagner Christine à un récital de Brel à l’Olympia. C’était en 1964. A peine deux années passées à Bruxelles lui avaient suffi pour s’accorder aux admirations de son ami Farid. Restait à savoir si Farid continuait à apprécier Brel.

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Une fois encore, l’oeuvre du temps traduit chez le personnage la superposition de strates culturelles hétérogènes, en offrant à contempler une identité somme toute truquée, à l’image de la représentation de Tanger par le photographe dans ladite exposition. Ce truquage identitaire auquel se livre plus ou moins consciemment le personnage se corrobore et s’accentue par son statut de substitut au sein de sa famille belge. Une donnée objective qui fait ressortir le paradoxe de l’affirmation de belgitude.

2. Identité et substitution

L’affirmation identitaire qui marque avec force le début du récit laisse planer, disions-nous, le doute sur les implications réelles d’une énonciation aussi faiblement nuancée. Si le soi représenté dans le clivage espace/temps (ici vs ailleurs / présent vs passé) construit son intégrité sur une fiction personnelle à partir de la bipolarité identification/rejet, le texte aménage dans sa progression la mise en ruine de cette fiction en faisant du personnage non pas un Belge, mais le substitut littéral d’un Belge. Nous lisons à cet égard dans le roman :

Catherine faisait à peine ses premiers pas et André n’avait que trois ans, quand Jacques, leur véritable père, avait eu un accident mortel. En épousant Catherine, sa veuve, Driss était devenu le seul père qu’ils eussent vraiment connu [...] Dans ses moments de tristesse, quand il lui arrivait de se remettre en question, Driss se moquait intérieurement de lui-même : ses enfants ne portaient pas le même nom que lui. Ils s’appelaient Rieux, comme leur vrai père.

RT, 7

Driss a donc le statut d’un père d’adoption, mais à ses propres yeux, il a celui d’un « faux père ». Le nom propre est à cet égard le signe objectif d’une blessure portée « intérieurement ». La conscience du personnage, prise entre satisfaction et frustration (« ses enfants ne portaient pas le même nom que lui ») est traversée par le pathos d’un simulacre, dont la « tristesse », le doute (« se remettre en question »), l’ironie (« se moquait ») sont les signes évidents. À l’échelle du discours, nous notons la permanence du procédé de la comparaison (« même que », « comme ») qui le confronte cette fois-ci à l’ombre persistante du père authentique. Signe de filiation, le nom propre est bien une trace indélébile, un legs qui maintient en permanence le protagoniste en situation de double. La négation est aussi un indicateur d’échec et de frustration qui hante sa conscience. Le pluriel (« ses moments ») est là pour indiquer en un sens cette valeur itérative et angoissante du rappel : Driss est amené dans ses moments de crise au constat de fausseté du rapport filial. Lequel constat l’amène ipso facto à formuler sur le mode pronominal le paradoxe insoluble de sa condition de double et de simulacre. Car « ses » enfants ne sont pas les siens. D’un strict point de vue argumentatif, le possessif est invalide, d’une part parce qu’il est tout de suite remis en cause par la négation et par le décalage qui en résulte entre les deux termes rapprochés, à savoir lui et les enfants de Jacques Rieux. D’autre part, le pronom ne désigne qu’une composante affective et non légale, étant donné qu’il n’est pas le « père biologique ». Si bien qu’on peut parler d’affirmation partielle, incomplète et la traduire dans un énoncé qui serait sans doute absurde hors-contexte et qu’on pourrait formuler ainsi : ses enfants sont comme ses enfants. Par un effet de miroir, cette analyse éclaire le sens de la comparaison de départ (« comme Belge ») en lui conférant le trait singulier d’affirmation partielle que nous mettions ci-haut en avant.

3. Vers la disparition du lieu d’origine

La stratégie de déguisement du personnage dans la substitution échoue, tant au niveau de son rapport à sa propre mémoire qu’à celui de sa condition de père, parce qu’elle présente un vice d’authenticité patent. Le personnage rencontre sur sa trajectoire identitaire la solution du retour, qui demeure elle-même problématique.

En effet, la ville de Tanger est bien présente dans l’être du sujet. Le doux murmure de la vérité accompagne comme son fond véritable l’artifice d’une existence qui entretient des certitudes minimales de survie : se couper de ses racines, ne pas fréquenter les milieux maghrébins, adopter les goûts du pays d’accueil, se substituer au père biologique d’enfants belges, etc. La mise en décalage énonciatif, entre sujet et fonction, entre déni historique volontaire et affirmation identitaire forcée préparent en quelque sorte le lecteur à la nécessité du retour sur le lieu d’origine. Ce retour amplement décrit dans le détail sur les deux derniers tiers du roman se veut une redécouverte de la mémoire, un rapiècement occasionnel des événements d’un passé dont le personnage devra, contre son attente, faire définitivement le deuil[3]. Il faudrait sans doute noter ici que l’élément déclencheur de cette dynamique est la visite, tant redoutée par le protagoniste, à une exposition de photographies qui se tient à Bruxelles, ville d’immigration de Driss. Laquelle exposition avait pour thème, comme par coïncidence, sa ville natale, Tanger :

Tanger en noir et blanc. Quelle idée ! Les images qu’il portait en lui de la ville étaient différentes. Il regardait un panorama de la plage municipale. Comment ce photographe avait-il pu transformer la plage de Tanger en une étendue aussi triste, une plage grise avec un homme se perdant dans le brouillard ? Un promeneur solitaire. Cette ambiance irréelle le choqua.

Il se sentit triste, tout à coup. Où était ce Tanger que lui restituait parfois sa mémoire ? La lumière éclatante de Tanger. Le soleil, le ciel bleu clair, les nuages blancs qui se poursuivent au gré des vents. La ville blanche, la ville en technicolor, les fleurs, les arums, les mimosas, les bougainvilliers… Comment la ville lumineuse était-elle devenue grise ? Le photographe avait dû manipuler ses images.

RT, 15

Le spectacle photographique devient déplacement imaginaire mais, surtout, l’allégorie d’une identité falsifiée, comme l’est d’ailleurs la ville de Tanger montrée en photos par le regard de l’artiste. Driss ne manquera pas d’ailleurs à présumer au sujet de celui-ci qu’il a manipulé ses clichés. Car aux réverbérations lumineuses que renvoie encore la mémoire du protagoniste s’opposent des coupes photographiques monochromes, avec des choix de sujets retraçant la désolation et la perte. Le lien allégorique consiste dans la correspondance entre images et identité altérées, par la même volonté d’effacement et de réécriture[4]. La confrontation du personnage et de la représentation de sa ville natale produit un effet majeur, de choc et de contre-attente, qui détermine le déploiement narratif ultérieur, à savoir la prise de conscience de l’oeuvre de réécriture, de l’épaisseur du temps écoulé et du travail d’hybridation qui caractérise le sujet. La stratégie spéculaire de la représentation photographique met à ce niveau le personnage face à son amnésie volontaire en le confrontant avec le portrait du lieu de naissance qu’il ne peut que rejeter. Contraint à la reconnaissance, Driss doit dénoncer l’image de Tanger servie par le photographe au public belge. Par un jeu de renvois entre images internes, portées, et images externes, la spécularité de la scène de contemplation ramène au-devant de la mémoire des images positives, radieuses, venues des horizons du passé enfoui, mais images somme toute sublimées comme va le révéler au personnage le retour effectif à Tanger. Lequel spectacle enchanteur ravive le désir de renouer avec le lieu perdu des origines. Or, fait notable, aussi bien les images rejetées que celles retrouvées au fond de la mémoire sont et devront rester à l’état d’images, c’est-à-dire de simples représentations et non l’objet représenté en soi.

Conçu comme oeuvre de réparation, le retour du personnage à Tanger s’avère un cuisant échec, mais qui comporte néanmoins un effet libérateur indéniable. Non seulement les paysages et les personnages de l’adolescence ont changé ou disparu (ce que Driss constate à travers ses errements dans la ville), mais d’autres lieux méconnus et décriés ont pris leur place. Ceci dit, le procès narratif, au style indirect libre, ne manque pas de souligner avec force l’éveil à soi qu’occasionne ce retour et qui est l’enjeu véritable de la démarche du personnage :

Driss ne regrettait pas ces errements. Ils étaient en lui. De rues en avenues, de boulevards en places, il lui fallait se réapproprier ces lieux, même s’il ne les reconnaissait plus, surtout s’il ne les reconnaissait pas : c’est lui-même qui restait étranger. Lui-même enfant, adolescent, jeune adulte ; lui-même jusqu’à ce qu’il montât à bord du bateau qui allait le déposer de l’autre côté. La vérité, c’est qu’il était devenu un homme « de l’autre côté ». Il n’avait pas oublié Tanger, mais sa propre personne.

RT, 180-181 ; nous soulignons

Cet éveil à soi, qui est surtout une prise de conscience de l’oeuvre du temps écoulé et à tous les niveaux, conduit le personnage à corriger sa perception de lui-même à l’occasion d’un échange inopiné avec une touriste francophone. Cette dernière figure comme image du touriste réel, à l’aune duquel le lecteur se rendra compte du statut ambivalent du protagoniste de retour dans « sa » ville :

-Vous êtes français ?

-Belge. De nationalité belge. En vérité, je suis un Tangérois expatrié depuis très longtemps en Belgique, en visite touristique dans ma ville natale.

RT, 132

Ce discours sur soi, différent des affirmations sur lesquelles s’ouvre le récit, signe la libération discursive du personnage quant au dogmatisme de l’identification ; ce qui a l’avantage en même temps de montrer la complexité de sa condition d’immigré qui, en passant dans le langage, doit nécessairement être décomposée en ses multiples facettes. Dans les deux derniers extraits cités, le personnage va ainsi au-devant d’une découverte de l’écart avec lui-même. Comme le note Todorov, « l’exilé de retour au pays natal n’est pas du tout semblable à l’étranger en visite – pas même à l’étranger qu’il a été lui-même, au moment où débutait son exil. » (1996, 44).

Ainsi, l’affirmation initiale tranchante de belgitude « Belge. » se trouve dans le dialogue tout de suite rectifiée, nuancée, réduite à la dimension de la nationalité. Laquelle nuance sera elle-même, dans un troisième temps, ouverte sur la « vérité » inaliénable du simple statut d’immigré. Cependant, la vérité une fois dite et reconnue n’exclue pas l’ironie de se profiler encore dans le pli du paradoxe : de la même manière que Driss ne peut affirmer sa paternité sans la récuser, il ne peut être touriste chez lui, comme le veut d’ailleurs l’adage, à moins que ce « chez lui » ne soit devenu un nouvel ailleurs tel qu’on on peut le lire à travers cet autre aveu du protagoniste :

A l’accueil, une dame vint à leur rencontre. Elle se nommait Kenza. Elle connaissait bien Farid et Azzouz, qu’elle salua amicalement avant de les conduire à leur table. Quand Farid lui présenta Driss, « un vieux copain tanjaoui qui nous revient de Belgique », elle ne put s’empêcher d’interroger en riant :

- Belge ? Belgo-marocain ou bergiguien,

- Je ne saurais vous répondre. Je découvre un nouveau vocabulaire ? Un nouveau parler tangérois. Et en même temps un nouveau Tanger. Le Tanger que je portais en moi et qui m’a accompagné pendant mon voyage a disparu. Je ne le retrouve plus.

RT, 193 ; nous soulignons

Cette conclusion à laquelle il parvient est l’aboutissement des longues déambulations dans sa ville natale qui lui permettent de réaliser avec effroi les transfigurations du lieu de la mémoire. La plupart des lieux de son enfance et de sa jeunesse ont subi l’épreuve du temps. Dégradés ou transformés, changeant d’apparence ou de fonction, ces lieux « nouveaux » creusent l’écart entre une image mémorielle immuable et une autre, bien réelle mais méconnaissable. De retour à son quartier d’enfance, le Marshan, Driss ne peut en définitive que faire le constat d’un lieu désormais autre comme on peut le noter ici :

Dès les premiers pas, il comprit que le quartier avait complètement changé. Ayant perdu leurs jardins, les anciennes villas étaient devenues cubiques ou parallélépipédiques et avaient gagné des étages. La petite place de Djema’a avait perdu sa fontaine centrale. S’y entassaient de grands taxis blancs. Les taxis collectifs, qu’on appelle del playesse, « à places », qui prennent six passagers. Il poussa sa promenade jusqu’au bout de la rue où habitait Hannat, le policier. Il n’y avait plus de maisons individuelles, plus de jardins, plus de terrains nus où pouvaient jouer les enfants.

[…]

En débouchant sur le plateau du Marshan, il eut l’impression de sortir d’un dédale étouffant.

RT, 139

Le retour de Driss se fait donc vers le lieu d’origine devenu étranger. L’épreuve de la mémoire inverse en effet les statuts de l’image mentale et de la réalité du lieu, faisant de celle-là la version originale inégalée et de celle-ci une pâle copie décevante. Il y a lieu ici de dresser un parallèle entre la visite à Bruxelles à l’exposition de photographies de Tanger et la visite à la ville réelle, l’oeuvre de manipulation est quasiment similaire dans les deux cas. Tanger fait l’objet d’une « falsification » que ce soit par la main du photographe ou par l’action des hommes et du temps qui suit inexorablement son cours. Le retour de Driss n’a donc pas rempli ses promesses attendues. La fin du roman inverse en effet la perspective en faisant du « retour » de Driss en Belgique le véritable retour qui vaut la peine d’être vécu, qui le comble et le satisfait ; ce qui scelle le devenir étranger du protagoniste dans son lieu de mémoire. « L’exilé, dit Jankélévitch, courait à la recherche de lui-même, à la poursuite de sa propre image et de sa propre jeunesse, et il ne se retrouve pas. […] Ulysse, Pénélope, Ithaque : chaque être, à chaque instant, devient par altération un autre que lui-même, et un autre que cet autre. » (1974, 301). Le retour ainsi dialectisé est éloquemment rendu par cet énoncé où triomphe l’antithèse désormais assumée : « Étrange sensation [pense-t-il] ; la mer l’appelait. Cruel et merveilleux quiproquo. » (RT, 187). A la différence d’hier où Driss prenait la mer pour partir, il prendra cette fois-ci le chemin du retour, ce qui achève de faire de ce retour tant appréhendé à Tanger une simple halte dans un lointain passé qui ne peut être exhumé.

Conclusion

Si la nostalgie du sujet migrant remet à jour la possibilité du retour, le sujet peut être amené à faire le douloureux constat de la disparition de l’espace du passé dans sa forme connue. Retour à Tanger défend ce postulat en faisant de Driss, ce retraité de retour chez lui après de longues années d’exil, un survivant d’un temps et d’un espace qui n’existent plus. Le retour sur les lieux de la mémoire s’apparente aux déambulations d’un revenant, d’un fantôme devenu aussi bien étranger à lui-même qu’à cette ville-culte qu’il a longtemps affectionnée et considérée comme son élément vital. Le ré-enracinement apparaît alors dans sa dimension de leurre, comme fantasme qui tente de projeter l’être en crise sur une fixité identitaire aussi irréelle qu’irréalisable. Nulle Ithaque n’est donc possible pour le personnage qui doit choisir l’errance comme forme d’enracinement. Thomas Spear (2002) propose dans une étude consacrée à Emile Ollivier le concept d « enracinerrance » qui trouve sa pleine application ici. L’apologie du lieu natal sacralisé dans le début du roman s’inverse en thématisation du double retour vers des lieux dont le statut restera définitivement « énigmatique[5] ». Une telle dialectique de l’ici et de l’ailleurs qui deviennent interchangeables dans l’espace du texte montre à quel point le caractère absolu du chez soi peut s’effriter en subissant le pouvoir de redéfinition de l’expérience migratoire. Celle-ci ne consiste pas en un simple déplacement dans le temps et l’espace ; elle revêt un aspect pragmatique lié aux performances du vivre ailleurs et ses implications culturelles. Driss est dans ce sens un être « traduit » qui ne peut ni revenir à sa version originale ni vivre avec la conscience d’être une copie de lui-même. Tout en lui désigne le travail de mutation qu’implique l’ambivalence culturelle comme effet de l’immigration. Si la chute du roman signe une acceptation heureuse de ce destin, celle-ci ne se fait pas moins sans la conscience d’être un déraciné sans voie de retour. En même temps, l’illusion d’être un parfait belge doit se vivre désormais sous le signe du choix et non sous la loi initiale de l’identification et de l’évidence. Ce niveau « méta » de la lucidité nous semble en définitive le meilleur compromis trouvé par le personnage entre les deux pôles de son identité hybride.